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2012

Le paysage comme ressource

Steve Déry

Abstract

Partout sur la planète, le capitalisme est à la recherche de nouvelles ressources à exploiter pour nourrir une croissance économique dont il est de plus en plus évident qu’elle ne pourra se poursuivre indéfiniment (Latouche, 2007; Kempf, 2007 et 2009). Dans plusieurs pays pauvres d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, mais aussi en Europe et en Amérique du Nord dans les régions à la recherche d’un projet d’amélioration des conditions de vie, le tourisme apparait souvent comme une panacée, le remède à tous les maux. Cette mise en tourisme signifie qu’il faut « vendre » un produit que les touristes achèteront. Il peut s’agir de services, d’artisanat, mais il s’agit souvent de paysages. Domont rapporte d’ailleurs des travaux récents qui montrent que les paysages (landscapes) influencent les migrations (Domont, 2011, p. 339). Mais que vend-on au juste quand on vend un paysage? En fait, comment celui-ci devient-il une ressource? Comment est-il consommé? Et quels sont les enjeux et les conséquences pour les populations locales? Ce court texte vise à présenter quelques éléments sans prétendre faire le tour de la question, histoire d’assoir les débats autour de cette notion de paysage sur des bases solides.

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Editor's notes

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Full text

Définir le paysage

 « L’espace prend la forme de mon regard »

(Reeves, 1999, inspiré d’un vers de Paul Éluard, 1926)

 «Voir le monde comme je suis, non comme il est.»

[Paul Éluard]

1Un regard vers le dictionnaire Le Petit Robert donne un premier éclairage au terme « paysage » (Rey-Debove et Rey, 2004, p.1836). D’abord, l’origine remonte à 1549 pour la signification « étendue de pays ». Trois définitions témoignent chronologiquement du développement des usages. La première, « partie d’un pays que la nature présente à un observateur », est la plus objective, traduisant ce qui est « vu », le « site ». Le deuxième sens dérive du premier et apparait en 1680, au cours de la période où le romantisme se développe : un paysage est un « tableau représentant la nature et où les figures (d’hommes et d’animaux) et les constructions (« fabriques ») ne sont que des accessoires ». Définition intéressante, car elle introduit au moins deux choses : 1) un paysage est une représentation; 2) il y a une hiérarchie entre les éléments : le paysage représente d’abord la nature, le reste n’apparaissant qu’en soutien visuel. La troisième définition apparait moins importante pour notre propos, car elle ne témoigne que d’un élargissement de sens, surtout au sens figuré : « aspect général » (idem, p.1837); pour ce dernier sens, le Larousse est plus précis : « aspect d’ensemble, situation dans un domaine. Paysage politique, audiovisuel » (Larousse, 2005).

Le paysage comme ressource… avec Claude Raffestin

2Pour devenir paysage, l’environnement ou les éléments du paysage (couverture forestière, densité de fermes, hauteur de falaise, etc.) passent par un filtre culturel, sensoriel et émotif de celui qui les perçoit (Bureau, 1977, p. 188). Si voir est un acte purement personnel et individuel, la description qui en émerge ne l’est pas complètement, car elle est imprégnée d’un médiateur, la société dans laquelle l’individu navigue (voir Raffestin, 2005). D’ailleurs Gérald Domont le rappelle aussi : le paysage n’est pas uniquement vu par les touristes; les individus qui choisissent de s’établir dans un lieu en font aussi l’expérience (Domont, 2011, p. 339).

3Il apparait utile, partant de l’explication selon laquelle un paysage existe du fait d’une relation entre un individu et son milieu, relation filtrée par l’environnement social de l’individu, de considérer le paysage comme une ressource. Domont évoque certains défis liés au paysage comme ressource (multiples observateurs, transformations du dynamisme des milieux ruraux, équité dans l’accès aux paysages valorisés), mais il bute sur la méthode à développer pour intégrer les appréciations diverses (various assessments) du paysage (Domont, 2011, p. 339). Pour ce faire, je suggère de rappeler les travaux de Claude Raffestin seul (1980) ou avec Mercedes Bresso (Raffestin et Bresso, 1979). Qu’est-ce qu’une ressource? Une ressource est une matière avec laquelle on crée une relation, en y investissant du travail, c’est-à-dire de l’énergie et de l’information (Raffestin et Bresso, 1979). Évidemment, comme le travail (énergie + information) varie, les ressources elles-mêmes varient dans le temps et dans l’espace.

4Comment le paysage est-il une ressource? Si le milieu d’un individu ou d’un groupe quelconque est investit d’énergie et d’information, bref, de significations, il entre dans l’imaginaire (voir aussi Berque, 1995, cité par Raffestin, 2005) de cet individu, de ce groupe, pour qui il fait partie d’un certain ordonnancement du monde : il fait sens, car il est rempli de repères sensoriels (visuels, olfactifs, tactiles, auditifs et même gustatifs) qui emplissent l’espace-temps (souvenirs, changements à la morphologie du terrain, etc.); Roger Brunet parle de signes dans le paysage (Brunet et al., 1993 pp. 373-375). Certains lieux sont plus signifiants que d’autres du simple fait d’une rencontre fortuite, d’un accident, ou d’un évènement s’étant passé au même moment. Ce milieu, par la territorialisation, c.-à-d. lorsque l’espace est transformé en territoire (Raffestin, 1980), devient ainsi paysage, et donc une ressource utilisée de différentes manières dans le système géographique au sein duquel navigue la personne ou le groupe de référence. Et comme un tel paysage peut devenir ressource au sein de plusieurs systèmes géographiques de niveaux différents (voir Déry, 2006) (ex. : les paysages de Charlevoix pour une municipalité locale, pour les touristes internationaux, ou pour les peintres de la province de Québec), systèmes plus ou moins emboités, il est normal qu’émergent des perceptions distinctes. D’où aussi la difficulté, aussi évoquée par Domont, lorsqu’on souhaite intégrer tout cela dans une même analyse.

5Selon cette approche plutôt raffestinienne, il y a donc des paysages partout, pour toutes les sociétés, à tout le moins depuis quelques milliers d’années. Le processus qui se produit depuis le milieu du 19e siècle avec l’invention du tourisme, et qui se poursuit aujourd’hui par exemple dans les régions montagneuses d’Asie du Sud-Est continentale, incluant les zones chinoises et indiennes attenantes, est en fait commun à toutes les pratiques capitalistes depuis le 18e siècle : une « matière première » (ici en l’occurrence le paysage local) est investie d’énergie et d’information pour être transférée dans un système géographique plus vaste, disons de niveau supérieur, qui repose sur une logique et des agencements différents, devenant ainsi une nouvelle ressource dans ce même système. Dans ce nouveau système auquel elles sont parfois « forcées » de participer, les populations dont le paysage est aliéné se retrouvent souvent marginalisées, car elles perdent du pouvoir de décision. Certains, plus fortunés en énergie et information, valorisés dans le nouveau système s’en sortent bien ou même très bien. Ceux qui doivent refaire le plein d’énergie et d’information (réapprendre le nouveau système) sont en retard et disposent donc d’une faible capacité d’adaptation. Cette aliénation du paysage par transfert de système (disons, pour simplifier, par exemple, du local vers l’international) crée une nouvelle ressource qui peut maintenant être consommée par ceux qui participent à ce plus vaste système.

La consommation du paysage - ressource

6Partant de l’importance du lien relationnel entre un individu et son milieu, le paysage contribue à faire du système géographique dans lequel cet individu baigne un tout cohérent. De ce fait, on peut aussi y exercer du pouvoir et, comme toute ressource, le paysage-ressource peut être marchandisé de diverses manières pour être éventuellement consommé soit directement, soit indirectement.

La consommation directe du paysage

7En première approche, on pourrait définir la consommation directe du paysage comme étant le fait d’un individu qui utilise le paysage dans le cadre d’une activité spécifique. Que ce soit sous forme de repère ou d’appréciation esthétique, le paysage contribue pour cet individu à la réalisation de ladite activité ou simplement à son bienêtre. Cela amène quelques commentaires.

8Premièrement, comme toutes les ressources consommées, les paysages peuvent donc être victimes de surconsommation, et être ainsi dégradés, détruits, ou carrément disparaitre. Lorsque le paysage devient une ressource, en particulier lorsque c’est une ressource marchandisée, il existe un risque. Appelons-le le risque du « pas le plus léger ». Qu’est-ce à dire? Roger Brunet dans le premier volume de la Géographie universelle en 1990 a lancé une petite phrase dont il ne soupçonnait peut-être pas la portée conceptuelle et même théorique : « Le pas le plus léger, s’il est répété, trace un indélébile sentier » (Brunet, 1990, p. 38). Cette simple phrase signifie plusieurs choses d’un point de vue spatiotemporel. Surtout, elle montre comment des personnes en apparence éloignées, par exemple par cent ans entre leurs vies, sont pourtant reliées entre elles dans la transformation et l’organisation géographique du monde. Les changements climatiques actuels, liés à l’accumulation et à la concentration de CO2 dans l’atmosphère au cours des derniers 200 ans constituent un autre exemple où les petites additions quotidiennes des uns et des autres finissent par transformer la géographie. Bref, lorsque des visiteurs consomment un paysage, la somme de leurs petites consommations individuelles peut devenir intenable pour un paysage. Un simple exemple parmi d’autres. À Carnac en Bretagne (figure 1), le site est tellement visité que les alignements de menhirs sont fragilisés par les piétinements constants des touristes, forçant les autorités à agir pour tenter de protéger le (paysage du) site.

Figure 1. Menhirs à Carnac en Bretagne en France.

Figure 1. Menhirs à Carnac en Bretagne en France.

Cliché : Steve Déry (1991)

9Deuxièmement, partons du fait que, pour qu’une ressource (par exemple le paysage) soit consommée, elle doit être connue et elle doit être suffisamment attrayante pour motiver la consommation. Qu’est-ce qui fait que Paris soit (ou était à tout le moins jusqu’à récemment) la ville du monde la plus visitée? Certainement une juxtaposition de plusieurs attraits. La ressource paysage est consommée par un visiteur-voyeur qui vient voir le paysage, qui le photographie, ou même parfois qui vient le « vivre ». On peut ainsi dire qu’une différenciation s’établit en termes d’intensité de consommation du paysage.

10Si un lieu ne dispose pas de suffisamment d’attraits pour attirer les consommateurs de paysage, c.-à-d. en général les touristes, des conditions artificielles peuvent être créées de toutes pièces pour compenser les manques. Le paysage devient alors secondaire, car, sans artificialisation autour, il ne serait pas aussi « attrayant ». La nouvelle ressource, le nouveau paysage créé en fait, est enrobé d’une manière telle à susciter un besoin ou à rendre le « dépaysement » souhaité pas trop dépaysant justement, par exemple dans les stations balnéaires des Antilles (Cuba, etc.), d’Asie du Sud-Est (Thaïlande, etc.) ou d’ailleurs, où le seul dépaysement vécu par ceux qui viennent de l’hémisphère nord est celui dû au climat ou aux éléments du paysage (reliefs karstiques et mer turquoise, par exemple); pour le reste, nourriture, confort et ambiance festive aident à supporter la « vue » de ce paysage considéré comme « pittoresque », par ceux qui le visitent, bien sûr. L’esthétique a beau jeu le ventre plein et la tête confortablement installée sur un oreiller de plume dans un environnement climatisé.

11Troisièmement, cela signifie en fait que le paysage qui est consommé est intégré suffisamment dans l’organisation du monde du consommateur pour qu’il puisse s’y sentir à l’aise; d’où la nécessité de ce jeu d’attraits : attraits pour construire quelque chose qui ne soit pas trop différent, quelques éléments paysagers tout au plus, « pittoresques », auxquels on greffe un confort nord-américain ou européen (hébergement et alimentation en particulier). On peut aussi choisir de construire sur la base d’attraits complètement différents, pour d’autres clientèles, d’autres consommateurs en mal d’exotisme; encore là, il faudra parfois faire des compromis et raviver des traditions dépassées pour nourrir suffisamment ce consommateur exigeant. Au total, le résultat est presque un déni de la vie des « figurants » dans le tableau paysager. Ils font partie de ce paysage que l’on souhaite traditionnel et pittoresque, et on ne leur permet que d’y donner vie, sans que les « anachronismes » ne soient permis. Et dans ce cas là, le dynamisme, qui intervient presque par définition dans l’évolution de tous les paysages, devient contrôlé et réduit au minimum.

La consommation indirecte du paysage

12La consommation indirecte elle passe par un intermédiaire qui donne une interprétation du paysage, la sienne.

13Ce type de consommation passe d’abord et surtout par le fait des artistes qui représentent un paysage au moyen d’un médium, tel que la peinture, la photo, le film, ou même la poésie, la musique et la littérature en général, produit qui est ensuite consommé. Ce type de consommation peut s’avérer plus durable sur le long terme, car ce qui est consommé, c’est une représentation du paysage à travers le filtre de la subjectivité du peintre ou de l’artiste. Cela implique certes par rapport aux thèmes paysagers en général, des choix (et qui dit choix, dit que des options soient laissées de côté), leur représentativité par rapport à l’ensemble du paysage, des points de vue, et une fréquence (le nombre par thème) et un domaine (l’ensemble de tous les thèmes). Ces intermédiaires jouent un certain rôle dans la construction identitaire du peuple dont on représente le paysage – à tout le moins, on peut en faire l’hypothèse. Raffestin parle ainsi des cartes postales que l’on gagnerait à étudier davantage du point de vue du paysage (Raffestin, 2005, p. 49). Aujourd’hui, il faudrait toutefois ajouter Internet, en particulier les sites de socialisation, où les usagers y déversent leurs flots de photos personnelles ou reprises, diffusant certains paysages davantage que d’autres, et aussi les sites de voyage où sont aussi placés des paysages « représentatifs » de certains lieux touristiques. Le paysage se consomme aussi de cette façon.

Considérations finales

14Cette courte réflexion sur le paysage comme ressource m’amène à évoquer quelques considérations pour son approfondissement.

15Premièrement, le paysage-ressource doit s’analyser et se comprendre par une approche systémique multiscalaire, la seule qui permette d’intégrer dans une même analyse toute la complexité des variations dans l’appréhension d’un paysage donné. Deuxièmement, si le paysage est une ressource, il peut donc être consommé. Il l’est indirectement, généralement par l’intermédiaire des artistes, mais aussi des publicitaires, bref, de tous ceux qui publicisent, dans le sens de « rendre public », leur interprétation de ce paysage. Il l’est aussi (consommé), surtout, directement par ceux qui l’utilisent au quotidien ou régulièrement pour leurs activités socioéconomiques ou par ceux, qui sont parfois les mêmes, qui le dégustent pour leur bienêtre personnel. Mais comme pour tout produit consommé, la surconsommation est un danger qui guette le paysage, qui peut aussi être dénaturé, dégradé et même détruit.

16Enfin, troisièmement, cette dernière considération témoigne du caractère fragile du paysage comme ressource, qu’il soit géré par les populations locales ou accaparé par des intérêts extérieurs qui le vendent à leur profit. Dans un cas comme dans l’autre, cette fragilité concerne au premier chef les populations locales qui seront les premiers à pâtir en cas de dégradation du paysage. La surspécialisation de certaines régions dans le créneau « tourisme des paysages » devrait être réévaluée à cette lumière.

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Bibliography

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Brunet, R. et O. Dollfus, 1990, Mondes Nouveaux. Paris, Hachette et Reclus.

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Bureau, L., 1977, Des paysages, des idées et des hommes: le projet collectif de Charlevoix. Cahiers de Géographie du Québec 21(53-54): 187-220.

Déry, S., 2006, Réflexions théoriques sur l'organisation des niveaux géographiques. Cahiers de géographie du Québec, 50(141): 337-345.

Domont, G., 2011, Landscape as resource: Consequences, challenges and opportunities for rural development. Landscape and Urban Planning, 100: 338-340.

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Kempf, H., 2007, Comment les riches détruisent la planète. Paris, Seuil.

Kempf, H., 2009, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme. Paris, Seuil.

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Rey-Devove, Josette et Alain Rey (2004) Le nouveau petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris, Dictionnaires Le Robert.

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Raffestin, C., 2005, Dalla nostalgia del territorio al desiderio di paesaggio. Elementi per una teoria del paesaggio. Firenze, Alinea, 139 p.

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Reeves, H., 1999, L'espace prend la forme de mon regard. Paris, Seuil.

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List of illustrations

Title Figure 1. Menhirs à Carnac en Bretagne en France.
Credits Cliché : Steve Déry (1991)
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/11569/img-1.png
File image/png, 1.0M
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References

Electronic reference

Steve Déry, « Le paysage comme ressource », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Débats et Perspectives, Online since 15 February 2012, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/11569 ; DOI : 10.4000/vertigo.11569

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About the author

Steve Déry

Département de géographie, Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique, Pavillon Abitibi-Price, Université Laval, 2405, rue de la Terrasse, Québec (Québec), G1V 0A6, Courriel : Steve.Dery@ggr.ulaval.ca

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