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Des ressourcements, des récréations : des écoulements réinventés par les loisirs

Les loisirs nautiques dans l’estuaire de la Seine : Médiations territoriales, consciences du milieu

The Seine river estuary and water sports: Territorial mediations and awareness of the environment
Damien Féménias, Olivier Sirost and Barbara Evrard

Abstracts

This article explores the socio-natural reality of the Seine river estuary that has been constructed by the practice of water sports. We were particularly interested in the mediations produced by these practices. How do territorial mediations and aesthetic constructions provide access to or serve as a screen for an awareness of the estuary environment? The article shows a fragmented estuary, very unevenly visited, and proposes a typology of the principal forms of sport. The ocean, the urban Seine and the Seine around the islands have three distinct relationships with the turbid waters of the river: what are they? The heterogeneity of usages and perceptions can be explained by the multiscalar management of the estuary space and by the horizons of expectation for the various sports practices. Understanding what the public does in nature thus provides insight into perceptions about the environment and suggests new questions about the management of ecosystems, whether this concerns measures of compensation, protection or recovery.

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Full text

  • 1  Rappelons que la Seine s’écoule sur 776 km et draine un bassin versant de 79 000 km² (soit 14 % de (...)
  • 2  Un estuaire est défini par la zone d’influence de la marée dynamique sur un cours d’eau ; pour la (...)

1La Seine est marquée dans son actualité par le projet d’un « Grand Paris » qui vise à affirmer la dimension maritime de la métropole parisienne pour en faire la « capitale naturelle de l’Union Européenne » (Attali, 2010). Dans un tel horizon, qui entend faire du Havre le premier port européen de transport de conteneurs, « l’axe Seine » est stratégique pour développer une zone économique de premier plan1. Dans ce contexte, l’estuaire2 vaut essentiellement en tant que voie de transport (corridor portuaire entre Le Havre, Rouen et Paris), puissance hydraulique et moyen de dilution pour l’industrie. Cette vision économique néglige le fonctionnement de l’estuaire comme écosystème, qui constitue avant tout un obstacle pour développer des projets. En effet, les espaces faisant l’objet de classement au patrimoine (les boucles de la Seine), ou de protection environnementale (ZNIEFF, Natura 2000, Réserve Naturelle…) représentent un gel potentiel de terrain face à la prospection économique et à l’implantation de nouvelles zones portuaires ou industrielles.

2Cette approche tend également à faire oublier un espace fluvial qui est aujourd’hui façonné par les loisirs, vecteur privilégié d’un retour vers la nature (Hervieu et Hervieu-Léger, 1979). En amont de l’estuaire, Paris est le premier port européen de plaisance avec ses animations incessantes sur l’eau et aux bords de l’eau. La réouverture des bords de Marne à la baignade, l’aménagement de jardins et espaces de promenades à Nanterre, Paris plage ou les randonnées nocturnes (cyclistes ou en roller) au bord de l’eau sont des initiatives qui répondent à des demandes fortes de la population. Les réaffectations récentes des canaux de l’Ourcq et Saint Martin en lieux de loisirs où se mêlent canoës, pédalos, optimists, restaurants flottants, bateaux promenades, aires de pique-nique, manèges, pataugeoires, jets d’eau, jeux d’enfants, espaces de rollers et de vélos… témoignent également de la résurgence d’un passé particulièrement vivace (Csergo, 2004).

  • 3  Pour les auteurs, l’estuaire charrie dans ses eaux aussi bien des morceaux de nature (sédiments, e (...)
  • 4  La fille de Victor Hugo est morte noyée en Seine lors d’une sortie en canotage, suite à l’onde du (...)
  • 5  Surfeur sur la Seine, Le courrier cauchois, n° 3230, 28 août 2009.

3La zone de l’estuaire de Seine, qui correspond aux 160 derniers kilomètres du fleuve, fonctionne elle aussi, à l’échelle normande, comme une chambre d’écho qui résonne de multiples héritages. Le défilé en Armada des grands voiliers, de Rouen au Havre, refabrique tous les quatre ans un passé maritime oublié, et rappelle que Rouen, dès le 14e siècle, a servi de rampe de lancement aux explorateurs qui se lançaient à la conquête de nouveaux mondes. Les collections des muséums d’histoire naturelle régionaux, fondés au 19e siècle, témoignent aujourd’hui encore de ces voyages, et du souci de leurs premiers directeurs de caractériser scientifiquement l’estuaire de la Seine. À Rouen, Félix Archimède Pouchet (botaniste fidèle aux orientations de Buffon), puis Georges Pennetier (ornithologue) entreprennent les premiers inventaires systématiques. Derrière les herbiers et les bestiaires, les muséologues développent une vision cosmogonique de ce « grand tout » de la nature : ils essayent d’en révéler les mystères, à la manière des intellectuels de l’époque, pris dans la nébuleuse romantique. L’estuaire est présenté comme la matrice de la vie normande assumant des fonctions de nourricerie et de reproduction, tout en recyclant la matière charriée par les eaux. Ces acteurs, qui sont aussi des réformateurs sociaux impliqués dans la vie politique locale et emprunts d’hygiénisme, font la promotion des pratiques de loisir en plein air. Cette vision d’ensemble, qui associe pratiques corporelles et contact de la nature, est proche de celle des écrivains tels Victor Hugo ou Jules Michelet, qui voient dans l’estuaire de la Seine un monde en démolition3 (Sirost, 2010). Le spectacle de cette nature grandiose, mystérieuse et menaçante attire le chaland, et ils sont plusieurs milliers à se presser, chaque année, pour assister au spectacle du Mascaret entre Villequier et Caudebec-en-Caux. Les Parisiens et les Normands, convoyés par trains spéciaux à la fin du 19e siècle, viennent assister à ces débordements du fleuve et prennent part à ce spectacle vivant qui tourne au tourisme organisé. Charles Nodier dira de cette vague qu’elle traduit le mugissement de la Seine faisant fuir les animaux et prier les marins à la chapelle de la Barre-y-Va (Nodier, 1836). Augmentant le niveau d’eau jusqu’à 2.5 m et se déplaçant à 25 km/h, la barre emporte tout sur son passage, jusqu’à la vie de Léopoldine Hugo4. Jusqu’en 1960, les touristes viennent se faire recouvrir par la lame, écraser à même le pavé ou projeter à l’eau. On peut aussi surfer sur la vague qui vient de la mer et qui remonte le fleuve jusqu’à Rouen. Le site de Caudebec-en-Caux constitue ainsi une plage littorale de fond de vallée bénéficiant pleinement de la présence des éléments marins et de leurs usages ludo-corporels (bains de mer, canotage et voile, excursion, villégiature). Aujourd’hui l’endiguement du fleuve a brisé cette curiosité naturelle, mais l’onde est toujours surfée par une poignée de connaisseurs5. À Caudebec-en-Caux certaines enseignes de restaurant ou hôtel rappellent le mascaret en arborant son nom. Bref, un héritage romantique semble marquer les sensibilités seino-marines.

4En dépit du rouleau compresseur industriel, des fragments d’estuaire résonnent encore chez les usagers ordinaires du milieu, et en particulier dans les pratiques de loisir. Ces retentissements (au sens bachelardien, c'est-à-dire de saisie en profondeur des sens et des imaginaires) interviennent dans les actions ludiques locales (Rouen plage, Armada en Seine, Normandie Impressionniste, classes marais, musée de la marine de Seine…) tout comme dans les compositions paysagères quotidiennes. Si l’entité estuaire n’est plus guère visible, elle trouve un écho dans les populations en prises avec son étendue.

  • 6  Dans la mesure où les stations nautiques (par exemple) ne désignent que des équipements de mise à (...)

5Cette contribution prend pour objet la réalité socio-naturelle (anthroposystémique) de l’estuaire de la Seine ; elle le fait à partir des expériences des populations qui le fréquentent au plus près, c’est-à-dire sur l’eau, par les loisirs nautiques. On s’intéresse en particulier aux médiations que produisent les spots de pratique. Entendons par spot de pratique l’association d’un lieu social-historique et d’une forme esthétique de conscience d’un milieu (écosystémique)6. Quels sont les territoires ludiques de l’eau en Seine ? Quelles sont les prises (Berque, 1995 : 32) par lesquelles les pratiquants accèdent aux paysages de l’estuaire ? À quelle(s) nature(s) se réfèrent-ils ? Dans quels milieux évoluent-ils ?

6Cet article montre en quoi les spots de pratique composent un ensemble de lieux discontinus qui réfléchissent le morcellement objectif de l’estuaire administré, et propose une typologie des trois formes principales de spots à l’œuvre. La mer, la Seine des quais et la nature revisitée sont trois façons de délimiter des territoires et de jouer dans des eaux turbides. Ces constructions esthétiques ne donnent pas toutes à appréhender un estuaire : certaines l’occultent, on les qualifiera de « parcellaires », d’autres le révèlent, on les dira « fragmentaires ». Le propos s’appuie sur les données construites dans le cadre du programme « usages récréatifs dans l’estuaire de la Seine », qui vise à partir de questionnaires, d’entretiens, de monographies de lieux typiques, d’une banque d’images et d’un travail sur l’histoire des espaces, à comprendre les expériences de l’estuaire qui sourdent des loisirs. Parce que l’expérience pratique du nautisme est au cœur d’une relation où réalité physique (l’espace) et réalité phénoménale (sensible) se co-construisent (Berque, 2000), les loisirs donnent accès au rôle de médiateur (politique ou de référent identitaire) des rapports sociaux que jouent les territoires (Di Méo, 1998).

Le haut lieu balnéaire : la mer, un spot construit contre l’estuaire

7L’appel du large marque les plages du littoral, très fréquentées, et imprime à l’estuaire marin, de manière hégémonique, une culture balnéaire. Rappelons que l’invention normande du littoral s’opère pour l’essentiel au 19e siècle. Dans la vaste entreprise d’aménagement de la nature, le duc de Morny (demi-frère de Napoléon III) dirige l’assèchement systématique des marais pour construire la station de Deauville. Le paysage littoral marécageux se métamorphose peu à peu en étendues de sable, planches et promenades aménagées, casinos, établissements de bains de mer, haras et champs de courses. Cette culture littorale fait des stations de la côte fleurie, mais aussi du Havre, des hauts lieux pour ce qui concerne les pratiques de la plaisance : des sociétés de régates permettent aux élites de faire société, et se déploient de part et d’autre de l’embouchure. On ne s’attardera pas sur ces pratiques nautiques balnéaires, déjà largement étudiées, afin de se concentrer sur l’estuaire fluvial. On se contentera de constater que les pratiques littorales de la voile de loisir ont pour point commun de ne pas s’aventurer dans l’estuaire. Les promenades construites en bord de mer, les gares et routes, mais aussi l’hôtellerie et ses fastes transforment radicalement un terroir vaseux et son conservatoire du vivant. À côté de l’élite du 19e siècle qui trouve un exutoire dans l’aménagement des plages se déploie un loisir rural fait d’excursions dans les marais et la campagne, de parties de chasse et de pêche, de canotages et baignades en Seine dont témoignent des écrivains tels que Flaubert ou Maupassant. Ces derniers critiquent par ailleurs l’élitisme parisien du front de mer qui ignore copieusement le terroir et l’arrière de la façade maritime de l’estuaire. On retrouve cette tension entre deux groupes sociaux dans les héritages spatiaux de zones estuariennes à intérêt écologique à partir des années 1960. L’espace qui s’étend des ports d’Honfleur et du Havre à Caudebec-en-Caux cristallise des tensions autour de la gestion des zones humides (Réserve Naturelle de l’Estuaire, vasières, marais, Parc Naturel Régional des Boucles de la Seine Normande) entre observateurs/protecteurs de la nature, chasseurs et aménageurs (ports, industriels). Au Havre, l’implantation des compagnies transatlantiques qui organisent le tourisme lointain jusqu’en 1974 (date de désarmement du paquebot France), puis les croisiéristes développant un tourisme de luxe à partir de 1995 démontrent un certain dédain de l’estuaire, envisagé davantage comme une base de départ ou une halte de transition vers Paris.. Les épis, les jetées, comme les promenades et les assèchements des zones humides marquent une victoire des aménageurs face à la matrice estuarienne enfin domptée. Cette logique continue à se développer dans les projets actuels. Face au déplacement du bouchon vaseux et à sa remontée il faut protéger les plages de la côte fleurie comme l’incitent fortement les pouvoirs publics conscients de leur patrimoine touristique (Sirost, 2010). La réflexion développée dans le cadre du Grand Paris s’axe plus particulièrement sur l’activité de croisières fluviales à destination d’un public européen ignorant l’entité estuarienne. Bref l’embouchure de l’estuaire montre bien la bascule anthropologique prise par les loisirs. On préfère à la nature subie un milieu reconstruit à la fois à travers la fixité des dispositifs balnéaires et en même temps par le balisage de circuits pour tourisme haut de gamme. L’ensemble est promu à travers l’écho de bouts d’estuaires dispersés : contournement d’une remontée trop longue en bateau jusqu’à Rouen par l’affrètement d’autocars, musées commémoratifs de traditions disparues (pêche professionnelle en seine, hydravion, mascaret…), patrimoine religieux dont on fini par ignorer leur relation ancienne au fleuve maritime…

L’estuaire amont des sportifs : faire avec une Seine maritime

8De la mer à Rouen, les aménagements ont transformé un fleuve sinueux, fait d’une multitude d’îles et de chenaux, en un système linéaire au chenal unique et aux berges presque totalement artificialisées : un tuyau. Les Affaires Maritimes, qui administrent la zone, accordent à la navigation commerciale la priorité absolue et limitent l’accès à la voile et au bateau à moteur : elles dissuadent de voir dans l’estuaire un espace de loisirs. La descente et la remontée du fleuve en aval de Rouen sont d’abord « fortement déconseillées » aux plaisanciers. Les haltes nécessaires à ces périples sont ensuite très insuffisamment équipées, et la création d’un port d’hivernage pour la plaisance à Rouen, inauguré en 2008, a été longtemps retardée. Les 250 « plaisantins » qui s’aventurent malgré tout avec leurs voiliers (dénombrement des passages en 2007) demeurent des « touristes gênants » pour les pilotes de Seine, qui prennent le commandement des cargos à partir du Havre et les manoeuvrent dans un chenal qu’ils estiment étroit. Les usages associatifs du dériveur en aval de Rouen sont de ce fait marqués par la peur de la répression : c’est le cas en particulier à Hénouville, dont la base de voile redoute un arrêt de l’activité en cas d’infraction constatée.

9De Rouen à Poses, bien que largement remaniée, la Seine est encore parsemée d’îles, formant de nombreux bras secondaires ou morts, et comporte encore des berges végétalisées. Voies Navigables de France (VNF), plus accueillante, ouvre le domaine fluvial aux loisirs, à l’exception de la planche à voile (interdite), et réserve aux pratiques les bras secondaires du fleuve.

Tableau 1. Effectifs et part des populations nautiques en 2007 par activité

Activités

pratiquées

Populations

estimées

Effectifs

 %

Motonautismes

200

5 %

Aviron

886

22 %

Canoë Kayak

1474

36,6 %

Voile

1470

36,5 %

TOTAL

4030

100 %

  • 7  Personnes pratiquant un sport nautique au moins une fois par an sur la Seine en partie aval.

10Trois sites principaux se dégagent, de part et d’autre du méandre rouennais : Hénouville, au cœur du Parc Naturel Régional des Boucles de la Seine Normande (PNRBSN), Rouen, depuis l’île Lacroix, et Belbeuf-Elbeuf, en amont de Rouen, qui ouvrent sur la Seine des îles. Ces trois sites concentrent à eux seuls près de 90 % des pratiquants d’une population estimée à environ 4000 individus7 en activité entre Poses et Caudebec-en-Caux.

Tableau 2. Effectifs et part des populations nautiques en 2007 par site et par activité

Communes d’implantation des bases nautiques

Caractéristiques paysagères des spots de pratique

Activités

Pratiquées

(et effectifs estimés)

Population totale

Estimée par spot

Effectifs

 %

Hénouville

Seine du Parc

Voile (1330)

1330

33 %

Rouen

Seine urbaine, portuaire et industrielle

Aviron (448)

Canoë Kayak (405)

Motonautisme (200)

1053

26,1 %

Belbeuf + Elbeuf

Seine des îles

Canoë Kayak (1020)

Aviron (388)

Voile (100)

1508

37,3 %

Total

3891

96,4 %

Figure 1. Populations de pratiquants estimées par site

Figure 1. Populations de pratiquants estimées par site

11L’estuaire nautique et associatif se concentre donc autour de Rouen, dans les trois méandres immédiatement en aval du barrage de Poses. Cette localisation s’explique pour partie par le nombre et la qualité des accès à l’eau hors de Rouen, qui sont aujourd’hui rares et vieillissants. D’une manière générale, l’accès au fleuve n’est pas assuré partout, et n’est pas continu, car nombre de cales et de chemins de halage ont été privatisés de fait par les riverains. On peut ajouter à cela quelques professionnels du tourisme (restaurateurs, chambres d’hôtes, loueurs de bateaux…) qui ont privatisé les lieux. La non-actualisation depuis 15 ans du Navicarte pointant anneaux de vitesse et accès à l’eau témoigne d’un laisser-aller par les institutions responsables du fleuve et de ses abords.

  • 8  Il s’agit d’une enquête sur les activités nautiques de Poses à Tancarville menée dans le cadre du (...)
  • 9  Ces données ont été complétées par une quarantaine d’entretiens, des observations postées et des a (...)
  • 10  L’enquête se focalisait sur les pratiquants réguliers. Il est de surcroit difficile d’appréhender (...)

12L’enquête8 par questionnaire réalisée en 2007 a sondé 43,7 % des sportifs licenciés (soit 523 individus), plus fréquemment et plus régulièrement en activité sur la Seine que les autres. On accède ainsi aux cadres d’interprétation et d’appréciation9 à partir desquels s’élaborent des expériences corporelles du fleuve, repères que transmettent les institutions lorsqu’elles prennent en charge les scolaires ou des stagiaires dans le cadre de conventions, sous-représentés par choix10 dans notre échantillon. Voyons à présent quels sont ces cadres à partir desquels se forment des expériences de la Seine, des lieux et des consciences du milieu.

Sous les quais, la nature : glisser dans la ville, la Seine entre le circuit et le stade

13Les pratiquants accèdent à Rouen à une Seine urbaine. Dans la configuration en amphithéâtre du site rouennais les reconstructions d’après-guerre (Voldman, 1997) surélèvent les quais, les transforment en axes routiers et ferroviaires, et rendent bientôt la Seine inaccessible aux riverains. La révolution des transports motorisés et l’éloignement physique (vers l’aval) et symbolique (au-delà du déclin, marins, bateaux et tonneaux ont disparu de la ville centre) de l’activité du Grand Port Maritime de Rouen font du fleuve un no man’s land dans la ville. L’engagement récent d’une réhabilitation des quais rive droite (1999) et des friches portuaires attenantes (2007) inaugure une reconquête commerciale, culturelle et récréative des abords du fleuve, que les seinomarins (les sportifs et les porteurs des projets Voiles de la liberté/Armada) ont rendue évidente.

14Le plan d’eau rouennais est dominé par des quais hauts et six ponts très passants pour les automobiles : on y navigue dans un univers très minéral, fait de béton et d’acier. Dans ce paysage industriel naissent des sports nautiques mécaniques et de vitesse au début du 20e siècle, comme le ski nautique et le motonautisme attaché aux chantiers navals du Trait. Les 24 heures motonautiques de Rouen (47e édition en 2011), implantées en centre-ville, transforment le contour de l’île Lacroix en anneau de vitesse : cette institution sportive motorisée, aujourd’hui contestée, symbolise l’emprise de ce secteur industriel sur l’estuaire à la même époque (des raffineries aux usines Renault). Les pratiques de l’aviron, du canoë et du kayak, héritées d’un XIXe siècle au cours duquel il s’agissait moins de dominer la nature que de s’endurcir à son contact, trouvent leurs emplacements choisis essentiellement en amont de l’hyper centre, et longent des berges où des matériaux sont parfois entreposés à même le quai, et sur lesquelles sont implantés des bâtiments industriels (de brique, de béton ou d’acier), parfois désaffectés, parfois séparés du lit du fleuve par une plaine herbeuse laissée en jachère (Rive-Sud, zone industrielle de Sotteville les Rouen /Oissel).

  • 11  Lorsque l’on demande aux enquêtés de prononcer un jugement d’accord ou de désaccord (échelle de Li (...)

15Globalement, les jugements les plus tranchés sur la qualité du cadre de pratique11 sont le fait des Rouennais, en particulier des pilotes (motonautisme) et des rameurs (aviron), dont les prédilections sont inversées. Pour ces populations, la Seine aval offre un terrain de jeu qui inclue le trafic fluvial de transport industriel (on va jusqu’à surfer sur la vague dans le sillage des transporteurs) et l’influence du régime marin (courants, marées, salinité) que l’on goûte lors de baignades forcées (chavirages). Les appréciations variées du milieu témoignent de la diversité des pratiques et de leurs contextes techniques. Les pilotes, qui au-delà des 24 heures, pratiquent différentes formes de motonautisme (hors-bord, jet ski, ski nautique), sont plutôt plus satisfaits de la Seine que les autres, même s’ils déclarent craindre les vagues et le risque d’enfournenement. Inversement, les rameurs (aviron), se prononcent plutôt plus négativement que les autres.

16Ces écarts renvoient à la maniabilité des embarcations : là où les pilotes « dominent » symboliquement le fleuve, maîtrisent techniquement les éléments, leur vitesse et leurs trajectoires, les rameurs sont plutôt « dominés » sur l’eau par le trafic des péniches, par les épaves que le fleuve charrie, par la houle qui altère le calme du plan d’eau, les courants et les tourbillons qui compromettent la rectitude des trajectoires, perturbent la continuité et la synchronisation des efforts. Les rameurs craignent les risques de collision : leur matériel, aussi fragile que coûteux, est un bien précieux (3 à 4 accidents matériels par an constatés au Cercle Nautique d’Aviron de Rouen).

  • 12  Au début du 19e siècle les adeptes du nautisme de loisir utilisent le vocable « chemins qui marche (...)

17Les efforts produits et les glisses recherchées construisent des écoulements12 dont le sens et les images diffèrent : assurément estuariennes (car salées et turbides en présence de marée), les eaux du fleuve ne participent pas des mêmes esthétiques sportives. Les plaisirs des rameurs (aviron) consistent à fournir des efforts cycliques continus, à répéter des habiletés fermées sur des « plans » d’eau, à naviguer dans des couloirs (quitte à les imaginer à l’entraînement). Il s’agit de glisser « imperceptiblement », « sans faire de vagues », sur des « eaux plates et tranquilles », protégées du vent, c’est-à-dire « sur » des « surfaces » qui dans l’idéal seraient sans courants, sans marées, sans vagues et sans bouillons, sans remous. Ce sont des plaisirs ascétiques et secs, liés à des glisses rectilignes de force, de vitesse et d’endurance. Ce sont surtout des plaisirs « en surface » dans un environnement qui dans l’idéal serait « certain » (stable, dénué d’incertitude) ou docile. Ramer consiste aussi à tourner le dos à ce vers quoi on se déplace, et à regarder le fond (la poupe) de son propre bateau. De ce point de vue, les conditions par définition variables d’un estuaire ne sauraient être considérées comme « idéales » pour pratiquer, car elles supposent de rester vigilant vis-à-vis d’un environnement changeant, alors que les rameurs aspirent plutôt à rester concentrés sur la répétition à l’identique d’un geste cadencé, et à rentrer en soi pour se dépasser.

18Les jugements exprimés supposent ainsi, pour être compris, d’être rapportés à la fois à la configuration objective des sites investis (la hauteur des quais rend perceptibles les variations des niveaux d’eau dues à la marée) et aux logiques motrices qui donnent sens aux pratiques (à Rouen on rame toujours à contre-courant, mais le sens dépend de la marée). Dans un paysage aussi aménagé qu’une ville portuaire, les formes de conscience du milieu ne manquent pas de paradoxes, comme avec les rameurs de Croisset (Rouen aval), qui apprécient les paysages industrialisés qu’ils traversent (silos à grains ou traitement des déchets), tout autant qu’ils condamnent la qualité des eaux (qu’ils jugent sales, car ils perçoivent les rejets des égouts) sur lesquelles ils glissent.

Fuir la ville, revisiter la nature : Seine du Parc et Seine des îles

19Les adeptes de la voile accèdent à Hénouville à une Seine qui a toute d’une nature jardinée ou monumentalisée (Kalaora, 1998 ; Viard, 1994). En partie effondrées, les berges laissent place à de petites plages, ou à une revégétalisation ; le cadre est dominé (Rive-Nord) par des falaises de craie érodées, recouvertes de prairies ou de forêts, et on doit prendre sa voiture pour accéder au fleuve, traverser par un chemin isolé des prairies inondables et vierges de toute construction. La Rive-Sud laisse deviner des cultures agricoles. La pratique de la voile est à Hénouville un « bonheur des campagnes » (Hervieu et Viard, 1994), une façon de s’évader de la ville aux beaux jours, en fin de semaine ou durant les vacances, dans un paysage intégré au Parc Naturel Régional des Boucles de la Seine Normande. La base fonctionne comme un ensemble de cabanes dans la nature, qui permettent d’abriter (y compris des regards) et d’entretenir une sociabilité construite au contact des éléments (pique-nique, camping). L’estuaire est ici une source de préoccupation et de réjouissances qui en fait un espace contradictoriel. S’y mélangent des réputations très contrastées mettant l’accent sur une nature exceptionnelle qu’ont su saisir les impressionnistes ou sur une technologie de domestication de la nature portée par les innovations techniques des ponts, stations d’épuration ou traitement des polluants. Au fil de l’eau, on met en place un piège à macrodéchets réputé internationalement (Hénouville), on bricole une table majestueuse avec du bois flotté, on part à la rencontre des phoques.

20Les pratiques au départ de Belbeuf et d’Elbeuf s’inscrivent quant à elles dans un paysage que l’on peut qualifier de Seine des îles : si les équipements sont en ville, on navigue très rapidement entre des berges végétalisées et des îles protégées (d’intérêt écologique), qui composent avec les falaises de craie, souvent recouvertes de forêts, des niches vertes qui abritent là aussi des plaisirs du retrait, des plaisirs cachés.

21Là encore, les jugements exprimés supposent pour être pleinement compris d’être rapportés aux logiques motrices concrètes, aux esthétiques des pratiques. Instrumentées, silencieuses et lentes, les pratiques de la voile, du canoë, du kayak ou de l’aviron se donnent comme des expériences de glisse douce, qui consistent à jouer en permanence avec la qualité des éléments (vents, marées et courants), et trouvent à s’accomplir dans des espaces en retrait des bruits de la ville.

22Si les adeptes de l’aviron basés à Belbeuf sont souvent d’anciens Rouennais ayant délaissé la compétition, ils pratiquent désormais la randonnée sur l’eau : cet aviron « de loisir » s’inscrit dans une démarche plus contemplative et dans une autre forme d’attention aux paysages. Leur nouveau cadre de pratique les incite aussi, contrairement à leurs voisins rouennais, à pratiquer des baignades de contrebande (interdites en Seine). Les kayakistes et les « voileux » arpentent quant à eux des paysages qu’ils décodent, et se mouillent davantage, ce qui contribue à entretenir chez eux des rapports par nature complices à l’eau. Malgré l’existence d’une pratique de course en ligne, le canoë et le kayak participent d’un imaginaire de « l’eau vive » : courants, vagues et tourbillons structurent des plaisirs « agités » et pour partie « profonds ». L’esquimautage, qui n’a rien d’une nécessité pratique en Seine, illustre ce jeu avec le « dessous », qui fait du dynamisme des eaux « turbulentes » une incertitude essentielle, car fondatrice. Si la Seine ne donne qu’assez peu de prise aux plaisirs de « l’eau vive », les kayakistes entretiennent avec ses eaux changeantes des rapports ludiques, mêlés de chahut, qui font qu’ils jouent et se jouent de l’incertitude de ses éléments (courants, vent, marées, trafic). Le dériveur renvoie lui aussi à un jeu qui consiste à décoder un milieu par nature changeant : les vents, les courants et les marées participent d’un ensemble de « données » à prendre en compte pour tirer des bords. Dans ce jeu avec les limites (Griffet, 1995), dans la recherche d’un compromis cap/vitesse, l’estuaire se présente ainsi comme un terrain de jeu dont les conditions instables font tout l’intérêt : courants et trous d’air participent d’un environnement riche d’être incertain, souvent présenté comme exigeant, comme un atout pour travailler tactiquement et rivaliser avec les écoles de voile du littoral, mieux exposées aux vents.

23On voit que ces spots révèlent une Seine autre, qui répond à des demandes d’évasions dans la nature, et se donne comme un ensemble de « niches vertes » pour des « plaisirs du retrait », discrets sinon cachés, comme le confirment les troubles qu’engendrent les pratiques motorisées, jugées bruyantes. Le retentissement de l’estuaire s’appuie ici sur l’entretien d’un paysage propice à la robinsonnade que les quelques îles non arasées et bras morts non comblés permettent encore. Comme le montre Jay Appleton (1996), la balance sensuelle entre la nature refuge et la nature turbulente permet une réelle construction esthétique par la pratique. C’est le cas ici des arpenteurs de paysage.

Des eaux turbides, des jeux en eaux troubles : des perceptions contradictoires

  • 13  Les polychlorobiphényles (PCB) sont des liquides résineux et insolubles dans l’eau, issus des tran (...)

24Situé à l’exutoire d’un bassin versant fortement urbanisé et industrialisé, l’estuaire de la Seine est, de fait, fortement exposé à la contamination chimique (PCB, HAP13 etc.). Cette pression est perçue par les habitants, qui jugent sévèrement la qualité de l’eau de la Seine, d’autant plus s’ils sont jeunes et vivent à proximité d’un paysage aménagé ou industrialisé. Est également mis en évidence un lien avec les usages de l’estuaire : plus les personnes sont en contact avec l’estuaire (consommation de produits de la mer, activités nautiques, baignade…), plus elles perçoivent positivement la qualité de l’eau.

25Les perceptions relatives à la qualité de l’eau et les pratiques de baignade sont inégalement distribuées dans la population sportive sondée. Si 2 pratiquants sur 3 (63 %) semblent ne pas être particulièrement inquiets pour leur santé, un tiers des enquêtés (27 %) ne partage pas cet avis « confiant ». Ceux qui ne se baignent jamais (plutôt des Rouennais, plutôt des « rameurs », plutôt des scolaires, plutôt des jeunes, plutôt des filles) perçoivent davantage que les autres un risque. L’exposition superficielle et exceptionnelle n’atténue pas les craintes. Si les rameurs craignent pour leurs bateaux, ils ne considèrent pas pour autant que la Seine présente des risques « sanitaires ». Les « voileux » ont par ailleurs une propension plus marquée que les autres à considérer leur activité comme « non risquée », alors même que le passage des cargos (Hénouville) et des péniches (Elbeuf) fait l’objet d’une vigilance particulière. Les sondés se douchent après l’effort, sans que l’on soit en mesure de dire s’ils prennent un soin « particulier » pour nettoyer leur peau. Toujours est-il qu’après le contact des eaux « troubles », les eaux « pures et purificatrices » de la douche sont attendues, mais sans impatience : on se douche, mais chez soi, car la plupart des clubs disposent d’équipements vétustes.

  • 14  Nos « jeunes rouennais » sont des scolaires : nous les dirons moins expérimentés que le reste des (...)

26Les perceptions et les fréquences de baignade dépendent de façon chaque fois significative des ambiances paysagères et des activités pratiquées. Les pratiquants « du Parc » et ceux de la Seine « des îles » sont à la fois moins méfiants, plus fréquemment exposés à des chutes (canoë, kayak et voile), et plus adeptes de la baignade. Autrement dit, plus on pratique dans un cadre « naturel », et/ou plus on tombe à l’eau et/ou plus on se baigne et/ou plus on est expérimenté14, et plus on est tolérant, sans être dupe pour autant, vis-à-vis de la qualité des eaux du fleuve. On voit que les perceptions contradictoires du fleuve (sale/pollué et terrain de jeu formidable) en recouvrent d’autres, entre les perceptions et les usages : on pratique « malgré tout », « et on ne s’en porte pas plus mal ». C’est que les usages renvoient à une multiplicité de motifs, et notamment à des désirs d’individuation : loin de s’en porter mal, on se sent « bien » sinon « mieux » en se baignant.

27Ces contradictions dévoilent le caractère construit des perceptions, le poids des expériences sur les appréciations du milieu. Il semble en conséquence pertinent de parler d’immersions paysagères, de véritables dépaysements de proximité tant les univers des pratiques tendent à détourner les usagers des préoccupations sanitaires. Le principal souci, en termes de risques, reste la collision, et non la contraction de microbes. Les pratiques « informelles » de la baignade doivent aussi sans doute être rapportées aux cadres institutionnels « à côté » desquels elles se déploient (l’école ne saurait les tolérer, et inversement les clubs ne cherchent pas à les interdire), mais surtout à partir des milieux et des saisons dans lesquelles elles s’inscrivent. L’enquête ethnographique permet de constater visuellement ces pratiques déclarées de baignade sur Elbeuf, Belbeuf, Caudebec-en-Caux, Quillebeuf et Hénouville, et de découvrir les charmes que proposent les sites en bord de Seine, dès lors qu’ils sont aménagés (cales, plages et pontons) et entretenus.

  • 15  La note moyenne obtenue est de 4,5/10.
  • 16  L’enquête révèle que les sondés ne pêchent pas en Seine, et que 80 % d’entre eux n’imaginent pas m (...)
  • 17  16 % des enquêtés disent se baigner « fréquemment » à « très fréquemment ».

28Plus que la Seine, ce sont les spots qui font sens, par les prises sur le milieu que façonnent des expériences singulières. Les paradoxes ne manquent pas, qui montrent que les « belbeuviens » vivent une « nature dans la ville », et que les rameurs (aviron) de Croisset apprécient autant les paysages industrialisés explorés qu’ils condamnent la qualité des eaux sur lesquelles ils glissent. Si le fleuve est un terrain de jeu apprécié, les sportifs jugent15 dans leur ensemble assez sévèrement la qualité de ses eaux, considérées comme trop sales pour être nourricières16, et néanmoins assez propres pour se baigner à l’occasion. Des pratiques17 de baignade existent ainsi qui témoignent d’un potentiel récréatif.

Conclusion : perceptions parcellaires et esthétiques fragmentaires

29Au terme de ce parcours, à quel point d’arrivée sommes-nous parvenus ? On a vu que l’estuaire de la Seine s’offre, du point des pratiques nautiques, comme un ensemble discontinu de spots, comme une réalité socio-naturelle morcelée, inaccessible par endroits. Cela est lié au fait que les 47 communes, les trois départements et les deux régions qui administrent l’espace estuarien ne raisonnent et n’agissent pas à l’échelle de l’estuaire, et commencent à peine à y mesurer un potentiel récréatif ou touristique. C’est aussi qu’elles affrontent, en ordre dispersé, deux grands ports maritimes, autonomes vis-à-vis des exigences des populations locales, qui occupent les sols et imposent leur vision stratégique à ce territoire.

30On a vu aussi que les spots de pratique correspondent, pour les sportifs, à trois façons de se rapporter aux eaux turbides du fleuve. Les écoulements s’inscrivent dans des horizons d’attente (Jauss, 1970) qui les construisent ou non comme des réalités estuariennes.

31L’appel du large imprime à l’estuaire marin, de manière hégémonique, une culture balnéaire de la plage et du rivage qui détourne les attentions de l’embouchure (de son bouchon vaseux, de ses zones humides, etc. ; Sirost, 2010) et participe de l’abandon de l’estuaire moyen aux intérêts des industriels et des ports : peu animé, il reste très peu fréquenté, perçu, connu. Haut lieu des loisirs, la mer limite encore les perceptions du milieu : l’horizon, l’appel du large, le désir du rivage (Corbin, 1988) occultent le mélange des eaux et la présence du fleuve. Qualifions de parcellaires ou de partielles ces perceptions maritimes qui empêchent aujourd’hui et en certains lieux, comme à Deauville, d’accéder par les loisirs à une forme de conscience du milieu estuarien. On traverse ainsi l’estuaire en l’ignorant copieusement et sans y avoir réellement accès.

  • 18  Entendons par là que le tout du milieu (estuarien) se donne à percevoir dans chaque partie (lieu d (...)

32Dans l’estuaire amont en revanche, entre Caudebec en Caux et le barrage de Poses (en amont de Rouen), des populations naviguent et cultivent des esthétiques du milieu qui participent d’une perception fragmentaire18 de ce qu’est un estuaire (Viard, 1994) : chaque spot donne à évoluer au contact des mouettes, des cormorans, des marées, des courants et parfois même des phoques (Hénouville), et ces éléments sont systématiquement évoqués par les pratiquants lorsqu’ils décrivent leur cadre de pratique. Ces formes sensibles (Sansot, 1990) tiennent aux logiques motrices des activités pratiquées, qui exigent de composer avec le milieu, de s’y référer, d’y faire attention : le fonctionnement de l’estuaire est globalement perçu par les pratiquants sans qu’ils en apprécient pour autant positivement toutes les caractéristiques administratives ou naturelles.

33La Seine rouennaise s’offre ainsi comme un équipement sportif intégré à la ville, comme un circuit ou une piste ouverte à différentes formes de glisses urbaines. Hors de Rouen, la Seine donne plutôt prise à des plaisirs du retrait dans la nature : l’estuaire du Parc comme celui des îles donne forme à des rapports complices aux eaux turbides, « troubles » pour le pratiquant, qui se traduisent parfois par des baignades. Ainsi, les « glisses urbaines » des « ascètes rouennais » sont des manières de « faire de la ville » en s’y dépassant (Augustin, 1995), alors que les « glisses de pleine nature » des « voileux du Parc » consistent plutôt à la fuir pour s’accomplir. Chacun tend à percevoir la Seine conformément à ce qu’il y fait. Les paysages de l’estuaire de la Seine structurent ainsi aussi bien des glisses urbaines, voire des « glisses en paysages industrialisés », que des « natures » dans lesquelles on se retire. Chaque spot est un paysage vécu, un produit hybride des milieux investis et des pratiques qui président à son exploration et à son appropriation.

34Finalement, la Seine reste associée à des expériences esthétiques qu’il s’agit de comprendre. Deux images lient intuitivement qualité du paysage et qualité de l’environnement : plus le cadre est aménagé et urbanisé, et plus les eaux semblent sales. Pour autant, d’après les pratiquants les plus expérimentés, la qualité des eaux s’améliore. Comprendre les perceptions de l’environnement suppose de comprendre ce que font les publics dans la nature ; ce qui exige de s’interroger sur la gestion des écosystèmes qui n’ont pas encore trouvé leur public. Au final les fréquentations de la réserve naturelle de l’estuaire de la Seine, comme celui du Parc naturel régional des boucles de la Seine normande, restent discrètes et ponctuelles (8 000 à 10 000 visiteurs sur chacun de ses sites, dont la moitié lors d’événements annuels festifs).

35L’hétérogénéité des perceptions (partielles-parcellaires ou fragmentaires) s’explique par la gestion multiscalaire de l’espace estuarien. Si les perspectives d’aménagement à venir fragilisent la vision globalisante de l’estuaire que les naturalistes cherchent à promouvoir, on peut voir que les sportifs adhèrent déjà à ce point de vue, même s’ils semblent résignés face à cette confiscation du fleuve par l’économie. Cette vision de la nature estuarienne est à rapprocher de l’esthétique du fragment prônée par Novalis, qui proposait de charger en mystère les choses banales et de vivre le tout par petits morceaux. L’estuaire de la Seine – quoi qu’en disent les spécialistes – n’est pas mort, mais agit comme une résonnance intérieure chez celles et ceux qui le vivent dans le beau jeu des sensations.

Remerciements

36Les éléments de cet article sont issus d’enquêtes réalisées dans le cadre du programme scientifique développé par le Groupement d'intérêt public Seine Aval. Voir le site web : http://www.seine-aval.fr

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Notes

1  Rappelons que la Seine s’écoule sur 776 km et draine un bassin versant de 79 000 km² (soit 14 % de la superficie nationale), où se concentrent 17 millions d’habitants, 50 % du trafic fluvial français, 40 % de l’activité économique et 30 % de l’activité agricole nationale.

2  Un estuaire est défini par la zone d’influence de la marée dynamique sur un cours d’eau ; pour la Seine, il trouve actuellement sa limite amont au barrage de Poses.

3  Pour les auteurs, l’estuaire charrie dans ses eaux aussi bien des morceaux de nature (sédiments, etc.) que de culture (habitations, bateaux) et est à la fois source d’engendrement et de recouvrement.

4  La fille de Victor Hugo est morte noyée en Seine lors d’une sortie en canotage, suite à l’onde du mascaret qui a retourné son embarcation.

5  Surfeur sur la Seine, Le courrier cauchois, n° 3230, 28 août 2009.

6  Dans la mesure où les stations nautiques (par exemple) ne désignent que des équipements de mise à l’eau, il convient de se référer aux espaces vécus que les pratiques permettent d’expérimenter pour comprendre s’ils fonctionnent ou non comme des lieux culturellement signifiants et socialement structurants d’une part, et pour rendre compte des formes historiques de conscience sociale des milieux investis. Cette terminologie « indigène » historiquement récente de spot désigne une expérience sensible, existentielle, qui interdit de réduire les espaces à de simples « arrières plans » auxquels les pratiquants seraient indifférents, mais impose au contraire de les considérer comme des territoires (espaces et paysages) et comme des milieux explorés/éprouvés/perçus, qui donnent accès à des expériences existentielles signifiantes et considérées comme importantes.

7  Personnes pratiquant un sport nautique au moins une fois par an sur la Seine en partie aval.

8  Il s’agit d’une enquête sur les activités nautiques de Poses à Tancarville menée dans le cadre du projet : « Activités nautiques formelles et informelles en Seine. Radiographie des usages ludiques de l’eau et des représentations liées au milieu » / GIP Seine-Aval, 2007.

9  Ces données ont été complétées par une quarantaine d’entretiens, des observations postées et des analyses documentaires, tant sur les activités des institutions que sur les pratiques informelles, plus rares et plus dispersées géographiquement, des particuliers.

10  L’enquête se focalisait sur les pratiquants réguliers. Il est de surcroit difficile d’appréhender par de tels outils des populations très jeunes.

11  Lorsque l’on demande aux enquêtés de prononcer un jugement d’accord ou de désaccord (échelle de Lickert) sur l’affirmation « la Seine est un lieu idéal pour pratiquer les activités nautiques », et que l’on applique à ces résultats un test de khi 2.

12  Au début du 19e siècle les adeptes du nautisme de loisir utilisent le vocable « chemins qui marchent » pour désigner leur relation sensorielle au milieu.

13  Les polychlorobiphényles (PCB) sont des liquides résineux et insolubles dans l’eau, issus des transformateurs et cancérigènes. Les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) sont des polluants persistants issus de l’usage du carburant et énergétique. Ils engendrent des dysfonctionnements cellulaires. Dans les deux cas, c’est la forte toxicité des produits qui est mise en avant, comme leur difficile évacuation du milieu qui en font des polluants persistants.

14  Nos « jeunes rouennais » sont des scolaires : nous les dirons moins expérimentés que le reste des habitués.

15  La note moyenne obtenue est de 4,5/10.

16  L’enquête révèle que les sondés ne pêchent pas en Seine, et que 80 % d’entre eux n’imaginent pas manger des poissons en provenance du fleuve.

17  16 % des enquêtés disent se baigner « fréquemment » à « très fréquemment ».

18  Entendons par là que le tout du milieu (estuarien) se donne à percevoir dans chaque partie (lieu de pratique).

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Title Figure 1. Populations de pratiquants estimées par site
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References

Electronic reference

Damien Féménias, Olivier Sirost and Barbara Evrard, « Les loisirs nautiques dans l’estuaire de la Seine : Médiations territoriales, consciences du milieu Â», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Hors-série 10 | Décembre 2011, Online since 30 November 2011, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/11576 ; DOI : 10.4000/vertigo.11576

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About the authors

Damien Féménias

CETAPS, EA 3832, Université de Rouen, Courriel : damien.femenias@univ-rouen.fr

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Olivier Sirost

CETAPS, EA 3832, Université de Rouen

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Barbara Evrard

CETAPS, EA 3832, Université de Rouen etIDEES, UMR CNRS 6266, Université de Rouen

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