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La schizophrénie écologique : le cas des déplacements quotidiens à Lyon

Stéphane La Branche

Abstracts

This article explores the gap between individual level information, values and actions in the context of the fight against climate change. This gap is not insignificant since it does play a role in the efforts at mitigation and, on the theoretical level, it raises the issue of the role of sustainable development in climate governance. We apply and explore the idea of ecological schizophrenia, as it emerges in daily mobility, so as to better understand the reasons behind the refusals, blockages and resistance to climate and energy measures. Through 30 semi directive interviews and a survey undertaken in Lyon – with 650 respondents- , we have identified trends associated to people’s predilection for cars. We concentrate in these pages on the tensions and contradictions between their values and their real behaviours, and the tensions this causes.

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Full text

Introduction

1Les années 1990 ont vu surgir le thème de la participation du public aux niveaux local, national et international grâce à l’émergence du développement durable et participatif (DDP) comme mode de gouvernance. Plus récemment, au DDP se sont ajoutées les gouvernances climatique et énergétique qui remettent en question nos façons de nous développer, de consommer, de produire et de nous déplacer. Notons que les gouvernances climatique et énergétique et le DDP sont conçus par la plupart des instances décisionnelles nationales et internationales comme formant un triptyque harmonieux, ce qui pose problème puisque ces types de gouvernance ne correspondent pas toujours dans la réalité, et ce, sur plusieurs plans.

2Tout d’abord, il existe un décalage entre le processus de diffusion des normes globales environnementales et leur mise en œuvre locale et individuelle. Il existe aussi des tensions entre les besoins énergétiques pour le fonctionnement de nos sociétés et les impératifs écologiques. Finalement, il y a un décalage important au niveau individuel entre l’information dont dispose un individu sur l’enjeu climatique et ses actions et comportements. Ce décalage entre information et actes n’est pas anodin, car il peut représenter un frein majeur aux efforts de réduction et, au niveau théorique, peut même remettre en cause l’association entre DDP et gouvernance climatique. Cet article se concentre sur ce dernier élément, en poursuivant des réflexions théoriques présentées dans cette revue en 2009 (La Branche, 2009). Nous explorons dans ces pages l’idée de schizophrénie écologique appliquée à la question de la mobilité urbaine quotidienne, afin de mieux comprendre les raisons du refus, des réticences et des blocages aux mesures climato-énergétiques. Un problème d’autant plus important lorsqu’il touche à la culture de la voiture et aux phénomènes de « dépendance au sentier » qui l’accompagnent : logistique et infrastructures, politique et économie, comportements et attitudes.

  • 1  Notre conception de la notion de schizophrénie écologique est tirée de Raphaëlle Bernabei (2007) « (...)

3Dans ce cadre, nous avons mené une étude sur la mobilité quotidienne visant à comprendre les réticences individuelles et les obstacles à un report modal vers les modes doux – habitudes, logistiques, valeurs, incapacité et manque de volonté. C’est elle qui offre la base de cet article. Par le biais de 30 entretiens semi-directifs et d’un sondage réalisé auprès de 650 Lyonnais, nous avons relevé des grandes tendances liées aux réticences des gens à utiliser les transports en commun (TC) et autres modes doux de transport (vélo et marche) et à leur ‘attachement’ à la voiture. C’est à elle que nous faisons référence tout au long de cet article. Nous insisterons dans ces pages sur les tensions entre les valeurs environnementales de ces individus et leurs comportements réels, ce qui nous amènera à explorer la notion de schizophrénie écologique1. Commençons avec une mise en contexte conceptuelle des gouvernances climatique et énergétique et du DDP, pour ensuite présenter les résultats de la présente étude.

Développement durable et gouvernance climatique

4Dans leurs rapports, les instances décisionnelles et de recherche internationales et nationales liées à la lutte contre les changements climatiques mentionnent toutes le contexte social comme un obstacle potentiel aux mesures technologiques et économiques visant à maîtriser les gaz à effet de serre (GES). Presque toutes s’accordent pour dire qu’il faut arriver à des changements de comportements et de modes de vie. Mais elles offrent peu de mesures sociales et politiques concrètes aux problèmes d’inacceptabilité, de refus et de résistance des citoyens et consommateurs – de ce que nous avons nommé le NEIMBY, le No Environment in My Backyard (La Branche, 2009). Les instances déclarent que c’est par le biais de la conscientisation et par conséquent, de la traduction de l’information en action et en participation, que les citoyens adopteront des comportements pro-climatiques. Le DDP est présenté comme le mécanisme par lequel on mettra en œuvre les gouvernances climatique et énergétique. Tous les textes discutés plus loin dans cet article prennent cette position.

  • 2  Notons par ailleurs qu’elles s’inscrivent fortement dans une démarche pragmatique plutôt que théor (...)
  • 3  La gouvernance climatique apparaît dans les textes auxquels nous faisons référence plus loin comme (...)
  • 4  Nous laissons de côté les conditions techniques, économiques, scientifiques, etc. qui sortent des (...)

5Les différentes définitions de ces formes de gouvernance reflètent la vision des instances décisionnelles2. Pour ces instances – et pour résumer - leDDPrend possible la durabilité environnementale grâce à la participation des citoyens à la vie sociale, politique, et économique3. Décliné à la problématique climatique, cela se traduit de la manière suivante : grâce à l’information et la conscientisation, les populations modifieront leurs façons de vivre (consommation de produits et d’énergie, déplacements, habitat, etc.) en conformité aux objectifs climatiques déclinés par la science. Il nous semble que, surtout dans son application locale, ce postulat pose problème en partie parce que l’efficacité de la dimension participative du DDP à lutter contre les changements climatiques repose sur deux conditions minimales nécessaires : i) les populations sont informées et convaincues de la réalité de la crise climatique et ii) cette conscience se traduit en nouveaux comportements climatiquement soutenables4. Mais il existe un fossé entre information et croyances et entre valeurs, conscience et actes.

  • 5 S. La Branche,2010.

6Notre étude sur la mobilité quotidienne à Lyon montre – et c’était notre hypothèse de travail – que les citoyens ont une conscience et une information suffisante de la crise climatique, que cette information est accompagnée de valeurs écologiques, mais que ces valeurs ne sont pas traduites en actes et qu’elles ne sont pas un critère de choix du mode de transport au quotidien. Il existe donc une tension entre conscience et actes. Cette conclusion appuie d’autres études menées dans le cadre de notre programme de recherche sur la question des limites de la participation pour les gouvernances environnementale et climatique dans les barrages5, les entreprises ou l’habitat. Nous explorons dans ces pages la notion de schizophrénie écologique en analysant les tensions entre valeurs environnementales et comportements réels dans les efforts requis pour passer à une société post-carbone : quels sont les freins, résistances et réticences au changement associés à cette schizophrénie écologique ? Car à l’heure actuelle, le décalage est flagrant entre les déclarations relatives à la prise de conscience des enjeux écologiques et la réalité des pratiques individuelles. Même si nos réflexions doivent être approfondies, la présente étude nous permet d’explorer de manière empirique, le vécu de ce phénomène. Tournons-nous maintenant vers cette notion, en en posant les limites et les conditions de son apparition.

La schizophrénie écologique

  • 6  http://www.vulgaris-medical.com/encyclopedie/schizophrenie-4160, consulté le 12/2010. (...)

7Commençons par brièvement décrire cette condition qu’est la schizophrénie. En termes psychiatriques, cette maladie se caractérise par6 : des hallucinations visuelles ou auditives ; une perception erronée de la réalité ; une désorganisation de la pensée et du comportement. Comme l’explique Bourgeois (1999), il existe non pas une, mais des schizophrénies de profondeurs variées, qui sont fondées sur une défaillance du système de filtration des stimuli extérieurs. La chute des capacités de traitement de l’information noie l’individu dans les informations qu’il capte, ce qui entraîne une fragmentation de la pensée et des troubles de comportement. Le schizophrène paranoïaque a l’impression d’être une marionnette et de se faire manipuler par l’extérieur, par une puissance surnaturelle contre laquelle il ne peut lutter.

  • 7  Définition extraite du dictionnaire encyclopédique le Grand Larousse illustré.

8Au sens pathologique du terme, la schizophrénie se définit comme « une psychose délirante chronique caractérisée par une dissociation mentale, ou discordance, et générant une perturbation du rapport au monde extérieur »7. Le schizophrène éprouve des sentiments contradictoires comme l’amour et la haine par exemple, à l’égard d’un même objet. Cette pathologie se traduit par une déstructuration du système de la personnalité, amenant une incohérence à la fois mentale et au niveau des pratiques. La vie psychique peut perdre sa stabilité pour aboutir à une dissociation de la psyché et de l’identité. Dans certains cas, une altération des capacités associatives est aussi possible. Il y aurait encore beaucoup à dire sur la schizophrénie en tant que psychose, comme par exemple qu’il en existe de différents degrés et de différentes formes, mais cela suffit pour l’instant pour saisir ce problème.

9Il va de soi que la schizophrénie telle que nous la concevons dans son aspect écologique n’est qu’une forme très douce de schizophrénie qui n’a, dans ses manifestations, que peu de choses en commun avec la conception psychiatrique. Malgré cela, la notion de « schizophrénie écologique » nous est apparue comme la meilleure pour rendre compte d’un phénomène actuel assez préoccupant pour l’environnement : les tensions entre valeurs et actes peuvent mener à des stratégies de fuites, de déni ou de rejet – d’où le climatoscepticisme qu’on observe ces dernières années (Marshall, 2001). Nous nous approchons donc du sens commun, public, du terme, qui se focalise sur les contradictions (liées aux dissociations mentionnées dans les définitions formelles) entre les attitudes, les discours et les pratiques. L’injonction de la part des individus de cesser de les faire sentir coupables de ne pas agir suffisamment montre bien la diffusion et la prégnance croissante, mais encore diffuse, des valeurs écologiques au sein des groupes de populations. Mais cette injonction à la fois montre et accroît la tension intérieure. Dans le cas de la schizophrénie écologique, les tensions internes entre les ensembles de valeur ou entre les valeurs et les comportements susciteraient des sentiments de culpabilité chez l’acteur. D’ailleurs, l’analyse de contenu des discours révèle que ce sont les automobilistes les plus convaincus qui expriment le plus de culpabilité pour leur mode de transport. L’analyse lexicale a révélé une classe de discours où les individus présentent la voiture comme leur mode de transport principal, l’associant à la liberté, au confort. Cette classe est également celle qui développe le plus un discours sur la culpabilité, l’environnement et les gestes écologiques. Ll’étude montre clairement que dans les critères de choix des modes de transports, la distance et le temps de déplacements sont plus significatifs que l’environnement, alors que les interrogés s’inquiètent aussi réellement des changements climatiques ! L’analyse lexicale suggère fortement que le degré de conscience vis-à-vis des problèmes environnementaux n’influe pas sur l’utilisation des TC. Rocci (2007) et Vincent (2008) montrent que même ceux qui privilégient les TC ne le font pas pour des raisons écologiques, ce avec quoi nos résultats concordent.

10L’importance donnée à la voiture semble dominer face aux convictions environnementales. Ceci nous amène à dire que même dans les cas où une conscience environnementale suscite chez les acteurs un sens de culpabilité pour leur absence de comportements écologiques, cette conscience n’est pas traduite en comportements.

11La rationalité ne suffit pas alors à régler la tension, comme c’est davantage le cas des dissonances cognitives. Nous posons que les tensions liées à la schizophrénie écologique sont plus importantes que la dissonance cognitive qui relève plutôt de l’écart entre ce qu’un individu pense devoir faire et ce qu’il fait. La dissonance cognitive peut être résolue par un changement dans l’argumentation, dans les idées, mais nous posons que, comparée à la schizophrénie écologique, la tension émotive intérieure est peu présente dans la dissonance cognitive. Généralement, la réduction de cet écart passe par la modification du discours, des idées, relative aux pratiques dissonantes, plutôt que par un changement des comportements, même si cela réduit aussi la dissonance (Festinger, 1957 ; Stone et Fernandez, 2008).

12Ceci étant un travail de réflexion sur la notion de schizophrénie écologique, il est fondamental d’identifier quelques caractéristiques des valeurs en contradiction avec la protection de l’environnement. Les incohérences et les ambiguïtés entre les discours et les pratiques environnementales sont si nombreuses que les raisons et les logiques sous-tendant ces tensions rendent l’explication difficile. Néanmoins, nous pensons que les acteurs sont sujets à l’ambivalence d’au moins deux sentiments ou deux ensembles de valeurs contradictoires à l’égard d’un même sujet – c’est une première condition de la schizophrénie écologique. D’une part, nous avons des valeurs écologiques qui incitent la personne à agir en faveur de l’environnement et de l’autre, des valeurs autres qui entrent en conflit avec la protection de l’environnement - telles les satisfactions d’un intérêt personnel ou économique, une conception individualiste de la liberté ou du confort. La confrontation des deux ensembles de valeurs se traduit alors par une dualité, une dissonance cognitive accompagnée de tensions émotionnelles ou morales et donc, à un conflit interne. Mais d’autres éléments sont aussi nécessaires pour parler de schizophrénie.

13Sans aller jusqu’à parler de pathologie ou de maladie, dans notre acception la schizophrénie écologique implique nécessairement la présence de valeurs environnementales profondes. Il n’y a donc pas de schizophrénie chez les personnes pour qui l’environnement ne suscite aucun intérêt. Plus la préoccupation environnementale est forte, plus le radicalisme écologique est poussé, et moins il y a un passage à l’action, plus la schizophrénie sera prononcée. Au quotidien, une personne dont la sensibilité écologique est très marquée aura d’autant plus de difficultés à faire correspondre convictions et actions écologiques. À l’inverse, on peut aussi avoir une action dont les résultats peuvent être écologiques (prendre les transports en commun plutôt que la voiture), mais les intentions sont autres (moindres coûts, perte de la voiture, etc.). Une personne qui va faire du vélo pour une raison sportive n’aura aucun dilemme, car il n’y a pas de volonté d’agir en faveur de l’environnement si ensuite, elle revient à la voiture. Il n’y a donc pas de schizophrénie écologique sans confrontation de valeurs, dont une doit être liée à l’environnement.

14Le niveau de connaissances concernant la problématique environnementale est un second facteur à prendre en compte dans la schizophrénie écologique. En effet, si l’on n’est pas informé des conséquences de nos actes sur l’environnement, il ne peut y avoir de conflit de valeurs. Dans ce cas, la schizophrénie écologique se caractérise d’un côté par la volonté d’agir en faveur de l’environnement et de l’autre, par le souhait de satisfaire un désir, motivé selon le cas par différentes raisons, mais qui aura forcément des effets contradictoires par rapport à la première volonté. La schizophrénie écologique se caractérise ainsi par la confrontation de deux valeurs contradictoires dont l’une est nécessairement de nature écologique. La nature des valeurs opposées sera précisée plus loin dans cet article. Cette confrontation détermine l’orientation du passage à l’acte. Au final, que la schizophrénie soit « sociétale » ou non, c’est-à-dire que l’on a ou pas la capacité d’agir conformément à ses valeurs, elle se définit par la présence d’une sensibilité environnementale ne se traduisant pas dans les faits par un comportement écologique. Mais même si la valeur environnementale l’emporte sur d’autres valeurs, le comportement ne suivra pas automatiquement cette dernière. Malgré tout, il nous semble que lorsque la valeur environnementale prévaut, la probabilité d’adopter un comportement écologique en adéquation avec les valeurs est beaucoup plus forte. C’est donc cette finalité qui doit être recherchée.

15L’humain se retrouve aujourd’hui face à une crise environnementale et notamment, climatique, dont l’ampleur et la gravité ne sont pas sans remettre en cause le système des valeurs et les modes de vie et de pensée dominants. La dualité, entre d’un côté la prise de conscience de la nécessité de lutter contre les changements climatiques ou du moins d’éviter de dégrader le climat, et, de l’autre, la tentation d’agir de façon plus égoïste conformément à ses volontés ou à ses désirs, ou à une définition de la qualité de vie qui ne soit pas conforme aux efforts de lutte contre les changements climatiques, est pour le moins troublante. C’est un peu comme si l’individu recevait de lui-même deux injonctions contradictoires à la fois, de façon telle que s’il obéit à l’une, il est forcé de désobéir à l’autre, d’où une tension intérieure. Ainsi toute action susceptible d’avoir un impact négatif sur l’environnement devient un dilemme. Du point de vue de la schizophrénie écologique et pour l’illustrer de façon très schématique, acheter un 4x4 pour circuler en ville, c’est choisir soit de se faire plaisir (conduire une grosse voiture, image…) soit l’utilité (transports de gros cartons…) tout en polluant. Opter pour l’une de ces alternatives, c’est renoncer à l’autre.

16Depuis la fin des années soixante, période de l’apparition des préoccupations écologiques au niveau des populations occidentales, les enquêtes sur la thématique environnementale ont connu un véritable essor. Notre étude se base sur un certain nombre d’entre elles (Planchat, 2007 ; l’Institut Français de l’Environnement (IFEN), 2006a,b,c : Ademe, 2005 ; CREDOC, 2002 et 2005 ; Commission européenne, 2005) auxquelles nous reviendrons sous peu. Ces études évaluent les opinions, les représentations sociales et les attitudes des ménages vis-à-vis de l’environnement. Le problème est que beaucoup de ces études ont un biais pro-environnemental qui n’explique pas l’écart entre une forte sensibilité déclarée et les pratiques environnementales réelles, notamment en ce qui concerne les déplacements quotidiens.

  • 8  Le suivi sur le long terme de la sensibilité des opinions à l’égard de l’environnement s’est progr (...)

17À première vue, la sensibilité des sociétés modernes au sujet de l’environnement ne fait aucun doute8. Selon les enquêtes de l’IFEN depuis 2000, environ neuf Français sur dix se déclarent sensibles ou concernés par les problèmes d’environnement et les trois quarts considèrent sa protection comme « un problème immédiat et urgent ». Quand on leur demande de se prononcer sur l’importance qu’ils accordent à l’environnement sur une échelle de 1 à 7, les Français témoignent d’une sensibilité assez forte : 77 % donnent une note au moins égale à 5. Et la même tendance s’observe au niveau européen. Pourtant, les valeurs environnementales ne se traduisent pas automatiquement en comportements écologiques. Néanmoins, plus les valeurs sont fortes, plus la probabilité d’agir conformément à elles est élevée. Il y a donc plusieurs degrés de sensibilité – nous reviendrons à la question des capacités à agir liées aux inégalités écologiques un peu plus loin. Il en est de même pour la schizophrénie écologique, dont la profondeur varie en fonction de celle des valeurs environnementales. Ainsi, si le tri des déchets est devenu le geste « le plus courant », 50 % des Français pensent contribuer ainsi le plus à la protection de l’environnement, il n’en demeure pas moins qu’en France, « la quantité d’ordures ménagères ne cesse d’augmenter (340 kg par an et par personne, un poids multiplié par deux en quatre ans) et seule une très faible partie de nos déchets est recyclée » (Le monde, 25 mai 2007). 

 Facteurs explicatifs

18« L’inquiétude très marquée des Français vis-à-vis de la pollution de l’air et de l’eau montre que l’environnement devient un sujet de préoccupation d’autant plus aigu qu’il est perçu par les individus comme une menace potentielle sur la santé » (IFEN, 2006a : 58). Ainsi, l’intérêt personnel que représente la santé semble être un moteur d’action. Mais dans le cas des changements climatiques, cela ne représente qu’un danger, un risque futur et diffus, dont les gens n’ont pas réellement peur, les conséquences ne se faisant que fortement ressentir sur le long terme. Quoi qu’il en soit, plus l’inquiétude liée à la problématique environnementale est forte, plus la schizophrénie écologique est profonde, surtout que l’enquête de l’IFEN de 2000 montre que les Français se reconnaissent de plus en plus comme étant personnellement impliqués dans les processus portant atteinte à l’environnement. La responsabilisation individuelle du problème ne fait donc qu’accroître les tensions internes. Concentrons-nous donc maintenant sur ces conditions qui font apparaître la schizophrénie écologique.  

Les manifestations de la schizophrénie écologique des individus

19Même si les comportements écologiques évoluent, l’engagement environnemental revendiqué dans les discours ne se traduit que marginalement par des changements dans les pratiques individuelles. Au vu de cela, il convient de se questionner sur un tel écart. Nous avons constaté plusieurs sortes de contradictions, d’ambiguïtés et d’incohérences, notamment entre ce que les citoyens se disent prêts à faire ou ce qu’ils trouvent important, voire nécessaire de faire et ce qu’ils font vraiment. Le but est ici de mettre en évidence le décalage entre intentions et actes, avec quelques effets ‘psychologiques’ ou éthiques potentiels, tels que nous les avons relevés dans différentes études, et de soulever les paradoxes suggérant l’existence de la schizophrénie écologique.

20Plusieurs sources de tensions relationnelles sont possibles, mais soulignons : a) l’opposition entre une opinion consensuelle au sujet de l’environnement et une augmentation de la consommation et ; b) l’opposition entre la prise de conscience environnementale et le refus d’accepter des sacrifices pour protéger l’environnement. Selon l’IFEN (2002), alors même que s’accroît le sentiment que l’état de l’environnement se dégrade, une majorité de la population ne paraît pas prête à admettre, pour limiter la pollution, certains sacrifices tels qu’une baisse de niveau de vie (rejeté à 71 %), moins de confort (62 % y sont formellement opposés), une augmentation du chômage, catégoriquement rejeté (à 91 %), ou un ralentissement économique (rejeté à 53 %). Autrement dit, l’idée d’une contribution sous forme de sacrifices -économiques ou plus personnels- est loin de recueillir l’assentiment de l’opinion publique, en atteste la récente défaite de la Taxe carbone en France. Ou encore, une étude du Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie (CREDOC) qui montre que le confort était plus important que les économies d’énergie pour les Français (CREDOC, 2008). La population, dans sa majorité, ne paraît pas disposée à sacrifier les fruits de la croissance économique, ni son confort personnel, pour la cause environnementale. Mais il existe d’autres types de sacrifices, non économiques, qu’il ne faut pas négliger dans notre analyse, comme les efforts ou le temps. Dans notre étude sur les déplacements, le temps de déplacements était le facteur le plus déterminant : temps pour les courses, aller chercher les enfants, mais surtout arriver à temps au travail. À ce stade, il convient de distinguer deux catégories de personnes pour comprendre la marge de manœuvre réelle dont les gens disposent pour modifier leurs comportements.

21La première concerne les individus qui ont les moyens logistiques, financiers et intellectuels de mettre en œuvre leurs intentions déclarées et qui ont donc la possibilité d’agir sur leur schizophrénie écologique. Les ménages les plus impliqués sont ceux qui disposent « d’une relative aisance sociale » et qui sont « bien installés dans la vie », note l’IFEN : « l’adoption de comportements favorables à l’environnement […]émerge davantage au sein de ménages propriétaires, vivant en couple, dans lesquels la personne de référence, âgée de plus de 30 ans, est diplômée » (IFEN, 2006a : 3). Certes plus profonde chez les personnes fortement sensibles à l’environnement, la schizophrénie écologique est donc aussi liée à une certaine aisance sociale. Ainsi, plus on « peut » agir pour le climat, plus la probabilité d’être atteint de schizophrénie écologique est forte.

22 Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons indiqué plus haut, il ne peut y avoir schizophrénie sans valeurs environnementales ni connaissances des conséquences de nos actes sur l’environnement. Une famille interrogée à Lyon a décidé de passer le permis de conduire et de s’acheter une voiture après la venue de second enfant, alors qu’elle se décrivait comme très écolo, végétarienne, recyclant tout… Le sentiment de culpabilité ressenti était très fort, mais la fatigue et les inconvénients liés aux déplacements avec deux enfants en bas âge l’étaient encore plus. Cette famille avait tout de même un avantage : elle avait la capacité financière et la connaissance, mais ceci ne faisait qu’accroître le sentiment de culpabilité et les tensions intérieures. Pour la seconde catégorie de personnes, en revanche, la schizophrénie se caractérise d’un côté par la volonté d’agir, et de l’autre par l’impossibilité logistique, matérielle ou financière de conformer son comportement à ses valeurs. La schizophrénie est alors systémique. C’est par exemple le cas de près de 26 % des personnes interrogées dans une étude menée en 2005 par l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME), qui affirment ne pas pouvoir utiliser les transports en commun plutôt que la voiture et de 24 % qui déclarent pouvoir le faire, mais difficilement (ADEME, 2005). L’impossibilité d’agir serait donc liée à une impossibilité logistique ou matérielle objective. Cependant, il ne faut pas oublier que l’évaluation de l’accès et de la disponibilité est aussi sujette à l’évaluation subjective de l’acteur. Ainsi, une des personnes interrogées dans le cadre de notre étude sur la mobilité à Lyon dit : « près de chez nous, il n’y a rien. Pas de transports en commun. Que des bus. Il n’y a rien… ». Le bus n’est donc pas considéré comme un mode de transport valable ! Quoique moins fortement ressentie par les interrogés de notre l’enquête, cette évaluation négative du bus comme mode de transport est répandue : trop lent, pris dans les bouchons et souvent en retard, le bus n’est jamais pris par choix ni par goût, au contraire du tramway.

  • 9  Pour de plus amples discussions sur ces types, voir les autres textes du numéro spécial sur les in (...)

23Pour d’autres ménages, il y a une impossibilité réelle de passer à l’action. Il s’agit notamment des ménages pris avec d’autres difficultés, liées à la pauvreté, à l’insuffisance de connaissance et plus généralement à ce que l’on appelle les inégalités écologiques. Nous définissons les inégalités écologiques comme des inégalités observées entre individus ou groupes d’individus en fonction des impacts environnementaux qu’ils subissent (accès ou non aux ressources environnementales, différences d’exposition et de capacité de protection face aux risques environnementaux) et de ceux qu’ils génèrent (émissivité plus ou moins grande de facteurs nocifs pour l’environnement), à l’échelle locale comme globale, et qui touchent principalement les catégories sociales marginalisées ou les moins influentes (travailleurs pauvres, populations indigènes, femmes, personnes âgées…) (Chaumel et La Branche, 2008). Notre analyse nous a permis d’identifier quatre types d’inégalités écologiques9. Les inégalités territoriales renvoient aux différences qualitatives entre territoires et à la répartition différentielle des groupes de populations sur ceux-ci, les premières ayant une influence directe sur la seconde. Les inégalités d’accès aux biens élémentaires, qui renvoient aux différences observables dans l’accès aux services « de première nécessité » (eau potable, réseaux d’assainissement, déchets…) et aux ressources du territoire par les populations qui y sont implantées. La question de l’accès « physique » des individus à ces biens et ressources, pour des raisons relevant de conditions géographiques, financières ou culturelles, doit être considérée en parallèle à celle de l’accessibilité de ces biens, c’est-à-dire à leur mise à disposition par la collectivité. Ce dernier point est particulièrement sensible dans les pays pauvres. Les inégalités face au risquedésignent à la fois les inégalités d’exposition et de génération du risque naturel, technologique ou sanitaire et elles sont donc directement liées à la vulnérabilité et à la résilience. Lesinégalités de pouvoir, finalement, correspondent à la capacité relative d’un individu à agir sur son environnement et à interpeller la puissance publique à son sujet. Elles concernent également les rapports de domination entre les pays ou ensembles régionaux et, au sein des sociétés locales, entre groupes sociaux, genres, générations ou groupes culturels. Ce type d’inégalités est prépondérant, car il englobe toutes les autres catégories citées, des inégalités de pouvoir pouvant être constatées aussi bien dans l’aménagement d’un territoire donné, qu’en ce qui concerne l’accès à un besoin élémentaire ou dans la façon d’aborder un risque particulier et de s’en prémunir.

24Pour résumer, il existerait donc trois figures de cas des tensions entre valeurs environnementales et actions et comportements. Le premier est celui de l’impossibilité pour un acteur d’agir en raison d’une absence de logistique, d’infrastructure, de matériel. Un père de famille peut très bien être écologiste, mais sans la possibilité logistique ou matérielle de recycler du verre dans sa ville, il lui sera impossible de le faire. Dans ce cas, on ne saurait parler de schizophrénie écologique individuelle. Le sentiment de frustration est alors plus fort que celui de culpabilité. Le deuxième cas se présente lorsqu’il y a l’incapacité d’un acteur en raison de ses conditions de vie liées aux inégalités écologiques. Nous posons que cette situation provoque aussi des sentiments de frustration, quoique probablement moins grands que le cas où la logistique n’existe pas. Finalement, il y a aussi le cas d’une schizophrénie écologique plus profonde, où pour des raisons considérées comme secondaires par l’individu, les valeurs écologiques ne sont pas traduites en comportements. Ceci est lié à la perception que les individus ont de leur niveau de responsabilité et de leur conception du monde.

Responsabilité individuelle et schizophrénie écologique

25Dans notre étude sur la mobilité, 81 % des interrogés avaient pleinement conscience de l’impact de la voiture sur le climat, et 81 % pensaient que la meilleure façon pour un individu de lutter contre les changements climatiques était de diminuer le transport en voiture et pourtant, 56 % l’utilisait pour toutes leurs activités, et ce, même si 93 % avait un mode de transport collectif à moins de 600 mètres. Ceci soulève la question de la responsabilité individuelle : il est évident que la pollution induite par une personne au niveau individuel ne représente finalement, d’un point de vue relatif, que très peu de choses. Mais la pollution est significative quand on additionne les pratiques des uns et des autres. On se retrouve ainsi face à un autre paradoxe : d’un coté, l’individu sait qu’utiliser sa voiture pollue, et de l’autre, il tend à transférer à un autre acteur (l’État, la Chine, les « autres ») une bonne partie de la charge de la lutte contre la pollution atmosphérique. En effet, les Français souhaitent d’un côté une forte intervention de l’État pour protéger l’environnement, et de l’autre, ils refusent le paiement de plus de taxes et d’impôts. En même temps, les citoyens sont pour beaucoup convaincus qu’ils jouent un rôle dans le processus de dégradation de l’environnement. Pourquoi ne font-ils alors pas ce qu’ils disent pouvoir faire ?

26Il convient toutefois de prendre de la distance par rapport à ces résultats en prenant plus en compte la fréquence des pratiques déclarées, tout aussi importante que les actes eux-mêmes. Il est aussi certain qu’il existe différents degrés de sensibilité environnementale. Plus cette sensibilité est profonde, plus la schizophrénie écologique est forte et plus les déclarations d’intentions ont des chances de se traduire un jour par un acte réel, afin de soulager le sentiment de culpabilité. Notre programme de recherche vise justement à comprendre pourquoi les intentions déclarées ne se traduisent pas systématiquement dans les faits. En d’autres termes, pourquoi certains acteurs à travers certains de leurs comportements sont-ils sujets à la schizophrénie écologique au vu des contradictions entre valeurs et comportements et des oppositions entre désirs différents ?

Sentiment d’impuissance des citoyens face à la pollution atmosphérique

27La notion de schizophrénie écologique tente d’expliquer pourquoi la traduction des valeurs et de la sensibilité écologique en comportements et attitudes conformes à ces dernières n’est pas systématique. La schizophrénie écologique sera donc surmontée quand les individus et les politiques agiront en conformité avec leurs valeurs environnementales. Les conditions d’existence de la schizophrénie varient en fonction de la capacité des gens à mettre en application leur sensibilité environnementale, sans quoi une dissonance cognitive et émotive se met en route. Plus l’opportunité et la capacité logistique et financière sont faibles, plus la schizophrénie écologique est liée aux conditions sociales et aux inégalités écologiques, moins grande est la capacité des individus pour réduire les tensions. Dans le cas contraire où l’on veut et l’on peut agir en faveur de l’environnement, mais qu’on ne le fait pas, on garde un certain contrôle sur la schizophrénie. D’une manière générale, la profondeur de la schizophrénie écologique varie en fonction de plusieurs critères dont les principaux sont la sensibilité écologique, les connaissances liées aux problématiques environnementales, le niveau de vie et les possibilités, tant logistiques que financières pour la mise en œuvre concrète des valeurs environnementales. Il y a schizophrénie écologique non systémique quand il y a valeur environnementale, contradiction interne, connaissance, opportunité et capacité logistique et financière. L’apparition de la schizophrénie écologique est concomitante à celle des préoccupations environnementales – sans problèmes environnementaux, pas de schizophrénie écologique. Elle est donc évolutive dans le temps, contextuelle et sujette à des allers-retours, des hauts et des bas. Ainsi, on pourrait émettre l’hypothèse que la hausse du climatoscepticisme et le déni des causes anthropiques des changements climatiques depuis 2009 environ sont en partie une réaction psychologique visant à réduire la schizophrénie écologique.

28Les résultats des enquêtes citées précédemment montrent bien qu’actuellement, la prise de conscience de l’urgence écologique concerne une majorité de personnes. Quand il y a conflit de valeurs, le côté systémique de la schizophrénie a en principe été surmonté ou n’a pas posé problème. Au moment de la dualité, la personne concernée est face à deux alternatives réalisables concrètement : à la volonté d’agir s’ajoute la possibilité de se comporter conformément aux valeurs environnementales.

29Une précision s’impose ; l’utilisation des transports en commun pollue certes bien moins quantitativement que l’utilisation de la voiture, mais plus que l’utilisation du vélo. La question encore non résolue est de savoir si l’on doit traiter au même plan dans notre analyse une schizophrénie écologique caractérisée par deux sentiments contradictoires tels que l’utilisation de la voiture et le covoiturage, et celle pour laquelle s’oppose l’usage de la voiture et utilisation du vélo. Même si le vélo pollue moins que le covoiturage, l’un et l’autre ont un moindre impact sur l’environnement que la voiture individuelle. Le covoiturage pourrait s’avérer être une réponse à la schizophrénie écologique assez faible (et donc à un radicalisme écologique faible), mais comme nous le verrons, cette pratique est quasi ignorée par les Lyonnais.

30Le conflit de valeurs au cœur de la schizophrénie écologique se caractérise par l’opposition entre les valeurs environnementales et d’autres valeurs qui lui sont potentiellement contradictoires. Il s’agit alors de poser la question de la nature de ces volontés, qui, au moment d’agir dans un sens écologique, sont susceptibles de prendre le dessus et d’orienter l’action dans un sens contraire. Mentionnons à titre d’exemple le conflit de valeurs entre l’environnement et le pouvoir d’achat. Par exemple, une personne souhaitant acheter des produits d’appellation « bio » se retrouvera face à ce dilemme écologie/économie. Même un surcoût relativement faible peut faire pencher la balance en défaveur de l’environnement, surtout pour les familles pauvres. L’installation de panneaux solaires à son domicile et l’achat de voitures moins polluantes sont soumis à la même logique. La voiture électrique, elle, entre en conflit avec le « confort » de pouvoir rouler pendant des heures sur l‘autoroute. À partir du moment où l’adoption d’un comportement écologique a un prix plus élevé (ou qui requiert des efforts plus grands) qu’un comportement qui ne l’est pas, la probabilité pour que la schizophrénie écologique tourne en faveur de l’environnement est faible. Rappelons que nous distinguons les individus ayant les moyens financiers d’acheter des produits verts, mais qui ne le font pas en raison de leur surcoût, et ceux, plus pauvres, qui ne le peuvent pas. Dans ce dernier cas, le conflit de valeur est présent, mais la tension est moindre en raison de l’incapacité à passer à l’action. Il existe aussi unconflit de valeur entre l’environnement et la priorité au court terme. Bien souvent, c’est l’instant présent qui prend le dessus sur toutes autres considérations envisageant le long terme. Et on ne pense pas toujours, ou peut être ne veut-on pas penser, aux conséquences possibles sur l’environnement qu’auront nos décisions d’aujourd’hui dans un avenir plus ou moins proche. D’un autre côté, il est vrai aussi que les pratiques environnementales sont économiquement et socialement dépendantes d’autres besoins plus immédiats (se déplacer pour son travail, pour l’école) ce qui complique les choses. Le ‘schizophrène écologique’, comme n’importe quel autre individu, fait constamment une évaluation des différents coûts et avantages économiques et autres, mais de plus, il se sent coupable lorsqu’il ne traduit pas ses valeurs en actes.

31Souvent, agir en faveur de l’environnement demande de fournir un effort plus ou moins important selon l’action considérée. Or l’effort, perçu comme une véritable contrainte, semble de moins en moins bien accepté dans nos sociétés actuelles. L’effort est en effet apparenté à un coût sans récompenses immédiates. Prendre le tramway, privilégier le vélo, trier ses déchets représente des contraintes plus ou moins négligeables selon les individus. On a même tendance à refuser l’effort immédiat quitte à ce que l’effort futur à fournir soit plus important.

Le conflit de valeur entre l’environnement et l’individualisme

32Dans cette catégorie, nous incluons principalement la liberté de déplacement et d’acheter, la liberté d’avoir et la liberté d’être. Quoi qu’on en dise, la voiture est un merveilleux outil de liberté, ce qui complique foncièrement les choses. Cette assimilation de la voiture à la liberté est encore plus flagrante en Amérique du Nord avec le mythe du road trip auquel contribuent les grands espaces. La possibilité d’être autonome et indépendant l’emporte sur toutes autres considérations, car ce sont des valeurs essentielles dans la société actuelle. On a beau être conscient, informé sur l’impact écologique négatif de l’utilisation de la voiture, et persuadé qu’il faut le limiter, le conflit schizophrénique est très souvent perdu d’avance pour la valeur environnementale quand il s’agit de liberté individuelle, un des facteurs explicatifs forts qui est apparu dans notre étude sur la mobilité quotidienne à Lyon. La perception de liberté de mouvement par les acteurs est en effet un des plus importants dans l’attachement des citoyens à la voiture. Nous y revenons plus bas.

Mobilité et gouvernance climatique

33Le secteur des transports est la seconde source de GES, après les industries de l’énergie - soit environ 20 % des émissions globales. Dans les pays de l’OCDE, le transport routier est responsable de la grande majorité des impacts environnementaux - pollution, bruit et dégradation de l’habitat. Les deux tiers des coûts externes liés aux transports sont causés par le transport des passagers et un tiers par le fret (OECD 2009 : 343). L’OCDE rapporte de plus que les transports connaissent le second plus haut taux de croissance et que cela se maintiendra durant les 15 prochaines années. Résultat : une augmentation de 58 % des émissions de CO2 entre 2005 et 2030 au niveau global (OECD, 2009 : 347).

34À ce problème, l’essentiel des recommandations préconisées est d’ordre technique : amélioration de l’efficacité des véhicules, substitution des carburants et maîtrise de la demande. L’approche technique pour résoudre la crise climatique est d’ailleurs prévalente dans les gouvernances climatique et énergétique,comme étant la clé de la transition vers un avenir sobre en carbone. Et pourtant, les grands rapports cités dans cet article insistent tous sur le fait qu’il faut changer nos comportements et nos modes de vie, notamment la consommation de l’énergie, en favorisant les transports en commun, la marche à pied et le vélo. Mais, comme dans la majorité des rapports nationaux ou internationaux, on ne dit pas comment cela devrait être effectué.

35La voiture constitue donc un sujet où les enjeux environnementaux sont élevés. À cet égard, jamais les contradictions qui se nouent autour de la voiture ne sont apparues avec autant d’acuité ces dernières années : si elle est en effet de plus en plus perçue comme une source de nuisances (pollution de l’air, bruit, insécurité, congestion, climat), les modes de vie, la structure même de nos sociétés, les formes de travail… contribuent tous à la dépendance à l’automobile. Que la voiture soit vouée à l’usage individuel est une problématique majeure des politiques urbaines et de l’action collective : comment un programme d’actions de maîtrise de la pollution et des émissions de CO2 peut-il lutter contre ce facteur individualiste de la voiture ? Les raisons et les motivations pour diminuer l’usage de la voiture à la fois pour les pouvoirs publics et les populations sont nombreuses, à la fois « égoïstes » (santé, bruit, qualité de vie) et altruistes (changements climatiques, générations futures).

36L’idée de « schizophrénie écologique » nous semble particulièrement pertinente pour décrire la situation actuelle : si la majorité des gens, à des degrés divers, sont conscients et se sentent concernés (notamment par le bruit et les questions de santé) des nuisances engendrées par la voiture individuelle et de la nécessité de trouver le moyen d’en réduire la place dans notre société, les comportements quotidiens continuent de plébisciter son usage. Ce décalage n’a rien d’étonnant ; il reflète d’une part la situation de dépendance des individus face à la voiture dans un système où tout semble être fait pour la promouvoir et d’autre part, la difficulté qu’ont les individus à renoncer à un mode de vie pour adapter leurs comportements à des valeurs que l’on peut qualifier de post-matérialiste (au sens de Inglehart, 1977).

37Dans ce contexte global de lutte contre les changements climatiques dans laquelle les déplacements prennent une part si importante, les acteurs locaux, notamment les décideurs, font face au défi de mettre en œuvre des mesures nationales et dans le cas de la France, européennes, pour lutter contre l’effet de serre, notamment dans l’habitat et les transports. C’est dans ce cadre que la ville de Lyon s’est donné des objectifs de réduction des émissions de CO2 à l’horizon 2020 et 2050, dont une partie inclut des mesures visant à diminuer l’utilisation de la voiture individuelle. Ainsi, le 18 décembre 2007 ont été votés en conseil de communauté du GL les objectifs de réduction à l’horizon 2020 et 2050, qui nécessitent un plan d’action dont une partie doit être ciblée vers les transports (29 % des émissions de CO2 en 2003). Les déplacements individuels motorisés contribuent pour moitié aux émissions des déplacements.

38Le problème pour la décision locale est que s’il y a une prise de conscience croissante de la problématique climatique par les populations, celle-ci n’est pas accompagnée par des changements suffisants des pratiques individuelles, comme en attestent les enquêtes quantitatives sur les déplacements des citoyens. Si les « Enquêtes Ménages Déplacements » (les fameuses EMD) décrivent les types et le nombre des déplacements et par qui, elles ne répondent pas à la question du pourquoi un choix de mode de transport plutôt qu’un autre. Pour répondre à cette question, notre étude a relevé les raisons des réticences des gens à utiliser les modes de transports doux et leur ‘attachement’ à la voiture : quelles sont leurs motivations et leurs raisons pour leur rejet des TC, de la marche à pied et du vélo ? Quelle est la place des valeurs environnementales dans le choix de mode de déplacements ? Pour transcender les freins, les résistances, les réticences au changement et les effets d’(in)acceptabilité des politiques climatiques, il faut d’abord comprendre ces obstacles. Peut-on y voir des symptômes de schizophrénie écologique ?

Méthode

39Suite à une revue de littérature des textes organisationnels et scientifiques portant sur les choix des modes de transports au quotidien, nous avons mené 30 entretiens qualitatifs qui nous ont servi de base pour une enquête menée auprès de 650 personnes dans six quartiers représentatifs de la population du Grand Lyon. Les entretiens semi-directifs ont été soumis à une analyse de contenu classique et, parallèlement, et pour confirmer la première méthode, avec Alceste, un système informatique d’aide à l’analyse des données textuelles (questions ouvertes, entretiens, œuvres littéraires, articles de revues, essais, etc.). Il a pour but de dégager l’information essentielle contenue dans les données textuelles. Le logiciel dégage des classes de discours et il a la particularité d’utiliser une classification descendante hiérarchique. La méthode Alceste se démarque de l’analyse de contenu par le fait qu’elle ne suppose pas l’élaboration d’une grille d’analyse a priori et qu’en ce sens la classification proposée par le logiciel est indépendante des hypothèses initiales, ce qui ajoute de la validité aux résultats obtenus lorsque ceux-ci concordent avec l’analyse de contenu.

40Pour chaque étape du travail de terrain, nous avons séparé les pratiques de mobilité quotidienne des questions environnementales, ne mentionnant ces dernières qu’au moment où le sujet était abordé, pour réduire les biais pro-environnement amenant à une surévaluation de l’environnement comme facteur de décisions dans le choix du mode de transport. Rappelons qu’il s’agit de comprendre les réticences des populations et non pas de l’impossibilité pour celles-ci à utiliser les modes de transports doux. Donc, lapossibilité d’utiliser un mode de transport autre que la voiture devait logistiquement exister pour l’enquêté. La première partie de l’enquête interrogeait les Lyonnais sur leurs déplacements : quels modes, quand et pour quels motifs (loisirs, enfants, travail…). Puis, nous posions des questions sur les raisons du choix du mode de déplacement, pour ensuite, aborder leurs valeurs et leurs représentations des modes de transports (par exemple, sur les sentiments de liberté ou de sécurité) et sur leur perception des inconvénients et avantage de chacun. Finalement, en dernière partie du questionnaire, nous avons posé des questions sur l’environnement, les changements climatiques et leurs liens aux transports.

41Conjuguée, notre étude confirme l’hypothèse : non seulement l’environnement ne joue pas un rôle significatif dans le choix du mode de transports des usagers, mais même les TC sont choisis pour d’autres raisons. Et pourtant, et ceci est significatif pour notre hypothèse sur l’existence d’une schizophrénie écologique, pour 80 % des enquêtés, les changements climatiques représentent LA crise du 21e siècle. Ceci ne fait que renforcer une fois de plus ce que la sociologie montre depuis longtemps :il existe un décalage entre valeurs et actions, même si les valeurs offrent un cadre général dans lequel des décisions tendent à être prises. On peut même ajouter qu’un système de valeurs internes à un même individu peut entrer en conflit avec un autre : la protection de l’environnement peut entrer en conflit avec les valeurs liées au travail, à la consommation et à la qualité de vie, c’est ce que nous avons trouvé.

Les déplacements des Lyonnais

  • 10  Depuis 1976, une centaine d’enquêtes ont été réalisées dans plus de 50 agglomérations. Les enquête (...)

42Selon le CERTU (Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques, 2008) L’Enquête Ménage déplacements (EMD) est une enquête répétée dans le temps, tous les dix ans avec la même méthode qui vise à comprendre les pratiques de déplacements d’une population urbaine mesurant à partir de déclarations le nombre moyen de déplacements par personne et par jour, selon le mode de transport utilisé10.

43En 2006, un habitant de l’aire métropolitaine lyonnaise consacre en moyenne 68 minutes par jour à ses déplacements (70 pour les habitants du Grand Lyon, 65 pour les autres), pour effectuer en moyenne 21 km (16 km pour les habitants du Grand Lyon, 28 km pour les autres). 4,2 millions de déplacements quotidiens ; 1,4 million à pied ; 2,2 millions en voiture ; 650 000 en transport collectif. Les habitants des villes centres, et de l’agglomération lyonnaise en particulier, parcourent les distances les plus courtes et, contrairement aux autres, ils effectuent une part importante de leurs déplacements à pied. La surprise de l’EMD de 2006 est que pour la première fois de l’histoire française, en 2006, un habitant du Grand Lyon fait quotidiennement 15 % de déplacements de moins en voiture qu’en 1995, ce qui est une baisse très importante. De fait, on n’avait jamais vu un changement d’un mode de transport vers un autre quel qu’il soit. L’utilisation des transports en commun par habitant augmente de 9 % sur l’agglomération. Cette baisse de l’utilisation de la voiture n’est donc qu’en partie reportée vers les modes doux. La différence, environ 6 % équivaut à une baisse nette des déplacements, que l’on n’a jamais pu expliquer par ailleurs.

44Quoique certains élus et administrateurs attribuent cette baisse à la politique de transports de l’agglomération, les chargés de mission associés à ces questions (missions environnement, climat, air, transports et mobilité) admettent qu’ils n’en savent rien. Quelques études internes montrent que la situation économique n’explique pas grand-chose. Ces questionnements sont liés à une faiblesse des EMD : celles-ci donnent une description des déplacements, mais n’abordent pas les motivations ou les raisons des choix modaux quotidiens. Parallèlement, l’agglomération lançait son plan de lutte contre le changement climatique. Il lui fallait donc également s’attaquer aux déplacements et tenter de contribuer à cette nouvelle tendance de report vers les modes doux. C’est dans ce cadre climato-politique que nous devons comprendre notre étude sur les freins au report modal des Lyonnais : il s’agissait à la fois de comprendre pourquoi (motivations représentations, valeurs, raisons) il y a eu ce report modal, mais aussi les obstacles et les freins au changement de comportements liés à la mobilité.

45Les Lyonnais sont quarante-quatre pour cent (44 %) à utiliser la voiture exclusivement pour leurs différentes activités : courses, travail, loisirs et enfants. Cette catégorie d’automobiliste exclusif est non seulement la plus importante, mais de plus, elle n’a pas son équivalent en TC exclusifs. En revanche, la marche à pied est bien représentée auprès de la population âgée – qui réside souvent dans le centre. Le covoiturage est quasi absent des statistiques de l’enquête, à peine 3 % des usagers utilisant ce mode soit pour le travail, les courses ou les loisirs. Ceci suggère que l’objet objectif ‘voiture’ qui roule, qui se déplace, ne détermine pas entièrement le choix du mode de transport, mais que la forte propension individualiste (la perception) de la population et les contraintes logistiques quotidiennes jouent également un rôle dans les déplacements. Ensuite, il faut noter la faible proportion de multimodaux : 14 % prennent la voiture et le TC, toutes les autres combinaisons – (marche à pied, vélo, moto, etc.) ne représentant qu’un total de 20 %, et ce, toutes activités confondues.

46Les multimodaux sont les moins présents dans les déplacements liés au travail – les contraintes de temps étant très fortement ressenties – mais plus présents pour l’accompagnement des enfants (il s’agit surtout de la voiture avec la marche à pied, l’école étant souvent située près du domicile et a un horaire compatible avec le départ pour le travail). La voiture seule représente le mode pour 50 % des déplacements liés au travail, et 55 % de ceux liés aux courses – notamment chez les moins de 60 ans et les familles avec enfants, ce qui est compréhensible : il n’est pas aisé de se déplacer en TC en surveillant les enfants et en transportant les courses ! Pour la très grande majorité de ces usagers, le vélo n’est pas vécu comme un mode de déplacement, mais comme un loisir ou un sport : seuls 4 % l’utilisent pour aller au travail et 5 % pour se rendre au lieu de loisir, à cause des dangers de la route, de la perte de temps et des intempéries.

47Notre étude a aussi relevé les facteurs de choix modal et nous a permis de comprendre le rôle des représentations, des valeurs et des contraintes pratiques quotidiennes qui incitent les usagers à tant plébisciter la voiture. À partir de ces pratiques et des représentations qui leur sont liées, nous avons identifié quatre grands groupes d’individus, différenciés selon leurs rapports aux modes de transport :

  1. L’automobiliste monomodal : il en existe deux types différents. Le premier n’aime pas les TC pour plusieurs raisons : « mouvement de bétail », « trop lent ». Il aime la voiture par pragmatisme, mais aussi pour la sensation de liberté, voire par plaisir individuel. C’est l’automobiliste convaincu ou d’affinité. Ensuite, il y a celui qui ne déteste pas les TC en soi, mais les trouve peu pratiques ; il privilégie alors la voiture pour des raisons pragmatiques, sans toujours l’aimer d’ailleurs. C’est l’automobiliste obligé. Nous croyons que c’est un multimodal potentiel.

  2. L’altermobiliste stratégiqueutilise différents modes de transport selon l’activité et la distance ; informé et stratégique dans ses choix, il utilise ce qui lui convient le mieux selon les trajectoires, le temps et la raison du déplacement. Le niveau d’information et la pensée stratégique mobilisés concernant le temps de déplacements, les connexions, les lieux sont très conséquents et pas à la portée de tous (flamm, 2006). Le multimodal utilise différents modes de transport sur un même trajet tandis que le pluriusager utilise différents modes selon son activité. Les multimodaux disent en partie décider du type de transport selon le lieu de destination et leur prévision de bouchonset de la difficulté àse garer une fois sur place. Le choix du type de transport semble a priori plus ‘stratégique’ et conscient pour ce groupe que pour les automobilistes convaincus.

  3. Le TC convaincupréfère les TC pour des raisons de confort et de bulle personnelle. Il est souvent plus écolo, mais pas nécessairement.

  4. Le TC obligé voudrait faire autrement, mais n’a pas le choix et il attend seulement de pouvoir s’acheter une voiture. Il est aussi souvent étudiant, a peu de moyens financiers à sa disposition et utilise les TC pour presque toutes les raisons et activités. Il utilisera la voiture dès qu’il en aura la possibilité.

48Cette typologie n’est pas seulement fondée sur le mode, mais aussi sur l’attitude générale de l’usager face à chaque mode. Cette attitude est à son tour liée à des facteurs de préférences, liés à des facteurs comme la catégorie socioprofessionnelle, le lieu de vie, etc. On remarque aussi que l’environnement ne fait pas partie des critères de décision alors que pour la majorité des répondants, il s’agit d’un enjeu très important, un signe de schizophrénie écologique potentiel fort. Avant de développer ce point, présentons tout d’abord les facteurs principaux du choix du mode de déplacement.

Les facteurs influençant le choix et les pratiques de déplacements.

49Les pratiques de déplacements s’insèrent dans un cadre dynamique complexe : les préférences, les situations professionnelles, familiales, sociales et d’habitat sont en interaction et jouent un rôle dans le choix modal et dans le niveau de résistance au changement. L’acteur est rationnel, mais cette rationalité dépasse le cadre de la maximisation économique optimale pour inclure le vécu, les représentations et d’autres facteurs ‘sensibles’ comme la perception de la liberté. Il est, dans le plus simple des cas, multirationnel, sinon multi-non rationnel.

50De fait et de manière globale, le choix des usagers d’un mode de transport est fondé sur des facteurs pragmatiques qui, comme nous le verrons, entrent en conflit avec les valeurs exprimées : le confort, la rapidité, le temps, le transport des courses et la sécurité. La voiture permet de transporter ce que l’on veut et de s’arrêter où l’on veut, ce qui est lié à la représentation de la voiture comme moyen de liberté (81 %), ce pourcentage incluant à la fois l’opinion des automobilistes convaincus et des usagers des modes doux. La pratique s’allie aux représentations ici, la liberté étant un facteur déterminant dans le choix de la voiture comme moyen de transport.Cette dimension émerge de façon d’autant plus forte lorsque les interrogés font une comparaison avec les TC et surtout le bus, qui réduit la préférence pour la multimodalité, en raison des retards, de l’inconfort, de l’insécurité et du temps. Chez les familles nombreuses, la voiture est perçue comme moins chère, tandis que les personnes âgées jugent les bus trop ‘incivils’ (61 %).

51Notons que si la voiture est plébiscitée pour sa ‘commodité’, elle n’a pourtant pas une image très positive : au moins deux tiers des interrogés la trouvent chère, envahissante, polluante et dangereuse (et la moitié, agressive) ! Ceci nous amène à conclure que ses avantages dépassent ses inconvénients pour les usagers, surtout pour les « automobilistes obligés ». De manière générale, les contraintes ‘objectives’ sont d’autant mieux acceptées que l’on est convaincu que le mode de transport utilisé est le meilleur pour la manière dont on conçoit la qualité de vie et au contraire - on accepte moins les contraintes du mode de transport que l’on n’aime pas. Au quotidien, les avantages de la voiture l’emportent sur les avantages des transports doux alors que les inconvénients de ces derniers sont perçus comme moins acceptables que ceux de la voiture. Ces facteurs sont en partie déterminés par les caractéristiques sociodémographiques des usagers.

Les variables déterminantes de base.

52Le sondage suggère qu’il y a quatre déterminants sociodémographiques de base dans les choix du mode de déplacements : le statut socioprofessionnel (A), la zone géographique (B), la structure familiale ou la phase de vie (C) et les ressources économiques (D).

  1. Le mode de déplacement dépend en premier lieu du statut socioprofessionnel, les contraintes étant très différentes pour les actifs, les étudiants et les retraités. On retrouve d’abord une logique d’actifs, fondée sur la voiture (56 % voiture exclusive). Ensuite, une logique des retraitésavec un fort pourcentage de marche à pied (37 % de voiture exclusive, mais aussi 37 % de marche à pied, non exclusivement), mais pour qui la voiture occupe une place importante pour les loisirs. Les étudiants sont très multimodaux (85 %), en partie parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’acheter une voiture. Le travail (en raison de la pression à ne pas être en retard le matin pour arriver au travail ou le soir, pour les activités liées aux obligations familiales) est l’activité structurante par excellence, au cœur du système décisionnel des individus : heures de départs et d’arrivées, trajets, temps de déplacement, etc. Il est lié au statut socioprofessionnel qui peut permettre l’acquisition d’un véhicule et d’un habitat dans les zones périphériques, ajoutant ainsi au temps de déplacement et à la complexité du trajet et donc favorisant par défaut la voiture.

  2. Le second facteur est le lieu d’habitation par rapport au lieu de destination. Dans la première couronne résidentielle, on retrouve 71 % d’automobilistes exclusifs et 81 % si l’on inclut les multi-usagers motorisés alors que dans le centre-ville, on retrouve davantage d’utilisateurs de transports non-motorisés et notamment de marche à pied. La logique pragmatique fondée sur l’accessibilité se juxtapose au statut socioprofessionnel - actifs en périphérie, étudiants et retraités plus nombreux au centre.

  3. En termes de phases de vie, les jeunes familles et les retraités représentent un intérêt particulier. Les familles avec plus de deux enfants en bas âge, privilégient la voiture quel que soit leur niveau d’attachement ou de rejet symbolique de la voiture et des TC, en raison des contraintes (courses, enfants, loisirs et école) qui font que l’effort à fournir et le temps perdu en TC sont vécus comme inacceptables. Ainsi, l’usage exclusif de la voiture passe de 22 % à 34 % entre le premier et le second enfant et les courses à pied baissent de 52 % à 37 %. On retrouve davantage les automobilistes exclusifs dans la catégorie familles avec plus d’un enfant alors que les célibataires et les couples seuls sont davantage des multiusagers non-motorisés. Notons de plus que la logique familiale s’articule avec la zone de résidence : les familles CSP supérieures résident davantage à la périphérie en raison du coût de l’immobilier et de l’espace. Ils sont majoritairement motorisés (73 %).

  4. Les ressources économiques jouent, on peut s’y attendre, un rôle transversal aux trois facteurs précédents, mais le facteur ‘coût’ pose un problème particulier : alors que les usagers ont une idée assez précise du temps d’un trajet, l’estimation du coût de la voiture (à l’exception du plein) demeure très floue. Beaucoup n’ont jamais fait le calcul réel alors que leur évaluation des avantages et des inconvénients des modes de transports inclut presque toujours une comparaison des prix entre voiture et TC. Dans la réalité, la connaissance des coûts des trajets par TC est très juste, alors que l’évaluation des coûts de la voiture relève parfois presque de la fiction (les remboursements mensuels sur le prêt à la banque et l’assurance sont souvent omis de l’évaluation). Nous sommes ici assez éloignés de l’acteur rationnel cher aux économistes, qui pourtant mènent la danse en matière d’outils de politiques climatiques.

53Cette étude montre sans l’ombre d’un doute que les attitudes et les croyances liées aux changements climatiques ne jouent pas un rôle dans le choix du mode de déplacement pour la majorité des usagers, toutes catégories confondues, même si elles sont présentes. Alors que 81 % des interrogés sont d’accord pour dire que « le changement climatique va avoir de graves conséquences sociales », cela ne se traduit pas dans des pratiques de déplacements propres. Ceci est d’autant plus significatif que 81 % sont convaincus « qu’en réduisant l’usage de la voiture, on lutte contre le changement climatique ». On a donc à faire ici à une réelle schizophrénie écologique, 72 % se sentant « moralement obligé de réduire l’usage de la voiture ». Et pourtant, très peu le font, pour les raisons de représentations et de pratiques que nous avons présentées plus haut. Nous pouvons alors conclure que le confort, l’efficacité du déplacement avec une trajectoire complexe qui demande des efforts, du temps et la liberté sont plus importants au quotidien que l’environnement, et ce, malgré la présence des valeurs environnementales et la croyance que les changements climatiques représentent l’enjeu numéro 1 du 21e siècle pour les interrogés.

54Ces éléments et notre analyse nous ont permis de mieux comprendre les leviers du changement, sur quoi ils doivent s’appuyer, ainsi que les types de politiques de déplacements à mettre en œuvre, selon les facteurs et les représentations présentés ci-haut.

Les politiques de déplacements : les leviers du changement.

55S’il n’est pas possible de développer des politiques publiques taillées sur mesure pour chaque individu, les différents facteurs relevés (catégories d’acteurs, réticences et obstacles majeurs, grandes représentations) qui jouent un rôle dans le choix des modalités font révéler des types de leviers pour le changement, ce qui est l’objectif d’aide à la décision de l’étude. Un premier facteur à prendre en compte est l’habitude, car elle réduit le poids cognitif d’une décision tout en rassurant, les actes étant posés sans être réfléchis. L’habitude ne nécessite pas d’énergie supplémentaire pour s’engager dans des actions, le changement, lui, au contraire, requiert une quantité supplémentaire d’efforts. Ainsi, l’habitude freine le changement et donc, la possibilité d’aller vers d’autres modes de transport. Si les individus sont très ancrés dans des habitudes de déplacements liées à des contraintes pratiques-logistiques et des représentations, comment alors inciter au changement et l’accompagner,compte tenu des modalités de la schizophrénie écologique ?

Inciter, informer, structurer et contraindre pour une mobilité plus durable.

56Comme nous le soulignions, la plupart des instances décisionnelles mettent de l’avant l’éducation pour amorcer les changements nécessaires aux objectifs de réduction des GES. Mais il s’agit là d’un effort dont les résultats réels ne se verront qu’à long terme alors que l’urgence pour stabiliser les émissions est à court terme. Il faut intégrer l’information, la coercition et l’incitation. Cette intégration ne peut se faire à l’aveugle : il faut prendre en compte les représentations et les réticences des usagers à l’égard des différents modes de transport - comment sont vécus les obstacles et les freins quotidiens aux changements du mode de transports ? Ceci permettrait de mieux saisir les modalités de cette schizophrénie écologique liée à la mobilité (qui prendrait une forme différente avec d’autres problématiques).

57La communication est importante pour informer sur les causes et les effets des actions et donc, développer la conscience environnementale, mais il est clair que les campagnes de publicité visant à encourager l’usage des modes doux pour des raisons écologiques font fausse route. Le confort et la liberté sont des arguments plus convaincants, ce qu’ont compris les agences de publicité vendant des voitures. Des moyens et des arguments faisant coïncider confort et environnement diminueraient la schizophrénie écologique et auraient de fortes chances d’être mieux perçus. En revanche, une information pertinente et percutante peut contribuer à la schizophrénie écologique si elle participe à la construction de nouvelles valeurs.

58 Les contraintes seules, pour leur part, sont peu acceptables politiquement et éthiquement dans une démocratie. Il faut donc les accompagner d’incitations, d’information et de compensations, mais le faire de manière stratégique et pertinente. La difficulté est la suivante : il ne s’agit pas de n’importe quelles compensations, mais bien de celles qui permettent de diminuer ou de rendre acceptables les types de coûts ressentis par chaque catégorie d’acteurs et de modifier autant que possible leurs motivations à prendre la voiture au lieu des modes de transport doux. Il faut donc jouer de manière stratégique sur les avantages et les inconvénients de chaque mode, ce qui a l’avantage de réduire potentiellement la schizophrénie écologique.

59Pour préciser les modalités de la schizophrénie écologique en matière de mobilité, les valeurs environnementales entrent en contradiction avec, pour le cas de la voiture, les bouchons et les problèmes de stationnement. En ce qui concerne les TC, cette modalité est structurée par les horaires, le temps, la desserte et l’(in)accessibilité pour les usagers avec des enfants ou en situation de mobilité réduite. Certaines contraintes sont incompressibles, mais on peut agir sur d’autres, par le biais d’actions visant à provoquer des ruptures dans les habitudes, dans l’organisation quotidienne de la mobilité et dans les infrastructures (des alternatives à la voiture doivent exister sans quoi, aucune mesure ne réussira). En attendant de voir les comportements rattraper les valeurs et la conscience et la fin de la schizophrénie écologique en matière de changements climatiques, il faut ‘structurer’, inciter et forcer le changement tout en le compensant, sachant que le changement prend du temps et a un coût personnel en termes de stress, d’adaptation, car de fait, les efforts d’atténuation nécessitent autant que les changements climatiques eux-mêmes des efforts d’adaptation.

60Si la conscience et les valeurs environnementales ne jouent pas un rôle dans le choix d’un mode de transport, cela ne signifie pas que, d’un point de vue de la gouvernance climatique et du DDP basé sur la participation des citoyens, nous ayons atteint une impasse dans le domaine des transports. Tous les sondages l’attestent : la conscience et l’information sur les changements climatiques sont en constate hausse au sein des populations – avec une montée du climatoscepticisme depuis un an. Mais notre étude montre que les valeurs ne mènent pas à des comportements de déplacement climatiquement soutenables, d’où l’émergence d’une tension intérieure entre différents ensembles de valeurs et entre valeurs et actions. En revanche, notre enquête montre bien que plus on est convaincu de l’importance de la crise climatique, plus on accepte aisément les politiques incitatives, certes, mais aussi celles qui contraignent, incluant les ‘automobilistes convaincus’, même s’ils sont moins nombreux que les multimodaux ou les convaincus des transports doux. Une campagne de publicité visant à modifier les comportements et à augmenter l’usage des modes doux permettrait donc de réduire la schizophrénie écologique en trouvant des réponses aux tensions entre valeurs environnementales et liberté, confort physique et psychologique et logistique. Les TC devraient ainsi être présentés comme des solutions aux inconvénients majeurs perçus liés à la voiture : stationnement, bouchons, sécurité. Il faut aussi s’attaquer aux décalages entre la perception que les individus ont des avantages et des inconvénients de la voiture et des modes doux et la réalité. Citons, par exemple, les différences de temps de déplacements, de coûts, de risques d’accident.

61Pour la majorité de nos répondants, incluant même les automobilistes convaincus – quoiqu’à un degré moindre - mentionnons, dans un ordre décroissant d’acceptabilité de mesures visant à réduire la place de la voiture :

  • Le développement des TC (très acceptable), accompagné de programmes de déplacements et de stationnement relais ;

  • Des voies cyclables sécurisées (plébiscitées par les enquêtés, mais nous demeurons prudents quant à l’impact sur l’usage réel du vélo dans les déplacements quotidiens) avec des abris sécurisés aux lieux de destination collectifs ;

  • Les poteaux de métal sur les trottoirs (pour gêner le stationnement) ;

  • Les voies réservées aux bus, vélos et piétons, quitte à réduire la place de la voiture (acceptable pour 83 % des interrogés, incluant les automobilistes exclusifs), ce qui permet également de réduire le problème des bouchons et de stationnement

  • La réduction des places de stationnement ;

  • Les péages urbains (inacceptables pour 85 %), mais surtout chez les automobilistes convaincus)

  • Une taxe carbone, telle que proposée par la Fondation Nicolas Hulot, qui fut défaite en mars 2010, en raison de son inacceptabilité politique, causée par son rejet social.

62Sachant que le temps est un des facteurs les plus significatifs qui entrent en jeu dans les critères de choix d’un mode de transport, les implications sont claires : bien que les automobilistes exclusifs se sentent moins gênés que les autres par la perte de temps liée aux bouchons, cette gêne est néanmoins assez importante pour mériter notre attention – notamment en lien avec le stress lié au retard au travail. Des politiques qui réduisent le flux automobile, accompagnées d’information et de conscientisation et d’une meilleure desserte seraient acceptables. Rappelons ici que seules deux formes de contraintes liées à l’automobile apparaissent corrélées significativement aux modes de déplacement : la difficulté pour se garer à l’arrivée est la contrainte la plus discriminante surtout par les multiusagers. D’un autre côté, les embouteillages sont ressentis comme une gêne par presque tous les automobilistes (78 %), et encore plus par les multiusagers (92 % d’entre eux). Parmi les avantages et inconvénients quasi consensuels de la voiture, citons le côté « pratique » et notamment le fait de pouvoir « s’arrêter où l’on veut » (conception émancipatrice), qui sont mis en valeur davantage par les automobilistes exclusifs. La difficulté à se garer est moins perçue (78 %) par ceux-ci que par les autres (plus de 90 %). Ces contraintes ou ressources de l’automobile sont les seules qui apparaissent corrélées significativement aux modes de déplacement.

63Les voies réservées aux bus sembleraient permettre de résoudre plusieurs problèmes à la fois. Rappelons qu’une critique majeure adressée à l’égard des bus est le temps : la lenteur du déplacement incite les usagers à prendre leur voiture (53 % ont peur d’être toujours en retard), d’autant plus si les bus sont pris dans les mêmes embouteillages : « le temps de transfert est trop long » ; il est trop lent et surtout, « pas à l’heure ». Une autre mentionne : il « n’y a rien ; rien que des bus ». Les voies réservées aux bus répondent à cette logique : plus il y a de voies réservées aux bus, moins il y aurait de retard pour ses usagers, plus il y aura de bouchons pour les voitures, ce qui mènerait à une incitation indirecte plus forte vers le bus et la multimodalité.

Préconisations pour aider au report modal et, pour certains, réduire la schizophrénie écologique.

64On peut résumer les interactions ente les différentes formes de politique de la manière suivante. Tout d’abord, il faut intégrer l’information - pour conscientiser - la coercition - pour provoquer la rupture et forcer les nouveaux comportements - et l’incitation et la compensation - pour faciliter l’acceptation et contribuer à rendre pérennes les nouveaux comportements. De manière générale, il s’agit d’augmenter la pression sur le mouvement automobile, tout en favorisant les autres modes de transport non pas sur une base écologique, mais pragmatique.

Informer et conscientiser :

65L’environnement n’étant pas une priorité pour les usagers, la conscientisation doit se concentrer sur le ‘confort’, la vitesse et la liberté. Les transports doux doivent donc être présentés comme offrant une solution aux inconvénients majeurs de la voiture : pas de place de stationnement à trouver ; l’évitement des bouchons ; la sécurité vis-à-vis des accidents ; un espace de bulle personnelle ; la relaxation ; etc. Il faut également mettre de l’avant la ‘réalité’ des inconvénients de la voiture et des avantages des modes doux, souvent sous-estimés.

Participer :

66Agir d’une manière non conforme à ses convictions induit chez l’individu une tension intérieure. De nouvelles formes de participation ‘impliquée’ se développent. On peut réduire à la fois la dissonance cognitive et la schizophrénie écologique en favorisant les changements de comportements, si l’engagement de changer de comportement est pris publiquement et que le fautif est ‘rappelé à l’ordre’ de manière privée sur ses défaillances personnelles. On peut alors organiser des procédures de participation novatrices dans lesquelles des usagers prendraient un engagement public à faire des efforts concernant l’usage de leur voiture, assistés par des ‘conseillers en déplacements’. Ils rendraient ensuite compte à intervalles réguliers dans des groupes de « partage de stratégies de déplacement ». Traduit en pratiques, cet engagement diminuerait la schizophrénie écologique, mais sans passage à l’acte, elle serait amplifiée.

Structurer la mobilité et punir :

67Par « structurer », nous voulons dire la mise en place de mesures qui contraignent sans punir, par exemple : poteaux de métal sur les trottoirs ; limitation du temps de stationnement ; voies réservées aux bus, aux vélos et aux piétons ; réduction des places de stationnements ; réduction des limites de vitesse pour la voiture uniquement. Pour gêner la voiture et encourager les modes alternatifs, selon la perception de nos interrogés des avantages et inconvénients des différents modes, on peut envisager une gestion pro-piétonne, pro-TC et pro-vélo, des feux de circulation en donnant davantage de temps aux piétons pour traverser les rues ; en synchronisant les feux sur les boulevards pour réguler la vitesse à 40 km/h au lieu de 50 km/h (mais 50 km/h pour les bus) ; voies réservées aux voitures avec plus de 3 passagers, etc.

68La pénalisation financière est la moins populaire des mesures, mais elle peut être accompagnée d’une compensation, par exemple pour changer un véhicule polluant pour un autre qui l’est moins. On peut aussi :

  • Imposer une taxe sur les véhicules ne respectant pas un standard minimal strict d’émissions (79 % sont d’accord pour que l’on taxe les voitures les plus polluantes !) ;

  • Le péage urbain dans certaines zones, inacceptable pour 85 %.

69Ces formes de contraintes punitives et non punitives contribueraient à réduire la schizophrénie écologique en ajoutant des difficultés à utiliser la voiture.

Conclusion

70Notre étude nous amène à quelques conclusions à plusieurs niveaux. Tout d’abord, elle montre que l’idée d’un triptyque harmonieux de gouvernance entre développement durable participatif et gouvernance climatique et énergétique demeure un idéal peu conforme à la réalité quotidienne des pratiques, et ce, en grande partie en raison de tensions entre participation et environnement. La conscientisation au cœur du DDP est nécessaire, mais elle demeure insuffisante en soi, ne faisant pas le poids face aux contraintes quotidiennes, qui sont liées à « l’identité sociale » des individus – Catégories socioprofessionnelles, structure familiale, lieu d’habitation. Ce sont là des tendances lourdes avec lesquelles une administration doit savoir composer stratégiquement, en les contournant, en les ignorant, en les accompagnant ou encore en développant des politiques structurantes et contraignantes, qui répondent aux modalités des tensions intérieures vécues par différents groupes. Car, il nous semble que la schizophrénie écologique siège au sein de l’individu, celui-ci est inséré dans des relations, des identités et des groupes sociaux. Peut-on alors observer des tendances sur les sources et la profondeur de la schizophrénie écologique selon l’appartenance à un groupe, une catégorie socio professionnelle… ? À leur tour, ces groupes et ces individus sont insérés dans des relations de pouvoir qui renvoient aux inégalités d’accès aux mesures environnementales et aux capacités d’acteurs des acteurs plus généralement. Il faut approfondir ce sujet, mais dans un premier temps, il semble bien que la capacité d’action soit potentiellement positivement corrélée aux tensions ressenties et donc, à la schizophrénie écologique. Quelle est donc, plus généralement, la relation entre celle-ci et les inégalités écologiques ?

71Ensuite, on pourrait approfondir la notion de schizophrénie en posant des questions sur le ressenti des tensions entre différents ensembles de valeurs. Non seulement évaluer l’existence même de ces tensions, mais se concentrer sur le ressenti et les stratégies de gestion des tensions. Ceci nous permettrait de mieux différencier la dissonance cognitive de la schizophrénie écologique. À quel point et pour quelles raisons une tension devient, de ‘sans objet’, inconséquente pour l’individu difficile à gérer à ‘ingérable’ - et quelles sont les stratégies utilisées à chaque étape ? Les deux dernières problématiques nous semblent intéressantes.

72Aucun individu ne se sent obligé de s’impliquer dans toutes les problématiques environnementales. Nous faisons tous des choix, et ces choix sont en partie fondés sur les enjeux mis de l’avant dans notre quotidien par les médias, les écoles, mais aussi par des préoccupations locales ou personnelles. Quel est le lien entre sentiment de culpabilité, de devoir d’implication et les enjeux tels qu’ils sont mis sur l’agenda public ? Finalement, nous avons mentionné dans ces pages plus que nous ne l’avons développé, faute d’espace, le lien entre catégories de politiques publiques et schizophrénie écologique. Ce qui semble clair, c’est que d’imposer des comportements écologiques peut contribuer à diminuer cette tension puisqu’elle rend ‘impossible’ le comportement jugé fautif par l’individu, mais de l’extérieur. Il serait alors intéressant de réfléchir sur le lien entre une politique qui de force fait disparaître la tension intérieure et la légitimité ressentie par l’acteur de cette politique. On le voit, les liens aux enjeux sociaux et politiques dans le sens large du terme et la schizophrénie écologique sont multiples et potentiellement profonds. L’étude sur les freins à la mobilité douce à Lyon nous offre des éléments de réponses parfois concrets, mais parfois trop indirects, car elle n’a pas été construite pour confirmer ou non l’hypothèse d’une schizophrénie écologique. Cependant, elle fournit suffisamment de données pour nous convaincre que cette ligne de réflexion vaut la peine d’être poursuivie dans de futures recherches.

Remerciements

73« La réduction des émissions de GES des entreprises dans la région de Lyon : freins, blocages et opportunités ». Etude commanditée par la Communauté Urbaine de Lyon.2010 et réalisée au sein du laboratoire PACTE de Grenoble, UMR du CNRS. Avec la précieuse aide de Jean-Paul Bozonnet, maître de conférence en sociologie, Institut d’études politiques de Grenoble et d’Annie-Claude Salomon, ingénieure d’études, IEP de Grenoble.

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Notes

1  Notre conception de la notion de schizophrénie écologique est tirée de Raphaëlle Bernabei (2007) « La schizophrénie écologique ».Mémoire sous la supervision de Stéphane La Branche, Institut d’études politiques (IEP) de Grenoble.

2  Notons par ailleurs qu’elles s’inscrivent fortement dans une démarche pragmatique plutôt que théorique.

3  La gouvernance climatique apparaît dans les textes auxquels nous faisons référence plus loin comme l’ensemble des efforts à court, moyen et long termes visant à sortir des énergies produisant les GES et à développer une société non carbonée par le biais de mesures d’atténuation et d’adaptation (technologies, politiques publiques et économiques, droits, éducation, etc.) et dont l’objectif ultime est de réduire autant que possible les conflits et l’instabilité. La gouvernance énergétique, pour sa part, regroupe l’ensemble des efforts (techniques, fiscaux, économiques, politiques et sociaux) visant à gérer la fin du pétrole et donc, la sortie de nos sociétés hors de la dépendance au pétrole.

4  Nous laissons de côté les conditions techniques, économiques, scientifiques, etc. qui sortent des limites de cet article.

5 S. La Branche,2010.

6  http://www.vulgaris-medical.com/encyclopedie/schizophrenie-4160, consulté le 12/2010.

7  Définition extraite du dictionnaire encyclopédique le Grand Larousse illustré.

8  Le suivi sur le long terme de la sensibilité des opinions à l’égard de l’environnement s’est progressivement institutionnalisé en France depuis la fin des années 1970 au travers d’enquêtes conduites par divers instituts au niveau national (Crédoc, Cofremca, Soffres, INED, Ifen) et européen (Eurobaromètre, European Values Survey).

9  Pour de plus amples discussions sur ces types, voir les autres textes du numéro spécial sur les inégalités écologiques d’Espaces, populations et sociétés, 2008.

10  Depuis 1976, une centaine d’enquêtes ont été réalisées dans plus de 50 agglomérations. Les enquêtes se déroulent du mardi au samedi, sur les déplacements de la veille du jour de l'enquête, sur une période d'au moins dix semaines entre le 15 octobre et le 30 avril, hors jours fériés et vacances scolaires. Elles sont réalisées au domicile des ménages, en face-à-face auprès de toutes les personnes habitant dans le logement âgées d'au moins cinq ans.

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References

Electronic reference

Stéphane La Branche, « La schizophrénie écologique : le cas des déplacements quotidiens à Lyon », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Hors-série 11 | mai 2012, Online since 07 May 2012, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/11754 ; DOI : 10.4000/vertigo.11754

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About the author

Stéphane La Branche

Politologue, chercheur associé, Pacte de Grenoble, Coordonnateur de la Chaire Planète, Énergie Climat Institut d’études politique de Grenoble, Membre du GIEC, Courriel : asosan95@hotmail.com

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