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Comprendre et maitriser les risques techniques et environnementaux : aller au-delà du risque ?

Le risque au défi de la mémoire organisée : l’exemple de la gestion des mines d’uranium françaises

Bretesché Sophie and Ponnet Marie

Abstracts

This article aims to analyse the relationship between memory and communication of the environmental risks associated with old french uranium mines. The uranium mining is related to the history of new technology’s development, from its control to its integration into society until its management after the blackout. Uranium production began in the aftermath of World warII ended in 2001 in France with the closing down of the last mine. The research angle focuses on the conditions of post-operational vigilance and the risk management methods in the long run. Indeed, the history of uranium mining is not linear but it articulates several stories : the saga of exploitation, site rehabilitation and monitoring, and finally of vigilance in the consideration of risk. This is specifically the matter to analyse how memory represents a strategic factor in public risk management. If the reconstruction of events is likely to be involved as traces in the memory mobilization, this observation questions the place of the “memorable” in the risk management.  

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  • 1  Cette recherche exploratoire porte sur 14 entretiens conduits auprès d’anciens mineurs et cadres, (...)

1En France, l’industrie de l’uranium s’est développée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a connu son apogée au cours des années 80 pour décliner par la suite. Si la dernière mine d’uranium a fermé en 2001, la prise de conscience dans le débat public de l’exposition possible des riverains à ces sites est apparue seulement au cours des dix dernières années. La circulaire du 22 juillet 2009 relative à la gestion des anciennes mines d’uranium caractérise notamment les risques associés à ces sites. Cette « mise à l’agenda » tardive du problème interroge plus particulièrement le processus de définition sociale du risque (Beck, 2003) et la façon dont s’organise la « mémoire » relative à la production industrielle. Pourquoi la prise en compte publique du risque environnemental a-t-elle été appréhendée une fois l’exploitation achevée ? Les travaux de sciences sociales consacrés à l’émergence sociale des risques concernent pour l’essentiel la question des alertes sanitaires, des controverses scientifiques devenues publiques, ainsi que les mises à l’agenda politique de questions d’intérêt public (Chateauraynaud 1998 ; Barthe 2002 ; Barthe 2006). À partir d’une étude exploratoire conduite sur une ancienne mine de l’ouest de la France1, il s’agit d’analyser le rôle de la mémoire dans la constitution d’une politique de vigilance post-exploitation.

2L’exploitation des mines d’uranium est en effet l’histoire du développement d’une nouvelle technologie, de sa maîtrise et de son intégration dans une société. Mais cette histoire échappe à une vision intégrée du domaine et ce sont des récits disjoints (Ricœur, 1983) qui façonnent les représentations du risque relatif aux mines d’uranium. En effet, l’histoire à proprement parler des mines d’uranium n’est pas linéaire. Elle articule plusieurs récits, dont l’épopée industrielle associée au défi français d’indépendance énergétique, la stratégie économique qui impose l’arrêt pour des questions de rentabilité puis la mise en place progressive des modalités de gestion des sites. Progressivement, la problématique industrielle relative aux mines disparaît au profit d’une question environnementale (Brunet, 2001). Ce déplacement interroge aujourd’hui les « formes de mémoire » (Chateauraynaud, 1998) qui sont mobilisées pour organiser la surveillance inhérente aux mines. Ce sont en effet des multiples acteurs (exploitant, riverains, associations de défense, l’Institut de Radioprotection et Sûreté Nucléaire (IRSN)) qui inventorient les éléments d’une surveillance active, mais de facto la notion de risque s’avère « cantonnée » dans des espaces segmentés. Ainsi l’organisation de la mémoire s’avère à ce titre un enjeu majeur dans la mise en œuvre d’une gestion du risque pérenne.

3L’angle adopté permet d’appréhender la publicisation du risque en procédant à l’analyse rétrospective de l’histoire des mines et en caractérisant les logiques d’action relatives à son déroulement. Il s’agit de comprendre pourquoi le risque inhérent aux mines d’uranium apparaît précisément dans le débat public après l’arrêt de l’exploitation et comment la mémoire des sites se constitue a posteriori sur le mode de l’inventaire sans s’appuyer sur une histoire commune.

Histoire des mines et émergence du risque environnemental

4À partir de l’histoire rétrospective des mines d’uranium, il s’agit de comprendre les conditions d’émergence du risque environnemental.

Les mines d’uranium et la prise en compte du risque 

5L’histoire des mines d’uranium est singulière, car elle se présente sous l’angle de récits pluriels. Les travaux en sciences sociales consacrés à l’émergence des risques mettent en relief la question des alertes et des controverses (Chateauraynaud, 1998 ; Barthe, 2002 ; Barthe, 2006) qui mobilisent l’événement et la mémoire pour mettre à l’agenda le risque. L’exemple des mines d’uranium constitue un cas particulier dans le sens où le risque environnemental apparaît après l’exploitation. Comme l’explique Soraya Boudia (2007), l’extraction de l’uranium dans les mines pourtant à l’origine du nucléaire n’est pas considérée en tant que telle, mais uniquement comme activité minière, ce qui explique en partie que la surveillance des mines a échappé à une prise en charge publique et politique à l’inverse des autres industries du cycle nucléaire. En effet, pendant toute la période liée à l’exploitation des mines d’uranium (entre les années 50 et la fin des années 1990), l’État confie au Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) puis à la Cogema. De 1948 à 2001, 25 sites sont ouverts. L’exploitation des mines dure près de 50 ans avec un début après la Seconde Guerre mondiale et avec la fermeture de la dernière mine d’uranium en 2001. La première mine Henriette ouvre en 1948 en Haute-Vienne. À partir des années 80, les mines commencent à fermer en raison de leur faible teneur en minerais. Sur cette période, l’exploitation s’appuie sur un discours de la maîtrise appliquée à la gestion de la production. Présentée comme une forme de conquête associée à l’indépendance énergétique, l’exploitation des mines suit l’évolution des centrales nucléaires et plus particulièrement de 1958 à 1973. À la fin des années 90, pour des questions de rentabilité, la production d’uranium est abandonnée et c’est la filiale Areva NC qui prend en charge le réaménagement des sites et le suivi des anciennes mines.

6Les premières controverses apparaissent localement notamment dans le Limousin à l’initiative des riverains. En novembre 2005, un groupe d’experts pluraliste (GEP) est nommé à l’initiative des ministres responsables de l’environnement, de l’industrie et de la santé. Ses missions sont d’éclairer l’administration et l’exploitant sur les questions de gestion à court et long terme en vue de réduire les impacts sur les populations et contribuer à l’information du public. Si la circulaire du 22 juillet 2009 sur la gestion des anciennes mines d’uranium oblige la mise en place d’inspections faites par les services d’État et notamment la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL), le balisage des sites et l’inscription des mines dans les Plans locaux d’Urbanisme (PLU) font partie des mesures mises en avant par les associations qui militent pour la mémoire des sites. Autour de cette gestion, se jouent deux conceptions liées à l’histoire des mines : tantôt l’oubli des sites et leur banalisation, tantôt un travail de mémoire opéré afin de rendre visible le risque. Cette mise en perspective des enjeux temporels et des questions relatives à la mémoire permet d’interroger la façon dont le risque a émergé et les raisons d’« une mise en politique tardive » comme l’évoque Yannick Barthe.

7Pour comprendre les décisions relatives à la gestion post-exploitation, il faut revenir à la découverte des gisements d’uranium et replacer celle-ci dans le contexte économique et politique de l’époque. C’est ainsi que nous allons évoquer quelques éléments pour comprendre les conditions d’émergence de la contestation publique sur la gestion des anciennes mines et surtout sur les déchets issus de l’exploitation. Dans l’ouvrage L’uranium vendéen : 40 ans de recherches et d’exploitations minières dans le Massif armoricain, les auteurs indiquent :

  • 2  Commissariat à l’Énergie Atomique
  • 3  Société Industrielle des Minerais de l’Ouest

« En moins de 5 ans, près de 1500 personnes, 1300 au CEA2, 200 à la SIMO3, furent recrutées. L’implantation rapide de cette industrie nouvelle, dans une région rurale qui n’avait pas de vocation minière, rencontra de grosses difficultés : le recrutement d’hommes de l’art pour encadré du personnel ayant tout à apprendre, une formation professionnelle massive dans des techniques que l’on était en train de découvrir, la création de logements et d’un réseau de transport du personnel, l’installation de lignes électriques de puissance… Elle reçut par contre un accueil chaleureux de la population, des élus et de la presse. Tous se félicitaient de voir s’installer cette industrie de main-d’œuvre concourant au développement du nucléaire et de toutes ses promesses ».

8La découverte des gisements d’uranium dans la commune mentionnée a été considérée comme une aubaine pour les habitants qui peuvent espérer une augmentation forte de l’emploi dans des régions qui par ailleurs sont à dominante rurale. Pour la commune, c’est l’opportunité d’un développement économique fort : la découverte des gisements d’uranium qui fait suite à la volonté de la France de développer l’industrie nucléaire est considérée davantage comme une opportunité à saisir et une fierté d’avoir été choisi pour la richesse de son sol. Par ailleurs, l’ouvrage d’Antoine Paucard (1994) « La Mine et les mineurs de l’uranium français. » décrit la course à l’uranium des années 50 sur le mode de la conquête et de l’épopée. Cette histoire est avant tout celle de l’ambition française d’indépendance énergétique. L’industrie nucléaire est en développement, synonyme d’énergie pleine d’avenir et de progrès pour l’amélioration des conditions de vie. Pourtant si on s’intéresse d’un peu plus près à l’exposition des mineurs aux rayonnements ionisants et aux risques sur la santé, le problème est connu par les spécialistes. Comme l’indique un article « Bilan et enseignement de la radioprotection dans les mines d’uranium depuis 45 ans (1948-1992) » paru en 1992 :

« Ce n’est toutefois que très récemment, vers les années 50, que d’une part le pouvoir cancérigène du radon, par des expériences sur l’animal, a pu être démontré, et que d’autre part, sa capacité à pouvoir se trouver à des concentrations très élevées dans à peu près n’importe quelle mine a été mise en évidence et comprise. Il en résulte que l’attention des épidémiologistes a été attirée vers les années 60-70 par un certain nombre de populations de mineurs de différentes substances, dont l’uranium, qui faisaient apparaître un excès de la fréquence d’occurrence des cancers pulmonaires, et dont l’origine pouvait être attribuée au radon avec une certitude statistique suffisante » (p.492).

9Pourtant, alors que le risque radiologique pour les travailleurs est connu et que des études épidémiologiques commencent dès les années 50, il n’y a pas de contestation chez les mineurs. Une des premières explications est donnée par ces mêmes auteurs. Elle est liée au fait que le risque d’exposition aux rayonnements ionisants n’est qu’un risque parmi d’autres pour les mineurs et que les conséquences sont rarement immédiates. Nous sommes dans le cas d’une hiérarchisation des risques entre ceux liés au travail dans la mine et le risque radiologique. Les auteurs indiquent : « Le risque radiologique doit être en effet placé dans le très particulier contexte minier. Dans ce contexte, ce risque n’est qu’un parmi d’autres risques sanitaires dont certains, les accidents corporels, sont bien plus présents au quotidien dans la tête de tous les mineurs, dont celle de l’ingénieur comme dans celle des porions et des ouvriers du fond, que le risque à long terme de l’exposition aux rayonnements ionisants. » (p.491). La temporalité est un facteur explicatif important de hiérarchisation et d’acceptabilité des risques. Les accidents quotidiens sont d’avantages perçus par les mineurs comme un risque plutôt que les conséquences potentielles d’une exposition invisible. Nous pouvons ainsi avancer une autre explication à la prise en charge tardive du risque environnemental qui est son invisibilité. Celle-ci est caractéristique d’une exposition de l’environnement ou de personnes à une source de contamination. En effet, elle échappe aux sens, car elle n’est ni palpable, ni visible, ni olfactive. Or, les principaux problèmes débattus sont liés aux nuisances immédiates. Comme l’indique Christine Noiville (2003) en reprenant certains propos d’Ulrich Beck (2003) : « Faibles doses de produits chimiques, radioactivité, concentration de nitrate dans les nappes phréatiques, substances pesticides dans le lait maternel : parce qu’ils résident essentiellement dans la sphère des formules physico-chimiques », ces risques se dérobent largement à la perception des individus ; « ils ne sont ni visibles, ni tangibles pour les personnes qui y sont exposées » » (p.24).

10Il faut associer cette invisibilité des risques pour la population à l’incapacité, sauf évènement particulier, de se rendre compte des risques autrement que par les analyses réalisées sur l’environnement. Or, c’est l’ancien exploitant qui a la charge du suivi et de la gestion des mines et c’est sur celui-ci qu’il faut compter pour une mise en visibilité publique du risque par la mesure. Ce n’est que bien après la fermeture des mines d’uranium en France que des alertes dues à des événements vont émerger mettant en lumière la gestion des mines et des déchets issus de son exploitation. En effet, l’exploitation des mines n’a souffert d’aucune contestation et a même profité d’une vision favorable qui a perduré dans le temps. Le bénéfice de l’emploi local a pendant l’exploitation véhiculé une image positive dans les communes concernées. La gestion des anciennes mines d’uranium au niveau local n’est pas sujet à discussion ni au débat et encore moins à intervention publique ou politique sur une propriété privée qui est celle de l’industriel. L’arrêt de l’exploitation des mines aurait pu se poursuivre sans histoire et tomber ainsi dans l’oubli, mais ce serait sans compter sur les traces matérielles laissées par les anciens sites et les déchets issus de l’exploitation. Si l’histoire des mines d’uranium témoigne de l’émergence tardive du risque environnemental (Brunet, 2001), ce constat requiert de mobiliser les travaux consacrés aux controverses et à la publicisation du risque.

Les conditions de publicisation du risque environnemental

11En matière de risque, l’émergence de sa prise en compte dans le débat public comporte des enjeux temporels autour desquels se joue le rapport à l’histoire et à la mémoire. Ainsi, la réactivation de la mémoire constitue une ressource mobilisée pour donner du sens à des alertes. Plus précisément, l’approche développée par Chateauraynaud (1998) met en perspective les enjeux de mémoire dans l’émergence du risque. S’appuyant sur les alertes émises autour de l’enfouissement des déchets dans le centre de stockage en surface du Cotentin (CSM), l’auteur nous invite à regarder comment les acteurs locaux se saisissent des événements pour les mettre en série et proposer une nouvelle interprétation de la situation. Le temps est ainsi mobilisé par les différentes parties prenantes comme une ressource majeure dans un système d’action où l’alerte permet d’agir au nom d’un événement. Elle induit l’arrêt d’un processus continu de décisions non discutées et fondées sur le déroulement en continu de séquences. Dans ce sens, la mobilisation d’événements passés et leur interprétation permettent d’inscrire l’événement dans une histoire.

12Le rapport au temps représente dans ce sens une ressource clé, car il fait intervenir le passé ou l’avenir dans le processus décisionnel. Lorsque le risque se définit comme un « aléa anticipable » (Lascoumes, 1993) pouvant donner lieu à des mesures et des calculs probabilistes, la décision s’appuie sur des avis d’experts légitimement désignés à traiter tout problème au nom de leurs compétences techniques. Le « discours de la maîtrise » (Gilbert, 1996) appliquée à la gestion du risque confère un caractère prédictif aux solutions et normes envisagées. La décision s’inscrit dans cette perspective dans une suite logique qui associe présent et avenir. Ainsi, à partir de l’exemple des déchets nucléaires, Yannick Barthe (2006) montre en effet comment la temporalité à proprement parler technique a par exemple permis de tenir le traitement du risque associé au matériau radioactif à l’écart d’un traitement public. La solution adoptée a priori sur un mode technique représente ce que Yannick Barthe appelle une « indécision » au sens où elle échappe au débat public. En effet, jusqu’aux années 90, le problème des déchets est pris en charge par ses « propriétaires légitimes » que sont les institutions nucléaires. La problématisation technique permet ainsi d’imposer l’enfouissement comme une solution acceptable d’un point de vue scientifique et industrielle. Elle articule différents intérêts au nom d’un principe d’une gestion sécurisée et optimisée des déchets. Yannick Barthe montre ainsi dans ses travaux la façon dont la « mise en politique » d’un problème modifie à la fois le mode de décision et les données temporelles sur lesquelles elle s’appuie. Le travail de collecte d’informations opéré par le parlement a mis fin à un processus de décision fondé sur le rapport présent/avenir en instituant un processus fondé sur l’exploration du passé pour fonder la décision politique. La mobilisation d’un savoir-faire politique incarnée par le député Christian Bataille à partir de 1991 va modifier la logique de gestion des déchets pour en faire une question publique (Barthe, 2002). Ainsi la décision s’inscrit dans un système d’action dans lequel le temps constitue une ressource mobilisée par les différents acteurs en présence. L’entrée en politique par exemple de la décision relative à la gestion des déchets participe à mettre l’enfouissement en compétition avec d’autres options. Commentant les travaux de Yannick Barthe et Rémi Barbier (2007) souligne que « le temps est une ressource d’action face à laquelle les divers groupes d’acteurs ne sont pas tous équivalents ». Il s’interroge notamment sur la capacité des institutions du nucléaire à disposer d’un « lieu propre » au sens de Michel de Certau (1990) c’est-à-direla possibilité de développer une stratégie de très long terme face à des opposants réduits à des coups tactiques. Ce lieu propre réintroduit le temps au cœur des ressources d’action et de décision, car c’est bien la problématisation technique qui configure un espace temporel clos. C’est en effet la projection dans l’avenir qui permet pour partie d’échapper à la mise en discussion publique de la décision. La controverse et la mobilisation d’événements passés mobilisent à l’inverse le passé pour infléchir cet espace temporel de décision.

De la surveillance à la vigilance : le rôle de la mémoire dans la prise en charge publique du risque

13Si le risque associé aux mines d’uranium apparaît après l’exploitation, il s’agit de mieux appréhender la façon dont il est pris en charge sur la scène publique. La circulaire du 22 juillet 2009 réorganise les rôles notamment en matière de vigilance, mais elle pose également avec acuité le rôle de la mémoire dans la prise en charge du risque.

La circulaire du 22 juillet 2009 : réorganisation des rôles et vigilance accrue

14La circulaire intervient dans un contexte spécifique : elle fait suite au procès de l’ancien exploitant des mines dans le Limousin mis en accusation pour la pollution des sites par des collectifs d’association de défense de l’environnement. Cette affaire fait l’oeuvre d’une forte médiatisation en raison de la diffusion d’une émission télévisée dont le titre est sans ambiguïté « Uranium : le scandale de la France contaminée ». Cette médiatisation ravive l’histoire oubliée des anciennes mines d’uranium et pose clairement la question des déchets issus de l’exploitation, notamment les stériles, et de la prise en charge publique des sites. En effet, l’émission présente une histoire industrielle peu connue par le grand public et surtout met en avant les risques environnementaux et sanitaires de cette ancienne activité. Les risques liés aux déchets issus des anciennes mines et leur gestion sont traités comme des problèmes auxquels les pouvoirs publics se sont jusqu’alors peu intéressés. Ce reportage met en scène des scientifiques indépendants mesurant la contamination des sols ou de bâtiments, des témoins de cette exploitation à travers des témoignages d’anciens personnels de l’exploitant et enfin les associations qui souhaitent alerter sur le risque de vivre dans une commune ayant ce passé industriel. Cette émission présentée sur le mode du scandale ou tout du moins de la dénonciation d’un problème caché dont les conséquences sur la santé notamment des riverains ou de la population crée des incertitudes. C’est dans ce contexte de médiatisation du risque qu’est publiée en juillet 2009 la circulaire sur la gestion des anciennes mines d’uranium. Celle-ci a été rédigée par Jean-Louis Borloo, ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer, en charge des technologies vertes et des négociations sur le climat, et le président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), André Claude Lacoste.

  • 4  Définition du stérile minier : terres, sables ou roches ne contenant pas de minerai d’uranium expl (...)
  • 5  Certaines mines ont cependant été exploitées par des entreprises qui n’existent plus à l’heure act (...)

15La circulaire, adressée aux Préfets des régions françaises concernées par d’anciens sites miniers (210 sites répartis dans 25 départements) comporte quatre points : les aspects contrôle/surveillance, le recensement et la gestion des stériles4, l’impact environnemental des sites et enfin la création de comités de concertation d’information et de suivi (CLIS) dans les communes ou il n’en existe pas encore. Nous allons revenir sur ces quatre points dans le sens où cette circulaire permet de clarifier les rôles entre ancien exploitant5 et pouvoir public et donne une place plus importante à l’information du public à travers notamment la volonté de montrer de la part des pouvoirs publics le signe d’une vigilance accrue. Enfin, elle rend également compte des conditions dans lesquelles la mémoire des sites se constitue sur le mode de l’inventaire.

16Le premier aspect développé est celui des modalités de contrôle des anciens sites miniers qui introduit une collaboration nouvelle pour certains sites avec une inspection commune entrela Direction Régionales de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) et l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN)pour prendre en compte la singularité des sites. Elle introduit égalementl’inspection inopinée :

  • 6  Extrait de la circulaire du 22 juillet 2009 relative à la gestion des anciennes mines d’uranium. (...)

« À l’occasion de ces inspections, des campagnes de prélèvements inopinés et de mesures, aussi bien sur l’eau que sur les sédiments, seront réalisées. Ces contrôles pourront être effectués sur des points régulièrement suivis par l’exploitant ainsi que sur des points « particuliers » qui auront été relevés par l’inspection. […] Ces inspections peuvent aussi être effectuées hors des emprises minières »6

  • 7  Ibid

17Deux nouvelles variables apparaissent dans la prise en compte des risques : celle du périmètre des installations qui renvoie aux notions de responsabilité et de propriété et celle du contrôle inopiné en revenant sur le principe selon lequel « La surveillance environnementale des sites miniers relève de la responsabilité de l’exploitant »7. Le contrôle de la part des pouvoirs publics s’effectue par des mesures par échantillonnage. Du côté des instances administratives, si auparavant le contrôle s’effectuait quasi exclusivement sur des sites bien identifiés méritant une surveillance particulière, aujourd’hui les inspecteurs doivent s’appuyer sur une base de données réalisée par l’Institut de Radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) qui porte le nom de MIMAUSA (Mémoire et Impact des Mines d’urAniUm : Synthèse et Archives). Ce fichier répertorie les anciennes mines exploitées, mais également celles juste explorées.

18Le deuxième aspect concerne l’amélioration de la connaissance de l’impact environnemental et sanitaire des anciennes mines d’uranium et la surveillance accrue des pouvoirs publics. L’ancien exploitant est dans l’obligation de réaliser des analyses sur l’eau, les légumes, les sédiments, etc, et en fonction des résultats de ces mesures cela peut donner lieu à des prescriptions pour une meilleure réhabilitation des sites.

  • 8  Les stériles miniers sont extraits, mais non exploités, parce qu’ils présentent une teneur en uran (...)

19La gestion des stériles8 et la connaissance de leur utilisation dans l’environnement font partie d’un troisième axe développé. La circulaire oblige l’exploitant à mener un recensement des stériles éparpillé dans l’environnement. Ce qui est surtout souligné en creux ce sont les lieux sensibles comme des écoles ou des soubassements de maison qui pourraient entraîner des atteintes à la santé des personnes qui y seraient exposées. Avant, l’exploitant ne prenait pas en compte cette question puisqu’il gérait uniquement les matériaux et les sites identifiés à risques. La prise en compte des lieux où se trouvent des stériles est directement liée à cette circulaire et est à la charge de l’ancien industriel. Avant 1984, les stériles étaient fournis gracieusement aux habitants pour les soubassements de maison, les chemins dans les corps de ferme… La conséquence est qu’ils sont dispersés dans l’environnement et à certains endroits particulièrement concentrés. Suite aux résultats transmis par l’ancien exploitant et en fonction des mesures, les services de l’État pourront exiger des actions ou aménagements pour respecter les exigences réglementaires. C’est bien l’exploitant qui réalise les analyses et les contrôles. Comme nous le spécifiait un de nos interlocuteurs au sein de la DREAL « Nous sommes bien obligés de faire confiance, car il n’est pas possible de refaire les contrôles, car on n’a ni les moyens ni les ressources ». En effet, ces mesures sont faites par hélicoptères, moyens que ne possèdent pas les administrations. Des contrôles en sus de ceux de l’exploitant peuvent être effectués, mais uniquement par échantillonnage.

20Le dernier point porte sur la création de comités de concertation et de suivi (CLIS) qui vient du principe selon lequella société civile doit être tenue informée :

  • 9  Extrait de la circulaire du 22 juillet 2009 relative à la gestion des anciennes mines d’uranium. (...)

« Au plan local, nous vous invitons à réévaluer l’opportunité (au regard des enjeux techniques et environnementaux, ou des attentes exprimées localement par la société) de créer des commissions locales d’information et de surveillance (CLIS) ou des structures analogues autour des sites qui n’en seraient pas encore dotés pour en créer le plus rapidement possible là où un manque existe.[…] Nous vous invitons à largement associer les CLIS, et d’une manière plus générale les populations et les élus locaux, à la mise en œuvre de ce plan d’action. »9.

21L’ensemble de ces points témoigne d’un principe de vigilance affirmé au travers de dispositifs d’information du public, de modalités de contrôles accrus ainsi qu’un recensement exhaustif des sites exploités. Alors que les grands principes de gestion et de suivi des anciennes mines sont régis par le code minier, la circulaire a l’avantage de réorganiser les rôles entre les différentes institutions nucléaires, de clarifier les modalités de contrôle et d’instituer le droit des citoyens à disposer d’une information.  

La prise en charge du risque entre oubli et mémoire

22La mise en œuvre de cette circulaire pose clairement les conditions d’une nouvelle prise en compte publique du risque sous deux angles : le type de mémoire mobilisée dans le cadre du recensement des sites et les modalités d’information et de participation du public. La mise à l’agenda tardive de la surveillance des mines requiert d’interroger le rapport entre oubli et mémoire.

23Un des points de la circulaire concerne l’inscription des données relatives aux mines dans la base Mimausa. Cet élément concourt à construire une base de données sur le mode de l’inventaire, car précédemment aucun dispositif ne recensait les anciens sites miniers. Mais ce recensement opère comme un inventaire sans pour autant créer les conditions d’une mémoire des sites. Comme le souligne Jean-Pierre Boutinet (2004), le devoir de mémoire est intrinsèquement lié au devoir d’oubli afin de répondre à deux impératifs opposés : se souvenir par fidélité à un certain passé, celui d’oublier pour alléger une mémoire qui risque d’être paralysée. La particularité de la prise en charge du risque relatif aux mines d’uranium oscille entre ces deux polarités, car l’arrêt de la production semble avoir effacé progressivement les traces de ce passé industriel. Ce recensement des sites induit un autre phénomène qui revient à penser que ce travail d’inventaire suffirait à lui seul et serait le signe tangible de la gestion publique et politique du risque environnemental. Cela revient au postulat selon lequel le simple fait de lister les sites et de les identifier est déjà une prise en charge de ces anciennes exploitations.

24Comme le rappellent en effet les historiens, le travail de mémoire opère au travers d’un certain nombre de pré- requis : une mobilisation d’acteurs ou de témoins, la présence d’un lieu ou d’un territoire spécifique et la présence de traces comme signes tangibles d’événements passés. Tout d’abord, comme l’énonce Maurice Halbwachs (1967), la mémoire collective doit être insérée dans un espace : « C’est sur l’espace, sur notre espace, celui que nous occupons où nous repassons souvent, où nous avons accès, et qu’en tout cas, notre imagination ou notre pensée est à chaque moment capable de reconstruire, qu’il faut tourner notre attention ; c’est sur lui que notre pensée doit se fixer, pour que réapparaisse telle ou telle catégorie de souvenirs » (p106-107). L’absence de symbole assigné à un lieu ou l’effacement des souvenirs peut à l’inverse constituer une façon de construire des lieux qui n’intègrent pas volontairement les fonctions passées. C’est notamment dans ce sens que Marc Augé (1992) évoque des « non lieux », c’est-à-dire des espaces sans mémoire caractéristiques selon lui d’une forme de modernité. Le réaménagement des sites par végétalisation participe à effacer les traces et les signes visibles de cette ancienne exploitation.

25Si la mémoire collective nécessite de s’intégrer dans un cadre spatial, il faut que celle-ci se matérialise à travers des personnes, qu’elles soient les témoins directs de cette histoire ou les dépositaires d’un récit constitué. En l’absence de ces traces, un site tombe dans l’oubli notamment par un travail des différentes parties prenantes qui participent à la construction progressive de cet oubli. Pierre Nora (1997) souligne enfin la façon dont la mémoire requiert des supports, des traces et des témoins :

« La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, moins la mémoire est vécue de l’intérieur, plus elle a besoin de supports extérieurs et de repères tangibles d’une existence qui ne vit plus qu’à travers eux. D’où l’obsession de l’archive qui marque le contemporain, et qui affecte à la fois la conservation intégrale de tout le présent et la préservation intégrale de tout le passé. (p.30)

26Mais ce souci de mémoire comme le rappelle Pierre Nora, a pour contrepartie l’amnésie : « le sentiment d’un évanouissement rapide et définitif se combine avec l’inquiétude de l’exacte signification du présent et de l’incertitude de l’avenir pour donner au plus modeste des vestiges, au plus humble des témoignages, la dignité virtuelle du mémorable » (p. 30). La mémoire s’appuie sur un jeu entre l’oubli et le souvenir qui créée par ce biais des discontinuités. Car c’est bien le choix des traces qui fonde le caractère quasi tactique de la mémoire. Comme l’explique Denis Collin (2001), en définissant les traits principaux de la science historique :

 « La mémoire présuppose l’oubli comme son indispensable complément. Je ne peux me souvenir qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié. La mémoire collective fonctionne, elle aussi, à l’oubli. On perçoit couramment l’oubli comme un pur négatif, un manque de mémoire. Mais l’oubli est comme le fond nécessaire à partir duquel peut émerger la mémoire. L’oubli est même parfois commandé, par exemple pour des raisons politiques, religieuses, etc. ».

  • 10  Site Internet : http://www.areva.com (...)

27L’exemple des mines est à ce titre intéressant, car il met en perspective les pré-requis de la mémoire. Si l’on examine ces pré-requis au regard de la surveillance des mines, l’on peut avancer l’idée que c’est l’oubli qui de fait l’emporte sur le mémorable. En effet, les anciens sites font l’œuvre depuis 2001 d’un réaménagement qui participe à banaliser les anciennes mines dans le territoire et progressivement à effacer les traces physiques. Le site internet de l’exploitant stipule qu’« arrivés en fin de vie, les sites miniers sont démantelés, réaménagés et revégétalisés conformément aux normes environnementales »10. Le réaménagement est mené notamment dans l’objectif de « minimiser l’impact résiduel des anciennes activités » et de « limiter la consommation d’espace par les anciens sites » et « d’assurer leur intégration paysagère ». Ainsi, c’est bien la question relative au territoire et à l’identification des traces du passé que se trouve posée au travers du réaménagement. Ce premier temps qui fait suite à l’arrêt de l’exploitation montre la façon dont le réaménagement participe d’une certaine forme d’oubli et d’effacement physique des traces des mines dans le territoire. La surveillance mise en oeuvre sur cette période disjoint les lieux d’exploitation, les déchets (résidus, stériles) issus de l’exploitation et les témoins de cette histoire. De surcroît, la base de données mise en œuvre recense plus qu’elle ne mémorise les données relatives aux mines d’uranium. En effet, le système d’information cartographie les sites sans pour autant recueillir les témoignages et l’archivage relatifs aux anciennes mines.

  • 11  Presse Océan mardi 10 février 2009 – Vignoble « Uranium : avis défavorable ».

28Le deuxième point clé de la vigilance a trait à la prise en compte du public comme nouvel acteur dans la gestion du risque. La directive précise en effet qu’il ne suffit plus pour l’ancien exploitant de communiquer les derniers résultats des mesures effectuées, il doit également répondre aux interrogations et aux demandes du public concerné. Avec cette possibilité de concertation, le « public » peut entrer dans le débat et exiger que l’industriel prenne certaines mesures pour la sécurité du site au nom du principe de précaution. Nous avons aussi évoqué précédemment la médiatisation du problème des stériles et des résidus issus de l’exploitation et notamment les stériles réutilisés dans les lieux publics comme nécessitant de la part des pouvoirs publics « une sorte de réponse » sur la prise en charge effective du problème. Il s’agit ici d’une requalification d’un problème scientifique qui renvoie à l’exposition « contrainte » du public à une source de risque mis en avant par le reportage. C’est ainsi le registre de santé publique qui l’emporte sur la gestion purement technique du risque. Si l’institutionnalisation récente du dispositif ne permet pas de tirer de conclusion sur ses effets, la médiatisation de quelques controverses locales montre l’enjeu proprement temporel que comportent la qualification du risque environnemental et sa prise en charge publique. Pour exemple, quelques affaires issues de la presse locale montrent comment la question de la trace et de la mémoire entrent dans la controverse. Les revendications émises par les associations de défense de l’environnement ou les riverains empruntent aux registres d’héritage, de mémoire et de traces. Dans un article de la presse locale11, une association de défense de l’environnement évoque la nécessité d’inscrire sur le Plan Local Urbain (PLU) la présence de ce tas de stérile résultant de l’exploitation de l’ancienne mine pour laisser des traces de cette histoire. L’objectif est de l’inscrire dans les mémoires collectives pour éviter l’oubli ou selon leurs propres termes pour éviter que « l’histoire bégaye ». C’est dans ce sens, que Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (2001) à partir de controverses sur l’enfouissement des déchets nucléaires utilisent le concept de « forum hybride » afin de montrer comment à partir d’un problème considéré comme purement technique, les enjeux débattus deviennent pluriels et obligent à requalifier la décision en prenant en compte des aspects sociaux et économiques. C’est seulement cette intervention de la société civile qui incite les politiques à prendre leur décision en prenant en compte d’autres éléments que les simples données scientifiques et d’inscrire dans la loi « […] non pas de décider, mais de prendre le temps, avant de décider, d’explorer les options envisageables » (Callon et al, 2001, p. 33). Cette prise en compte de données plurielles traduit clairement le rôle joué par la mémoire dans la gestion du risque.

Le stérile comme réminiscence du passé : un exemple de controverse locale 

29Le traitement médiatique des controverses locales permet d’appréhender le rôle stratégique de la mémoire dans la prise en compte du risque. L’une des affaires relatées dans la presse locale a trait plus précisément à l’utilisation des stériles par une entreprise de travaux publics. Ce tas de stérile est issu de l’exploitation passée d’une mine d’uranium de l’ouest de la France fermée en 1991. Ces stériles ont été utilisés en guise de remblais dans le cadre de chantiers de travaux publics. L’affaire démarre au cours de l’année 2008 au moment où l’entreprise de travaux publics renouvelle sa demande d’autorisation d’utiliser ces stériles après l’avoir déjà obtenu à deux reprises par 2 arrêtés préfectoraux successifs (en novembre 1980 et en mai 1992 Cf. arrêté préfectoral de 1992 sur l’autorisation de poursuivre l’exploitation des stériles de la mine pendant 10 ans). De 2002 à 2008, le tas de stériles « reste en sommeil » en raison du délai d’instruction du dossier et des divers compléments d’enquêtes réclamés par la préfecture. Pourtant, peu de temps après la demande de renouvellement de l’autorisation, une directive suivie d’un arrêté préfectoral n’autorise plus l’utilisation des stériles. Or, pour arbitrer cette demande d’autorisation supplémentaire d’exploiter les stériles pour une durée de 30 ans, le préfet demande une enquête publique diligentée par le tribunal administratif en septembre 2008. Un rapport est remis par un commissaire enquêteur en décembre 2008 pour aider le préfet à prendre sa décision. Les conclusions du rapport sont sans appel : les stériles ne peuvent pas être utilisés. Pourtant, si l’on s’attache aux conclusions de ce rapport, ce n’est pas tant le caractère à « risques » de l’exposition du public à ces stériles que la médiatisation de cette affaire qui justifie l’avis défavorable à l’autorisation. En effet, le rapport se termine par les raisons qui justifient la décision du commissaire enquêteur dont « la large publicité diffusée par les médias […] », « La psychose qui en a résulté », « les nombreuses réactions de la population et particulièrement de 7 associations sensibilisées par la santé publique », « la confusion entre les mots « déchets » et « stériles »… Ces arguments mis en avant par le commissaire enquêteur reposent pour une large partie sur l’opposition de la population ou la médiatisation du phénomène. La médiatisation de cette affaire opère au travers de la présence d’une télévision locale venue en mairie pour accompagner le président d’un laboratoire indépendant de mesure de la radioactivité. De plus, la consultation du rapport technique donne lieu à des commentaires et une pétition de la part de riverains, d’habitants des communes voisines dont les remarques sont répertoriées dans le rapport final. Cette opposition et la médiatisation qui l’accompagne conduisent le commissaire enquêteur à les prendre en compte dans son avis. Ce premier temps de l’affaire montre, comme le souligne Francis Chateauraynaud (1998) comment la médiatisation d’une affaire oblige les autorités publiques et politiques à engager une enquête et donc à prendre en compte la controverse ou le conflit en repoussant ainsi leur décision dans le temps pour montrer que les demandes des citoyens sont prises en compte. Les associations de défense de l’environnement ou de riverains se sont associées à un laboratoire indépendant de mesure de la radioactivité et la contestation repose sur un débat technique. Ces associations reviennent notamment sur les mesures effectuées par le laboratoire qui est une filiale de la Cogema pour remettre en cause l’objectivité des analyses. Les riverains demandent par conséquent que des analyses supplémentaires soient effectuées par un autre laboratoire. La remise en cause des données techniques transmises lors du dossier de demande d’autorisation et la demande d’un supplément de test obligent le commissaire enquêteur et par la suite le préfet à prendre en compte dans leur décision l’application du principe de précaution et ce qu’une association a appelé « le principe de vigilance ». Le temps long d’instruction du dossier joue favorablement du côté des opposants, car ils ont la possibilité de s’organiser et de mobiliser un laboratoire qui après consultation du dossier, en souligne les manques et avertit la presse. La médiatisation permet également de laisser des traces et les associations peuvent jouer les rôles de lanceurs « d’alertes » même si celles-ci ne dépassent pas le cadre local. Au nom du « principe de vigilance », le laboratoire indépendant met sur la scène locale les dangers d’une dispersion des stériles sur la voie publique. Les registres de la trace et de la mémoire sont clairement évoqués pour légitimer la non-utilisation du tas de stériles. Suite à la transmission de l’enquête auprès du préfet, celui-ci émet un avis défavorable au renouvellement de l’autorisation de réutilisation des stériles. Le problème n’est pas pour autant résolu puisque le tas de stérile reste stocké sur le site. La rhétorique de la trace mobilisée par les associations de défense de l’environnement démontre le caractère stratégique de la mémoire. En effet, la construction d’événements susceptibles de faire mémoire entre fréquemment en ligne de compte dans la controverse liée aux anciennes mines d’uranium. Mais elle souligne également l’absence de prise en charge publique des questions liées au « mémorable ». Si l’affaire des stériles constitue une « mise en intrigue » au sens de Paul Ricoeur (1983), c’est-à-dire un événement qui relie le présent au passé, elle ne fait pas pour autant histoire. En effet, l’événement s’avère déconnecté d’un tout et son traitement reste encore éminemment localisé.

Conclusion 

30L’histoire des mines d’uranium n’est pas linéaire. Depuis les ouvrages d’époque qui présentent l’exploration et l’exploitation sur le mode de l’épopée, en passant par la fermeture puis l’oubli des mines, jusqu’à la prise en compte des risques environnementaux inhérents, l’histoire se révèle plurielle et fragmentée. Ce problème de linéarité repose pour partie sur les discontinuités induites à la fois par l’oubli et le travail de recensement de données, opéré très récemment. D’une part, les risques environnementaux ont fait l’objet d’un traitement spécifique seulement après la publicisation de ces derniers par les associations de défense de l’environnement, celles de riverains accompagnées parfois par les élus locaux. Si pendant toute la période d’exploitation des mines, l’exploitant a échappé à la contestation, c’est au moment de la mise en place de la surveillance que les riverains se sont mobilisés pour que ce passé industriel ne tombe pas dans l’oubli. La mobilisation des associations de défense de l’environnement a initié un processus qui questionne les traces de la gestion industrielle passée comme la prise en compte future des risques environnementaux sur le long terme. La médiatisation montre ainsi qu’une affaire participe à dévoiler des éléments méconnus ou volontairement oubliés : elle permet la mise en cohérence d’événements sur la scène locale, mais ce travail de dévoilement s’avère porté par des acteurs dans des contextes éminemment localisés. De fait, les traces du passé comme les événements restent fortement segmentées et échappent à la construction d’un récit commun pouvant articuler passé et avenir. D’autre part, la constitution d’une base de données publique relative aux anciennes mines recense avec exhaustivité les caractéristiques des sites, mais cette base organise des données sans pour autant en faire un élément de débat. Si cette démarche participe de la gestion et du suivi des sites sur long terme, elle ne constitue pas pour autant une mémoire vive des sites. La vigilance sur le long terme requiert un travail de mémoire co-porté par les acteurs en présence : l’identification des témoins clés, la spécification du territoire et la présence de traces participent en effet de la construction de la mémoire. En l’absence de ce travail, le récit relatif aux mines s’avère fragmentaire et dépourvu d’unité de sens. En conséquence, ce défaut de mémoire rend la prise en charge du risque fortement cantonnée au temps présent.

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Notes

1  Cette recherche exploratoire porte sur 14 entretiens conduits auprès d’anciens mineurs et cadres, un élu, du personnel de l’administration de contrôle et de l’exploitant et des associations de défense de l’environnement et des riverains. Par ailleurs, nous avons recueilli et analysé les archives de la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) et d’Areva Mines. Nous avons également participé à des réunions de la Commission Locale d’information et de suivi des anciennes mines d’uranium (CLIS).

2  Commissariat à l’Énergie Atomique

3  Société Industrielle des Minerais de l’Ouest

4  Définition du stérile minier : terres, sables ou roches ne contenant pas de minerai d’uranium exploitable ou ne contenant pas d’uranium du tout, mais qu’il faut extraire pour pouvoir accéder au minerai lui-même. Ces substances ne sont pas ou très faiblement radioactives.

5  Certaines mines ont cependant été exploitées par des entreprises qui n’existent plus à l’heure actuelle ce qui oblige l’État à reprendre la gestion et le suivi de ces dernières.

6  Extrait de la circulaire du 22 juillet 2009 relative à la gestion des anciennes mines d’uranium.

7  Ibid

8  Les stériles miniers sont extraits, mais non exploités, parce qu’ils présentent une teneur en uranium négligeable, ou insuffisante pour qu’une exploitation soit économiquement rentable. Ils sont généralement laissés en tas, ou peuvent être utilisés comme matériaux de remblais ou se soubassement.

9  Extrait de la circulaire du 22 juillet 2009 relative à la gestion des anciennes mines d’uranium.

10  Site Internet : http://www.areva.com

11  Presse Océan mardi 10 février 2009 – Vignoble « Uranium : avis défavorable ».

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References

Electronic reference

Bretesché Sophie and Ponnet Marie, « Le risque au défi de la mémoire organisée : l’exemple de la gestion des mines d’uranium françaises », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Volume 12 Numéro 1 | mai 2012, Online since 05 June 2012, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/11992 ; DOI : 10.4000/vertigo.11992

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About the authors

Bretesché Sophie

Maître de conférences en sociologie à l’École des Mines de Nantes, LEMNA, Université de Nantes, Département Sciences Sociales et de Gestion, 4, rue Alfred Kastler, BP 20722, 44307 Nantes Cedex, France, Courriel : sophie.bretesche@mines-nantes.fr

Ponnet Marie

Post-doctorante en sociologie à l’École des Mines de Nantes, LEMNA, Université de Nantes, Département Sciences Sociales et de Gestion, 4, rue Alfred Kastler, BP 20722, 44307 Nantes Cedex, France, Courriel : marie.ponnet@mines-nantes.fr

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