Skip to navigation – Site map
Des objets changeants : paradigmes et postures des scientifiques

Fleuves, estuaires et cours : essai de généalogie scientifique d’un objet à la marge des sciences humaines et sociales

Olivier Sirost

Abstracts

This issue make a science audit provides from human and social sciences, which analyze PhD in France since 1972, and program research in estuary and rivers. This contribution try to understand interdisciplinarity in human and social sciences and their interest within aquatic topics and subjects. Further research using symbolism, social morphology, memory spaces, or scientific formation by exploration should be tracks for interdisciplinarity.

Top of page

Full text

  • 1  Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 19 (...)

1L’hydrologie semble une des grandes délaissées des sciences humaines et sociales. L’appréhension des estuaires, des fleuves et des cours d’eau a surtout été un facteur de développement des sciences de la nature et des politiques publiques ou impériales. En ce sens, plusieurs constats convergent et se complètent. Pour Gaston Bachelard1, l’eau est propice aux théogonies, à la fois en tant qu’élément investi par les formalismes sociaux (placé sous surveillance), mais également comme terreau propice à l’imagination matérielle et à l’intelligence pratique. Toutefois, sa poétique reste discrète étant davantage affichée comme ornement qu’en tant que substance. Elle est donc pensée plus immédiatement à travers des dispositifs techniques (pompe, puits, barrage…) que dans sa profondeur (végétale, minérale, muqueuse). C’est pourtant dans cette dernière qu’il faut rechercher les traces des premières préoccupations sociales sur les estuaires, fleuves et cours d’eau. Les espaces gestionnaires et savants de l’eau arpentent tous sans exception quelques figures mythiques symbolisant l’ontologie et l’organicisme de l’eau.

  • 2  Alain Corbin, Le ciel et la mer, Paris, Bayard, 2005, p. 119.
  • 3  Patrick Matagne, Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolutio (...)

2Si les étendues infinies des mers et des océans ont depuis longtemps leurs travaux de référence, la question de l’eau douce et de ses territoires reste relativement vacante dans le domaine des sciences humaines et sociales. C’est le constat qu’opère Alain Corbin face au vaste de champ de recherche qu’offrent à l’historien les fleuves et cours d’eau. Ce sont davantage la biologie et la technique qui se sont emparées de cet objet : « l’eau douce et l’eau salée sont devenues, principalement, objets de science, d’analyse, de gestion »2. Est-ce parce que les sciences sociales questionnent avant tout la terre des hommes qu’elles délaissent plus facilement les estuaires, fleuves et cours d’eau ? L’explication proposée par P. Matagne3 dans son histoire de l’écologie consiste à montrer que les fleuves, estuaires et cours d’eau ont été avant tout formalisés et appréhendés par la littérature romantique. Jules Michelet, Victor Hugo, Hölderlin, E. Reclus et bien d’autres se sont avant tout abandonnés à la forme de description littéraire au moment où les sciences de l’eau émergent. Il convient dès lors de vérifier et d’approfondir ces pistes de questionnement mentionnant des objets méconnus et délaissés. Est-ce par risque de confusion entre science et militantisme ? Ou alors sont-ce les programmes de recherche sur l’eau qui ont tendance à penser une nature sans l’homme ou à évincer les questions de société ? Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons avancer ici quelques repères chronologiques et pistes de réflexion ouvrant à d’autres objets de recherche.

Les thèses de doctorat et l’eau en France

  • 4  Voir le site Thèses.fr. Antérieurement, c’est SUDOC qui opérait ce travail ayant pour mission de l (...)

3L’examen des thèses de doctorat soutenues depuis 2006 en France dans le fichier national des thèses4 offre une première lecture de l’appréhension des fleuves, estuaires et cours d’eau par les chercheurs français. L’hydrologie convoque des approches multiples et fait émerger des objets originaux de recherche. Elle reste néanmoins gouvernée par les sciences de la vie et de la terre, comme les sciences de l’ingénieur, comme le montre le schéma ci-dessous :

Figure 1. Nombre de thèses produites à partir du mot clé hydrologie par domaine disciplinaire

Figure 1. Nombre de thèses produites à partir du mot clé hydrologie par domaine disciplinaire

4D’autre part, les sciences humaines et sociales restent dans un premier temps inféodées à la logique du voyage d’exploration dans les questions de l’eau, ainsi qu’à l’aménagement urbain. Ce sont là des pistes historiographiques qu’il convient d’étayer.

5L’eau est un domaine de recherche relativement bien investi avec 5255 thèses recensées dans le fichier national des thèses en France. Bien investi, mais pas prépondérant au regard d’autres éléments. La terre, puis l’eau restent les éléments les plus investis par les jeunes chercheurs. Il semble d’ailleurs que les sciences humaines et sociales se soient plus facilement tournées vers le terrestre dans leurs épistémologies disciplinaires (notamment la géographie ou l’anthropologie). À l’inverse, les sciences de la vie se sont renouvelées à la fin du 19e siècle en investissant fortement l’hydrologie (notamment dans les sciences de l’ingénieur et l’écologie marine). Enfin, il faut noter en comparant les fichiers SUDOC (thèses depuis 1972) et Thèses.fr (doctorats répertoriés depuis 2006) la montée en puissance des éléments air et feu. Les déplacements des intérêts cosmogoniques annonceraient-ils des changements de paradigmes ?

Figure 2. Répartitions des thèses selon les éléments

Figure 2. Répartitions des thèses selon les éléments

6Sur le plan des espaces et des milieux, l’hydrologie occupe une place singulière comme le montre la figure suivante :

Figure 3. Espaces et milieux appréhendés par les thèses

Figure 3. Espaces et milieux appréhendés par les thèses

7Globalement, on assiste à une montée en puissance des recherches consacrées aux espaces et milieux aquatiques dans les années 2000. La montagne et la forêt investies préalablement font de plus en plus place nette aux milieux aquatiques. C’est également un espace ressource de l’imagination scientifique où des items tels que fontaines, mer ou marais restent polysémiques et difficiles à circonscrire simplement par des moteurs de recherche dans les bases de données. Cette pluralité est repérable par une multiplicité d’espaces et de milieux auxquels s’intéressent les jeunes chercheurs :

Figure 4. Nombre de thèses produites sur les espaces et milieux aquatiques par domaine disciplinaire

Figure 4. Nombre de thèses produites sur les espaces et milieux aquatiques par domaine disciplinaire

8On voit clairement que c’est l’unité la plus petite (les cours d’eau) ou plus facile à délimiter (zones humides, lacs) qui draine le plus grand nombre de travaux. Elle est plus aisée à modéliser ou à être érigée en laboratoire vivant. En revanche, la question de la transposition des expériences et des modèles laisse augurer de nombreuses recherches à venir. L’appréhension d’une totalité ou d’une dynamique d’ensemble reste un pari dressé devant les scientifiques. D’autre part, l’identité nationale ou territoriale est également un élément mobilisateur des recherches autour des objets hydrologiques comme en témoigne l’engouement par exemple pour la Méditerranée ou des fleuves tels que la Loire. Bref, ce schéma dévoile l’ossature traditionnelle des approches scientifiques sur les espaces et milieux aquatiques. On y lit sans surprise une scission entre la constitution de sciences biologiques et techniques d’un côté (océanologie, sédimentologie, écologie, chimie, physique, mathématiques) et les approches humanistes (géographie, histoire, sciences sociales, anthropologie, droit, économie, littérature) de l’autre.

9La pluralité du domaine d’étude touche également les facteurs techniques et anthropiques. Les ouvrages, les aménagements, l’hygiène ou le risque restent des entrées privilégiées pour les jeunes chercheurs :

Figure 5. Nombre de thèses produites sur les aménagements et milieux techniques par domaine disciplinaire

Figure 5. Nombre de thèses produites sur les aménagements et milieux techniques par domaine disciplinaire

10On peut dire que l’hydrologie s’est déclinée de plus en plus en objets techniques. Elle représentait 2392 thèses depuis 1972 contre 404 depuis 2006. Les recherches sur les inondations ont ainsi explosé (131 thèses dans SUDOC), comme celle sur les plages (151 thèses dans SUDOC) et les puits (771 thèses dans SUDOC). Par delà l’appréhension technique des milieux se posent clairement des questions sociales d’intérêt général comme l’hygiène publique (l’eau potable et son accessibilité), la santé et la sécurité des populations (les inondations et ouvrages de prévention des dégâts causés par les eaux pluviales et les crues), le tourisme et le temps libre (notamment l’invention du rivage loisible et l’aménagement des stations balnéaires), le patrimoine et la transmission des savoirs (les puits et les lavoirs sont des objets qui s’inscrivent clairement dans un tel registre). Ces questions restent des postures transversales qui articulent plus aisément les disciplines scientifiques, et constituent l’interface entre science et société.

11Enfin, l’étude des activités humaines est également une entrée privilégiée (même si elle reste en retrait face aux analyses des milieux et de leurs aménagements). La question de transition entre le travail et les loisirs, les intérêts économiques et la gratuité semblent fédérer ce type d’études :

Figure 6. Nombre de thèses produites sur les activités aquatiques par domaine disciplinaire

Figure 6. Nombre de thèses produites sur les activités aquatiques par domaine disciplinaire

12Force est de constater que l’étude des activités de loisirs reste encore minoritaire dans l’approche des milieux aquatiques. On préfère se reporter à l’aménagement d’espaces inventés comme le littoral ou à des objets techniques tels que ceux offerts par la batellerie, la marinerie ou les chantiers navals. Les approches historiques restent par ailleurs privilégiées, comme les descriptions techniques qui ajoutent aux sciences ingénieur. L’économie ou le droit complètent ces approches que l’on peut qualifier d’objectivistes. Par contre, le sens de ces activités pour la société reste encore largement à saisir.

13L’analyse des thèses de doctorat produites doit également être examinée dans la répartition disciplinaire. Dans les tableaux (dont les données s’appuient sur les thèses soutenues depuis 2006) qui suivent, nous avons indiqué face à chaque mot clé le nombre de thèses présentées par domaine scientifique. Les trois occurrences principales ont été surlignées pour chaque entrée thématique. Le Tableau 1 montre un découpage princeps des regards savants portés sur les hydro systèmes. Ces derniers relèvent pour l’essentiel des sciences de la vie, biologie et biochimie qui couvrent de manière prépondérante les quatre entrées thématiques (estuaires, fleuves, cours d’eau et rivières). Les sciences de l’ingénieur se spécialisent davantage dans des analyses hydro systémiques de taille modeste (rivières et cours d’eau, lacs), alors que la géographie exploratoire (celle des voyages) s’attache à l’inverse aux vastes étendues (fleuves et estuaires). Les sciences sociales y sont également présentes de manière transversale, même si l’objet eau reste en marge des préoccupations scientifiques. Il convient également de noter l’essor de l’économie, du droit et de l’urbanisme qui renouvellent fortement les questions scientifiques de l’eau autour de la valorisation des ressources, de la délimitation des territoires ou de la réaffectation des aménagements. Enfin, les sciences techniques accentuent avant tout leur travail autour de la question de modélisation de ces systèmes aquatiques.

Tableau 1. Répartition des thèses sur les milieux aquatiques par domaine scientifique

Mot clé

Estuaires

Fleuves

Cours d’eau

Rivières

Nombre de thèses

223

774

4 548

310

Domaines disciplinaires

Sciences de la vie, biologie, biochimie

61

60

587

39

Sciences de la terre

38

70

266

21

Géographie et voyages

20

60

---

16

Sciences de l’ingénieur

16

47

1232

30

Sciences sociales, sociologie, anthropologie

13

55

110

14

Urbanisme

12

31

95

---

Économie

11

31

484

---

Chimie, minéralogie

11

431

12

Histoire ancienne, préhistoire

8

39

109

10

Médecine et santé

7

84

27

Géographie et histoire

7

37

---

25

Littérature

---

46

---

11

Droit

---

37

---

14

Éducation, enseignement

---

27

---

---

Langue, linguistique

---

22

---

10

Physique

---

---

495

12

Informatique

---

---

234

12

Génie chimique, technologies alimentaires

---

---

112

---

Technologie, sciences appliquées

---

---

110

---

Agronomie

---

---

101

---

Mathématiques

---

---

91

---

Éducation, enseignement

---

---

---

---

Arts de spectacle, loisirs

---

---

---

13

14Une autre difficulté de l’analyse des productions scientifiques sur l’eau concerne les changements de vocabulaire et d’appellation. La convention RAMSAR par exemple a transposé une bonne partie de la réflexion sur les marais sous le vocable « zones humides ». L’enjeu plus récent de la DCE actualise l’idée de masses d’eau et la qualité des milieux aquatiques (fonctionnalités, peuplements, pollutions) dans le débat scientifique. Cette invention d’un langage savant et juridique met en avant un renouveau de l’intérêt social et scientifique pour l’eau. Le développement récent de programmes de recherche pluridisciplinaires à différentes échelles sur la question n’est pas étranger à cette dernière remarque.

15Il semble également que chaque discipline possède de manière prépondérante ses objets et ses entrées thématiques quand il s’agit de question d’eau. C’est ce que nous dévoile le Tableau 2 montrant (proportionnellement) le fort investissement du droit et de l’histoire pour analyser les pratiques de pêche ou encore l’ethnologie qui y trouve un domaine de prédilection. Cette dernière discipline prolonge les pistes et programmes augurés par les folkloristes atour des métiers de l’eau et des traditions. Ces perspectives sont complétées par une tradition d’études littéraires et l’émergence de travaux en urbanisme à l’interface des disciplines scientifiques.

Tableau 2. Distribution des thèses sur les activités aquatiques par domaine scientifique

Mot clé

Zones

humides

Lacs

Navigation

Pêche

Baignade

Nombre de thèses

1852

1420

1081

342

67

Domaines disciplinaires

Sciences de la vie, biologie, biochimie

272

214

67

39

10

Sciences de la terre

161

124

38

19

3

Géographie et voyages

40

47

22

23

4

Sciences de l’ingénieur

599

241

214

21

7

Sciences sociales, sociologie, anthropologie

38

51

47

14

---

Urbanisme

20

29

23

---

6

Économie

20

27

25

21

7

Chimie, minéralogie

213

64

12

---

Histoire ancienne, préhistoire

27

38

27

15

---

Médecine et santé

143

96

52

7

---

Géographie et histoire

28

35

26

29

3

Littérature

26

45

23

9

5

Droit

---

53

60

47

4

Éducation, enseignement

---

30

32

---

3

Langue, linguistique

---

---

---

---

---

Physique

169

81

37

13

---

Informatique

24

53

200

---

---

Génie chimique, technologies alimentaires

72

30

---

---

---

Technologie, sciences appliquées

59

---

37

---

---

Agronomie

75

29

---

---

---

Mathématiques

---

36

25

---

---

Plantes, botanique

61

---

---

7

---

Arts de spectacle, loisirs

---

---

---

3

Psychologie

---

---

32

7

---

Gestion, organisation entreprise

---

---

29

---

---

Ethnologie

---

---

---

14

---

Les programmes de recherche et l’eau : quelle place pour les sciences humaines et sociales ?

  • 5  www.insu.cnrs.fr/actions-sur-projets/ecco/pnrh-0
  • 6  www.zones-humides.eaufrance.fr

16Une seconde analyse complémentaire peut être amenée par l’examen des programmes de recherche sur l’eau. Force est de constater que ces derniers sont récents dans leur mise en œuvre comme dans leur fonction d’observation des milieux naturels et sociaux. Parmi les principaux identifiés, la plupart restent portés par les domaines des sciences de la vie ou de l’ingénieur. Citons notamment le Programme National de Recherche en Hydrologie (PNRH) dont un des objectifs est de « développer et soutenir, au meilleur niveau scientifique, des travaux de recherche en hydrologie en miroir notamment des préoccupations sociétales relatives au cycle de l’eau et aux flux de matière et d’énergie associés »5, le Programme National de Recherche sur les Zones Humides initié en 1996 qui « vise à produire des résultats utilisables par les partenaires du plan d’action, permettant une meilleure prise en compte de ces milieux dans les dispositifs prévus par la loi sur l’eau » ou il s’agissait jusqu’en 2005 « à la fois de comprendre et quantifier le fonctionnement, les fonctions et les services des zones humides, et de concevoir et valider les méthodes, outils, de conservation, de gestion ou de restauration »6. Le Programme National sur l’Environnement Côtier (PNEC) tente de rassembler depuis 2000 les recherches fondamentales sur les zones côtières de France métropolitaine et d’outre-mer. Le programme risque inondation (RIO) s’est intéressé jusqu’en 2005 aux questions de vulnérabilité sanitaire et de surveillance. Il est aujourd’hui prolongé dans le cadre d’un programme européen ERA-Net-crue. Ces initiatives impulsées localement au départ par des unités de recherche ont laissé souvent une part congrue aux sciences humaines, même dans leur perspective de science appliquée.

17En 1998, le ministère de l’Écologie et du Développement durable a fondé le programme LITEAU dans le but de « fournir des outils d’aide à la décision et des méthodes applicables à la gestion durable du littoral ». Le littoral est « compris dans l’interface terre-mer, sous l’influence combinée des dynamiques marines et atmosphériques du grand large, et des apports et processus naturels ou anthropiques venus des bassins versants côtiers ». Falaises, plages, estran et dunes font partie de ces objets originaux encore peu investis par les SHS.

18Le Programme Hydrologique International (PHI) est un programme intergouvernemental de coopération scientifique de l’UNESCO concernant les ressources en eau, dont l’objet est la gestion et mise en valeur des ressources. Sa vocation est là aussi plus technique.

19Le programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau (WWAP) est à l’initiative des Nations Unies, afin de « développer les outils et les compétences nécessaires à une meilleure compréhension des processus fondamentaux, des pratiques de gestion et des politiques qui contribueront à améliorer l’approvisionnement de la planète en eau douce et sa qualité ».

20Dans ce contexte international, le recours aux sciences sociales est davantage marqué, renvoyant au final à une tradition scientifique. Dans le cadre du PHI s’est développé le Global Network of Water Anthropology for Local Action (NETWA). Depuis 2002, le NETWA s’inscrit dans la volonté d’intégration des dimensions culturelles de l’eau soutenues par l’UNESCO. L’appréhension de la diversité culturelle de l’eau permet un inventaire plus fin des ressources, savoirs-faire, bonnes pratiques, accès démocratiques et modes de gouvernances de l’eau. Couvrant les trajectoires culturelles de l’eau des cosmogonies aux pratiques et aménagements, le programme se révèle d’une aide précieuse face à la crise des ressources en eau.

21Ce que l’on remarque dans cette recherche récente sur l’eau, c’est d’une part son versant technique et appliqué, et d’autre part une certaine compartimentation scientifique des questions et des objets. Comment expliquer cette difficulté de rencontre des disciplines. L’analyse du programme LITEAU nous fourni quelques éléments de réponses.

22Depuis 1998, LITEAU a soutenu 70 projets de recherche à prétention pluridisciplinaire. Derrière cette volonté collaborative, il convient de distinguer les disciplines pilotes de projets et les disciplines collaboratives aux projets de recherche. En ce qui concerne les disciplines porteuses des projets de recherche, et ce, souvent à la demande du conseil scientifique du programme, on peut noter la distribution suivante :

Figure 7. Répartition des disciplines pilotes dans le programme LITEAU

Figure 7. Répartition des disciplines pilotes dans le programme LITEAU

23Le constat est sans appel, on voit que le programme est majoritairement piloté par les sciences dures. La forte présence de l’économie s’explique par ses capacités de modélisation via l’économétrie. Ne ferait-on pas confiance aux sciences sociales systématiquement placées sous tutelle ? On s’aperçoit dans le détail des projets que l’ethnologie (citée 3 fois), la sociologie (citée 18 fois), l’histoire (citée une fois) et la géographie (citée 7 fois) sont destinées à recueillir des données sans réelle marge de manœuvre. À l’inverse la prédiction économique et le cadre juridique rassurent. Elles sont le pendant des modèles mathématiques modélisateurs, de la géomorphologie ou de l’ingénierie écologique.

24Si l’on regarde la distribution des institutions de recherche portant les projets dans le cadre de LITEAU, notre premier constat se confirme :

Figure 8. Institutions porteuses des projets LITEAU

Figure 8. Institutions porteuses des projets LITEAU

25La forte présence d’organismes de recherche d’état à vocation d’aménagement et de gestion des milieux littoraux éclaire mieux la dynamique du projet de recherche. Quelques universités - littorales pour la plupart - souvent présentes ont la particularité de se voir associées à une station marine. Enfin, parmi les « autres » on peut relever la présence de l’INRA, du conservatoire du littoral, de stations biologiques, d’EDF ou du ministère de la Pêche. On comprend dès lors la difficulté à s’immiscer pour les sciences humaines et sociales dans ce type de programme. La question de la technique est souvent une mal-aimée des sciences sociales (depuis ses diverses approches critiques) et la pratique de la pluridisciplinarité dans un tel contexte scientifique et politique est souvent mal vécue par les représentants des SHS. Si les espaces d’acculturation disciplinaire tentent de se combler, parfois le fossé reste trop important à franchir.

26La question d’intégration des SHS est également à examiner du côté des thèmes et objets de recherche, ainsi que des espaces et des territoires. Ces derniers dissimulent bien souvent dans leurs articulations et dans leur cohérence une vision de la science et de la société, ici en l’occurrence un point de vue sur les espaces aquatiques. On peut résumer le programme LITEAU à une dizaine de thématiques bien affichées :

Figure 9. Thèmes appréhendés par le programme LITEAU

Figure 9. Thèmes appréhendés par le programme LITEAU

27Les thèmes de recherche prisés par le programme LITEAU laissent entrevoir une vision particulière de la nature et des espaces aquatiques. On pense souvent l’espace sans l’homme, comme le montre cette minoration des usages sociaux (pêche, tourisme, sport, foncier). Dans un arrière-plan digne parfois de la deep ecology, l’humain est perçu par ses activités anthropiques comme le principal nuisible d’un système nature souvent figé dans un idéal. Les actions de protection, de préservation des milieux sensibles (lagons, dunes, zones humides, lagunes) font appel à une gestion mettant l’accent sur la dynamique des flux, les aires protégées (réserves, aires marines, parcs), la morphodynamique ou la biodiversité. Dans ce contexte les approches économiques, écologiques et juridiques restent surtout à vocation limitative du social (endiguer, réglementer, limiter, interdire les usages).

28À cet égard, les espaces investis dans le cadre du programme LITEAU ne sont pas choisis au hasard. On y retrouve des hauts lieux du tourisme comme le Mont-Saint-Michel ou le bassin d’Arcachon, mais aussi les littoraux méditerranéen et sud atlantiques :

Figure 10. Espace investi dans le programme LITEAU

Figure 10. Espace investi dans le programme LITEAU

29Cet exemple montre bien la difficulté aujourd’hui les SHS à s’intégrer dans des programmes de recherche dont l’héritage est à rechercher du côté des sciences de l’ingénieur et de leurs héritages institutionnels (Cemagref, IFREMER, Mines, Stations marines, INRA). Cela veut-il dire que les SHS sont absentes des recherches sur les milieux aquatiques ? Les fichiers des thèses nous disent l’inverse. Alors où se nichent-elles ?

Les SHS et l’eau : petite généalogie des sources

30On ne peut pas dire exactement qu’aujourd’hui il existe une anthropologie des eaux, une sociologie des milieux aquatique ou une géographie de l’eau à proprement parler. Les SHS n’ont donc pas suivi le même itinéraire que les sciences érigées autour de milieux spécifiques tels que l’océanologie, l’hydrobiologie ou les génies des eaux. Les sources scientifiques des recherches sur l’eau en SHS sont morcelées et parfois très marginales. Elles doivent beaucoup à leurs inspirations littéraires dans le contexte romantique d’une science totale. En témoignent l’œuvre de Jules Michelet qui réinvente la mer et le littoral, celle de Victor Hugo faisant la part belle à une profession, mais aussi les nombreuses descriptions de voyageurs érudits comme Charles Nodier, ou les hymnes à la nation d’un Hölderlin dans sa géopoétique du Rhin, sans oublier la quête des sources et des grandes mécaniques de la vie faisant l’objet d’une géographie chez Élysée Reclus (Histoire d’un cours d’eau).

  • 7  C’est ainsi que l’entend Martin Heidegger dans son commentaire de l’œuvre d’Hölderlin. Cf. Martin (...)
  • 8  On en trouve de belles représentations à la Maison du fleuve Rhône. Voir Jacques Bril, La traversé (...)
  • 9  Whitney Chadwick, Les femmes dans le mouvement surréaliste, Paris, Thames & Hudson, 2002. Les femm (...)

31Dans cette période un peu folle de constitutions des disciplines scientifiques, c’est le plan symbolique des eaux qui retient le plus l’attention, et qui va faire programme. Ainsi, les œuvres romantiques sont indissociables d’une épistémologie de l’habiter7 (et non de l’habitat) propre aux SHS. La question sociale des fleuves, estuaires et cours d’eau est avant tout une question de composition sur laquelle on a bien du mal à s’accorder. Des siècles durant, il a fallu à l’homme composer avec ces espaces et leurs milieux. Les mythologies parlent d’elles-mêmes. La nymphe Séquana tentant d’échapper à son prédateur sexuel engendrera les sources turquoise de la Seine. La fleur de papyrus où Nymphéa est pour le peintre impressionniste Monet l’expression symbolique d’engendrement et de recouvrement de la vie. Le marais indique ainsi cette transition entre la sphère des morts et celle des vivants. Il rappelle également l’idée de franchissement de seuil entre deux mondes ou deux berges dont la figure rhétorique imprime l’iconographie de la plupart des grands fleuves tels que le Rhône8. Ces iconologies fluviales, maritimes, voire champêtres illustrent bien la prégnance mythique de l’eau fécondante et recouvrante, proposant une généalogie originale du vivant comme la vase (travaillée des sources mythiques étudiées par J.J. Bachofen aux œuvres picturales des surréalistes dont Léonor Fini9). Cette remarque n’est pas anodine. Ce sont souvent les artistes qui se positionnent contre l’essor d’une pensée technique et aménageuse de l’État. Les impressionnistes comme Monet dénoncent ainsi l’emprise de la politique de Napoléon 3 sur la nature (l’eau en particulier), notamment dans ses Nymphea où toute trace de l’homme est effacée. On peut dire que cette perspective est aujourd’hui prolongée par le Land art. Voilà qui complique considérablement la position des humanités dans une démarche scientifique.

32Dans ce contexte - ou se pose également la question des frontières aquatiques - on peut relever trois grandes tentatives d’organisation des sciences humaines et sociales investies dans le domaine des fleuves, estuaires et cours d’eau.

  • 10  Voir par exemple Salomon Reinach, Cultes, Mythes et Religions, Paris, Robert Laffont, 1996.
  • 11  Voir la belle analyse qu’en propose Jürgen Link, Hölderlin-Rousseau retour inventif, Paris, Presse (...)
  • 12  Voir Olivier Sirost, Les Natures apocryphes de la Seine. L’envasement des plages du Calvados, in E (...)
  • 13  Cf. Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande, Paris, MSH, 1995.

33Comme l’indiquent les entreprises littéraires et philosophiques de Hölderlin, Victor Hugo ou Élysée Reclus, l’eau pose avant tout à travers ses formes fluviales ou estuariennes des interrogations relatives à la formation des états nations en Europe, à leurs frontières métropolitaines et leurs emprises coloniales. Comme l’indiquent les poètes, les nations puisent leurs racines dans les sources de leurs fleuves et leurs eaux souterraines. Les métaphores des contes et légendes allant de la fontaine de jouvence à la mare au diable inscrivent également dans l’eau (et pas seulement la terre) l’appartenance et l’identité, notamment à travers les grands mythes qu’elle rassemble10. C’est dans cette question que l’on peut voir se développer un premier programme de recherche : celui des folkloristes. Le Rhin d’Hölderlin et de Rousseau se veut déjà une alternative à la modernité aménageuse de la Nature, préférant les scansions sauvages du fleuve aux ouvrages des enfants emmaillotés par le progrès11. Il en va de même dans la production littéraire générée autour de l’estuaire de la Seine12. Cette remarque converge avec le développement de la Volkskunde13 allemande qui s’appuie sur les natures du peuple pour résister à l’envahissement de la Grande Armée de Napoléon Bonaparte. Bref, l’ethnographie s’inscrit dans ses origines contre la pensée technique de canalisation, chenalisation et ouvrages aquatiques. C’est sans doute la peur de perte de magie que recèlent les eaux (stagnantes, souterraines, spectaculaires ou cachées) qui cristallise de telles oppositions.

  • 14  Paul Sébillot, Croyances, mythes et légendes des pays de France, Paris, Omnibus, 2002.

34Elle n’empêche par pour autant le déploiement d’enquêtes folkloriques en France autour des représentations et des usages de l’eau. Parmi les spécialistes français, Paul Sébillot consacre une large place à l’analyse de la mer, puis à celle des eaux douces, et enfin de la faune et de la flore dans ses Croyances, mythes et légendes des pays de France14 entre 1904 et 1906. En récupérant les matériaux constitutifs des traditions et des croyances par témoignages et observation, en les complétant d’un corpus littéraire. La mer est appréhendée à travers ses engendrements : le sel, la vase, l’urine des saints, les vagues, les tempêtes, l’écume, les marées et les miracles, les figures mythiques (lutins, fées, chevauchées), les génies sous-marins (sirènes, diable, poissons). Cette perspective très originale reste aujourd’hui largement oubliée. Sébillot traque ensuite les multiples envahissements de la mer (déluges et crues), puis les îles et rochers questionnant bancs de sable et peuplements ; puis la ceinture du rivage (caps et falaises, pierres du rivage, ports et baies, sables et dunes). Enfin, l’analyse des grottes marines, du bord de l’eau (vases et grèves), des navires légendaires et des cultes (bains, baptêmes, lieux de prières) vient clore l’enquête sur la mer.

  • 15  Arnold Van Gennep, Le folklore français. Volume 2, Paris, Robert Laffont, 1999. L’édition original (...)

35L’analyse des eaux douces est tout aussi riche. Les fontaines, les puits, les rivières, les eaux dormantes (nappes d’eau, lacs, étangs, lavandières, orages et grêles, mares, marais, sources, abreuvoirs) augurent des pistes de recherche souvent méconnues des travaux contemporains. Ces travaux s’appuient sur l’essor d’une discipline scientifique étayée par une dizaine de revues. Arnold Van Gennep dans son Folklore français15, poursuit cette tradition d’enquêtes. Il montre notamment que le cycle de l’eau est pleinement intégré et célébré dans les fêtes populaires. Ainsi, la Saint-Jean vient célébrer les eaux dans le calendrier rituel des Français sans toutefois favoriser un « culte des eaux » (question en débat chez les folkloristes de la fin du 19e siècle). De la rosée au vinage, Van Gennep enquête sur les métamorphoses de l’eau et ses propriétés magiques. Les vertus guérisseuses de certains puits dont on conserve en bouteille l’eau mirifique, complètent les immersions initiatiques, les eaux de pluie miraculeuses, les sources et fontaines mystérieuses préservant l’intégrité physique interrogent les folkloristes. Ces vertus magiques éclairent les traditions des bains, joutent et autres fêtes de l’eau observées sur le territoire français.

  • 16  Voir notamment Régis Meyran, Denis-Michel Boëll et Jacqueline Christophe, Du folklore à l’ethnolog (...)

36Georges Henri Rivière, constatant que la France ne dispose pas de musée de folklore, profite de l’opportunité offerte par le Front populaire pour lancer l’idée d’un réseau d’ethno et d’éco musées en France16. C’est dans ce réseau constitué que l’on trouve nombre de programmes de recherche en SHS autour de l’eau. On peut dans ce contexte rappeler le nombre important de musées consacrés à la marinerie, à la batellerie ou aux fleuves en France, où sous forme souvent associative et pédagogique continue à se travailler un folklore de l’eau. Il en va de même dans ce registre des DRAC (directions régionales des affaires culturelles) et de leurs conseillers en ethnologie, comme des ethnopôles. Autour des thématiques de l’eau, il convient de citer l’ethnopôle de Salagon initié en 1937 par le groupe d’études régionalistes et de folklore audois et labellisé en 1996. Dans la même lignée, l’association Estuarium est créée en 1996 à l’initiative de la DRAC des Pays de la Loire. Réunissant ethnologues, historiens et géographes, l’association fonde la revue Estuaria spécialisée sur la question des estuaires français. En partenariat avec les collectivités territoriales Estuarium participe aux projets de territoires (notamment le SCOT Petite Planète) réinventant les usages populaires des marais et de l’estuaire de la Loire à travers des partenariats pédagogiques (classe estuaires et marais, concours) ou une biennale d’art contemporain. L’association fonctionne en réseau à l’échelle européenne avec des partenaires tels que le Forum des marées atlantiques à Rochefort, la Maison de l’estuaire de la Seine, le Conservatoire de l’estuaire de la Gironde, le Musée naval de San Sebastian (Espagne), l’Ecoparc de Seixal (Portugal), etc.

37Rattachée à un réseau d’anthropologues, la Maison du fleuve Rhône à Givors est créée en 1988 pour accompagner les mutations territoriales et identitaires de la ville et sa région. La Maison du fleuve Rhône reçoit le label d’ethnopôle en 1996. Elle se donne pour objet l’étude des relations entre les hommes et le fleuve, cherchant à comprendre par les SHS une « culture-fleuve », mais également l’organisation de manifestations culturelles (expositions, conférences, ateliers) et en conduisant des études d’ingénierie culturelle et de développement local. C’est là une initiative unique en France, qui s’implique également dans le travail de la zone atelier du bassin du Rhône (ZABR), et les laboratoires de recherche de l’université de Lyon. À travers ces exemples ont peut voir que les SHS se développent souvent en dehors des institutions de recherche traditionnelle pour trouver davantage de sens dans des initiatives de dynamisation des territoires.

38 Le deuxième type de programme de recherche autour de l’eau est à placer au crédit des géographes. Dans un contexte de mise en place des routes maritimes, des espaces portuaires, puis des politiques de chenalisation et d’endiguement au 19e siècle, nombre de géographes élaborent de nouveaux outils conceptuels. C’est le cas du concept de bassin versant formalisé par le géographe et architecte Philippe Buache (nommé premier géographe du roi en 1729), en fournissant un système interprétatif général à la répartition du relief terrestre en liant réseau hydrographique et orographie : instrument de la rationalité économique et outil de valorisation des eaux utiles dont la finalité productive opère la fonctionnalisation du milieu naturel. Il établit la division du globe par bassins de rivières et de mers, subordonnés les uns aux autres.

  • 17  Clarence J. Glacken, Histoire de la pensée géographique. IV. Culture et environnement au 18e siècl (...)
  • 18  Christel Alvergne & Pierre Musso, L’aménagement du territoire en images, Paris, La documentation f (...)

39On peut également citer Jean Antoine Fabre17, ingénieur français du 18e siècle questionnant les relations entre hautes et basses terres à travers les torrents. Il travaillera sur le Rhône, la Durance et les torrents du Var. En se focalisant sur l’analyse des pluies, tempêtes, gels et dégels, Fabre tente lui aussi une approche géographique ancrée dans le caractère universel du monde. L’ingénieur en chef des ponts et chaussées après sa rencontre avec le rabbin Haïn Yossef David Azoulay accepte d’ailleurs les lois universelles Noa’hides. Ces travaux sont surtout orientés par plusieurs générations d’aménageurs placés au service de l’État ou du roi. En témoigne le parcours de Sully ministre d’Henri IV lançant la canalisation des rivières ou les ponts dès 1598. Jusqu’à Colbert au 18e siècle, l’emprise royale sur une géographie de l’eau est importante. L’ingénierie militaire et civile se développant alors, c’est une science gouvernée par la prospective économique qui est amenée à se développer. Les routes et canaux demandant d’être connectés aux villes, les travaux d’eau rejoignent les préoccupations des hygiénistes. C’est le cas par exemple d’Eugène Belgrand, géologue de l’école des Ponts et chaussées, qui deviendra en 1852 ingénieur en chef au service de la navigation de la Seine entre Paris et Rouen. L’hydrogéologie scientifique vient alors remettre en débat les travaux géographiques à visée globalisante (en particulier concernant les eaux souterraines). Les chemins de l’eau invitent de plus en plus à penser une géographie en réseau, notamment sous l’impulsion de Saint Simon et de la géographie vidalienne18. Les portes méditerranéennes de l’Orient sont pensées comme un opportunisme qui va permettre de développer une géographie des explorations. La remontée des grands fleuves jusqu’à leurs sources fait programme pour nombre de géographes et anthropologues. Après les grands voyages de découvertes de Bougainville, James Cook ou La Pérouse au 17e siècle, ce sont les fleuves qui sont investis avec Mungo Park (Sénégal et Niger en 1795), Heinrich Barth (lac Tchad, vallée du Niger en 1852), John Speke (lac Victoria en 1863), David Livingstone (sources du Nil, 1858-1864). Ces exemples montrent l’emprise du contexte impérial dans le développement des sciences de l’eau. Néanmoins, ces explorations font laboratoire, voire école. L’exemple emblématique reste Marcel Griaule qui à partir de ses travaux sur les Dogons fait école, formant plusieurs anthropologues sur le terrain, allant jusqu’à créer un laboratoire flottant. La boucle du Niger sert véritablement de zone atelier pour l’anthropologie culturelle, allant jusqu’à la grande diffusion scientifique via le Club des explorateurs français et le cycle de films-conférences Connaissance du Monde.

40L’histoire dans son articulation à la géographie et aux sciences de l’environnement propose une troisième voie programmatique. La géographie vidalienne s’inscrit dans une vision républicaine, imprimant une unité dans la vision des cartes qui arpentent les murs des salles de classe. Cette vision s’articule autour de trois formes de postérité. Les fleuves, les villes ports et les estuaires constituent des lieux de mémoire impulsés par les oeuvres pédagogiques de Jules Michelet (tableau de la France), Victor Duruy (Introduction générale à l’histoire de France), Paul Vidal de la Blache (La France. Tableau géographique) et G. Bruno (Le Tour de la France par deux enfants). Cette géographie historique et sociale que l’on enseigne à l’école de la République marque profondément l’esprit explorateur des membres de sociétés de tourisme et de plein air comme le Touring Club de France, le Canoë Club, le Club Alpin Français, le Camping Club de France (pour ne citer que ceux-là) qui participent à la diffusion de cet idéal aquatique, à son recensement, à ses aménagements et à la mise en forme des loisirs qui sont associés. D’autre part, la vision vidalienne de la géographie amorce une logique de découpage des travaux de doctorat des historiens selon une répartition régionaliste systématique. Ainsi chaque espace aquatique est examiné dans ses dimensions synchroniques et diachroniques, et ses connexions à la société.

  • 19  On se reportera notamment à : Halbwachs, M., 1997 (1950), La mémoire collective, Paris, Albin Mich (...)

41Enfin, dans le contexte large de développement des SHS en France à la fin du 19e siècle, le concept de morphologie croise les préoccupations des historiens, sociologues et géographes. On en retrouve des développements puissants chez Maurice Halbwachs dans son approche de l’espace, chez Lucien Febvre dans son histoire de la Terre, ou encore chez Jean Brunhes dans sa Géographie humaine19. Le fait qu’un espace aquatique fasse sociosystème est une posture qui dès lors favorise l’entrée en interdisciplinarité.

42Cette remarque est à associer au développement plus récent des recherches en SHS depuis les années 1980 sur l’objet eau. L’essor récent d’un ministère de l’environnement en 1971 et des parcs naturels en 1960 ont favorisé la rencontre des disciplines. Les figures de pionniers que représentent en la matière Bernard Kalaora au Conservatoire du Littoral, Bernard Picon au DESMID, Jean-Paul Barvard, puis Anne Honegger à Lyon ou Corinne Larue à Tours (la liste est loin d’être exhaustive, mais plutôt illustrative) montre une reconfiguration des disciplines autour des objets et des approches transversales. Depuis de nombreux chercheurs se sont engagés dans cette voie comme en témoigne la dynamique de thèses et de programmes de recherches locaux (Seine Aval, PIREN Seine, Ecobag, ZABR). Gageons alors que les assises épistémologiques des sciences humaines et sociales apporteront un éclairage neuf dans l’interpellation des sciences de la nature et des sciences ingénieur.

Top of page

Bibliography

Alvergne, C. et P. Musso, 2009, L’aménagement du territoire en images, Paris, La documentation française.

Bachelard, G., 1942, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti.

Bausinger, H., 1995, Volkskunde ou l’ethnologie allemande, Paris, MSH.

Bril J., 1991, La traversée mythique, Paris, Payot.

Brunhes, J., 1942, La géographie humaine, Paris, PUF.

Chadwick, W., 2002, Les femmes dans le mouvement surréaliste, Paris, Thames & Hudson.

Corbin, A., 2005, Le ciel et la mer, Paris, Bayard, p. 119.

Febvre, L., 1970 (1922), La terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, Albin Michel.

Glacken, C. J., 2007, Histoire de la pensée géographique. IV. Culture et environnement au 18e siècle, Paris, CTHS.

Halbwachs, M., 1997 (1950), La mémoire collective, Paris, Albin Michel.

Heidegger, M., 1958, L’homme habite en poète, in Essais et conférences, Paris, Gallimard.

Link, J., 1995, Hölderlin-Rousseau retour inventif, Paris, Presses Universitaires de Vincennes.

Matagne, P., 2002, Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolution d’une science, Paris, Delachaux et Niestlé.

Meyran, R., B. Denis-Michel et C. Jacqueline, 2009, Du folklore à l’ethnologie, 1936-1945, Paris, MSH.

Reinach, S., 1996, Cultes, Mythes et Religions, Paris, Robert Laffont.

Sébillot, P., 2002, Croyances, mythes et légendes des pays de France, Paris, Omnibus, 2002.

Sirost, O., 2010, Les Natures apocryphes de la Seine. L’envasement des plages du Calvados, in Etudes rurales n° 185, pp. 181-196.

Van Gennep, A., 1999 (1948), Le folklore français. Volume 2, Paris, Robert Laffont.

Top of page

Notes

1  Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942.

2  Alain Corbin, Le ciel et la mer, Paris, Bayard, 2005, p. 119.

3  Patrick Matagne, Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolution d’une science, Paris, Delachaux et Niestlé, 2002.

4  Voir le site Thèses.fr. Antérieurement, c’est SUDOC qui opérait ce travail ayant pour mission de l’ensemble des thèses produites en France depuis 1972 pour les thèses de doctorat et depuis 1982 pour les thèses de médecine et chirurgie dentaire. C’est l’ABES qui depuis 2010 se charge d’une mutualisation de ces données encore inachevée. Pour cet article nous avons donc utilisé de manière globale les données SUDOC puis de manière approfondie (par discipline) le fichier national des thèses.

5  www.insu.cnrs.fr/actions-sur-projets/ecco/pnrh-0

6  www.zones-humides.eaufrance.fr

7  C’est ainsi que l’entend Martin Heidegger dans son commentaire de l’œuvre d’Hölderlin. Cf. Martin Heidegger, L’homme habite en poète, in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958.

8  On en trouve de belles représentations à la Maison du fleuve Rhône. Voir Jacques Bril, La traversée mythique, Paris, Payot, 1991.

9  Whitney Chadwick, Les femmes dans le mouvement surréaliste, Paris, Thames & Hudson, 2002. Les femmes surréalistes s’inspirent vivement dans leur peinture des écrits sur la nature de Bachofen ou Michelet, s’appuyant notamment sur l’humidité de la terre, l’humus ou la perspective fécondante du marécage.

10  Voir par exemple Salomon Reinach, Cultes, Mythes et Religions, Paris, Robert Laffont, 1996.

11  Voir la belle analyse qu’en propose Jürgen Link, Hölderlin-Rousseau retour inventif, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1995.

12  Voir Olivier Sirost, Les Natures apocryphes de la Seine. L’envasement des plages du Calvados, in Etudes rurales n° 185, pp. 181-196, 2010.

13  Cf. Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande, Paris, MSH, 1995.

14  Paul Sébillot, Croyances, mythes et légendes des pays de France, Paris, Omnibus, 2002.

15  Arnold Van Gennep, Le folklore français. Volume 2, Paris, Robert Laffont, 1999. L’édition originale est datée de 1948.

16  Voir notamment Régis Meyran, Denis-Michel Boëll et Jacqueline Christophe, Du folklore à l’ethnologie, 1936-1945, Paris, MSH, 2009.

17  Clarence J. Glacken, Histoire de la pensée géographique. IV. Culture et environnement au 18e siècle, Paris, CTHS, 2007.

18  Christel Alvergne & Pierre Musso, L’aménagement du territoire en images, Paris, La documentation française, 2009.

19  On se reportera notamment à : Halbwachs, M., 1997 (1950), La mémoire collective, Paris, Albin Michel

 ; Febvre, L., 1970 (1922), La terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, Albin Michel ; Brunhes, J., 1942, La géographie humaine, Paris, PUF.

Top of page

List of illustrations

Title Figure 1. Nombre de thèses produites à partir du mot clé hydrologie par domaine disciplinaire
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-1.jpg
File image/jpeg, 72k
Title Figure 2. Répartitions des thèses selon les éléments
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-2.jpg
File image/jpeg, 52k
Title Figure 3. Espaces et milieux appréhendés par les thèses
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-3.jpg
File image/jpeg, 52k
Title Figure 4. Nombre de thèses produites sur les espaces et milieux aquatiques par domaine disciplinaire
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-4.jpg
File image/jpeg, 72k
Title Figure 5. Nombre de thèses produites sur les aménagements et milieux techniques par domaine disciplinaire
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-5.jpg
File image/jpeg, 56k
Title Figure 6. Nombre de thèses produites sur les activités aquatiques par domaine disciplinaire
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-6.jpg
File image/jpeg, 48k
Title Figure 7. Répartition des disciplines pilotes dans le programme LITEAU
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-7.jpg
File image/jpeg, 60k
Title Figure 8. Institutions porteuses des projets LITEAU
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-8.jpg
File image/jpeg, 48k
Title Figure 9. Thèmes appréhendés par le programme LITEAU
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-9.jpg
File image/jpeg, 80k
Title Figure 10. Espace investi dans le programme LITEAU
URL http://vertigo.revues.org/docannexe/image/12065/img-10.jpg
File image/jpeg, 66k
Top of page

References

Electronic reference

Olivier Sirost, « Fleuves, estuaires et cours : essai de généalogie scientifique d’un objet à la marge des sciences humaines et sociales Â», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Hors-série 10 | Décembre 2011, Online since 19 June 2012, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/12065 ; DOI : 10.4000/vertigo.12065

Top of page

About the author

Olivier Sirost

Sociologue, Professeur des Universités, Centre d’Étude des Transformations des Activités Physiques et Sportives (CÉTAPS-EA 3832), Université de Rouen, Laboratoire CETAPS, Boulevard André Siegfried, 76821 MONT SAINT AIGNAN Cedex, Courriel : olivier.sirost@univ-rouen.fr

By this author

Top of page

Copyright

© Tous droits réservés

Top of page