- 1 Cette réflexion s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’APR “Risque, Décisi (...)
1Soumise au régime hydrique méditerranéen, la population marseillaise a dû faire face aux fluctuations des ressources en eaux et aux inondations causées par ses cours d’eau côtiers. Cet article propose une analyse sociohistorique, du XIXesiècle à nos jours, du rapport à l’eau de la population marseillaise et des décideurs locaux. Les inondations contemporaines, souvent intenses et violentes (1978, 2003) et parfois meurtrières, ainsi que l’évolution du cadre juridique national, ont amené les décideurs locaux à mettre en place de nouvelles politiques de gestion des inondations. L’intrusion de cette « nouvelle » problématique et sa gestion publique a-t-elle pour autant redéfini la culture de l’eau à Marseille? Comment font décideurs et habitants avec l’héritage sociotechnique issu de la modernité aménagiste du XIXe siècle? Quelles sont leurs marges de manœuvre (idéelles et matérielles) entre radicalisation de la modernité (poursuite du principe de la maîtrise de l’eau par des interventions technicistes) et réorientation postmoderne (redonner sa place au cours d’eau et à ses fluctuations « naturelles »)?1
2Cet article s’inscrit dans les analyses du rapport à l’environnement et au risque comme révélateur et moteur de changements sociaux et culturels plus larges, appréhendés dans la littérature en sciences humaines comme le possible passage de la modernité à la postmodernité. Initiées dans les années 1970, en France, par Alain Touraine et al. (1980) analysant l’émergence d’une société postindustrielle caractérisée par une restructuration des classes sociales et l’émergence de nouveaux mouvements sociaux comme force motrice du changement sociétal, ces analyses sont aujourd’hui au cœur de la pensée d’Ulrich Beck et d’Anthony Giddens. Nous entendons par modernité un rapport au monde anthropocentrique basé sur la dichotomie nature/culture (Latour 1999), prônant la maîtrise de la nature par l’Homme, et mettant au cœur de ce dispositif la science et la technique. Nous entendons par postmodernité un rapport au monde se voulant biocentrique, questionnant l’ancienne dichotomie nature/culture et soulignant les limites de l’idéologie de la domination de l’Homme sur la nature.
3Selon Ulrich Beck (2003), la gestion collective du risque serait structurante des cadres sociaux de l’expérience postmoderne, tour à tour renforçant ou redistribuant les anciennes inégalités sociales héritées de la modernité. Il souligne aussi que dans ce contexte d’incertitude, « Le processus de rationalisation scientifique, après avoir désenchanté le monde, se désenchante lui-même » (Beck 2003). Selon Anthony Giddens (1991), le passage vers la postmodernité qui se caractérise par une réflexivité accrue aurait pris la forme d’une phase peu ou prou transitoire de « radicalisation de la modernité », livrant l’individu a des prises de décision individuelles portant sur des objets complexes et à forte technicité.
4Dans ses analyses des nouvelles politiques de gestion de l’environnement et des risques, la littérature sociologique a souligné la part croissante des référents postmodernes, prônant les principes de la gestion intégrée et de l’acceptation des risques (Adam et al. 2000, Dunlap et al. 2000, Taylor-Googy et Zinn, 2006). De tels argumentaires sont construits sur le postulat que, par opposition aux sociétés traditionnelles, les sociétés contemporaines ont perdu la mémoire des risques, rompant de ce fait avec une « culture du risque » (Jouteur, 2005). En articulant histoire et sociologie, cet article se donne les moyens de mettre en regard les processus de construction/délitement d’une mémoire collective avec l’héritage historique objectivable du territoire concerné. Pour ce faire, l’analyse des « cadres sociaux de la mémoire », initialement développée par Maurice Halbwachs (1925) est mobilisée. Selon Halbwachs, la mémoire n’est pas une simple restitution plus ou moins fidèle du passé, mais plutôt une reconstruction sociale du passé à travers le présent. Ce processus est constitutif de lien social, participant à la structuration des groupes sociaux et la définition de leur identité (Jaisson et Baudelot 2007). La mémoire est une image évolutive du passé qui s’accorde avec les nécessités du présent. Comme le souligne Joel Candau (2005), « toute mémoire est sociale, mais pas nécessairement collective », en tant que les souvenirs individuels sont socialement construits sans nécessaire être collectivement partagés par tout ou partie des groupes sociaux. Il convient à ce titre de prendre en compte dans l’analyse les processus qui peuvent contribuer à la construction d’une mémoire véritablement collective, telle que les lieux de mémoires, les rituels et les récits commémoratifs. Enfin, les cadres sociaux de la mémoire sont spatialisés, participant de l’identité territoriale des groupes et des individus.
5Cet article s’appuie sur un corpus de données constitué de différents types de sources historiques (presse locale, archives municipales et départementales), et d’un corpus sociologique de 48 entretiens semi-directifs (habitants et décideurs) et de 200 questionnaires (habitants des zones inondables). L’enquête par questionnaires porte sur le rapport aux cours d’eau et aux inondations des habitants. L’échantillon construit selon la méthode par quota est représentatif du point de vue de l’âge, du sexe et de l’appartenance sociale des individus. Une approche spatialisée a été mise en œuvre retenant deux zones de la ville de Marseille : la basse vallée de l’Huveaune et le pourtour du Vieux Port, respectivement caractéristiques de deux types d’inondation, la première par débordement des cours d’eau et la seconde par ruissellements pluviaux (cf. Figure 1). L’ensemble des individus interrogés habite dans des zones officiellement déclarées comme inondables par le DICRIM (Document d’Information Communale sur les Risques Majeurs).
Figure 1. Identification des deux zones enquêtées à Marseille
- 2 Le magazine “Ça m’intéresse” réalise en 2005 un classement des eaux de France mettant en tête la v (...)
6La Provence véhicule l’image d’une région où l’eau est une denrée rare. La littérature abonde en ce sens, nourrissant de nombreuses adaptations cinématographiques, dont Manon des sources de Marcel Pagnol est certainement la plus populaire. Pourtant, les analyses historiques et sociologiques révèlent que cet imaginaire n’est pas toujours fondé. Si en Provence l’eau est cachée, elle n’a toutefois pas la rareté extrême qui lui est généralement prêtée (Livet 1962, Agulhon et Coulet 1987, Tamisier 1991 pour la Provence et Baratier 1987, Peraldi 1988, Vidal-Naquet 1993 et Roncaylo 2002 pour Marseille). Les Marseillais s’enorgueillissent même d’avoir l’eau du robinet la meilleure de France, confortés en cela par les médias2 et les campagnes de communication de la municipalité et de la société des eaux de Marseille. L’eau potable abonde dans la ville grâce au Canal de Marseille. L’arrivée de ce dernier est mise en scène par d’ostentatoires jeux d’eau et une architecture monumentale. Ce site, le Palais Longchamp, participe de l’identité de Marseille (cf. Figure 2.).
Figure 2. Le Palais Lonchamp, monument localisant et commémorant l’arrivée de l’eau de la Durance à Marseille
7Les entretiens semi-directifs réalisés auprès de Marseillais abondent en ce sens. À la question « « Et si je vous dis eau dans la ville de Marseille à quoi cela vous fait penser? », ce retraité, marseillais répond avec fierté : « Qu’on a la meilleure de France ! ». L’eau, considérée comme abondante, participe de l’identité de la ville, à travers ses héritages architecturaux et techniques, et les discours circulants. Nous sommes loin ici des drames des personnages de Marcel Pagnol. En revanche, d’autres grands ou petits drames menacent les Marseillais, relatifs, inversement, à de répétitifs épisodes de trop-plein hydriques. En effet, la ville est exposée à des phénomènes récurrents d’inondations.
- 3 Ces données sont issues des entretiens semi-directifs réalisés auprès des décideurs et gestionnair (...)
8Plusieurs facteurs naturels et anthropiques contribuent à faire de Marseille une ville particulièrement inondable. Le régime hydrique méditerranéen fait se succéder sans transition des périodes de très faible niveau pluviométrique à des périodes de pluies torrentielles. Ces pluies se déversent sur les flans asséchés des collines calcaires cernant la ville, ainsi que sur les sols imperméabilisés de son dense et étendu tissu urbain (cf. Figure 3.). Ces eaux ruissellent à vive allure le long des pentes abruptes de la ville, transformant les rues en torrents temporaires (Douguédroit 20003). Ces pluies torrentielles alimentent en outre les lits des rivières côtières grignotées par l’urbanisation. Enfin, le réseau d’assainissement sous-calibré accentue ce phénomène en exposant plus encore la ville à l’engorgement et au débordement de ses eaux pluviales et fluviales3.
Figure 3. Marseille, une ville portuaire entre mer et collines, dont l’expansion urbaine a investi les zones inondables des cours d’eau côtiers.
9Pour la période contemporaine, l’inondation par débordement de cours d’eau la plus importante est celle de l’Huveaune en 1978. Les inondations spectaculaires les plus récentes sont celles de 2000 et 2003, il s’agissait de crues-éclairs touchant l’hyper-centre-ville (Vieux-Port/Canebière). Les inondations de 2000 et 2003 furent même meurtrières. Au-delà de ces phénomènes extrêmes et non moins récurrents, des inondations par ruissellement et/ou débordement partiel ont lieu très localement chaque année, donnant lieu à des déclarations de catastrophe naturelle (procédure CATNAT).
10Depuis les années 1960-70, des aménagements sont réalisés dans une perspective techniciste de maîtrise du risque inondation. Toutefois, les défaillances et les limites du réseau d’assainissement demeurent en partie insolvables. Le réseau sous-dimensionné est pris au piège de la densité urbaine, révélant les limites techniques et l’irréalisme financier de poursuivre de façon radicale ces politiques d’aménagement pensées dans une logique moderniste de maîtrise du risque inondation. Un tel constat est exprimé localement, par les décideurs et les gestionnaires territoriaux, mais s’inscrit aussi plus largement dans l’évolution récente des politiques publiques relatives à la gestion des risques. En effet, à Marseille, comme dans de nombreux autres sites exposés à des risques dits « naturels », la culture moderniste de la maîtrise de la nature a été mise à l’épreuve de plusieurs crises et catastrophes couteuses socialement, économiquement, mais aussi parfois en vies humaines.
11Les retours d’expérience furent conséquents, donnant lieu à plusieurs réformes juridiques (loi sur l’eau 1992, loi Barnier 1995 et la loi de 1999 et la loi Bachelot 2003). Ces dernières participent d’un glissement de discours modernistes vers des discours postmodernes. Cette postmodernité, au sens où l’entendent Giddens (1991) et Beck (2003), se veut redéfinir le rapport à la nature et à la technique de l’Homme occidental contemporain, rompant avec l’héritage anthropocentriste. Concrètement, en termes de gestion des inondations, ces politiques prônent le principe d’une gestion intégrée des cours d’eau, privilégiant le développement de zones d’expansion des crues en lieu et place des précédentes politiques d’endiguements. De façon corollaire, ces nouvelles politiques appellent à la (re)construction de la mémoire des inondations, considérée comme la clé de voute de la (ré)invention d’une culture du risque, synonyme de prévention et d’acceptation.
12Si les décideurs et gestionnaires marseillais partagent cette volonté postmoderne aujourd’hui inscrite dans le droit français, ils se heurtent en revanche à des contraintes matérielles et des résistances humaines fortes. Les contraintes matérielles sont essentiellement dues à la densité urbaine qui limite les possibilités de dégager des zones d’expansion des crues. Cette solution technique, appliquée par exemple à proximité du plus grand parc public de la ville, riverain de l’Huveaune (Borely), se heurte partout ailleurs à une occupation du sol jugée irréversible (cf. Figure 4).
Figure 4. Les différents visages de l’Huveaune et son affluent, le Jarret
13Les résistances humaines, ensuite, tiennent à l’absence d’une culture du risque et d’une mémoire collective des inondations. Contrairement à d’autres territoires (comme le Rhône (Claeys et al. 2009), à Marseille, ces résistances face aux nouvelles politiques publiques de gestion du risque sont passives et inconscientes, tenant à une situation sociale préexistante, qui n’a pas à ce jour été ébranlée par les ambitions performatives des nouveaux outils juridiques.
14L’enquête par questionnaires, réalisée auprès de Marseillais habitant en zones ou voies inondables, révèle en effet que ces derniers sont peu au fait de ce phénomène auquel ils sont pourtant exposés. Tout d’abord, moins d’un tiers de l’échantillon déclare ne pas habiter en zone inondable, alors que, selon la cartographie officielle, ils le sont tous. Des différences significatives sont visibles entre les deux sous-populations interrogées. Les riverains de l’Huveaune, exposés à des inondations par débordements et par ruissellements, côtoyant au quotidien un cours d’eau peu ou prou visible dans l’espace urbain sont plus enclins à identifier le statut de zone inondable de leur quartier que les riverains du Vieux-Port exclusivement soumis à des inondations par ruissellement (cf. Tableau 1).
Tableau 1. Selon vous, habitez-vous actuellement en zone inondable ?
|
Modalité
|
Effectif
|
Fréquence (%)
|
Marseille
|
Ne sais pas
|
32
|
15,2
|
Non
|
113
|
53,8
|
Oui
|
65
|
31,0
|
Total
|
210
|
100
|
|
Vieux-Port
|
Ne sais pas
|
20
|
19,2
|
Non
|
64
|
61,5
|
Oui
|
20
|
19,2
|
Total
|
104
|
100
|
|
Huveaune
|
Ne sais pas
|
12
|
11,3
|
Non
|
49
|
46,2
|
Oui
|
45
|
42,5
|
Total
|
106
|
100
|
|
15Concernant la mémoire des inondations, plus de la moitié des habitants interrogés (54,3 %) dit ne pas avoir entendu parler des inondations historiques de Marseille. En outre, les 45,7 % de l’échantillon qui déclarent en avoir entendu parler ne parviennent pas toujours à citer une date (11,9 % « ne sait pas »). En outre, les dates évoquées par les habitants sont majoritairement contemporaines. Deux dates se dégagent timidement 1978 et 1999, avec respectivement 24 et 11 réponses. En revanche, quelle que soit la sous-population, certains individus se démarquent des autres dans leur rapport au risque et leur mémoire des inondations. Il s’agit des Marseillais ayant déjà été victimes ou bien témoins directs d’une ou plusieurs inondations.
16Les personnes qui ont vécu au moins une inondation tendent en effet à davantage se souvenir et donc connaitre les inondations. Ceci signifierait qu’en lieu et place d’une mémoire collective socialement construite, nous serions davantage face à une agrégation de mémoires individuelles acquises principalement par les habitants qui ont vécu directement et même corporellement (par au moins un de leurs cinq sens) une inondation ou plus. Nous proposons de la nommer « mémoire incorporée ». Cette mémoire bien que commune à plusieurs individus, n’en est pas pour autant collective dans la mesure où elle ne fait pas ou peu l’objet de transmissions interpersonnelles et intergénérationnelles.
17Toutefois, la faiblesse, sinon l’absence d’une mémoire collective sont-elles pour autant la conséquence d’un processus d’oubli? D’un point de vue strictement lexical, ne pas se souvenir, c’est oublier. Mais la notion sociologique de mémoire collective développée de façon pionnière par Maurice Halbwachs (1925) rend compte d’une réalité plus complexe, où s’entrecroisent l’individuel et le collectif, le social, l’économique et le culturel. En outre, la mémoire est avant tout un lien entre le présent et le passé, qui s’éclairent, s’enrichissent et/ou s’opposent. À ce titre, les Marseillais contemporains, démunis d’une culture du risque inondation, ont-ils pour autant occulté la mémoire de leurs ancêtres?
- 4 Avant la pax romana, les habitants de ce qui deviendra la Provence choisissaient des sites perchés (...)
- 5 Villeneuve comte de Statistique du département des Bouches-du-Rhône, Ricard, Marseille, 1821-1829, (...)
18À la lecture des archives, les inondations dans le bassin marseillais n’apparaissent pas comme un risque collectif au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Est-ce à dire qu’elles n’existaient pas? Il n’en est rien. De nombreux épisodes ont sombré dans l’oubli, mais du XVIe au XXe siècle, nous connaissons de nombreux exemples de crues. Néanmoins, avant l’extension de la ville (fin du XIXe et XXe siècle), la vulnérabilité de Marseille restait encore limitée. L’inondation frappait le terroir mais non les habitats restés à l’écart des principales rivières4. Jusqu’au XXe siècle, l’inondation à Marseille fut donc envisagée comme un problème local, un problème qui plus est secondaire pour les édiles, le préfet et les ingénieurs des Ponts et Chaussées5. Sans aucune intervention publique, les petits travaux de protection et d’entretien des rives étaient laissés à l’initiative des propriétaires riverains.
- 6 Depuis l’implantation de la France en Algérie (1830), l’activité portuaire s’était fortement dével (...)
19Au XIXe siècle, les édiles marseillais et les autorités nationales développaient bien des aménagements collectifs, mais il ne s’agissait en rien de se prémunir d’un trop plein d’eau. Bien au contraire… La croissance démographique de la ville, l’absence d’équipement collectif d’alimentation en eau potable, le manque d’entretien des sources et des canalisations avaient provoqué, à partir de la fin du XVIIIe siècle, des difficultés d’approvisionnement en eau en période de sécheresse (Letallec, 1985, Tamisier, 1991, Vidal-Naquet, 1993). Afin de résoudre ces difficultés, les autorités municipales lancèrent un ambitieux et coûteux programme : la construction du canal de Marseille. La nouvelle représentation d’une ville dynamique sachant maîtriser une eau abondante grâce à la science et aux techniques était née. Dans le nouveau contexte géoéconomique de la colonisation, cette image valorisante fut renforcée par l’essor économique de la ville port, porte de l’Orient et du commerce avec l’Afrique6. Arrivée des eaux de la Durance, liaison ferrée avec le reste du territoire, agrandissement du port, travaux d’urbanisme avec le percement de la rue Impériale (1862-1870), la construction d’une corniche en bord de mer (1848-1863) et la création d’une véritable ville nouvelle avec des nivellements importants vers le nouveau port (1854,1859, 1874), tels furent les aménagements d’envergure entrepris par les autorités marseillaises, par les compagnies de chemin de fer ou par l’État. Au XIXe siècle, Marseille était devenue une métropole dynamique d’essor économique, commercial et industriel, une ville tournée vers « le progrès » et les grands travaux, une ville intégrée dans le territoire et le marché national (Jasmin, 1990, Roncayolo, 2002).
- 7 Des établissements thermaux se développent aux Catalans et à Montredon avec les Bains Phocéens. En (...)
20Et dans ce nouveau cadre, si l’identité marseillaise s’est bien construite autour du thème de l’eau, ce n’est pas celle des inondations. L’arrivée des eaux de la Durance (1849), la construction du palais Longchamp « à la gloire de l’eau » (1869), la mise en place de canalisations pour l’approvisionnement en eau, les transformations du paysage grâce aux nouvelles possibilités d’irrigation, l’organisation de fêtes de l’eau, la diffusion de brochures par des publicistes zélés bouleversèrent l’ancien rapport à l’eau des Marseillais, faisant naître une nouvelle « culture de l’eau », celle de l’abondance. En parallèle, se développait à Marseille, comme dans le reste de l’Occident au XIXe siècle, un « désir de rivage » (Corbin, 1988). Les Marseillais se mirent à profiter pleinement des plaisirs du littoral et du bain de mer. La société mondaine s’installa sur les bords de la corniche et découvrit les vertus du thermalisme7 et les joies des sports nautiques (cercle des nageurs de Marseille (1921), club d’aviron (1910), plaisance et régate). De leur côté, les milieux populaires passaient leurs dimanches « au cabanon », aux bains des « pierres plates » ou à la pêche. Ce « désir de rivage » apparaît encore clairement de nos jours dans la topographie de la ville. À la fin des années 1970, le maire Gaston Deferre a lancé un aménagement artificiel du littoral en créant de toutes pièces le parc balnéaire du Prado à l’endroit même où le cours d’eau traditionnel de l’Huveaune se jetait dans la mer (cf. Figure 5).
Figure 5. Une ville tournée vers la mer
21Là encore, les inondations n’étaient absolument pas une préoccupation centrale de la population, ni même des ingénieurs des Ponts, des architectes de la ville ou des maires. Pourtant, l’essor économique et démographique de Marseille fut lourd de conséquences sur cette question. Au XIXe siècle, la ville attirait une population sans cesse croissante. Peu à peu, les constructions progressaient le long des grands axes et s’étendaient sur la campagne environnante. Dans les années 1870, les habitats et les usines touchaient le Jarret et commençaient à se développer le long de l’Huveaune. Dans ce contexte d’extension urbaine, les vulnérabilités à l’inondation furent bouleversées. Ce n’étaient plus seulement les prairies et les moulins qui étaient emportés par les crues, mais les habitats et les industries. En parallèle, la progression de l’asphaltage augmentait les ruissellements. En cas d’orage, les eaux de pluie n’étaient plus absorbées par les sols et se concentraient dans les points bas de la ville, le ruissellement étant intensifié par les pentes (cf. Figure 6.).
Figure 6. L’expansion urbaine augmentant la vulnérabilité de la ville en construisant maisons et usines dans les zones inondables des cours d’eau.
- 8 Archives municipales de Marseille, 3 D 22 “registre des arrêtés”, 5 août 1850, voir également les (...)
22Ce problème d’évacuation des eaux était d’autant plus important qu’aucun plan d’urbanisme n’avait été prévu et aucune régulation n’était imposée dans les domaines de l’alignement du bâti, des pentes et du nivellement, de la direction et de la dimension des rues, encore moins en ce qui concerne l’écoulement des eaux et des égouts8. Cette question de l’évacuation des eaux était accentuée par les pratiques des Marseillais, habitants, artisans et industriels, qui se débarrassaient de leurs déchets dans la rue ou dans les cours d’eau. En période d’orage, ces détritus provoquaient des engorgements et une mauvaise évacuation des eaux usées.
23Mais là encore, le problème perçu ne fut pas l’inondation mais la question de l’hygiène et des épidémies suite au choléra de 1884. Mise en place à partir des années 1890, une politique d’enterrement des cours d’eau et de développement du tout-à-l’égout, conçue pour assainir la ville, ne prenait guère en compte les débordements. Dès la Première Guerre mondiale, ce réseau d’égouts se révélait obsolète au regard de la croissance urbaine. Pire, dans la première moitié du XXe siècle, le bétonnage fort disparate des cours d’eau avait encore accru les vulnérabilités en augmentant la vitesse et la quantité des eaux pluviales sans exutoire d’une capacité suffisante.
- 9 En 1879 et 1907, on déplore des morts et des blessés
24Pourtant, les inondations de 1879 et surtout de 1892 puis de 1907 suscitèrent de véritables émotions collectives. Frappés par la « catastrophe », les journalistes du Petit Marseillais ont décrit un « spectacle (…) véritablement terrifiant » (1892), celui d’une « véritable calamité publique » (1892). Dans leurs récits, les rues se transformaient en « torrents déchaînés » (1907) qui emportaient tout sur leur passage, faisant d’importants dégâts matériels et humains9.
25Après ces grands « drames » collectifs, on pourrait penser qu’une mémoire et une culture spécifique aux inondations se mirent en place. À la lecture des archives, il n’en serait rien. Les traces laissées restent individuelles sans prise en compte spécifique. Dans les archives, la « crue éclair » ou l’inondation par ruissellement ne sont pas un objet en soi. Le phénomène n’apparaît pas défini comme celui des incendies et n’a pas engendré la création d’une série clairement déterminée. Un dossier d’inondation devient archive lorsqu’il y a une intervention des pompiers, une demande d’indemnisation, un contentieux avec la ville. D’un autre côté, beaucoup d’habitants frappés par une inondation règlent la question de manière privée, sans rapport avec les autorités et donc sans archive autre que privée.
26Peu prises en compte, les différentes catégories d’inondation n’ont pas été définies. 1890, 1891, 1892, 1896, 1898, toutes ces inondations n’ont pas eu la même ampleur ni la même portée. La plupart du temps, l’inondation est un événement récurrent de faible ampleur. Ceci dit, comme en 1892 et sa crue tricentenaire, l’inondation peut devenir un véritable événement au sens d’Edgar Morin (Morin, 1977, p. 76) c'est-à-dire un « accident » ou « une rupture » « qui dénote un caractère non régulier, non répétitif, singulier, inattendu d’un fait physique pour un observateur ». En conséquence, les dates « mémorables » ne correspondent pas à la grande diversité de la réalité. Sur le terrain, les inondations sont beaucoup plus nombreuses et récurrentes, mais elles restent souvent localisées. Les dates de toutes ces inondations sont alors noyées dans l’oubli…Seules des inondations exceptionnelles deviennent des événements collectifs faisant d’ailleurs l’objet d’un traitement par la presse.
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27Pour autant, ces événements ne se sont pas inscrits dans la mémoire collective. Ils n’ont même pas questionné les élus et les autorités de l’État avant les années 1960. Dans le contexte des nombreuses inondations qui frappaient la France après guerre, la crue fut peu à peu envisagée comme un risque majeur au niveau national. Dans le nouveau cadre de l’État Providence, les pouvoirs publics étaient plus particulièrement chargés d’y faire face dans les domaines de la protection des personnes et des biens, de la gestion post-crise et de l’indemnisation des victimes, de la prévention des sinistres et de l’information des populations. Certes, ce nouveau contexte national a clairement joué un rôle dans la prise de conscience des dangers du ruissellement et des crues dans le bassin marseillais à partir du début des années 1960. Néanmoins, l’action des mairies d’Aubagne, de la Penne-sur-Huveaune et de Marseille, du Conseil Général et des ingénieurs des Ponts et Chaussées fut d’autant plus forte que la vulnérabilité aux inondations avait largement augmenté avec l’urbanisation et l’industrialisation de Marseille10. Dès lors, les inondations furent envisagées comme un risque important réclamant des aménagements collectifs dans une perspective moderniste avec une véritable coordination entre l’ensemble des décideurs publics. À partir de 1962, la création du syndicat intercommunal de l’Huveaune, la mise en place d’un dispositif d’alerte et les premiers travaux de prévention des inondations, financés par l’État, le département et les municipalités amorçaient très tardivement une réponse collective11. Néanmoins, l’absence de prospective et d’une prise en compte des transformations des contextes urbains, le refus tardif d’une action collective, municipale et même intercommunale ou nationale et les considérations budgétaires et financières ont largement limité les résultats de cette action.
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28Les inondations, comme risques majeurs, étant tardivement prises en compte par les élus, par les autorités de l’État et par la presse, elles ne se sont pas inscrites dans un récit12, elles n’ont pas été transmises par des images, des monuments, des commémorations, une éducation et un enseignement ou encore par des « lieux de mémoire » (Nora, 1992)13. Dans les entretiens, les personnes interrogées évoquent l’alimentation en eau par le canal de Marseille et le palais Longchamp, mais non les inondations…14. Lorsque l’on interroge les Marseillais sur leur connaissance des inondations historiques, ils sont peu loquaces. Une minorité d’entre eux parvient à citer une date. Ces réponses, mises bout à bout, ressembleraient à un inventaire à la Prévert bien plus qu’à une quelconque mémoire collective (Tableau 2).
Tableau 2. Avez-vous entendu parler des inondations historiques de Marseille? Si oui, lesquelles?
|
Dates
|
Effectif
|
Fréquence (%)
|
Marseille
|
1920
|
1
|
1,0
|
1935
|
1
|
1,0
|
1940
|
1
|
1,0
|
1950
|
2
|
2,0
|
1955
|
1
|
1,0
|
1956
|
1
|
1,0
|
1966
|
1
|
1,0
|
1970
|
3
|
3,0
|
1973
|
1
|
1,0
|
1976
|
1
|
1,0
|
1977
|
2
|
2,0
|
1978
|
24
|
23,8
|
1980
|
1
|
1,0
|
1986
|
1
|
1,0
|
1990
|
1
|
1,0
|
1992
|
1
|
1,0
|
1994
|
1
|
1,0
|
1996
|
1
|
1,0
|
1998
|
1
|
1,0
|
1999
|
11
|
10,9
|
2000
|
7
|
6,9
|
2001
|
3
|
3,0
|
2002
|
4
|
4,0
|
2003
|
8
|
7,9
|
2004
|
2
|
2,0
|
2005
|
1
|
1,0
|
2006
|
4
|
4,0
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2008
|
2
|
2,0
|
2009
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1
|
1,0
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ne sait pas
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12
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11,9
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Total
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101
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100
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29D’autre part, la mémoire des Marseillais se concentre sur « les événements » les plus contemporains comme les inondations de 1978 ou 1999 ou 2003. Les événements qu’ils ont pu vivre par eux-mêmes qui ne sont pas inscrits dans un récit collectif, celui de leur quartier, de leur ville ou de l’ensemble du pays. Une expérience personnelle qui n’a pas donné lieu à une quelconque transmission. L’Exposition organisée en avril 2005 au Muséum d’Histoire Naturelle de Marseille sur « L’histoire de l’eau à Marseille » en témoigne : les inondations ne font pas partie de la mémoire collective. Les habitants (Marseillais de souche ou Marseillais d’adoption) n’ont pas retenu l’inondation comme caractéristique identitaire. « Fier d’être Marseillais », slogan identitaire et réponse aux critiques adressées aux Marseillais, ne tient aucun compte des sinistres du passé.
30Au XIXe siècle, la culture de l’eau à Marseille est celle de l’abondance d’une eau maîtrisée par la technique dans une ville en pleine croissance économique et démographique. Toutefois, cette croissance urbaine expose progressivement les habitants de Marseille aux cours d’eau et aux inondations par ruissellement. Or, ce processus physique récurrent n’a pas ou peu modifié la culture de l’eau préexistante : une culture d’une eau abondante, une culture moderniste sans véritable culture du risque inondation. Actuellement, les inondations se sont multipliées à Marseille. Mais s’il existe une mémoire des inondations, il s’agit d’une agrégation de mémoires individuelles, acquises par les habitants qui ont corporellement vécu une inondation. Il ne s’agit pas d’une mémoire collective partagée et transmise, mais d’une agrégation de mémoires individuelles acquises par l’expérience directe de l’inondation, en tant que sinistré ou que témoin. Les réorientations postmodernes de la politique de lutte contre les inondations qui appellent à la mise en place d’une culture du risque et d’une mémoire du risque inondation correspondent à un postulat national et non local, mais aussi à une idéalisation du passée prémoderne sans réel questionnement sur ce passé. Dès lors, à Marseille, cette posture postmoderne se heurte à des limites matérielles et humaines fortes, héritage d’un passé où le risque inondation apparaissait comme mineur. La convocation de la mémoire collective comme outil de gestion du risque s’appuie sur la volonté de retenir les événements anciens pour connaître l’existence des aléas, et s’il y a lieu, pour tirer les leçons des erreurs du passé. Or l’expérience marseillaise donne à voir des situations où les aléas sont relativement constants, mais où la vulnérabilité des populations locales a été totalement modifiée. De ce fait, si l’existence d’une mémoire collective ne peut a priori qu’être bénéfique, il convient toutefois de ne pas surestimer son rôle dans la prévention des risques, dans la mesure où les vulnérabilités du passé ne sont pas forcément les mêmes que celles du présent, et réciproquement.