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2012

Entre utilitarisme et pessimisme : pour une recherche utile, utilisable et utilisée

Jean-Philippe Tonneau and Edonilce da Rocha Barros

Abstracts

There is no day without a book, a debate, a declaration underling the limits of our development : economic limits, ecological limits, and social limits. The growth never creates enough jobs. Global warming is becoming real for everyone. Pollution multiplies and poses public health problems. Exclusion, even if misery is, of course, more present in the South, is happening everywhere. However, science has never been so productive in knowledge and technology. But in spite of these technologies, we observe that the "wrong development" and its demonstrations (resources crisis, industrial pollution, misery, exclusion…) are always present. This is a paradox as science has never been so attentive to social request and so worried by its “utility”. The expression “social request” suggests that actors external to the scientific community should contribute to the definition of the research problems (Grossetti, 2000). Gibbons et al. (1994) defend the assumption of a new method of knowledge production, focused on the problems to solve as they are defined by industry or the public authorities, in rupture with the academic organization of disciplines and universities. These choices result in a “useful” research, even utilitarian, conceived for its applications, but without real capacities to think towards the future. The authors defend the idea that the future is so uncertain that science cannot be fully mobilized. They justify this assumption by showing the insufficiency of the answers to the challenges of sustainable development and by underlining the low capacity of innovation of the society to face changes. Using the concept of “capacity of adaptation” developed within the reflection on the climate change, they propose the adaptation of the processes of innovation in company to sustainable development through training processes and competences reinforcement. They recommend a “citizen” research enlightening the actors choices. They insist and detail on the main roles of this research : social experimentation and information management to work out at the same time a society project and to develop the answers that this project requires.

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Editor's notes

Pour réagir à ce texte, visitez le carnet de recherche de [VertigO] en cliquant ici : http://vertigo.hypotheses.org/12164

Full text

Introduction

1Nos sociétés sont en crise. Il n’y a pas un jour sans qu'un livre, un débat, une déclaration ne soulignent les limites de notre développement : limites économiques, limites écologiques, limites sociales.

2Pourtant, la science n'a jamais été aussi productive en connaissance et en technologie. La période a été qualifiée d'âge de la science (Granger, 1993). Les révolutions du vivant, des matériaux et de l'information sont largement engagées. Mais force est de constater que le développement durable tarde à s'imposer, plus encore dans les pays du Sud où l’urgence sociale s’oppose à l’urgence écologique.

3Comment expliquer ce paradoxe entre la productivité de la science et sa faible efficacité, au regard des grands enjeux du développement durable ?

4Notre hypothèse est que le projet sociétal prend trop peu en compte les exigences du développement durable. La science dépend de ce projet et le futur est si incertain qu'il ne permet pas de mobiliser pleinement la connaissance scientifique. Nous souhaiterions éclairer cette hypothèse par une réflexion née de travaux menés par le CIRAD, en particulier au Brésil, dans le domaine du développement territorial, travaux qui associent la recherche à la définition de ces projets sociétaux (Piraux et al, 2011 ;Tonneau et al, 2009 ; Tonneau et al, 2011a et b).

5L'article est organisé en deux parties. Dans la première, nous résumons le débat sur la relation entre science et société, connaissance et action, en tirant quelques orientations sur les fonctions de la recherche, en mettant en exergue une fonction d'appui à l'élaboration d'un projet sociétal.

6Dans une deuxième partie, nous illustrerons ces orientations en proposant un dispositif de création et diffusion des connaissances, adapté des dispositifs d'innovation en entreprise. Nous espérons ainsi contribuer à des pratiques de développement territorial plus adaptées à la diversité des situations.

Connaissance et action

Connaître n’est pas agir : un retour par les classiques

7Nous sommes informés. Le film « An Inconvenient Truth » avec Al Gore (Gruggenheim, 2006) a fait l'objet d'une couverture médiatique importante. Le réchauffement de la terre devient une évidence pour tous, même si les chiffres de l'année 2011, année la plus chaude en France depuis le début du XXème siècle (Le Monde du 6/3/2012) ne convainquent que partiellement. Les manifestations de l'exclusion s'imposent partout, même si la misère est une spécificité du Sud.

8Nous sommes informés, mais l'information ne suffit pas à modifier nos comportements.

9Nous sommes informés, mais le débat se focalise sur l'inéluctabilité de la chose. Crise majeure, la dernière de dernière, avant la fin ou simple épisode en un nouveau cycle développement-crise, la crise n’étant qu’opportunité.

10Vision optimiste ou pessimiste des choses ? Croire ou non en la science et en ses produits, capables une fois encore de relever les défis ? Nous sommes dans la vieille opposition entre destin qui s'impose et destinée qui se construit.

11Revenons aux classiques. Dans la mythologie grecque, Prométhée permit aux hommes de ne pas connaître leur futur, car connaissant exactement l'heure et la manière de leur mort, ils restaient prostrés dans un sentiment d'impuissance. Ne connaissant plus leur futur, ils se prirent à penser « un monde meilleur et émancipateur » (Beansayag, 2006). Là, point de limites. Le positivisme des Romains, décrit par Yourcenar (1974) dans les Mémoires d'Hadrien, se retrouve chez tous les peuples dominateurs qui construisent les empires en faisant en sorte que l'avenir de la génération suivante soit toujours meilleur.

12C'est cette volonté de transformer le monde et de « transcender » le déterminisme de la nature, ressource à dominer et à utiliser, c'est cette volonté de mettre l'homme au centre du monde qui a été le moteur du développement et a justifié l'optimisme du monde moderne, au XVIIIème des lumières, au XXème siècle positiviste.

13Souvent, l'exploitation du capitalisme, le fascisme dans deux des pays les plus « cultivés » (Allemagne et Japon), le matérialisme du communisme sont considérés comme des parenthèses dramatiques dans un XXème, en dépit de tout humaniste.

14Ces dernières années, plus de connaissances et d'informations sur nos futurs aboutissent au pessimisme du post-modernisme. Le sous-développement, la misère, le terrorisme, la mondialisation, le changement qui va trop vite, donnent le sentiment d'impossibilité à changer le monde. Nous ne pouvons rien faire. Nous sommes dans un train à pleine vitesse qui va dans un mur ; nous sommes des termites qui rongent la poutre qui nous permet de traverser la rivière (Beansayag, 2006). Le titre du film de Nicolas Hulot (2009) « le syndrome du Titanic » résume ce sentiment.

15Pourtant, jamais la science n’a jamais été aussi productive. Jamais la science n'a été aussi attentive à la demande sociale ni aussi préoccupée par son « utilité ». Pourquoi ce paradoxe entre le progrès de la science et la fin des illusions positivistes ?

16La question pose la relation entre science et progrès, qui est thème récurrent de toutes les instances de débat scientifique (Testart, 2005 ; Klein, 2001 ; Ahrweiller, 2006). Le ton général est que la science est progrès, mais qu'elle doit s'inscrire dans un projet sociétal plus global.

« La science est progrès. Mais la société des hommes est-elle capable d'intégrer ce progrès dans sa pratique ? Le plus souvent, elle hésite et peine à faire de nos découvertes et de nos inventions un usage approprié et positif. La science donne aux hommes des outils nouveaux pour maîtriser la nature, corriger ses défauts, par exemple les maladies et les catastrophes naturelles. Elle « propose », mais il appartient aux hommes, en démocratie, d’en encadrer l’usage et d'en définir les normes » (Baulieu, 2003).

Un projet sociétal à construire

17L'expression « demande sociale » suggère que des acteurs extérieurs à la communauté scientifique contribuent à la définition des problèmes de recherche (Grossetti, 2000). Gibbons et al. (1994) défendent l'hypothèse d'un nouveau mode de production du savoir, centré sur les problèmes à résoudre tels que définis par l'industrie ou les pouvoirs publics, en rupture avec l'organisation académique des disciplines et des universités.

18Mais quels sont les problèmes ? Comment savoir si la demande sociale est pertinente et reflète les besoins sociétaux ? Et les besoins de qui ? La demande en recherche-développement est d'abord celle des grands groupes privés motivés par le profit. Bien sûr, elle est marquée aussi par les préoccupations essentielles de la société. Le développement durable est ainsi devenu une injonction majeure pour tous les projets de recherche. Mais la vision du développement durable est construite par les groupes de pression dominants, souvent ceux des pays du Nord et par l'élite de ces pays qui questionnent peu les voies de nos sociétés ou si elle le fait, le fait dans une vision étriquée de leurs intérêts.

19Par ailleurs, la demande sociale est encore trop marquée par la résolution d'objectifs ciblés, déterminés pour produire des solutions pour diminuer les impacts négatifs des dysfonctionnements de nos sociétés. Les enjeux sont la lutte contre la pauvreté, contre les pollutions, pour l'amélioration des tensions sociales. Cela conduit à une recherche utilitariste qui se traduit souvent de manière étroitement pragmatique, localisée, institutionnalisée, avec ses traductions que sont les activités de conseil, de gestion ou d'expertise (le sociologue d'entreprise, le géographe aménagiste, le psychologue du travail, l’écologue marin de la pollution, etc.).

20Le faire et la recherche de la solution ont-il pris le pas sur le comprendre et sur la signification du faire ? L'esprit et la connaissance scientifiques s'estompent-ils devant un esprit strictement technique ? Le progrès de la science est-il confondu avec la production technologique ?

  • 1  Connaître, c’est établir des relations stables et univoques entre des phénomènes, des faits, par a (...)

21Réaffirmons ici la « vieille » différence entre connaissance scientifique pour comprendre les mécanismes de la nature et de la société1 qui vise à l'Universel et produits scientifiques (technologie et techniques) profondément marqués par les besoins sociétaux, donc spécifiques à des cultures, des conceptions et des niveaux de développement. « La recherche ne peut pas se réduire à une recherche consumériste, conçue pour ses applications. Il est indispensable que nous soyons vigilants pour préserver la liberté de recherche fondamentale qui est une forme de la liberté de création » (Beaulieu, 2003).

22Loin de nous de proposer de revenir à des démarches scientifiques coupées de la réalité, la science ne peut être pensée en dehors du projet de société. La théorie, la connaissance ou un résultat scientifique n'intéressent et ne sont en définitive acceptés que s'ils rencontrent un projet de société. Mais la difficulté semble bien être de penser ce projet de société. Le projet sociétal du futur est si incertain que la science ne peut être pleinement mobilisée. Le besoin de cadres conceptuels permettant de structurer l'action se fait sentir. Éclairer les choix et aider à la décision deviennent une fonction essentielle de la recherche. Éclairer les choix et aider à la décision, cela revient à identifier le domaine du possible, en décryptant la complexité des situations et en prenant en compte le court et le long terme. Favoriser l'élaboration des projets de société est fonction de la recherche.

Le développement durable, bien sûr

23La tâche est difficile. « Une nouvelle civilisation se constitue. Elle est si profondément révolutionnaire qu'elle défie toutes nos hypothèses. Nos anciens modes de vie, formulation, dogmes et idéologies quelles qu'aient été leur importance et leur utilité, ne seront probablement plus adaptés à la réalité » (Toffler,1982, cité par MYERS, 1990).

24Les enjeux globaux sont relativement bien identifiés au niveau de la planète. La population mondiale « devrait dépasser les 9 milliards d’habitants avant 2050 et éventuellement atteindre 10 milliards d’habitants vers la fin du présent siècle (ONU, 2011) . Comment leur donner un niveau de vie décent en sachant que les ressources sont finies et que l'augmentation des prix de l'énergie va rendre incertains les choix de la révolution verte ? Quelles politiques publiques, programmes et systèmes d’activités mettre en œuvre ? Comment promouvoir les systèmes performants en fonction des objectifs du développement durable ?

Un processus d'innovation basé sur le renforcement des compétences

Une capacité d’innovation insuffisante

25La faiblesse des réponses à ces questions est grande. Nous devons reconnaître notre impuissance et celle de la science. Malgré l'acuité de la demande sociale, qui peut dire qu'il y a « des solutions » au sous-développement, à la délinquance ou au changement climatique ? Cette impuissance est encore plus grande si nous analysons les évolutions futures et les incertitudes de demain.

26Cette impuissance explique probablement, entre autres, les relations ambigües entre science et société autour des attentes que suscite la recherche. « Les craintes associées aux nouvelles découvertes coexistent curieusement avec les espoirs les plus fous et une confiance excessive vers la science, réponse à tous les maux de l’époque ». (Baulieu, 2003).

27La connaissance de l'offre réelle de la recherche et de ses potentialités d'action par le citoyen est déficiente. La culture scientifique est insuffisante. L'expertise scientifique, et plus grave, l'utilisation de scientifiques comme experts, pour des sujets qui dépassent leur domaine de recherche, est trop systématique pour ne pas entraîner des confusions entre le fait démontré et l'opinion. Celle du chercheur, hors de son champ scientifique, n'est pas plus légitime que celle d'un chanteur, d'un sportif ou d'un citoyen « ordinaire ». La capacité des politiques à « questionner » la recherche en est réduite. Et la légitimité des chercheurs à avancer sur le terrain de la citoyenneté n'en est pas augmentée pour autant.

28En fait, la capacité d'innovation de nos sociétés semble insuffisante. Ceci justifie le désir de nombreux auteurs de voir se développer « la capacité d'adaptation » des sociétés pour faire face aux changements. La notion a été utilisée dans le cadre de la réflexion sur le changement climatique, mais elle peut être utilisée pour d'autres enjeux (Folke et al, 2003). Les individus, les institutions et les sociétés peuvent développer la capacité de s'adapter aux risques, d'utiliser les opportunités et de gérer les évolutions.

29Cette « capacité d'adaptation » se développe dans un processus d'innovation qui permet à la fois de penser le futur et de mobiliser la connaissance scientifique pour produire des techniques et des technologies d'une autre nature que la production actuelle.

« L'innovation diffère de l'invention, dans le sens où elle représente la mise en œuvre de cette invention et son intégration dans un milieu social. C'est le processus selon lequel un corps social confronte les qualités théoriques de l'invention qui lui est proposée à la réalité et aux contingences du milieu d'où il agit. S'il se l'approprie, alors l'invention devient innovation, et les effets de sa mise en œuvre sont multiples » (Alter, 2000).

Le renforcement des compétences

30Pour beaucoup, l'enjeu est un enjeu d'expertise et de communication scientifique (Gros et al, 2006). Tout est question de transmission et de diffusion de savoir, en créant les conditions nécessaires à l'adaptation et adoption des solutions (Schutz, 1964 ; Benor et al., 1984). Mais, d'autres auteurs préconisent un processus plus complexe (Bouilloud, 2000 ; Ghorra-Gobin, 1993). Les connaissances sont inutiles si le sujet n'est pas capable de les mobiliser dans des situations données. Les connaissances n'ont de sens que si elles sont traduites dans des pratiques.

31La capacité à mobiliser des connaissances pour un processus d'action est qualifiée de « compétence » (Zarifian, 2001). Les compétences se rapportent aux décisions et aux actions. Une compétence est un « pouvoir » pour agir, non en termes absolus, mais en fonction d'une situation donnée. Ce sont des ressources pour l'action, à côté d'autres ressources, matérielles ou organisationnelles. Les compétences ne se limitent pas aux « habilités » pratiques (skill en anglais), les savoir-faire spécifiques d'un métier. Ce sont aussi des savoir-faire de haut niveau (concevoir, organiser, structurer, évaluer, restituer...) qui permettent « d'inventer », de construire une réponse appropriée et de ne pas reproduire des réponses stéréotypées, issues soit d'un référentiel commun, soit de procédures éducatives formelles (Perrenoud, 1994).

32Créer des compétences relève de processus d'apprentissage qui articule la production de différents savoirs. L'économie de la connaissance propose une classification des savoirs en fonction de cette exigence d'articulation. Ce sont le savoir pourquoi, le savoir quoi, le savoir comment et le savoir qui (Blondel, 2002).

33Le « savoir pourquoi » consiste en la découverte et la formalisation des principes régissant les phénomènes naturels et sociaux. Il s'agit ici de comprendre les relations de causes à effets qui expliquent telle ou telle situation. Il est du domaine de la théorie. Le produit de cette étape est un cadre d'analyse qui prend souvent sous la forme de schéma ou de modèle.

34Le « savoir quoi » concerne la connaissance de faits et la caractérisation des situations. Le savoir quoi relève du « renseignement » du cadre d'analyse, appliquée à une situation concrète. C'est un diagnostic.

35Le savoir « pourquoi » et le « savoir quoi » sont essentiellement mobilisés dans les phases de programmation et de planification.

36Le « savoir comment » touche à l'action, aux techniques, aux méthodes et pour agir. Il fait référence à des solutions proposées.

37Enfin, le « savoir qui » recouvre le « qui sait quoi », le « qui fait quoi ». Ce sont les moyens d'organiser les compétences dans un processus cohérent. Cela pose le problème des dispositifs d'appui et de services.

38Cette articulation de savoirs réfute la séquence « schumpéterienne » (découverte, innovation, diffusion), en mobilisant des savoirs, des méthodes (analyse des situations et des solutions potentielles), des qualités (créativité, capacité d'organisation) et des comportements (sens de l'action collective) dans des processus d'interactions complexes de production de connaissances.

Projet, apprentissage et système d'information

39Le processus d'innovation semble dépendre de la mise en œuvre et du bon fonctionnement de dispositifs de coordination entre acteurs (Argyris et Schön ; 1978), qui encouragent à la fois l’apprentissage des acteurs pour la construction de compétences, mais aussi une production de connaissances autour de questions et situations précises (Zimmermann, 2002).

40Le processus d'innovation associe projet, apprentissage et système d'information. L'apprentissage permet de développer les compétences nécessaires à la mise en œuvre d'un projet, la production d'information permettant de mieux comprendre les enjeux, d'accompagner les activités et de les évaluer.

41L'expérimentation technique est mobilisatrice, car elle répond à des demandes, souvent déterminantes pour les systèmes d'activités, ce qui explique entre autres le succès du développement des produits techniques. Elle permet aussi d'engager des processus plus complexes de réflexion sur la gestion des facteurs de production ou sur la performance et pertinence des systèmes. Les Farm Field Schools de la FAO (Gallagher, (2003) e Fliert, (1993), illustrent comment un problème technique (gestion des maladies du riz en Indonésie) permet de poser et de traiter avec des groupes d'agriculteurs des questions plus complexes liées à l'approvisionnement et au-delà au développement local (Röling et Fliert, 1994). Les expériences au Brésil ont montré que la clé de ce succès est bien un processus d'apprentissage qui accompagne une expérimentation en la replaçant dans une perspective à chaque fois plus large (Tonneau et al., 2011b), en agrégeant l'expérimentation sociale et institutionnelle à l'expérimentation technique (Mercoiret, 1992).

42En France, la possibilité légale d'« expérimentation sociale » a été ouverte en 2003. Des expérimentations confiées aux collectivités locales leur permettent de déroger aux dispositifs législatifs et réglementaires en vigueur pour élaborer la norme à la place des autorités normalement compétentes pour le faire. Cette autorisation d’expérimenter est encadrée par la loi qui précise notamment son objet et sa durée (cf. loi organique n° 2003-704 du 1er aout 2003). L’expérimentation sociale doit contribuer à développer des innovations de politique sociale, initiées dans un premier temps à petite échelle, compte tenu des incertitudes quant à leurs effets, dans des conditions permettant d’en évaluer les effets en vue de leur généralisation éventuelle (République française, 2003).

  • 2  Ces dernières posent le problème des rapports entre démocratie participative et représentative. (...)

43L'expérimentation sociale ouvre un espace de créativité pour inventer de nouvelles références : des références techniques, des références de gestion, des références institutionnelles de dispositifs d'accompagnement et de gouvernance, des références politiques.2

  • 3  Ensemble organisé et structuré d’éléments (humains, matériels, procédures) dédiés à la collecte, a (...)

44Le processus fait de la connaissance et de l’information des objets médiateurs permettant, au sein d’espaces ad hoc, de définir des options et des orientations pour le futur. L'information - et sa formalisation sous forme de système d'information3 - est un outil qui permet à un groupe de mobiliser des connaissances et des données qui ont un sens pour éclairer et orienter un processus de réflexion collective. L'information est alors au service du processus et est le fait d’acteurs sociaux. L'information structure la réflexion collective. C'est un cadre logique d'analyse des situations (diagnostic et scénarios).

45L’information devient connaissance par le processus d'apprentissage (Foray, 2000). Les données sont utilisées par les utilisateurs pour construire, soit individuellement, soit collectivement de nouveaux savoirs et savoirs faires sur leurs pratiques et leurs territoires (Rivoire, 2004 ; Rotillon, 2000). L'information et sa gestion renforcent ainsi les capacités et compétences des acteurs.

Caractère novateur de la proposition

46Cette proposition n'est pas fondamentalement novatrice. La nécessité d'une recherche systémique, multidisciplinaire et intégratrice est reconnue (Chevassus, 2007). La nécessité d'articuler, en partenariat, un processus de recherche avec l'élaboration de projets et un développement de compétences est aussi acceptée. Les chercheurs spécialisés en innovation, dans des travaux presque exclusivement en entreprise, ont depuis longtemps décrits les processus que nous évoquons. Il y a aussi consensus sur le caractère positif des évolutions qu'a connues la production scientifique dans un modèle interactif en opposition au modèle linéaire en vigueur jusqu'aux années 80.

47Ce modèle a été considéré comme dépassé, car il s'appuyait excessivement sur la recherche comme source de nouvelles technologies, dans un abordage séquentiel - découverte scientifique, invention, industrialisation et marché. « L'innovation technologique implique des activités de gestion et coordination, de l'apprentissage, de la négociation, de la recherche, de l'acquisition de compétences… » (Sirilli, 1998).  

48En fait, notre proposition est une proposition d'adaptation du modèle de l'innovation interactive développée en entreprises. C'est une adaptation difficile.

49La première difficulté est liée à la prise de conscience des enjeux du développement durable qui va imposer une nouvelle forme de connaître, penser et être dans le monde. Les « questions » que les problèmes du développement durable posent vont exiger de profondes modifications des modèles de croissance économique actuels, qui financent pourtant la plus grande partie de l'effort actuel de recherche et développement.

50Une deuxième difficulté est que le développement durable implique des acteurs divers aux objectifs contradictoires, voire conflictuels, agissant à des échelles différentes. L'enjeu des articulations en est rendu bien difficile. La légitimité du dirigeant est souvent absente et elle doit se construire dans et par le processus.

En conclusion : entre pessimisme et utilitarisme ; le pouvoir intellectuel de la proposition.

51L'utilitarisme et le pessimisme semblent naitre d'une incapacité à penser le projet de société et d'une vision idéale de la science, en définitive, toujours capable d'apporter le progrès à l'humanité.

52La recherche dispose probablement des connaissances, ou pour le moins des méthodes pour produire une connaissance utile et utilisable par les populations face aux grands défis du développement durable. Le problème est l'orientation donnée à la recherche. Et cette orientation ne dépend que partiellement de la recherche, qui n'est que l'expression d'un projet de société. La faiblesse du débat mondial autour d'un projet sociétal est remarquable même si nous pouvons mesurer l'efficacité de la recherche dans sa fonction alerte, au fait qu'il y a, à peine vingt ans, le réchauffement climatique n'était encore que du domaine de la fiction.

53Éclairer les choix sociétaux redevient une fonction essentielle de la science. « Une science ne débute qu'avec une délimitation suffisante des problèmes susceptibles de circonscrire un terrain de recherche sur lequel l'accord des esprits est possible » (Piaget, 1972). Entre champs du possible de l'action (objet de développement) et champs des études nécessaires (objet de recherche), définir l'objet de développement contribue à définir l'objet de recherche. Les résultats de recherche affinent l'objet de développement.

54Cependant, ce rôle d'explicitation ne doit pas faire oublier les limites de la recherche. « Qui croient qu'ils pourraient fournir à la connaissance de la civilisation quelque chose de spécifiquement autre et de bien plus considérable que de développer simplement la possibilité d'imputer de façon plus solide les événements culturels concrets et singuliers de la réalité historique à des causes concrètes, historiquement données ? » (Weber, 1992).

55Le chercheur doit se convaincre de la faiblesse des savoirs, qui se considèrent comme acquis, du peu de poids des certitudes, du manque d'efficacité des théories face aux changements sociaux, surtout si elles se fondent sur des rigidités dogmatiques.

56Cette modestie se traduit par le refus de l’expertise et de certaines évolutions des sciences qui veulent transmettre les résultats de manière étroitement pragmatique, localisée, institutionnalisée, par exemple dans les activités de conseil de gestion ou d'expertise (le sociologue d'entreprise, l'économiste technocrate, le géographe aménagiste, etc.).

57La fragilité des savoirs, tant aux niveaux local que global, doit convaincre d'une approche modeste, multipliant les expériences sociales. Ces expériences existent probablement de manière trop limitée. L'enjeu est bien de les multiplier, les référencer, les évaluer, les mettre en débat et proposer leurs résultats dans les arènes de discussion des politiques publiques.

58Nous rejoignons les thèses de Balandier (1988), qui, après avoir analysé le désordre de nos sociétés actuelles, pour éviter le désarroi individuel, le totalitarisme ou le repli autarcique suicidaire, manifestations de ce pessimisme que nous avons tenté d'analyser, ne trouve, comme solution, que de « faire participer de façon continue le plus grand nombre des acteurs sociaux aux définitions - toujours à reprendre - de la société, reconnaître la nécessité de leur présence en ces lieux où se forment les choix qui la produisent et où s'engendrent les éléments de sa signification. Autrement dit, faire l'éloge du mouvement, dissiper les craintes qu'il inspire et surtout ne jamais consentir à exploiter la peur confuse qu'il nourrit »..

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Notes

1  Connaître, c’est établir des relations stables et univoques entre des phénomènes, des faits, par ailleurs décrits, classés…

2  Ces dernières posent le problème des rapports entre démocratie participative et représentative.

3  Ensemble organisé et structuré d’éléments (humains, matériels, procédures) dédiés à la collecte, au stockage, au traitement et à la diffusion de données (REIX, 1998). Le système d’information s’entend comme « un processus qui collecte des données structurées conformément aux besoins d’une organisation, qui stocke, traite et distribue les informations nécessaires au fonctionnement de cette organisation, notamment aux activités de management et de contrôle, et qui joue de ce fait un rôle de support aux processus de décision » (Andreu, Ricart et Valor, 1992).

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References

Electronic reference

Jean-Philippe Tonneau and Edonilce da Rocha Barros, « Entre utilitarisme et pessimisme : pour une recherche utile, utilisable et utilisée », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Débats et Perspectives, Online since 26 June 2012, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/12164 ; DOI : 10.4000/vertigo.12164

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Jean-Philippe Tonneau

CIRAD. Département Environnements et Sociétés. UMR Tetis, Campus International de Baillarguet TA C 91 Bat F, Bureau 215, 34 398 MONTPELLIER CEDEX 5, Courriel : jean-philippe.tonneau@cirad.fr

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Edonilce da Rocha Barros

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