1Le risque est un concept que son ambiguïté intrinsèque rend difficile à cerner, à la fois sur le plan ontologique et sur épistémologique. En effet, d’un point de vue ontologique, sa saisie est complexe étant donné que le risque « n’existe pas », qu’il est toujours potentiel et virtuel : lorsqu’un risque se matérialise, il ne s’agit plus d’un risque, mais d’un sinistre (Caeymaex, 2007). Le risque n’est donc jamais « actuel ». D’un point de vue épistémologique, il n’est guère plus simple de le circonscrire dans la mesure où le savoir à propos du risque est un « savoir à propos d’un non-savoir » (Hansson, 2005a).
2De plus, on peut considérer, avec Pesqueux, la notion de risque comme « un « objet frontière », c’est-à -dire une référence qui peut circuler à l’intérieur de plusieurs communautés en conservant le même nom sans pour autant recouvrir les mêmes « réalités » (…) » (Méric et al., 2009, p. 143). D’ailleurs, Hansson montre bien qu’il n’existe aucune définition du risque qui soit communément acceptée et qui permette de caractériser son statut. Pour nous en assurer, référons-nous aux différentes définitions du risque relevées par Hansson. Le risque (risk) peut, entre autres, se définir comme suit (Hansson, 2004 ; Hansson, 2005a) :
-
un événement indésirable susceptible de se produire (le cancer du poumon est l’un des risques les plus importants pour le fumeur) ;
-
la cause d’un événement indésirable susceptible de se produire (fumer constitue un risque pour la santé) ;
-
la probabilité d’apparition d’un événement indésirable (globalement, pour l’ensemble des fumeurs, le risque de voir leur espérance de vie diminuer à cause de la cigarette est de x %) ;
-
l’espérance mathématique des conséquences d’événements indésirables susceptibles de se produire (dans les pays industrialisés, le risque total lié à la cigarette est plus élevé que le risque associé à toute autre cause ayant fait l’objet d’une analyse de risque) ;
-
le fait qu’une décision soit prise dans des conditions où les probabilités sont connues (décisions sous risques – en opposition aux décisions sous incertitudes où les probabilités ne sont pas connues – par exemple : les probabilités liées aux différentes maladies associées au tabac sont si bien connues que la décision de fumer ou non peut être considérée comme une décision sous risques).
3Même si toutes ces définitions ont en commun la notion de potentialité, elles révèlent qu’il n’existe pas de consensus à propos du statut du risque ni sur le plan ontologique, ni sur le plan épistémologique. En effet, elles renvoient à des entités très différentes du point de vue ontologique, à savoir à des éléments du monde « réel » (définitions 1 et 2) ou à des représentations (définitions 3, 4 et 5). En outre, ces définitions ne s’accordent pas davantage sur une manière unique d’exprimer le potentiel de dommages (définitions 3 et 4).
4Ces observations préliminaires confirment la profonde ambiguïté du statut du risque. L’objectif de cette contribution est précisément de tenter de le clarifier, afin de dégager des éléments qui permettent de construire une définition adéquate du risque, qui puisse servir de fondement à la gestion des risques.
5Pour ce faire, nous aborderons successivement les conceptions du risque dominantes dans la littérature (section 2), à savoir les conceptions réalistes et représentationnelles du risque. Après les avoir analysées afin de déterminer celle qu’il convient de privilégier (section 3), nous montrons qu’une définition multidimensionnelle du risque semble plus pertinente pour rendre compte de la conception adoptée (section 4). L’article se termine par une discussion à propos de la mise en œuvre théorique et pratique de la définition retenue (section 5) et par une conclusion (section 5).
- 1 « a wholly objective, ontological issue of how things stand in the real world » (Rescher, 1983, p. (...)
6Une première façon d’envisager le risque consiste à le considérer comme la conjonction de deux éléments « objectifs » du monde physique, à savoir la possibilité de réalisation d’un événement et ses conséquences négatives – telles qu’elles se manifesteront effectivement toutes deux dans le monde réel, en fonction des circonstances futures. C’est typiquement la conception défendue par Nicolas Rescher, qui envisage le risque comme « une conséquence ontologique tout à fait objective de la manière dont les choses existent dans le monde réel »1. Le risque est donc conceptualisé dans ce cas en tant que catégorie ontologique. Dans un tel paradigme, le risque est indépendant du sujet percevant et de son contexte, puisqu’il est envisagé de manière réifiée, comme une propriété d’une technologie, d’une substance ou d’une activité dangereuse.
7C’est à cette conception que se réfère Chauncey Starr lorsqu’il définit la notion de « risque réel » par opposition à un risque qui serait quantifié (Starr et al., 1976, p. 631) : « le risque réel tel qu’il sera finalement déterminé par les circonstances futures, lorsqu’elles se réaliseront complètement ». C’est également cette conception qui domine les premiers travaux du paradigme psychométrique de la perception des risques (Fischhoff et al., 1978 ; Slovic et al., 1980). En effet, malgré l’intérêt que ces chercheurs accordent à la perception des risques, ils se réfèrent encore à une conception réaliste du risque, dans la mesure où il s’agit essentiellement d’évaluer les perceptions des « risques réels », conçus comme extériorités par rapport au sujet percevant, dans le cadre d’un schéma classique stimulus-réponse. Dès lors, la conception du risque véhiculée dans les premiers travaux du paradigme psychométrique constitue une interprétation subjectiviste au sein d’un paradigme réaliste (Bradbury, 1989). Plus récemment, Eugene Rosa, par exemple, adopte, lui aussi, une conception réaliste du risque, en définissant le risque comme un état du monde, comme « une situation ou un événement où quelque chose qui présente de la valeur pour les hommes (y compris les hommes eux-mêmes) est mis en jeu et dont le résultat est incertain » (Rosa, 1998, p. 28).
8On peut considérer que cette manière réaliste de concevoir le risque joue un rôle du point de vue du décideur. En effet, c’est bien ce qui va se passer dans le monde réel en fonction des circonstances futures que l’expert tente de modéliser à l’aide de représentations quantitatives – présentées ci-dessous. Indirectement, la possibilité de réalisation d’un événement et ses conséquences négatives, telles qu’elles se manifesteront en fonction des circonstances futures, servent donc de références tant à l’expert qu’au décideur qui le consulte.
9La manière la plus largement répandue – dans la littérature contemporaine – de concevoir le risque consiste à l’envisager en tant que représentation. Dans ce cas, il est conçu comme un artefact construit par le sujet et non plus comme une propriété physique donnée. Le risque n’appartient donc plus à la « réalité physique et matérielle » puisqu’il n’a plus d’existence indépendante des procédures qui permettent de l’évaluer. Toutefois, affirmer que le risque n’appartient plus à la réalité physique et matérielle ne signifie pas pour autant qu’il en soit forcément déconnecté. En fait, dans une perspective représentationnelle, le risque conserve un lien avec le monde réel à travers la notion de danger, lien qui se décline de diverses manières selon la conception du risque que l’on privilégie, laquelle peut être quantitative ou constructiviste.
10Dans ce paradigme, le risque est conçu comme la mesure du potentiel de dommages. L’essence du risque renvoie dans ce cas à un mode de représentation des événements fondé sur le calcul probabiliste – il s’agit typiquement de la définition technique du risque, souvent associée au produit de la probabilité d’apparition d’un événement indésirable par l’amplitude de ses conséquences. Le risque est alors censé représenter le potentiel de dommages avec le plus d’exactitude et d’objectivité possible.
- 2 Les probabilités bayésiennes correspondent à un degré de connaissance fondé sur le théorème de Baye (...)
11Il faut bien noter que si la conception quantitative vise à représenter le potentiel de dommages le plus objectivement possible, les probabilités associées à l’apparition d’événements indésirables ne sont pas toujours connues. Elles ne le sont que dans certains cas particuliers, par exemple en matière d’évaluation des risques d’accident pour lesquels on dispose de nombreuses données actuarielles. Il en va ainsi pour l’évaluation du nombre d’accidents de la route, établie sur base de probabilités objectives – à savoir les probabilités fréquentistes calculées a posteriori, à partir d’un nombre important d’observations empiriques. Dans ce cas, il pourrait être pertinent de qualifier le risque d’« objectif ». Toutefois, dans de nombreux cas – dans les systèmes industriels complexes, par exemple – les probabilités associées à l’apparition d’événements indésirables sont inconnues. On est alors confronté à une situation « incertaine » plutôt qu’à une situation « risquée », selon la terminologie de Knight (Knight, 1921). Le recours aux probabilités objectives n’est donc plus de mise. De telles situations exigent dès lors le recours soit aux probabilités bayésiennes2, soit aux probabilités subjectives, en relation avec le degré de confiance ou de croyance de l’individu en son jugement. C’est ici qu’interviennent les approches d’estimation du risque fondées sur la construction de scénarios, comme les études probabilistes de sûreté (probabilistic risk assessment ou probabilistic safety assessment). Celles-ci autorisent la quantification de risques associés à des systèmes complexes tels qu’un avion de ligne, une usine chimique ou une centrale nucléaire. Elles se fondent sur l’utilisation d’arbres d’événements ou de défaillances, qui permettent de combiner les probabilités d’événements susceptibles de mener à un accident. Dans ce cas, on ne peut plus parler de risque « objectif » stricto sensu. Pour désigner ces situations qui n’autorisent pas le recours aux probabilités objectives, aussi bien que celles qui l’autorisent, on choisira l’expression « risque quantifié », qui met l’accent sur la volonté de chiffrer le potentiel de dommages.
- 3 En français, le terme « danger » renvoie non seulement, dans le contexte de l’analyse de risques, a (...)
12Notons aussi que, de manière générale, dans le paradigme de la conception quantitative du risque, le risque entretient un lien immédiat avec le danger (hazard, en anglais), qui désigne les circonstances susceptibles de causer des dommages, autrement dit, la source du risque (risk, en anglais)3. D’un point de vue ontologique, le danger est donc « réel » et « matériel » et il est conçu comme une propriété d’une technologie, d’une substance ou d’une activité. Il est associé à un risque, défini comme sa quantification.
- 4 On notera par ailleurs l’ambiguïté associée au danger, même dans ce contexte technique : il désigne (...)
13Pour illustrer cette conception, citons les définitions du rapport de la Commission européenne consacré à l’harmonisation des procédures d’analyse de risque : le danger est « associé à la possibilité pour un agent ou pour une situation de causer des effet(s)/événement(s) adverses. Il renvoie à une propriété inhérente à cet agent ou à cette situation. Ainsi, le terme est souvent appliqué à l’agent ou à la situation ayant cette propriété »4 (EC, 2000, p. 18). En revanche, le risque est défini comme « une fonction de la probabilité et de l’amplitude d’effets/événements dommageables affectant l’homme ou l’environnement suite à l’exposition, sous des conditions déterminées, à un danger » (EC, 2000, p. 18).
14Il est clair que la conception quantitative du risque domine l’analyse de risque depuis ses origines et joue un rôle crucial pour le décideur, en particulier dans un contexte où l’on exige que ses décisions soient légitimées par des connaissances expertes – comme le montre la généralisation de l’« evidence-based policy », qui requiert que les politiques publiques soient étayées par des connaissances scientifiques rigoureuses (Sanderson, 2002). En outre, le recours incontournable à cette conception quantitative du risque lors des étapes d’identification et d’estimation du risque se justifie aussi partiellement par le fait que celle-ci s’appuie sur des outils relativement bien définis – du moins en comparaison avec les outils mobilisés dans le cadre de la conception constructiviste présentée plus loin – et bien développés sur les plans scientifique et technique.
15Dans une optique constructiviste, le risque ne caractérise plus un élément du monde extérieur – le danger –, mais il est conçu comme un artefact associé aux peurs collectives, résultat de l’interaction entre le contexte socioculturel et, dans une certaine mesure, le monde extérieur. Ce que met explicitement en lumière la conception constructiviste, c’est l’influence socioculturelle sur la manière dont le sujet conçoit les risques. On parle d’ailleurs dans ce cas de représentation du risque – plutôt que de perception du risque – puisque celui-ci n’est pas considéré comme quelque chose d’extérieur que l’on peut percevoir, mais qu’il est construit dans un contexte socioculturel donné (Peretti-Watel, 2003, p. 199). La coexistence d’un certain nombre de conceptions constructivistes mérite d’être signalée. Si elles ont en commun d’insister sur le rôle du contexte socioculturel dans la construction du risque, toutes n’accordent pas le même rôle au monde extérieur et à ses dangers. Pour les constructivistes « radicaux », le risque n’est rien d’autre que le résultat de processus sociaux sans référence aux dangers du monde physique, alors que pour d’autres chercheurs, le risque est le résultat de l’interaction entre le monde social et le monde physique.
16La conception constructiviste est défendue, entre autres, par Mary Douglas dont les travaux sont à l’origine de la théorie culturaliste du risque (Douglas et Wildavsky, 1982), par Steve Rayner (Rayner, 1992), par Brian Wynne (Wynne, 1992), ou encore par Sheila Jasanoff (Jasanoff, 1999). Ulrich Beck défend également une conception du risque qui s’inscrit dans la tradition constructiviste, dans la mesure où il considère que le risque est propre à nos sociétés postmodernes et qu’il envisage le risque et sa perception comme « une seule et même chose » puisque les risques « ne sont risques que dans le domaine du savoir » (Beck, 2001, p. 100) et que « dès lors que les gens ressentent les risques comme réels, ils sont réels » (Beck, 2001, p. 141).
- 5 On trouve un exemple récent de ces différences d’interprétation dans l’évaluation de l’accident de (...)
17Analysons de manière plus approfondie la relation entre danger et risque dans le cadre de la théorie culturaliste. Cette relation recoupe assez nettement le paradigme nature-culture (Fox, 1999, p. 17). Si les dangers sont considérés comme naturels et neutres, les risques, eux, sont conçus comme le produit de l’interaction entre le contexte socioculturel et le monde extérieur. La conception culturaliste accorde donc, elle aussi, un statut ontologique « réel » et « matériel » au danger, tandis qu’elle envisage le risque non plus comme un simple reflet du danger, mais comme le résultat de l’interaction entre un ensemble de jugements de valeur façonnés par la société et inhérents à une représentation du monde (« worldview ») cohérente d’une part, et le monde extérieur et ses dangers d’autre part. Le lien qu’entretiennent les notions de risque et de danger est donc moins immédiat ici que dans le cas de la conception quantitative, laquelle établit – ou du moins tente d’établir – une relation univoque entre un danger et un risque considéré comme sa mesure. Dans le paradigme nature-culture, un même danger peut donner lieu à plusieurs interprétations, parmi lesquelles des risques de degré variable. Par exemple, le filtre socioculturel opère de manière très différente vis-à -vis des risques associés à l’énergie nucléaire, selon qu’ils sont estimés par le fournisseur d’énergie ou par des militants antinucléaires5. Par ailleurs, dans ce paradigme, le risque peut même être conçu comme pure construction sociale, sans lien avec le monde physique. C’est le cas, par exemple, des superstitions. Pour citer un exemple souvent évoqué dans le cadre du culturalisme, on peut se référer aux superstitions liées aux castes supérieures hindouistes, qui ne peuvent consommer de riz « effleuré par l’ombre d’un intouchable » (Thompson et Wildavsky, 1982, p. 156-157). On comprend donc pourquoi, dans le cadre de la théorie culturaliste, la relation entre risque et danger est intrinsèquement plurivoque.
18La conception constructiviste du risque est restée longtemps une préoccupation essentiellement académique. Toutefois, aujourd’hui, il n’est plus possible de faire l’économie de cette manière de concevoir le risque, comme en témoigne la multiplication des approches dites participatives et des nouvelles formes de concertation, dont l’intégration au sein des processus décisionnels permet de rendre justice au pluralisme qui caractérise nos sociétés démocratiques. En effet, le propre de ces nouvelles formes de concertation, telles que les forums hybrides (Callon et al., 2001) ou les conférences de citoyens (Bourg et Boy, 2005), est de dégager un espace de discussion équitable entre public et spécialistes, qui substitue à la communication verticale traditionnelle purement technique et « a posteriori », un cadre plus souple, favorisant l’échange « a priori » d’informations d’ordre non plus seulement quantitatif, mais aussi qualitatif, aptes à cerner tous les aspects de la problématique du risque, y compris ceux que recouvrent la conception constructiviste du risque.
19L’article « The philosophical foundations of risk » de Paul Thompson a largement disqualifié la conception réaliste, laquelle ancre le risque dans la réalité physique (Thompson P., 1986). En effet, on se souvient que, dans le paradigme réaliste, le risque porte sur des éléments objectifs du monde extérieur, à savoir la possibilité de réalisation d’un événement et ses conséquences négatives. Or cette objectivité est contestable : la possibilité de réalisation d’un événement et ses conséquences négatives apparaissent comme des notions intrinsèquement chargées de valeurs, ne fût-ce que dans la mesure où la notion de négativité est en elle-même axiologique. Thompson montre ainsi que le risque ne fait sens que s’il est conçu en tant que catégorie épistémologique, puisqu’il fait référence à des éléments qui ne sont pas des éléments objectifs du monde physique. Dans la même lignée, Hansson montre que le concept de risque véhicule d’emblée la notion d’événement indésirable, elle aussi bien sûr chargée de valeurs (Hansson, 2010). Par ailleurs, Aven et Renn montrent également que le risque en tant que catégorie ontologique pose problème dans la mesure où cette conception ne permet pas d’émettre des jugements tels que « le risque est élevé », « le risque de A est plus élevé que celui de B », jugements qui s’avèrent nécessaires dans un contexte d’analyse et de gestion des risques (Aven et Renn, 2009, p. 5). Selon les auteurs, il faut que le concept de risque fasse référence à l’incertitude et à la sévérité de l’événement et de ses conséquences, pour être mobilisé dans le contexte d’analyse et de gestion des risques.
20Si la conception représentationnelle du risque est bien celle qui s’impose aujourd’hui, il convient encore de s’interroger sur la manière d’articuler les deux conceptions représentationnelles que nous avons mises en évidence – la conception quantitative et la conception constructiviste –, souvent maintenues en opposition dans la littérature.
21Rappelons d’abord que les conceptions quantitatives et constructiviste accordent toutes deux au risque le même statut, celui de catégorie épistémologique, autorisant ainsi à les considérer sur un même plan. Par ailleurs, ces deux conceptions correspondent à différentes facettes du même phénomène, à savoir à différentes manières de représenter le danger. Leur conjonction enrichit donc la compréhension de la manière dont on appréhende le danger. Ce double constat nous engage à considérer ces deux conceptions comme des dimensions complémentaires du risque, plutôt que comme des conceptions qui s’opposent. Pour traduire cette complémentarité, nous proposons de privilégier une définition multidimensionnelle du risque, capable de concilier les composantes quantitative et constructiviste.
22Opter pour une définition multidimensionnelle du risque présente l’avantage d’offrir un outil conceptuel riche, dans la mesure où la composante quantitative chiffre le potentiel de dommages, alors que la composante constructiviste rend compte du risque compris comme représentation des inquiétudes individuelles et collectives, lesquelles figurent au programme d’une gestion des risques qui rende compte du pluralisme social et qui soit acceptable sur le plan de l’éthique.
23S’il est désormais courant de travailler avec la dimension quantitative du risque, il en va tout autrement pour la composante constructiviste.
24En effet, les techniques de l’ingénieur mettent à notre disposition des définitions opératoires du risque, qui rendent compte de sa dimension quantitative. Certes, l’utilisation de ces définitions et leur mise en application ne vont pas sans poser de problème, mais il n’en reste pas moins qu’il existe un certain consensus parmi la communauté des experts au sujet de ces définitions, très couramment utilisées dans un contexte d’analyse de risques.
- 6 On pourrait parler à cet égard de conception subjectiviste du risque, qui conçoit le risque comme u (...)
25En revanche, la composante constructiviste est moins bien définie (Rosa, 1998, p. 27). Même si le recours de plus en plus fréquent aux approches participatives témoigne bien de sa reconnaissance dans le cadre de la gestion des risques, cette composante manque de précision au niveau conceptuel, dans la mesure où elle ne se réfère à aucune définition rigoureuse. En outre, la conception constructiviste du risque implique la référence à la dimension collective – puisque, rappelons-le, elle est envisagée comme un artefact associé aux peurs collectives. Or, il faut souligner que cette dimension collective est souvent en interaction avec une dimension individuelle6. Si certaines dimensions associées au risque sont indéniablement d’ordre socioculturel – telle la responsabilité entendue au sens légal –, d’autres relèvent de la sphère individuelle – la dimension affective du risque, par exemple. Il n’en reste pas moins que, dans de nombreux cas, les sphères socioculturelles et individuelles interfèrent. Ainsi, bien que la peur semble de prime abord une réaction individuelle face au risque, le cadre socioculturel au sein duquel évolue l’individu et les représentations inhérentes à ce cadre façonnent les réactions de l’individu. Il en va de même pour de nombreux aspects moraux et sociopolitiques – par exemple la confiance dans les gestionnaires de technologies à risques et dans les autorités sanitaires, que les nombreuses crises survenues depuis les années quatre-vingt ont largement entamées. Ainsi, pour éviter d’exclure les dimensions individuelles en interaction avec les dimensions collectives, il semble préférable de remplacer l’expression « composante constructiviste du risque » par « composante qualitative du risque », qui rend compte des dimensions axiologiques, politiques et, plus généralement, socioculturelles intervenant dans l’évaluation du risque. Il faut bien souligner que la distinction composante quantitative/composante qualitative proposée ici ne peut être réduite à la dichotomie classique faits/valeurs, dans la mesure où l’on sait que certaines valeurs interviennent déjà au niveau de la composante quantitative (Shrader-Frechette, 1985a).
26À ce stade se pose la question de circonscrire concrètement la composante qualitative du risque. À cette fin, nous adoptons la démarche de l’éthique empirique, qui combine les contributions de l’éthique et des sciences sociales en vue d’intégrer la dimension empirique à la démarche normative (Musschenga, 2005). À cet égard, retenons, sans prétendre à l’exhaustivité, certains travaux qui constituent une aide précieuse. Il s’agit d’une part de contributions justifiant, d’un point de vue philosophique et/ou sociologique, la prise en compte de certaines dimensions qualitatives (Rayner et Cantor, 1987a ; Wolff, 2006 ; Kermisch, 2012) et, d’autre part, de recherches menées dans le cadre de la perception des risques (Slovic, 2000 ; Sjöberg, 2000), qui dégagent l’importance de certaines valeurs que les individus associent à la notion de risque.
27Dès les années quatre-vingt, dans le cadre la théorie culturaliste, Steve Rayner s’attache à montrer l’insuffisance d’une conception strictement quantitative du risque (Rayner et Cantor, 1987a, p. 3-5 ; Rayner, 1987b, p. 208-210). Plus spécifiquement, il en dénonce le caractère essentialiste impliquant que la probabilité et l’amplitude des dommages constituent les conditions nécessaires et suffisantes d’appartenance à la catégorie « risque », ce qui suppose que d’autres facteurs importants soient considérés comme des dérivés de cette définition et non comme parties intégrantes de celle-ci. Si Rayner admet la pertinence d’une conception quantitative dans le cadre d’estimations scientifiques, il la juge néanmoins inadaptée à une approche plus globale de la gestion des risques.
- 7 Dans ses Philosophical investigations (1953), Wittgenstein, illustre ce type de concept à travers l (...)
28Concrètement, Rayner envisage le risque comme un concept polythétique7, c’est-à -dire comme une chaîne conceptuelle dont les maillons correspondent aux différents angles d’approche – pour le risque, ceux des profanes et ceux des experts. Plus spécifiquement, Rayner montre, dès 1992, que les profanes accordent davantage d’importance que les scientifiques aux notions de confiance, de responsabilité et de consentement. La nécessité de prendre en compte ces différents aspects éthiques et sociopolitiques l’amène dès lors à redéfinir le concept de risque technologique selon la formule suivante (Rayner, 1992, p. 94-96) :
29RÂ = (P x A) + (Conf x R x Cons)
30où P = probabilité d’apparition d’un événement indésirable ;
31À = amplitude des conséquences négatives associées à cet événement ;
32Conf = confiance accordée aux institutions responsables de la technologie concernée ;
33Resp = acceptabilité de la procédure d’attribution des responsabilités (« liability », responsabilité entendue au sens légal) ;
34Cons = acceptabilité de la procédure décisionnelle au vu des exigences de
35consentement.
36On constate que le premier terme de cette définition correspond à l’extrémité « scientifique » de la chaîne conceptuelle et le second, à son extrémité « sociétale ». On pourrait dire aussi que le premier terme correspond à la composante quantitative du risque, alors que le second fait référence à la composante qualitative.
37Toutefois, il apparaît que cette formulation du concept de risque ne va pas sans soulever plusieurs problèmes (Kermisch, 2012). Premièrement, on peut s’interroger sur la manière de quantifier empiriquement les variables Conf, Resp et Cons et sur les unités qu’il conviendrait d’utiliser pour les exprimer. En outre, on peut supposer que les unités des différentes variables de cette formule soient hétérogènes, ce qui soulève la question de savoir comment les combiner de manière cohérente. D’autres recherches s’avèrent nécessaires afin de résoudre ces difficultés. D’ici là , la prudence nous incite à exprimer le risque selon Rayner comme une fonction générique de ces cinq variables : R = f(P, A, Conf, Resp, Cons).
38Dans la même lignée, en 2006, Jonathan Wolff constate l’incapacité de l’analyse de risque classique à prendre en compte les questions sociétales (Wolff, 2006). Tout comme Rayner, il considère que la définition technique du risque est profondément inadaptée. En effet, selon lui, le fait que deux aléas soient équivalents d’un point de vue quantitatif ne les rend pas pour autant égaux à tout point de vue : l’un peut être pire que l’autre s’il génère une peur plus grande ou des problèmes moraux plus fondamentaux, par exemple (Wolff, 2006, p. 418). C’est pour pallier ces difficultés que Wolff construit un modèle du risque assez complexe, qui prend en compte, lui aussi, d’autres composantes que les seules probabilités et amplitudes d’événements indésirables.
39Ainsi, dans une optique à la fois technique et sociétale, il suggère d’intégrer dans la conception du risque la notion de cause de l’aléa, c’est-à -dire le processus selon lequel un aléa advient, est maintenu, voire permis (Wolff, 2006, p. 418). Par ailleurs, il observe que les politiques mobilisées pour assurer la sûreté des citoyens se fondent davantage sur le risque tel qu’il est perçu par les citoyens que sur le risque quantifié. Elles ont donc tendance à accorder la priorité à la réduction de la peur plutôt qu’à la réduction du risque exprimé d’un point de vue strictement quantitatif. Ce constat l’amène à sélectionner la peur en tant que dimension constitutive du risque. Enfin, il introduit aussi dans son modèle du risque des dimensions morales, à savoir les sentiments de honte et de faute. Il observe en effet que les individus ont tendance à se focaliser, lorsqu’ils émettent un jugement vis-à -vis d’un risque, sur les comportements moralement condamnables, qui peuvent être classés suivant quatre catégories : la méchanceté, l’imprudence, la négligence et l’incompétence (Wolff, 2006, p. 418-419). Il constate ainsi que le sentiment de faute influence considérablement la manière dont les individus appréhendent le risque. Il en va de même pour le sentiment de honte que les gens peuvent éprouver lorsqu’ils s’identifient aux acteurs à l’origine d’un événement indésirable ou lorsqu’ils s’en sentent partiellement responsables (Wolff, 2006, p. 425).
40L’originalité du modèle de Wolff réside dans l’introduction de variables multi-niveaux. En effet, il opère une distinction entre les variables primaires – la probabilité d’apparition d’un événement indésirable, son amplitude et sa cause – et les variables secondaires – la peur, la faute ou la honte – qui prennent les premières pour objet. Ainsi, la peur est attachée à la probabilité et à l’amplitude, alors que la faute ou la honte sont associées non seulement à la probabilité ou à l’amplitude, mais aussi à la cause. Notons enfin que, même s’il ne développe pas cette idée, Wolff reconnaît qu’il est possible que d’autres variables secondaires – voire tertiaires – doivent être incluses dans son modèle.
41Il serait difficile de prétendre rendre compte d’une conception qualitative du risque sans aborder les travaux menés dans le champ de la perception des risques, et en particulier dans le cadre du paradigme psychométrique.
42En effet, dès la fin des années soixante-dix, des chercheurs tentent de cerner les caractéristiques du risque auxquelles les individus sont particulièrement sensibles (Fischhoff et al., 1978 ; Slovic et al., 1980). Bien que de nombreuses critiques aient été formulées à l’égard de ces travaux (Boy, 2007 ; Kermisch, 2010), il faut admettre qu’ils ont largement contribué à la reconnaissance de l’importance de facteurs qualitatifs dans la perception des risques. Dans le même registre que la notion de peur retenue par Wolff, les travaux psychométriques mettent en lumière de manière récurrente l’importance du facteur « dread », à savoir le caractère terrifiant du risque. D’autres dimensions sont également dégagées : le caractère volontaire de l’exposition au risque, l’équité de sa distribution, la présence d’une menace intergénérationnelle, etc. (Slovic, 2000). En outre, d’autres chercheurs soulignent la sensibilité à de nouvelles caractéristiques, telles que l’« altération de la nature », par exemple (Sjöberg, 2000).
43Les travaux pléthoriques menés dans ce champ de recherches, ainsi que la grande diversité des cas de figure étudiés (nucléaire, accidents de la route, biotechnologies…) n’autorisent aucune synthèse univoque. Ils permettent néanmoins de repérer un certain nombre de facteurs qualitatifs, qui mériteraient éventuellement d’être retenus dans l’évaluation du risque.
44L’examen des travaux de Rayner, de Wolff et des recherches relatives à la perception des risques confirme bien la pertinence d’une définition multidimensionnelle du risque, capable de concilier une composante quantitative, qui renvoie généralement à la probabilité d’apparition d’un événement indésirable ainsi qu’à l’amplitude de ses conséquences, et une composante qualitative susceptible de rendre compte d’enjeux éthiques, politiques, sociétaux, etc., lesquels interviennent dans l’évaluation et la gestion du risque. En outre, ces travaux ont permis de baliser la sélection des dimensions susceptibles de rendre compte de la composante qualitative du risque. Plus spécifiquement, Rayner met l’accent sur les dimensions de confiance, de responsabilité (au sens légal) et de consentement, alors que Wolff introduit les notions de cause, de peur, de faute et de honte. À cette liste, on pourrait avantageusement ajouter la notion de responsabilité, comprise non seulement dans un sens rétrospectif comme c’est le cas chez Rayner et, implicitement, chez Wolff, mais aussi dans un sens moral et prospectif (Kermisch, 2012), à savoir la responsabilité en tant que vertu (Ladd, 1991).
45Toutefois, plusieurs difficultés restent en suspens.
- 8 « Commitment » correspond à la détermination d’une organisation à optimiser la gestion du risque ; (...)
46D’abord, il faut se poser la question de savoir s’il est possible de spécifier la composante qualitative du risque de manière univoque. Il semble bien que la réponse soit négative, dans la mesure où d’un contexte à l’autre et d’un risque à l’autre, les éléments à prendre en considération sont différents. C’est pourquoi les travaux de Rayner, de Wolf, de Sjöberg, de Slovic et de ses collègues ne constituent que des jalons dans la recherche de dimensions susceptibles de rendre compte de la composante qualitative du risque. D’ailleurs, d’autres chercheurs défendent une conception du risque qui met en jeu des valeurs négligées par les premiers. Par exemple, Sven Hansson insiste sur le rôle de l’équité, des droits fondamentaux, ou des intentions (Hansson, 2005b, p. 1097). Ou encore, sans les intégrer directement dans la notion de risque, James Reason met l’accent, entre autres, sur des facteurs organisationnels, en particulier « commitment, competence, cognisance »8 (Carthey et al., 2001 ; Reason, 2008), lesquels gagneraient également à être pris en compte dans la composante qualitative du risque. En définitive, chaque cas de figure – chaque nouvelle technologie, chaque nouvelle substance, chaque nouvelle activité à risques, ou chaque nouveau contexte – impose une analyse nouvelle afin de dégager les valeurs et critères qualitatifs qui exigent leur intégration à la définition du risque. Il convient donc d’adopter une définition multidimensionnelle du risque qui soit ouverte et contextuelle, dont une démarche participative pourrait assurer la détermination la plus large possible de ses composantes.
47Par ailleurs, la question de l’architectonique de la définition du risque proposée ici n’est pas résolue. En effet, il semble que l’équation du risque proposée par Rayner soit peu pertinente compte tenu des difficultés rencontrées au niveau des unités des différentes variables et des limites inhérentes à une définition réduisant le risque à une formule – limites que nous souhaitons précisément éviter. À cet égard, la conception de Wolff semble moins rigide, même s’il n’envisage pas la possibilité d’inclure d’autres variables primaires. L’utilisation de variables multi-niveaux clarifie de prime abord les valeurs en présence, mais il n’est pas certain qu’il soit toujours possible de procéder à une telle formalisation et de rattacher toute dimension du risque à l’une des variables primaires.
48Ces deux difficultés nous incitent, pour le moment, à formaliser le risque comme une fonction d’un certain nombre de variables à déterminer en fonction du contexte de l’analyse. Le risque s’exprime alors comme suit : R = f (X1, X2, … Xn), où Xi sont les différentes dimensions à prendre en considération – aussi bien la probabilité d’apparition d’un événement et l’amplitude de ses conséquences que des dimensions qualitatives telles que la confiance ou la responsabilité – et où n est leur nombre.
49Il convient à présent de s’interroger sur la manière dont s’articulent la définition multidimensionnelle proposée et le schéma classique de gestion des risques (Figure 1), conçus – rappelons-le – comme un processus qui comprend deux phases, à savoir d’une part l’analyse de risques qui inclut l’identification du risque, sa quantification/son estimation ainsi que son évaluation, et, d’autre part, la gestion du risque proprement dite (Shrader-Frechette, 1985b).
Figure 1. Processus classique de gestion des risques/Classical risk management process
50Si l’étape de quantification des risques sert de base à la détermination de la composante quantitative du risque, ce schéma classique ne permet pas de déterminer aisément la composante qualitative. En effet, pour rendre compte de cette dernière, un élargissement du processus de gestion des risques s’impose : en parallèle à la quantification des risques, il convient d’introduire une étape supplémentaire, la « qualification des risques », c’est-à -dire une analyse destinée à mettre en lumière les enjeux qualitatifs en présence, qu’ils soient éthiques, politiques ou socioculturels. Cette étape pourrait être assurée par une démarche participative. Bien sûr, il conviendra d’analyser de manière plus détaillée, parmi le grand nombre de méthodes participatives à disposition (van Asselt et Rijkens-Klomp, 2002), celles qui sont le mieux à même de s’associer à notre approche. Cette étape de qualification des risques constitue, au même titre que leur quantification, le fondement des étapes ultérieures, l’évaluation des risques et leur gestion proprement dite (Figure 2). Elle a le mérite d’imposer la prise en compte des dimensions qualitatives qui interviennent lors de la prise de décision.
Figure 2. Processus élargi de gestion des risques/Extended risk management process
51En pratique, la définition multidimensionnelle du risque pourrait être exploitée à travers l’élaboration d’une grille d’analyse. Cette grille listerait les valeurs et les critères – quantitatifs et qualitatifs – pertinents pour le risque à traiter. Elle serait associée à une échelle, ce qui permettrait d’évaluer le risque en fonction des dimensions considérées. La grille d’analyse ne servira pas à établir une moyenne des résultats obtenus selon les différentes dimensions – pour déterminer de manière systématique si le risque considéré est acceptable ou non. Elle sera utilisée en tant que telle pour fournir un canevas complet, canevas qui synthétise la situation à laquelle le décideur fait face en révélant, outre les dimensions quantitatives classiques, un certain nombre d’enjeux qualitatifs précisément occultés par l’analyse de risque strictement quantitative. Certes, le développement d’une méthodologie précise exigera des recherches supplémentaires, notamment afin d’établir une procédure permettant de dégager les dimensions qualitatives pertinentes et d’assurer l’élaboration de la grille d’analyse et de son échelle. Toutefois, ces recherches sortent du cadre de cet article dont l’objectif est d’analyser le statut du risque pour en proposer une définition qui permette au décideur de s’orienter dans la nouvelle culture du risque.
52Notons enfin que si cette grille constitue un outil précieux pour le gestionnaire, elle ne remplace pas pour autant les démarches participatives mobilisées lors des dernières étapes du processus de gestion des risques. Au contraire, ces deux approches sont complémentaires dans la mesure où une telle grille d’analyse peut servir de base au dialogue participatif. Par ailleurs, la définition multidimensionnelle du risque proposée n’est pas du tout incompatible avec d’autres approches intégrées, qui peuvent d’ailleurs avantageusement contribuer à sa bonne exploitation. Il s’agit, entre autres, de la méthode NUSAP (Numeral Unit Spread Assessment Pedigree), qui fournit au décideur un diagnostic qualitatif de l’information relative à l’incertitude et aux hypothèses de travail (van der Sluijs et al., 2005 ; van der Sluijs et al., 2008). Son intérêt est de dégager les limites de l’information disponible afin d’en déterminer la robustesse. Si la méthode NUSAP peut affiner notre savoir relatif à la composante quantitative du risque, elle ne fournit pas les mêmes informations que l’approche que nous proposons, qui entend dégager l’ensemble des enjeux quantitatifs et qualitatifs relatifs à l’exploitation d’une technologie, d’une substance ou d’une activité à risques, y compris ceux qui échappent à la problématique des limites du savoir acquis. De même, notre approche est compatible, d’un point de vu méthodologique, avec l’approche « post-normal risk » développée par Rosa sur base des travaux de Funtowicz et Ravetz, qui propose une méthode permettant de sélectionner les outils adéquats pour l’identification et la quantification du risque, en fonction de la « qualité » de la connaissance du risque dont on dispose (Rosa, 1998). Ici encore, si la méthode proposée par Rosa permet d’améliorer la mise en œuvre des deux premières phases de la gestion des risques, elle ne vise pas à intégrer l’ensemble des enjeux qualitatifs.
53Cet article a analysé les principales conceptions du risque véhiculées par la littérature et a montré que les conceptions représentationnelles – quantitatives et constructivistes ou, plus généralement, qualitatives – s’imposaient aujourd’hui. Dans la mesure où la conjonction de ces conceptions enrichit notre compréhension du risque, nous avons montré qu’elles gagnaient à être envisagées de façon complémentaire. Pour traduire cette complémentarité, nous avons privilégié une définition multidimensionnelle du risque, qui permet de concilier les composantes quantitative et qualitative, dans la lignée des travaux de Rayner ou de Wolff. Toutefois, plutôt que d’opter pour une définition du risque fondée sur un certain nombre de dimensions déterminées, nous avons proposé une définition du risque ouverte et contextuelle, capable de rendre compte de la complexité et de la spécificité de chaque type de risque dans le contexte où il se développe. Sans nier la réalité du danger ni le caractère opératoire des définitions scientifiques classiques, l’intérêt d’une telle définition réside dans la réhabilitation des valeurs et des critères qualitatifs dans un cadre d’analyse plus global, qui rende justice au pluralisme social, dont une gestion éthique du risque ne peut plus faire l’économie. En rétablissant un équilibre en faveur de la dimension qualitative, l’élargissement du processus de gestion des risques proposé répond – partiellement du moins – aux préoccupations de la recherche contemporaine, soucieuse de penser le risque autrement qu’en termes quantitatifs (Bourg et al., 2012) et d’en renouveler la culture en faisant appel à la créativité et à l’imagination plutôt qu’à la seule expertise statistique (Lagadec 2007a ; Lagadec 2007 b).
54Cet article a été rédigé dans le cadre d’un mandat de recherches postdoctorales du Fonds de la Recherche Scientifique (FNRS, Belgique). Il a partiellement été présenté lors du colloque « Retour sur la société du risque », qui s’est tenu à Cerisy-La-Salle en septembre 2011. L’auteur souhaite remercier les organisateurs ainsi que les participants pour leurs interventions constructives. Il tient également à adresser ses remerciements à deux relecteurs anonymes, dont les commentaires ont permis d’enrichir et de clarifier ce texte.