1Si Trenelle apparaît à nombre d’observateurs comme un ensemble d’habitations très esthétique, mais construit en marge de Fort-de-France, d’aucuns considèrent cette accumulation de petits bâtiments dissimulés parmi les arbres comme une zone de constructions sauvages, occupant un espace hors du plan d’urbanisme et appelé sans aucun doute à disparaître. L’absence de bâtiments hauts et de grandes percées routières, la difficile desserte par transports automobiles, l’unité paysagère créée par le cadre collinaire, la forte imbrication du minéral et du végétal, tous ces éléments font effectivement de ce secteur, un ilot remarquable très original et pour tout dire unique dans la ville. Mais cette originalité est tellement affichée que certains refusent de donner à cet ensemble très homogène le statut de quartier. Et pourtant Trenelle avec ses maisons, écailles blanches et géométriques, plaquées sur une paroi rocheuse subverticale est un vrai quartier avec sa personnalité et son âme et surtout avec ses hommes et ses femmes attachés à ce type d’habitat reproduisant et mimant un mode de vie rural perdu, mais jamais oublié.
2Il m’a semblé intéressant de chercher s’il existait des quartiers comparables en métropole et plus particulièrement à Paris. Si cette recherche s’inscrit dans une démarche comparative, elle tend également à délocaliser le problème et à le sortir de son cadre tropical trop étroit et surtout trop connoté. L’existence d’un quartier original de petites maisons avec jardin en plein Paris et son maintien dans une mégapole uniformisante et envahissante dont les responsables des services de l’urbanisme traquent sans cesse la moindre parcelle de terrain à bâtir et élaborent d’audacieux plans de surélévation de l’habitat afin d’accroître le parc de logements devra être expliquée et justifiée. L’aspect paysager avec son cortège floristique installé sera naturellement pris en compte. Les relations de voisinage seront évoquées. Enfin, il sera question des aménagements et surtout des travaux de rénovation entrepris depuis quelques décennies.
3C’est dans l’est parisien, dans les 19e et 20e arrondissements que l’on va trouver les meilleurs exemples de cet habitat si particulier qualifié par certains de « village dans la ville ». Pour expliquer la survivance de ces noyaux d’habitat individuel, il est nécessaire de faire appel à l’histoire. Ces territoires qui constituent aujourd’hui les 19e et 20e arrondissements ont longtemps été considérés comme des espaces annexes, mais aussi indispensables de l’agglomération parisienne. Au site de La Villette posé dans un paysage de plaine, ouvert sur l’est et sur le nord, s’oppose celui de Belleville dont le relief culmine à 120 mètres. Belleville dont le nom vient sans doute de « belle vue » se présente comme un plateau accidenté de buttes parmi lesquelles on citera les buttes Chaumont et Bergeyre ainsi que les buttes du Chapeau Rouge et de Beauregard surmontées de moulins à vent. Les collines sont truffées de carrières avec des entrées de galeries, des puits et des entonnoirs naturels où l’on extrait le sable et l’argile depuis le XVe siècle. Sur ce plateau naît au XIIe siècle le village de Poitronville qui ne sera mentionné sous le nom de Belleville qu’en 1436. Quelques cultures céréalières, blé, orge et avoine, un petit élevage et quelques carrés de vigne font vivre chichement un paysannat qui ne tire que peu de bénéfices de la proximité de Paris. Il faut dire que le plateau n’est pas un terroir de qualité comme le laisse entendre le toponyme Saviès signifiant « terre sauvage et inculte », du « mesnil » situé sur ce plateau et donné au monastère de Saint-Denis par Charles le Chauve en 862. Par ailleurs dès le XIIe siècle, les ruisseaux qui irriguent le plateau sont progressivement asséchés par suite des opérations de captage des eaux de Belleville, de Prés Saint Gervais et des Lilas, en vue de l’approvisionnement de la capitale. Dès le XVIe siècle et en relation avec le grand développement de Paris, une activité minière d’un type nouveau va attirer une nouvelle population ouvrière. Il s’agit de l’extraction du gypse. Cette activité contrarie la médiocre vie agricole qui pourrait pourtant bénéficier de la proximité du marché parisien et s’oppose à toute tentative de peuplement des villages existants. En revanche, une nombreuse population ouvrière s’installe dans un habitat souvent précaire, sur son lieu de travail, vivant dans la fumée des fours à plâtre et dans la poussière rejetée des carrières. Ce vaste chantier aux cheminements improbables et aux mille caches est durant la nuit une zone de non-droit livrée aux chemineaux, aux clochards, aux rôdeurs et aux truands. Ce mélange de sueurs, de cris, de fumées, de bruits, d’alcool, de bagarres et de sang finit par s’inscrire dans l’imaginaire et dans les croyances populaires. Mais en même temps, et peut-être un peu pour ce goût du soufre, Belleville et son village continue d’être un lieu de villégiature où les guinguettes s’y multiplient. L’usage de venir consommer le vin blanc et le clairet sur place les dimanches et jours de fête se répand chez les Parisiens sans doute dès le XVIIIe siècle et la noblesse vient s’y encanailler au contact des paysans, des artisans et des ouvriers. Et les vignerons vendent aussi dans leur courtille, le guinguet, ce petit vin violet et aigrelet. Si l’effet minier s’atténue à partir de l’arrêté royal du 29 janvier 1779 qui instaure un contrôle des activités d’extraction à la suite de graves accidents dus aux éboulements, la conversion d’un certain nombre de galeries et de carrières abandonnées en dépôts pour les immondices et ordures de Paris contribue à pérenniser l’image négative de ces lieux. L’isolement de cet espace à vocation incertaine va s’amplifier avec la construction en 1785 du mur des Fermiers Généraux par Claude-Nicolas Ledoux. Il s’agit d’un mur de 28 km de long, fermé par une cinquantaine de portes flanquées de bâtiments appelés « barrières » dans lesquels seront aménagés les bureaux et les logements des employés de l’octroi. Cette barrière fiscale qui enferme Paris rejette du même coup Belleville et la Villette en dehors de la ville. L’effet « frontière » sera rapidement découvert et mis à profit par quelques rusés entrepreneurs bien décidés à profiter au maximum de l’aubaine douanière. Au-delà des barrières, on assiste en effet rapidement à la prolifération des cabarets, des bistrots et des gargotes où le petit vin des collines de Belleville non soumis à la taxe de l’octroi coule à flots. On comprend facilement que le « mur-murant Paris » deviendra rapidement impopulaire notamment chez les cabaretiers et chez certains commerçants lésés par l’accroissement des trafics en tout genre. Pas étonnant dans ces conditions que la journée du 13 juillet 1789 s’achevât par le pillage du bureau de Saint Martin à la rotonde de la Villette.
4Le XIXe siècle est une période de mutation pour tout cet espace, aux contours flous, et situé au nord-est de Paris. Dès 1838, la « Société Plâtrière de Paris », entreprise appartenant au banquier Jacques Lafitte, exploite intensivement la carrière de gypse (Figure 1) de la Butte Chaumont où s’activent plusieurs centaines d’ouvriers. L’agriculture s’étiole. Potagers, vergers, vignobles disparaissent progressivement. Le dernier moulin, le Moulin des Chopinettes rebaptisé Moulin de la Galette, transformé en cabaret sera détruit en 1848. Une décision d’ordre militaire va compliquer encore la situation. L’édification des fortifications dites de Thiers en 1841 dessinera la forme définitive du 19e arrondissement. L’ouvrage de 33 km de longueur ceinture Paris d’une route militaire plantée, ménageant au-delà du fossé et du glacis, une zone non aedificandi de 250 mètres, zone sur laquelle s’implante une population marginale logeant dans des constructions précaires. Formant une forte levée de terre, les « fortifs » deviennent le dimanche le lieu de détente des Parisiens, mais surtout des habitants proches de Belleville et de la Villette.
Figure 1. Carrière de gypse d’Amérique
5L’aménagement, dès le début du XIXe siècle, des bassins de la Villette et des quais du canal de l’Ourcq puis l’installation d’un grand port industriel entrainera une coupure entre les deux villages et confèrera à chacun une image particulière.
« La Villette où vit une main-d’œuvre abondante et souvent mal payée devient le rendez-vous de la misère et de la marginalité. Belleville au contraire est un village rural vivant au rythme de ses guinguettes dont les plus célèbres sont “Les Folies Belleville” et “Le Bal Favié”. Dès la première moitié du XIXe siècle, la vocation populaire des deux villages s’affirme. Leur destin dont le langage est celui de la suburbanité se précise. La Villette sera industriel. Belleville plus champêtre sera artisanal et résidentiel. »
6L’année 1860 est une date importante puisqu’elle marque l’annexion du village de la Villette et d’une partie de celui de Belleville. Le Second Empire et le développement industriel qui l’accompagne sont des moments déterminants pour la mutation de ce nouvel espace parisien qui voit sa population grossir rapidement. Les grands travaux d’urbanisme ordonnés par Napoléon III obligent en effet dès 1853 les ouvriers à quitter Paris et à refluer vers l’est parisien. La spéculation foncière augmente considérablement et si de beaux immeubles surgissent à l’occasion de cette frénésie immobilière, les bâtiments vétustes et leurs taudis reprennent du service. Car si les usines s’implantent à La Villette, la population ouvrière s’entasse dans des logements bon marché et investit même des lieux insalubres, témoins des activités passées. Les nouveaux réseaux de circulation prennent en compte cette nouvelle géographie, née d’un espace traité avec brutalité et d’une organisation économique soumise à des contraintes.
« Le tracé de la rue de Crimée reliant Belleville à La Villette ainsi que la tranchée du chemin de fer de ceinture viennent ordonner l’espace chaotique des abords du plateau, espace lunaire façonné par l’exploitation des carrières dites d’Amérique. »
7Le remodelage de Paris dirigé par le baron Haussmann ne peut être réduit à l’ouverture de larges voies de circulation, de grands boulevards bordés d’hôtels particuliers. Il comporte également un volet social avec la création de parcs et d’espaces verts destinés au repos dominical des couches populaires. L’établissement du parc des Buttes Chaumont en 1865, sur l’emplacement des anciennes carrières, va profondément modifier l’image du secteur nouvellement annexé.
8La chute de l’Empire et la Commune, qui marquera douloureusement l’imaginaire des populations de l’est parisien (Figure 2), ne feront que ralentir la transformation de ces quartiers. L’industrialisation se poursuit activement et la population ne cesse d’augmenter. Les conditions de vie difficiles et même souvent dramatiques font le lit des épidémies et notamment de la tuberculose. Le peintre Fernand Pelez (1848-1913) a parfaitement rendu compte de cette réalité douloureuse.
Figure 2. L’Agonie de la Commune
9« En le disant le peintre des chemineaux, des déchards, des malchanceux, on ne le désigne pas bien : c’est un mystique, il a donné aux gueux la plus pure, la plus belle exécution picturale qu’on puisse rêver. Son pinceau a essuyé sur le visage du malheureux les larmes de la douleur injuste, et il mérite ce titre indigne de peintre ordinaire de Sa Majesté seule chrétienne, La Misère. » écrit Péladan en conclusion de sa préface au catalogue de 1913.
10Si Fernand Pelez a choisi de traiter l’ombre plutôt que la lumière, c’est pour mieux dénoncer le désastre social accompagnant les remarquables succès économiques de la IIIe République. Ses enfants dépenaillés (Figure 3) vendeurs à la sauvette, ses mères de famille sans abri réduites à la mendicité, ses petits rats de l’opéra arrachant leurs sombres hardes avant d’ajuster leur costume de scène d’une blancheur nacrée sont comme autant de pièces à conviction d’un grand procès fait à un système socio-économique inique et immoral. À côté des artistes, regard et conscience du monde, d’autres vont tenter d’apporter des solutions pratiques à cette situation. Aux initiatives privées et municipales succèderont bientôt les mesures législatives.
Figure 3. Sans asile, 1883 de Fernand Pelez (1848-1913). Huile sur toile - 136 x 236 cm. Paris, Petit Palais
11Parmi ces âmes d’élite, citons Gaston Variot, un des pionniers de la puériculture. Collaborateur de Louis Pasteur, médecin des hôpitaux en 1885, il fonde l’école de puériculture des Enfants-Assistés et publie un traité d’hygiène infantile. Grâce à de généreux donateurs et à une subvention de la ville de Paris, il demande à l’architecte Claveau de transformer un ancien gymnase sis au 126 boulevard de Belleville en dispensaire d’un genre nouveau. « La Goutte de Lait » est inaugurée en 1894. Là sont distribués les premiers biberons de lait pasteurisé afin de diffuser ce nouveau mode de nutrition. Le but est de créer des centres maternels proposant des consultations et des dons de lait stérile afin de protéger la santé des jeunes enfants.
12En 1890 est ouvert un refuge-ouvroir municipal, rue Fessart, pour les femmes seules, sans travail et sans domicile. Les problèmes de la famille ne laissent personne indifférent. À l’initiative de la Fondation Louise Koppa, une Maison Maternelle est créée en 1891, pour accueillir les enfants des ouvrières vivant seules et des ménages en chômage. Le taux de natalité devient sujet de réflexion. Membre de la « Première Association Internationale des Travailleurs », Paul Robin fonde en 1896 la « Ligue de la Regénération Humaine » qui se donne pour mission de convaincre les classes populaires, qu’il est de leur intérêt, « pour des raisons économiques et pour lutter contre l’oppression sociale dont elles sont l’objet », de limiter volontairement le nombre de leurs enfants. Entre les années 1902 et 1908, la « Ligue de la Regénération Humaine », première organisation néo-malthusienne française, a son siège au 27 de la rue de la Duée en haut de la rue de Ménilmontant. Par des conférences publiques et la distribution de brochures, la Ligue s’attacha à populariser les méthodes contraceptives jusqu’à sa dissolution en 1908. « Génération consciente » d’Eugène Humbert poursuivit le travail jusqu’à la promulgation de la loi de 1920 qui condamne tout discours et toute action anti-natalistes.
13Enfin, le pouvoir politique ne reste pas sourd aux protestations et aux critiques des uns et des autres. Il souhaite améliorer l’environnement social et d’abord résorber l’habitat insalubre qui s’est développé au XIXe siècle en favorisant par une législation appropriée l’habitat individuel. Les lois Siegfried en 1904, Strauss en 1906 et Ribot en 1908 appartiennent à cet arsenal juridique qui va contribuer à assurer le développement d’un habitat de type pavillonnaire.
14Ce choix fut motivé d’une part par les théories hygiénistes largement diffusées à cette époque et d’autre part par les courants de pensée qui faisaient de l’accession à la propriété le moyen le plus sûr de remédier aux divers maux causés par la surpopulation et l’insalubrité.
15« La possession de sa maison opère sur lui (l’ouvrier) une transformation complète. Avec une maisonnette et un jardin, on fait de l’ouvrier un chef de famille vraiment digne. C’est bientôt sa maison qui le possède, le moralise, l’assied et le transforme. » écrit Émile Cheysson, ingénieur et économiste, disciple de Le Play dont il a été le collaborateur et l’ami. Auteur de plusieurs ouvrages dont La question de la population en France et à l’étranger publié en 1887 et L’assistance rurale et le groupement des communes publié en 1886, Émile Cheysson se situe dans une perspective identique à celle des membres de la « Ligue Française du Coin de Terre et du Foyer ». Ce retour à la terre de type associatif, lié à la démocratie chrétienne, est à mettre au compte de l’abbé Lemire, infatigable défenseur des jardins ouvriers dont les statuts furent adoptés lors du congrès démocrate-chrétien de Lyon en 1896. Ce sont ces mêmes jardins ouvriers, lieux de retour à la ruralité et aux sympathiques retrouvailles, qui donneront aux « fortifs », cette allure bucolique qu’elles adopteront jusqu’à leur disparition en 1919.
- 1 Les arrondissements parisiens sont partagés en 4 quartiers. Le 20e arrondissement comprend les quar (...)
16Entre le parc des Buttes-Chaumont (24 ha) et le parc de la Butte du Chapeau Rouge (4,5ha), dans un immense rectangle inscrit entre la rue de Crimée à l’ouest, la rue Manin au nord, le boulevard Serurier à l’est et la rue de Bellevue au sud, la ville, avec ses rues bruyantes et encombrées et ses immeubles géométriques a laissé la place a un pittoresque village aux maisons dissimulées dans la verdure, le quartier de la Mouzaïa. Ce vaste secteur qui recouvre approximativement la zone d’exploitation des carrières d’Amérique a été, après la fermeture des mines, sécurisé et nivelé, pour faire place à un grand marché municipal répondant aux besoins d’une population en constante augmentation. Néanmoins, la mise en chantier de nouveaux logements devenait urgente. Le temps était venu de tester les mesures législatives votées récemment en faveur de l’habitat et dont le double objectif était l’amélioration du cadre de vie et la construction de bâtiments à taille humaine.
17L’urbanisation de ce quartier qui occupe l’emplacement d’une des carrières de gypse les plus importantes de Paris obéit à deux principes. Le premier, d’ordre social, est dû à la volonté publique de résorber les îlots d’habitats insalubres, construits en complète illégalité, mais qui s’étaient multipliés sur ces sites miniers à l’abandon, et de proposer en retour un type d’habitat populaire et économique. Le second, d’ordre purement technique, rend compte de la fragilité du soubassement et renvoie aux énormes travaux d’extraction qui ont fini par miner la colline interdisant ainsi toutes constructions en hauteur. En 1886, l’ouverture de la rue de Bellevue, à l’emplacement de la butte de Beauregard, constitue la première tentative de reconquête de cet espace.
18À partir des notes et recommandations présentées par l’architecte Paul Fouquiau dès 1901, il est possible de se faire une idée assez précise de grandes lignes du projet. Les règles d’économie très strictes qui ont été fixées permettent d’en dessiner facilement les contours. Parmi les préconisations qui auront l’effet le plus déterminant sur l’image du quartier qui regroupe 400 maisons, on retiendra :
-
La mitoyenneté qui aura pour conséquence de ne construire qu’un mur de séparation sur deux, de réduire l’espace non bâti permettant ainsi d’augmenter le nombre d’unités d’habitation, et au final de rentabiliser au maximum le chantier.
-
L’utilisation d’éléments standardisés, notamment pour les portes et les fenêtres, dans l’objectif d’abaisser le coût de construction.
-
Le choix de matériaux industriels communs tels que briques et linteaux de fer, bien moins onéreux que la pierre et d’un usage plus facile.
19Le plan-masse évoque (Figure 4) un éventail ouvert avec la rue David d’Angers comme base et dont les rayons seraient la rue Miguel Hidalgo, la rue du général Brunet et la Villa du Progrès que prolonge la rue de la Fraternité. Une partie de l’éventail est coupé au sud par la rue de la Mouzaïa sur laquelle débouchent sept allées parallèles de direction nord-sud et issues de la rue de Bellevue. Les lignes de villas séparées par une allée pavée de 3 m de largeur se font face. Ces villas en ligne sont souvent groupées par deux ce qui fait que chaque villa, hormis les deux extrêmes, a trois murs mitoyens et n’a que la façade pour communiquer avec l’extérieur. Ce schéma n’est pas général et un espace libre peut subsister à l’arrière des villas. L’étalement de la construction dans le temps de 1900 à 1940 explique ces quelques différences. Chaque villa possède un petit jardin clos de 3 à 6 mètres de largeur selon l’année de la construction des pavillons. Le dénivelé du terrain favorise l’individualisation des unités d’habitation, chaque maison étant à peine plus haute que la précédente. La taille des unités d’habitation n’est pas constante, certaines ayant une façade plus large que d’autres. Lorsque le dénivelé est faible, on peut avoir 2 unités d’habitation sous le même toit. Cette différence de taille se traduit par le nombre et la dimension des ouvertures. Ce qui fait que les alignements de villas ne sont pas uniformes et diffèrent parfois légèrement les uns des autres. Le matériau utilisé autorise un certain nombre d’effets décoratifs, mais à l’origine, les façades devaient être sans doute beaucoup plus homogènes. Aujourd’hui, le crépi de couleur tend à l’emporter, mais on observe encore des façades de briques avec frises de ciment coloré, des façades de briques roses avec des lignes de briques de couleur orange ou rouge et des façades qui mêlent en une géométrie évoquant le décor des vases grecs, les briques et le ciment blanc ou coloré. La maison de type R+1 est à un seul étage, mais possède une cave enterrée.
Figure 4. Le plan du XIXe arrondissement
20Chaque unité d’habitation (Figure 5) possède son jardin en façade. Il est fermé par un muret surmonté d’une élégante clôture et un portail en fer forgé posé entre deux piliers de briques, de pierres ou de béton donne accès à la propriété. Si chaque jardin reflète la personnalité de son propriétaire, le mode d’aménagement tend à la fois à retrouver un complexe paysager proche de celui initié par la nature et à répondre aux contraintes du lieu. Il apparaît judicieux de parler dans ce cas de nature urbaine. La présence d’un étage arboré dans cette étroite écharpe verte a de quoi en surprendre plus d’un. Et pourtant l’impression de boisement née d’une observation rapide est totalement confirmée par un inventaire sommaire qui dénombre une trentaine d’essences différentes et par l’évaluation de la dimension de quelques spécimens remarquables. On reconnaît d’abord des arbres de première grandeur. Le tilleul distille son parfum sucré en juillet, le frêne étale hardiment son insolente rusticité, le hêtre rouge s’enorgueillit de son originalité, l’olivier aux couleurs tendres dissimule sa fragilité parmi les buissons, l’arbre de Judée se change en flamme le temps de fêter sa victoire sur l'hiver, le bouleau avec son tronc gainé de blanc assume son côté frimeur, le marronnier se pare d'un diadème rouge au printemps, l’arbre de soie exhibe fièrement sa mantille verte en parasol piquetée de papillons roses, le liquidambar attend l’automne pour faire son tour de magie, le robinier armé d’épines convoite l’espace de son voisin, l’if a l’élégance des femmes vêtues de robe noire et parées de colliers de corail, l’orgueilleux palmier-chanvre rêve sans doute d'un château dans le bordelais, le thuya, sentinelle noire, garde son immobilité dans le vent, le magnolia avec ses feuilles épaisses et brillantes joue les vedettes, le petit mûrier laisse admirer son lourd feuillage, le tamaris compense sa disgrâce en s’enveloppant d’une cape violine, le ginkgo attend l’automne pour se couvrir d’or, l’érable expose avec fierté la découpe de ses feuilles, les résineux subissent le froid avec indifférence, les pins et les sapins sont promus arbres de lumière en décembre, un cèdre joue les précieux malgré l’étroitesse des lieux et le sapin bleu s’excuse de sa banalité en introduisant une étrange couleur dans cette palette déjà si riche. Et puis il y a les fruitiers couverts de fleurs au printemps, les cerisiers qui se souviennent de la Commune, les poiriers et les pommiers lourdement chargés à la fin de l’été, le prunier chargé de gros fruits bleu-violet en septembre, le néflier commun, fier de garder ses fruits dans le froid de l’automne, le néflier du Japon aux longues feuilles d’un vert clair, l’arbousier méritant bien son nom de fraisier-en-arbre, le pêcher aux feuilles en croissant de lune et aux fruits vêtus de velours et le figuier aux fruits délicieux qu’il faut disputer aux oiseaux.
Figure 5. La rue pavée, les jardins et l’enfilade des maisons
21Sous les frondaisons des arbres ont été installés des végétaux buissonnants plus ou moins larges et plus ou moins hauts. On retiendra le troène avec ses bouquets de fleurs blanches, le seringat si parfumé, le lilas qui eut son heure de gloire à la fin du XIXe siècle, le noisetier avec ses feuilles rondes et ses chatons au printemps, le buis taillé en haies ou sculpté en topiaire, l’opulente boule de neige, les cotonéasters aux milles baies rouges, les élégantes plages de bambou, le céanothe aux épis bleus, l’aubépine, blanche hermine aux piquants acérés, le buisson ardent et ses baies orange enchantant l’automne, l’exotique fatsia au port étrange avec ses grandes feuilles palmées et sa grande ombelle terminale ornée de boules claires en automne, le houx avec ses feuilles anguleuses, brillantes et coriaces et ses jolies baies rouge toxique, le laurier d’Apollon et ses grains noirs, l’arbre aux papillons qui colonise les friches comme le notait déjà le Savant Cosinus, le datura et ses merveilleuses trompettes timidement tournées vers le sol, le mahonia aux feuilles piquantes et à l’épi floral jaune, le sureau noir dont on fait des confitures pour la famille et des sifflets pour les enfants.
22En couverture du sol, ce sont des dizaines de plantes qui apportent la variété de leur forme et la diversité de leur couleur. Citons les nombreuses variétés horticoles de rosiers, parfois en tige, parfois grimpants, les rosiers anciens aux multiples cultivars de toute couleur, les iris trop éphémères, les lavandes au parfum suave, le ricin qui résiste stoïquement à l’hiver, les violettes toujours timides et les pensées un peu trop excentriques, les géraniums et pélargoniums souvent plantés en jardinières, les asters bleutés, les grands soleils vivaces, les capucines qui montent à l’assaut des murets, l’amour-en cage et ses petites lanternes japonaises, les glaïeuls chics et hautains, les tulipes, coupes délicates et précieuses pour fêter le renouveau, les jacinthes et les narcisses qui embaument et ornent le printemps, les anthémis et leur grâce champêtre, les pavots aux fragiles pétales, les tabacs blancs et colorés, les rudbeckias jaunes au cœur sombre, les tournesols aimablement dédaigneux et les roses trémières fières de leur tournure provinciale, les grandes marguerites toujours très coquettes, les bégonias aux fleurs délicates, les fougères aux longues feuilles pointues et à nervure centrale noire ou au limbe découpé en fines dentelles, le jasmin d’hiver, sourire de novembre, avec ses longues tiges retombantes garnies de fleurs jaunes, le yucca menaçant, mais figé comme une sculpture métallique, l’humble primevère piquée sur le modeste carré de pelouse amoureusement entretenu, les dahlias qui teignent l’automne de couleurs éclatantes, les hydrangéas souvent plantées près de la porte de la maison et formant de larges et hauts bouquets de fleurs colorés et toutes les merveilleuses plantes rares en pots qui font l’espace d’un été, la joie des résidants comme celle des passants.
23Et puis il y a les lianes, les grimpantes qui habillent les façades ou couvrent les barrières. C’est d’abord la glycine dont certains pieds montent jusqu’au toit alors que d’autres s’étalent sur plusieurs maisons et franchissent même l’allée centrale dessinant une arche naturelle. Le lierre, la vigne-vierge, le chèvrefeuille, la bignone et ses trompettes orange participent à la végétalisation des façades. Quant au forsythia qui annonce la fin de l’hiver, il est souvent palissé contre le mur. Sur les clôtures court la charmille avec son goût de Belle-Epoque, la vigne aux grappes de raisin blanc ou noir qui évoque les guinguettes d’antan, la passiflore aux inflorescences exotiques et le kiwi qui ne se souviennent même pas qu'ils sont venus d’ailleurs. En bordure des allées, les somptueux rosiers parfois entrelacés de clématites tressent des guirlandes colorées aux traverses des barrières et apportent parfums et beauté.
24Foisonnement végétal, luxuriance, richesse floristique sont autant de termes et d’expressions susceptibles de caractériser ces merveilleux jardins, ces natures urbaines. On est réellement en présence d’un lieu de préservation de la diversité végétale, mais également de la diversité animale. Car les oiseaux et les insectes, notamment les abeilles et les papillons, y sont très nombreux. Les plantes citées ne correspondent nullement à un inventaire exhaustif. Elles ne représentent qu’une infime partie des plantes existantes, car la densité des parterres fleuris est telle qu’il est très difficile sinon presque impossible de faire une exploration détaillée et d’effectuer un dénombrement sans pénétrer dans ces espaces. Ces jardins sont des jardins d’agrément et ils n’ont jamais eu une fonction d’utilité sauf pendant la guerre. Si les jardins ouvriers ont une finalité alimentaire, les jardins de la Mouzaïa sont des objets d’ornementation. Ce qui n’exclut pas la présence de quelques plantes aromatiques, persil, cerfeuil, ciboulette, thym, basilic souvent en jardinière ni quelques pieds de piment auxquels sont accrochées quelques virgules pourpres et de plants de tomates-cerises richement décorés de délicieuses petites boules écarlates en août.
25Il serait totalement puéril de vouloir comparer les façons de vivre à la Mouzaïa en 1910 et en 2010. S’il est vrai qu’en un siècle, le milieu d’accueil n’a pratiquement pas bougé, la population, dans sa composition comme dans ses comportements, en privé comme en public a été profondément bouleversée. Beaucoup de résidants parlent avec une certaine nostalgie, même s’ils ne l’ont pas vécu eux-mêmes, de ce passé déjà lointain où le quartier avait une vie propre, où il avait une âme. Beaucoup estiment que le quartier est aujourd’hui plutôt triste, sans vie de quartier, sans commerces, sans beaucoup de relations de voisinage. La cassure daterait de la période sombre des années de guerre. Actuellement les seuls moments d’animation correspondent aux heures de départ et de retour du travail ainsi qu’aux horaires d’entrée et de sortie des écoles. Les petits commerces de la rue de la Mouzaïa ont pratiquement tous disparu et de toute façon, on fait les courses en sortant du bureau et souvent en sortant du métro. La Place des Fêtes et son Monoprix est ainsi devenue le carrefour des gens pressés venus y faire leurs « courses » ou se dépêchant de procéder à un dernier achat de complément. Il est certain que le travail des femmes a joué un rôle important dans la rupture de convivialité. Le papotage dans les queues à la boulangerie ou dans les magasins a disparu ainsi que les nombreuses parlottes qui animaient les allées durant la journée. Aujourd’hui les allées désertées, abandonnées aux chats, restent silencieuses une grande partie du jour. Et le soir, au retour, on se salue entre voisins et on rentre vite chez soi. Le signe de ce repliement se lit dans le paysage. On aveugle les grilles de séparation avec des canisses et par d’autres moyens, car chacun souhaite s’enfermer chez lui. Comme les haies végétales ne suffisent plus, on ajuste des plaques métalliques pour mieux s’isoler et pour se protéger des vols. La cage a remplacé l’enclos. L’abandon progressif des pratiques religieuses chez les catholiques a été également un facteur d’abandon des pratiques communautaires. La paroisse a joué un rôle social important jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale dans les domaines aussi divers que l’organisation de camps de vacances, les manifestations sportives, l’animation culturelle avec cinéma et théâtre. La Chapelle du Sacré-Cœur, rue du général Brunet, a vu naître la première manécanterie des « Petits Chanteurs à la Croix de Bois » fondée en 1921 par l’abbé Maillet, originaire de Belleville. L’encadrement des jeunes était très fort et si la paroisse était puissante, c’est que la communauté catholique était nombreuse comme le prouvent les photographies des cérémonies de première communion. L’Église Saint François d’Assise, rue de la Mouzaïa, qui va remplacer la chapelle trop petite, restera en chantier de 1914 à 1926, son haut clocher ayant dû être ancré sur des piliers enfoncés dans des puits de béton de 40 mètres de profondeur.
26La composition socioprofessionnelle de la population a beaucoup changé depuis la création du quartier. Les petites gens des origines, artisans, ouvriers, petits employés ont été remplacés par des cadres moyens ou supérieurs, des représentants de professions libérales, des employés aux revenus confortables et aussi par quelques artistes. Sur le plan confessionnel, chrétiens et juifs sont les plus nombreux, mais d’autres confessions sont maintenant représentées. Sociologiquement, c’est donc une population plus hétérogène ce qui expliquerait peut-être cette absence de vie de quartier. Le « chacun chez soi » est difficilement compatible avec « le vivre ensemble » ! Cette indifférence a le mérite d’exclure les tensions. Il y a bien quelques petits problèmes avec les feuilles mortes, avec les chats qui ne respectent pas toujours les règles de la bienséance et grattent parfois la terre chez le voisin, avec les enfants qui lancent des ballons de l’autre côté du mur, mais tout cela n’est pas très méchant. En fait, chacun souhaite vivre en paix dans son espace. Il n’est pas rare d’apercevoir, à la belle saison, derrière l’écran végétal, une famille rassemblée autour d’une table, deux ou trois personnes assises dans des fauteuils de jardin ou des enfants jouant sous la fenêtre alors que le chat aplati sur un muret observe avec convoitise un oiseau. Néanmoins, les rencontres entre voisins à l’occasion d’un mariage, d’une naissance, ou d’une fête religieuse ne sont pas exclues même si elles ne sont pas très fréquentes. C’est le mode de vie surtout qui a contraint les familles à se refermer sur elles-mêmes, car le temps passé à la maison s’est rétréci.
27Tous ces changements, dans les populations, dans les modes de vie, dans les rapports aux autres ont eu une incidence sur l’habitat. L’individualisme a fini par briser le contrat qui liait propriétaires et collectivité et on en oublia même les règles qui régissaient le groupe. Les remaniements sont de plusieurs types. On a d’abord souvent colonisé, avec un permis de construire en règle, l’espace séparant les maisons sur la face arrière. Mais on va toucher également aux parties apparentes. On modifie la dimension des fenêtres, on ajoute des chiens-assis, on ouvre de grandes baies vitrées, on installe une mini-serre, on creuse de nouvelles caves malgré les risques d’éboulements, et tout ça en totale illégalité. Néanmoins, ces retouches n’ont rien de dramatique. Même la ville de Paris prit quelques libertés avec les règles écrites lorsqu’elle décida de faire passer une ligne de bus, rue de la Mouzaïa, alors que le quartier devait être protégé de toute trépidation pour des raisons de sécurité. Par chance, la dimension des allées interdit toute circulation automobile et par là même toute liaison maisons-véhicules de transport. Ce qui n’est pas le cas d’un autre quartier parisien dont le nom évoque l’objectif recherché par les hommes qui ont contribué à la naissance et au développement de ce type d’habitat.
28La Mouzaïa est d’abord un quartier où il fait bon vivre. Cette qualité de vie n’exclut pas un certain nombre de désagréments liés aux contraintes des lieux et aux différentes servitudes. Mais l’attachement des « gens » pour leur quartier constitue la meilleure réponse aux questions qu’on pourrait se poser quant à une certaine lassitude à vivre en marge de l’animation urbaine. Le prix du m2 est la meilleure preuve de l’engouement des clients pour ces biens immobiliers particuliers.
29Les menaces qui pèsent sur ce type de quartier peuvent prendre différentes formes. Il y a d’abord le non-respect des cahiers des charges par les propriétaires eux-mêmes. Cette infraction pourrait avoir de graves conséquences allant de la dénaturation du paysage jusqu’à la mise en danger de la plate-forme de construction. Les convoitises intéressées des promoteurs et celles, pour la bonne cause, de la Ville de Paris sont encore plus inquiétantes. Car aujourd’hui la technologie et la puissance des engins sont en mesure d’effacer la contrainte « carrières ».
30L’intérêt de ce quartier pour la biodiversité, qu’elle soit végétale ou animale, n’a pas à être démontré. Une simple balade là-bas pendant la belle saison suffit à s’en convaincre. Oiseaux et insectes trouvent ici un prodigieux milieu d’accueil pour s’y nourrir, pour se reposer, pour se reproduire, pour y nidifier. La proximité du parc des Buttes est un avantage pour La Mouzaïa. Le grand parc est un vaste morceau de nature dans la ville, mais les insectes et les oiseaux ne s’en satisfont pas. Ils vont chercher dans la Mouzaïa une diversité floristique étonnante qu’ils ne trouvent pas toujours ailleurs. Il serait intéressant de procéder à des recherches entomologiques et ornithologiques de manière à identifier les principaux voyageurs ailés fréquentant le site et d’analyser leur comportement. Car les mesures, les tableaux et les chiffres sont plus probants que les simples observations.
31À la suite de mouvements de terrain, certains secteurs du quartier ont été rénovés. C’est le cas de la villa Pinton perpendiculaire à la rue David d’Angers et proche du complexe sportif G.Herman doté d’une piscine de grande dimension. Fragilisées par les énormes travaux, les maisons trop endommagées ont dû être reconstruites. Bien que le principe des villas en ligne ait été conservé, la nouvelle maison n’a plus rien de commun avec le modèle d’origine. Le cabinet d’architecte a délibérément rompu avec l’image initiale. Le mur est en briques rouges, de larges baies vitrées s’ouvrent sur une façade sobre et le toit est en terrasse. Le séjour s’ouvre sur le jardin et chacune des villas possède une grande terrasse, elle-même végétalisée, à l’étage. Le résultat est jugé tout à fait remarquable par les propriétaires comme par les visiteurs.
32Car le quartier est devenu un haut lieu du tourisme parisien. Tous les livres qui traitent du thème « Paris insolite » ou ceux qui sont consacrés à l’étude de Paris, quartier par quartier, le mentionnent et en été il est rare de ne pas croiser un groupe de randonneurs prenant des photographies ou écoutant sagement les explications d’un guide appartenant à une des nombreuses associations de découvertes. Enfin, et ce détail n’est pas anodin, une femme du quartier fait en été des visites guidées sur demande preuve que l’insolite exige parfois un minimum d’explication. Le maintien de ce quartier dans son état est également la manière la plus élégante de conserver un témoin de l’histoire de la ville de Paris. La topographie du lieu, la présence de matériaux utiles dans le sous-sol, les décisions et mesures d’ordre national ou municipal aux conséquences locales extrêmement lourdes, la survenance d’événements politiques dramatiques sont autant de facteurs parmi d’autres qui ont joué en faveur de l’émergence de La Mouzaïa. La connaissance du passé, pour les habitants de la ville, est une donnée fondamentale. Pouvoir se re-situer dans une chaîne humaine et se re-positionner dans une succession de faits est la meilleure façon de comprendre, de vivre et d’assumer la réalité quotidienne. S’il est vrai que La Mouzaïa et ses jolis petits jardins peuvent apparaître à certains comme une enclave privilégiée, sa transformation en un quartier plus dense ne modifierait nullement la situation générale immobilière parisienne, mais appauvrirait l’image de Paris en détruisant le témoin d’une page de son histoire. Quant aux petits jardins, ils traduisent les rêves de plusieurs centaines de familles. Chaque jardin est une construction personnelle, chaque jardin est une œuvre unique dans sa composition, chaque jardin est un mélange floristique original, chaque jardin est l’œuvre d’un jardinier. Aucun jardin collectif bien qu’aménagé et entretenu par des professionnels ne pourra jamais posséder cette biodiversité née de la douce incompétence, de la joyeuse fantaisie, de l’amateurisme sympathique. Le touriste qui visite le quartier ne s’y trompe pas. Ici il trouvera le bizarre, le rare, le curieux. Le jardin collectif, le parc sont des réponses à une demande sociale. Le jardin de La Mouzaïa résulte d’un choix individuel. Constructions libres réalisées par des privilégiés, ces jardins, paradoxalement, expriment par leur luxuriance, l’esprit libertaire de tout un quartier.
33Et puis, comment ne pas mettre en parallèle La Mouzaïa et La Place des Fêtes si proches l’une de l’autre. Après la Seconde Guerre mondiale, le XIXe arrondissement va subir une énorme transformation. La société de consommation avec l’automobile comme produit emblématique, exige un remodelage du territoire. Entre 1956 et 1973, le périphérique, ceinture géante de béton, est construit autour de Paris. L’accroissement de population entraîne une nouvelle architecture. La Place des Fêtes, tracée en 1836 pour servir d’esplanade aux festivités de l’ancienne commune de Belleville, avec ses petits bistrots, ses guinguettes, ses terrasses où se retrouvaient artistes et marginaux en tout genre, va devenir une place sans âme, d’une tristesse infinie et où le 1 % patronal est tellement disgracieux qu’il décourage même les tagueurs (Figure 6). Le pittoresque a disparu, les caddies des consommateurs ont remplacé les marchands de quatre-saisons et les jeunes en rollers évoluent là où gesticulaient et rimaient bonimenteurs et chanteurs de rues. À l’ombre des tours qui ont introduit dans le paysage de la capitale l’urbanisme des grands ensembles ou « l’urbanisme vertical », une nouvelle page d’histoire est sans doute en train de s’écrire. Le contraste entre le village de la Mouzaïa et les hautes tours de la Place des Fêtes justifie parfaitement le sentiment de Georges Perec :
« Le XIXe arrondissement est le témoin de l’histoire syncopée de Paris. L’identité du XIXe semble reposer sur cette disparité, cette mosaïque de paysages, de villages qui se conjuguent et qui s’affrontent. »
Figure 6. La Place des Fêtes assassinée.
34Comme La Mouzaïa, Trenelle est l’aboutissement d’une longue histoire. Et comme La Mouzaïa est un fragment singulier du XIXe arrondissement, Trenelle est un fragment singulier de Fort-de-France. Son histoire s’inscrit dans une fresque beaucoup plus large mêlant les ombres et les lumières d’un passé qui se confond avec les grandes heures de la Martinique. Témoins d’un monde disparu, Trenelle et ses jardins créoles illustrent une certaine façon de vivre et de cohabiter et évoquent un moment de la Martinique. Gardiens d’une tradition, Trenelle et ses natures urbaines constituent un patrimoine fragile qu’il convient de protéger. Il est urgent que « ceux » de Trenelle s’emparent de la singularité du lieu et l’exaltent afin d’ériger cette différence et cette spécificité en valeurs communes à toute une population. Alors, et pour reprendre l’heureuse formulation de Georges Perec, Trenelle et les différents quartiers de Fort-de-France deviendront, pour de simples et louables raisons esthétiques comme pour le nécessaire et obsédant travail de mémoire, autant de « villages qui se conjuguent et qui s’affrontent ».