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2012

Imaginaires des Sahariens : habiter le paysage

Evelyne Gauché
Référence(s) :

CTHS-Géographie, Paris, 181 p.

Texte intégral

1Dans cet ouvrage, aboutissement de nombreuses années de recherche, Anne-Marie Frérot nous livre un magnifique témoignage sur le Sahara, vu de l’intérieur, à travers le regard des hommes et des femmes qui l’habitent. C’est aux Sahariens qu’elle a souhaité donner la parole, afin qu’ils nous révèlent leurs imaginaires sur ce désert – leur désert – et ses paysages, qu’ils habitent. Pour saisir ces imaginaires géographiques, une grande place est faite au langage. Tout au long de l’ouvrage, les Sahariens s’expriment avec leurs mots, dans les différentes langues, arabes comme berbères, du Sahara, l’ensemble des termes vernaculaires étant soigneusement consigné dans un lexique à la fin du volume. Témoignent également, à travers leurs écrits, Ibn Khaldun, Moctar Ould Hamidoun, Théodore Monod, Wilfried Thesiger ou encore Edmond Bernus, tandis que le texte est habilement ponctué d’extraits du Coran, de poèmes, chants, proverbes et dictons sahariens. L’ensemble forme un habile dialogue, dans un style d’une grande agilité. En plus de photos de qualité, de nombreux encadrés montrent cartes mentales et croquis, explicitent le vocabulaire vernaculaire ou diverses notions mobilisées dans le cadre de la recherche. L’ouvrage offre ainsi une réflexion sur des concepts géographiques - territorialité, habiter, représentations, paysage - tels que les Sahariens nous les font comprendre. Si de nombreux travaux ont concerné le Sahara dans l’imaginaire occidental, cette approche de géographie « culturelle, humaniste, phénoménologique et existentialiste », des imaginaires de ceux qui y vivent, dans leur rapport à l’espace et au paysage, est tout à fait novatrice. Destiné autant au grand public qu’à un public scientifique averti, l’ouvrage souhaite aussi déconstruire certaines idées reçues sur le Sahara. Le Sahara n’est pas qu’un désert de sable, il n’est pas un vide démographique peuplé uniquement de nomades, ni le « symbole de l’anti-civilisation ». Il est au contraire le berceau d’une très ancienne civilisation, un espace d’échanges, d’oasis et de villes, qui connaît actuellement un important développement industriel et touristique.

2Après une longue introduction montrant comment s’est construit, à travers les textes coloniaux et récits de voyages du 19e siècle, l’imaginaire occidental d’un désert hostile, peuplé de pillards et de rebelles, pour devenir aujourd’hui un espace de liberté et d’exotisme que vendent aux touristes les voyagistes, l’ouvrage se déroule en trois « Actes », telle une pièce de théâtre dont les acteurs sont les Sahariens eux-mêmes. L’Acte 1 présente les éléments clefs de la territorialité des Sahariens, dans leur rapport à l’espace désertique et à son immensité : l’opposition entre « pleins » et « vides », la nécessité de « se saisir des dos » pour savoir s’orienter et ne pas se perdre au risque d’ « avoir la tête attachée », la conception linéaire de l’espace dans une logique de mobilité et de complémentarité avec les espaces des sédentaires que sont les palmeraies. La richesse du vocabulaire, souvent imagé et marqué par les références corporelles, anthropomorphes et zoomorphes (la morphologie du chameau en particulier), employé pour décrire le relief, répond à la nécessité de nommer pour se repérer et transformer le désert en un univers maîtrisé, donc familier et sécurisant. Les territorialités sahariennes sont en réalité multiples : circulatoires et en réseaux, emboitées à partir de l’individu placé au centre du monde et de l’espace de l’intime que constitue la tente, et ouvertes sur l’extérieur. L’acte 2 montre comment les Sahariens disent et se représentent les différents éléments de leurs paysages : le vent, l’eau, la pluie, les puits, la végétation, la montagne, le sable et les dunes, les couleurs… Le désert est un espace sacralisé, fluide et mobile, ce qui transparaît dans les mots qui eux-mêmes peuvent être changeants en fonction des saisons voire du moment du jour. L’Acte 3, enfin, nous plonge dans le rapport au temps : mesure du temps et structure des temporalités, au sein desquelles s’entrecroisent la nature, les références arabes et islamiques institutionnalisées, et le vieux fond animiste antéislamique berbère dont il reste mythes, légendes et une cosmogonie qui influence les pratiques et la symbolique de l’espace.

3Après nous avoir plongé dans ces imaginaires, issus d’un très fort syncrétisme qui en fait toute la complexité (bédouinité, islam, influences européennes, animisme) le géographe reprend la parole dans la conclusion. Dans le cadre de la mondialisation, de nouvelles territorialités se dessinent, autour de la croissance urbaine, des enjeux géostratégiques, géopolitiques et environnementaux. Trafics, prises d’otages, camps de réfugiés, désertification, sont une partie de la réalité du Sahara d’aujourd’hui. Face à ces transformations, la question du paysage vient habilement couronner l’ouvrage. Alors que les sociétés sahariennes sont des « sociétés de l’éphémère », non paysagères, elles s’approprient la vision occidentale esthétisante du paysage, ce qui conduit à l’émergence d’un « paysage-patrimoine ». Les nomades « redessinent leur Sahara » pour répondre aux images véhiculées par les agences de tourisme et le rendre conforme aux attentes des touristes, c’est à dire « beau ou sublime ». Ce paysage saharien, dont la marchandisation et la muséification sont le fruit de l’articulation entre mondial et local, les sociétés sahariennes ne l’habitent plus et en sont dépossédées, au profit d’un « disneyland du désert ». Désormais à la recherche d’un nouvel équilibre, elles « réinventent leurs paysages ».

4Si ce livre se veut être « le témoignage d’une culture en voie de disparition », à travers lui le Sahara vit et nous donne une belle leçon d’humanité et d’humilité. Au final, nous ne pouvons que recommander la lecture de ce bel ouvrage, lauréat 2012 du prix Henri Duveyrier de la Société Française de Géographie.

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Table des illustrations

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Pour citer cet article

Référence électronique

Evelyne Gauché, « Imaginaires des Sahariens : habiter le paysage Â», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Lectures, mis en ligne le 15 octobre 2012, consulté le 22 mai 2013. URL : http://vertigo.revues.org/12710

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Auteur

Evelyne Gauché

MCF géographie, Université de Tours, Laboratoire IPAPE, UMR CNRS 6173 CITERES, Courriel : evelyne.gauche@9online.fr

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Droits d’auteur

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