1Bien qu’étant souvent sous-estimé, le développement de l’agriculture irriguée dans les montagnes tropicales est un phénomène que l’on peut considérer comme généralisé à l’ensemble de ces latitudes (Tulet, 2009). C’est notamment le cas des Andes vénézuéliennes, où le développement de l’irrigation vers les années 1960 a permis l’introduction du maraîchage intensif, en rupture avec les modes de production traditionnels. En seulement quelques décennies, cette dynamique agricole a profondément transformé les rapports à l’eau des agriculteurs, qui ont développé un système sociotechnique de gestion de la ressource. Toutefois, à l’heure où les effets du changement climatique sont perceptibles dans la cordillère des Andes (Vergera, 2009), la question de l’adaptation de ces communautés aux fluctuations de la ressource en eau devient centrale.
2Nous proposons, à travers l’analyse des représentations sociales de l’eau une démarche originale pour appréhender la manière dont les agriculteurs perçoivent et évaluent l’état actuel de la ressource, et ainsi cerner la justification de leurs comportements et pratiques agricoles.
3Considérée comme un « schéma pertinent du réel » (Guérin, 1985), la représentation sociale permet de comprendre comment l’individu appréhende son environnement et lui confère ainsi une valeur spécifique (Abric, 1994). En ce sens, elle est « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989). Dans ce cadre, nous considérons que l’usage de l’eau est une forme de connaissance socialement construite et reconnaissable et, par conséquent, un objet de représentation.
- 1 Dans la plupart des cas, l’unité territoriale des sous-bassins versants correspond également à l’un (...)
4Cette étude s’appuie sur une série d’entretiens semi-directifs réalisés entre mars et juin 2011 auprès de 90 producteurs maraîchers de la vallée du Haut Chama. Elle a été structurée en 2 étapes méthodologiques : le choix de 4 sous-bassins versants1 dans la vallée du Haut Chama en fonction de leurs caractéristiques climatiques, hydrologiques et socio-productives différentes ; puis des entretiens semi-directifs avec des producteurs maraîchers de ces 4 zones. L’hypothèse initiale était que ces différents facteurs pouvaient conditionner non seulement les représentations sociales de l’eau, mais aussi les pratiques qui en découlent.
5Afin d’apporter des éléments de réponses à ces questionnements, nous engagerons dans un premier temps une réflexion sur l’intérêt de l’analyse des représentations sociales dans la compréhension des rapports à l’eau des agriculteurs, ainsi que la méthodologie et les 4 zones sélectionnées pour cette étude.
6Nous examinerons ensuite les caractéristiques de la ressource en eau dans la vallée du Haut Chama dans une perspective agricole. Il s’agira notamment de comprendre comment s’est construit le rapport à l’eau des producteurs maraîchers, reposant sur une dépendance à l’eau d’irrigation.
7Dans une troisième partie, nous nous pencherons sur la représentation sociale des variabilités de la ressource dans quatre sous bassins versants sélectionnés, l’objectif étant d’évaluer comment les agriculteurs perçoivent et interprètent l’état actuel de la ressource en termes de disponibilité.
8Enfin, il s’agira de comprendre si ces représentations génèrent des changements dans la gestion de la ressource, changements qui pourraient être interprétés en termes d’adaptation.
9La notion de représentation est devenue, lors des dernières décennies, un appui théorique fondamental pour comprendre les interrelations entre les individus et leurs environnements (Moser, 2003, 2009). Selon Abric (2003), la représentation sociale se définit comme « une vision fonctionnelle du monde, qui permet à l’individu ou au groupe de donner un sens à ses conduites et de comprendre la réalité à travers son propre système de référence, donc de s’y adapter, de s’y définir une place. ».
10La représentation n’est donc pas seulement un « reflet de la réalité », mais plutôt une sorte de grille de lecture, un « système d’interprétation » (Ratiu, 1999) de cette réalité socialement construite et qui permet ainsi d’expliquer les comportements et les pratiques des individus (Abric, 1994). Son contenu nous informe des attitudes, des opinions, des croyances, des normes et des savoirs, en bref des connaissances partagées par un ensemble d’individus par rapport à un objet donné (Michel-Guillou, 2006). C’est dans ce cadre que nous considérons que l’eau peut effectivement être un objet de représentations sociales (Navarro, 2006).
11Maintes études empiriques et d’orientation théorique ont en effet démontré l’importance de l’aspect représentationnel dans la compréhension du rapport de l’individu à l’eau (Michel-Guillou, 2010 ; Navarro, 2006 ; Blot, 2005 ; De Vanssay, 2003 ; Ratiu, 1999). De ces différentes recherches ressort une extrême diversité de sens donnés à l’eau : élément naturel, bien de consommation, ressource vitale, marchandise, don du ciel… l’eau est l’objet de multiples représentations qui dépendent de cadres sociétaux et environnementaux différents.
12Ces différentes études nous ont ainsi conduits à poser l’hypothèse d’un lien fort entre les représentations de l’eau et les facteurs climatiques, hydrologiques et socio-productifs. Cette première hypothèse justifiait ainsi le choix des quatre zones (voir partie suivante) que nous avions sélectionnées pour notre étude.
13Outre ce lien entre représentations et le territoire, le point fondamental de notre approche hypothétique réside dans la relation entre représentations et les pratiques des agriculteurs (Michel-Guillou, 2006). En effet, à l’origine d’une véritable révolution du maraîchage, nous supposons que l’eau est considérée par les producteurs comme un outil de production suscitant en retour des problèmes pour son accès. Plusieurs questions se posent alors :
14Comment les agriculteurs perçoivent-ils la variabilité de la ressource en eau ? Se sentent-ils responsables des problèmes identifiés ? Quelle est la part du changement climatique dans ces représentations ? Quelles actions les producteurs maraîchers sont-ils prêts à engager pour résoudre ces problèmes ?
15Longtemps considérée comme l’outil majeur pour l’étude des représentations, l’enquête par entretiens semi-directifs constitue toujours, à l’heure actuelle, une méthode indispensable à toute étude sur les représentations (Abric, 1994). À la différence du questionnaire direct, qui part de questions préalablement formulées par l’enquêteur, l’entretien tend à susciter ces questions chez les enquêtés, mobilisant ainsi leur point de vue, leurs expériences, leurs logiques et leurs rationalités (Blanchet, 1992). De plus, l’entretien semi-directif constitue un moyen efficace pour orienter le discours de personnes interrogées autour de thèmes définis au préalable et consignés dans un guide d’entretien (Blanchet, 1992).
16Le guide d’entretien que nous avons élaboré pour notre recherche portait sur 3 thèmes en lien avec la problématique de l’eau : la disponibilité de la ressource, la qualité de l’eau et enfin la conscience environnementale des producteurs maraîchers. Dans le cadre du travail présenté ici, nous nous intéressons uniquement à la partie concernant la disponibilité de l’eau. L’objectif principal de cette thématique était de comprendre comment les agriculteurs percevaient et évaluaient l’état quantitatif de la ressource en eau. Il s’agissait plus particulièrement d’appréhender comment ces derniers expliquaient les causes et les conséquences des problèmes identifiés. Une attention particulière a été accordée aux effets du changement climatique.
17Les 90 entretiens semi-directifs que nous avons menés avec les producteurs maraîchers ont été retranscrits intégralement et ont par la suite été soumis à une analyse de contenu. Ce travail d’analyse fut indispensable pour dépasser la variabilité des discours individuels et ainsi nous donner accès à des « significations communes qui sont le fondement même de toutes représentations sociales » (Moliner, 2002). Parallèlement, ces entretiens ont permis d’établir une évolution diachronique de l’occupation de l’espace dans les sites étudiés. Enfin, l’observation directe et l’observation participante nous ont permis de comprendre les pratiques des agriculteurs ainsi que les modalités d’usage et de gestion de la ressource en eau. La technique de l’observation participante consiste à étudier une société en partageant son mode de vie, en se faisant accepter par ses membres et en participant aux activités des groupes et à leurs enjeux. Elle permet donc de saisir s’il existe des décalages entre les discours des individus et leurs comportements.
18Notre terrain de recherche (Figure 1) se concentre sur le bassin versant du Haut Chama, vallée orientée nord-est/sud-ouest entre 2 000 m et 4 000 m d’altitude, siège d’une population relativement nombreuse (13 600 habitants, soit 40 habitants au km2, INE, 2001) dont l’activité principale est l’agriculture. L’évolution agropastorale a été comparable à celle du reste des Andes vénézuéliennes, depuis les années 1960, avec notamment un développement du maraîchage irrigué (Velasquez, 2001). Plusieurs sous-bassins versants de part et d’autre de la Vallée du Haut Chama ont été retenus pour ce travail en fonction de leurs caractéristiques climatiques, hydrologiques et socio-productives différentes.
Figure 1. Localisation de la zone d’étude
(Source : Andes vénézuéliennes, Hugues Barcet, 2004 ; vallée du Haut Chama, réalisation à partir des données de Páez et Boada, 2006 ; Smith in Sarmiento, 2011)
19Tout comme la plupart des espaces montagnards, le bassin versant du Haut Chama connaît de grandes variations climatiques microlocales en fonction de phénomènes locaux liés à la topographie, à des effets de vallées, à des expositions contrastées et à l’altitude. En effet, chaque versant de la cordillère subit des influences zonales importantes, déterminant ainsi différentes modalités d’étagement hydrique et/ou dyssimétrie des apports hydriques sur versants opposés. Le versant ouest de la Sierra de la Culata, où se situent les sous bassins de La Toma et de Misintá (Figure II), affronte par exemple des vents secs, alors que des vents humides et chauds circulent sur le versant est (Sierra Nevada), où se localisent les sous bassins de Mocao et Gavidia. Ainsi, on peut observer sur une distance très courte de seulement 11 km un gradient de précipitations qui va de 600 mm dans la zone de Misintá à 1 300 mm dans la zone de Gavidia (Rodriguez, 2010).
Figure 2. Carte des isohyètes de la Vallée du Haut Chama
(millimètres)
(Source : Conrad.H, 2010, modifiée sous Gimp)
- 2 Dans la plupart des pays d’Amérique latine (Argentine, Bolivie, Chili, Colombie, Pérou, Uruguay, Po (...)
- 3 Tous les bassins versants de la Sierra Nevada se situent à l’intérieur du parc national de la Sierr (...)
- 4 Páramo : grand biome transfrontalier à l’échelle des Andes septentrionales. Au Venezuela, cet écosy (...)
20La communauté de Gavidia se situe dans le sous-bassin versant du même nom. Elle est constituée de 360 personnes (Proyecto Páramo Andino, ICAE, 2004). En raison de sa grande superficie et surtout de ses précipitations moyennes annuelles particulièrement élevées (1 380 mm/an) (Rodriguez, 2010), la zone de Gavidia dispose de la quebrada2 ayant le plus fort débit de notre zone d’étude. Son débit moyen annuel est estimé entre 558 l/s (Naranjo, 2002) et 980 l/s (Páez et Boada, 2006). La demande d’eau pour l’irrigation et la consommation est satisfaite toute l’année. Toutefois, le processus d’intensification agricole n’est pas encore dominant dans cette zone. En effet, la communauté de Gavidia se situe dans la zone de protection spéciale du parc national de la Sierra Nevada3, ce qui implique des interdictions totales d’accès à la terre et à la ressource en eau (alors qu’ils sont autorisés en zone d’amortissement ; dans cette zone ZPS il y a par ailleurs contestation du « droit de páramo4 » mis en place par les Espagnols et autorisant entre autres le pâturage des animaux, Angéliaume-Descamps 2010, 2012). De ce fait, Gavidia dispose d’un système d’irrigation particulièrement récent (2003). Pour ces différentes raisons, cette communauté est la moins productive de notre zone d’étude, notamment en raison de la prédominance de la culture de la pomme de terre (CORPOANDES, 2008), considérée comme la moins rentable.
21La communauté de Mocao est constituée de 394 personnes, à peine plus que celle de Gavidia (Jacob, 2007). Cependant, cette zone est beaucoup plus productive, car elle est moins soumise aux restrictions du parc de la Sierra Nevada (zone d’amortissement du Parc où les activités sont autorisées). Située à seulement 9 kilomètres de Gavidia, la communauté de Mocao présente une différence de précipitations impressionnante avec le bassin versant voisin. Les précipitations, qui suivent un gradient altitudinal, sont comprises entre 700 et 900 mm (Rodriguez, 2010). À la différence des autres communautés qui sont composées d’un seul bassin versant, Mocao est installée sur 4 sous-bassins versants très petits. Cependant, aucune quebrada d’envergure ne traverse cette communauté qui est extrêmement dépendante du transfert d’eau d’irrigation provenant des quebrada de Gavidia et de Mixteque, deux communautés limitrophes.
Figure 3. Zone agricole et limites des parcs nationaux dans la vallée du Haut Chama
Réalisation à partir des données de Smith in Sarmiento, 2011, Páez et Boada, 2006 et www.inparques.gob.ve
Figure 4. Production annuelle des trois principales cultures à Gavidia, Mocao, Misintá et La Toma en 2008
Source : réalisation à partir des données de CORPOANDES, 2008
- 5 Le Venezuela est un état fédéral qui se divise en états, ces derniers se divisent en municipios, qu (...)
22La communauté de La Toma est de loin la plus peuplée de notre zone d’étude puisqu’elle ne compte pas moins de 1 517 habitants en 2001 (INE, 2001). Il s’agit en fait d’une parroquia5. Elle se localise sur le sous-bassin versant du même nom qui a une superficie très semblable à celui de Gavidia (Páez et Boada, 2006). Bien que se situant sur le versant le plus sec de la vallée du Haut Chama, le sous-bassin de la Toma dispose d’une quebrada avec un débit moyen annuel estimé entre 442 l/s (Naranjo, 2002) et 573 l/s (Páez et Boada, 2006). Malgré une production en eau bien supérieure aux autres bassins versants de la zone, la ressource est considérée par certains auteurs (Páez et Boada 2006) comme étant particulièrement affectée au niveau quantitatif et doit donc faire l’objet de mesure de conservations prioritaires. En effet, ce bassin versant possède le plus grand nombre de systèmes d’irrigation (12) du Haut Chama et exporte de l’eau vers d’autres bassins versants voisins. Si nous regroupons la totalité des systèmes d’irrigation, La Toma est l’une des zones les plus productives de la vallée du Haut Chama (CORPOANDES, 2008).
23Misintá est probablement la communauté la moins peuplée de nos quatre zones d’étude puisqu’elle accueille seulement sur ces terres 335 personnes (Hernandez, 2010). Cette zone est caractérisée par un fort déficit hydrique pendant pratiquement toute l’année (10 mois sur 12) (Páez et Boada 2006). Ainsi pour subvenir à ses besoins d’eau, ce sous-bassin versant présente deux entrées d’eaux supplémentaires par transvasement, une qui emploie un système de siphon qui prend l’eau directement dans la laguna (appellation locale pour caractériser les lacs d’origine glaciaire) « el humo », située dans le páramo ; l’autre se fait à travers un transfert d’eau de la quebrada « el banco » qui provient du sous-bassin versant de La Toma. Ces deux transferts sont utilisés exclusivement pour l’irrigation. Cette communauté était en 2008 la zone de la Vallée la plus productive concernant la culture de l’ail, l’une des cultures les plus rentables (CORPOANDES, 2008).
- 6 Apio : Tubercule traditionnel des Andes
- 7 Papa negra : variété de pommes de terre traditionnelles, à cycle long (9 mois)
24Dans les années 1950, la vallée du Haut Chama, tout comme l’ensemble des hautes vallées andines vénézuéliennes (situées entre 2 000 m et 3 700 m), était considérée comme un espace difficile, contraignant, l’un des premiers foyers d’émigration du Venezuela (Tulet, 2006). L’agriculture, principale activité des habitants de cette haute vallée tropicale, ne subvenait que partiellement aux besoins alimentaires de la population locale et ne s’exportait pas. La production agricole était alors caractérisée par une combinaison de différentes cultures traditionnelles (apio6, papa negra7 (figure V), fèves, haricots noirs, blé relictuel de l’époque coloniale), cultivées au rythme des saisons et en fonction des potentialités naturelles du milieu, notamment des sols (Angéliaume et Tulet, 2009).
Figure 5. Gavidia, un terroir où domine encore de nos jours l’agriculture traditionnelle (parcelle de papa negra)
Cliché : David Leroy, 2011
- 8 Extrait d’entretien avec un agriculteur de la Vallée du Haut Chama
25La croissance de ces plantes annuelles, semées avec les premières pluies, dépendait fortement du rythme et de l’intensité des précipitations, de « ce qu’envoie le patron 8 ». Les précipitations dans la vallée du Haut Chama présentent en effet des variations saisonnières significatives, avec une période de fortes précipitations (de mars à octobre) localement appelée « hiver » et une période sèche (d’octobre à février) appelée « été » (figure VI), ce qui implique un approvisionnement en eau pluviométrique inégal au cours de l’année.
Figure 6. Diagramme ombrothermique de la Vallée du Haut Chama
Source : Monasterio, 1980
- 9 « Les phénomènes atmosphériques des douze premiers jours donnent les tendances climatiques de chaqu (...)
- 10 « À partir du 1er jour du mois de janvier, et cela, pendant douze jours, les agriculteurs observent (...)
26Enfin, soulignons que c’est notamment pour faire face à ce phénomène d’irrégularité pluviométrique que les agriculteurs du Haut Chama avaient développé, au fil des générations, une « culture météoroclimatique » (Peyrusaubes, 2010) basée sur une observation minutieuse de chaque élément du climat. Ils « prévoyaient » ainsi le temps de l’année à venir grâce à des observations météorologiques effectuées lors des premiers jours du mois janvier, selon la pratique dite pinta y repinta 9 (de Robert, 2002). Très similaire à la pratique de la cabañuelas10 appliquée par les Indiens Nahuas du Guerrero (Mexique) (Hemond et Goloumbinoff, 2002), elle constitua pendant longtemps la seule « méthode » de prévision du temps pour les agriculteurs andins.
27Contrairement à de nombreuses zones de « l’archipel andin », l’irrigation n’était pas une tradition, d’où le choix de cultures résistantes à la sécheresse, l’adaptation des cycles culturaux, mais aussi une certaine fragilité du système agricole, notamment pendant les périodes de sécheresse prolongées.
- 11 Un second programme « Valles Altos » (1974-1988) a été déterminant dans les transformations spatial (...)
28La pauvreté recule rapidement avec l’arrivée, dans les années 1960, de l’irrigation. Introduite dans un premier temps par des immigrés canariens, qui importent les techniques agricoles issues du vieux continent (fertilisation minérale, application de produits phytosanitaires, semences à cycle court), l’irrigation se généralise à l’ensemble du Haut Chama, notamment grâce au programme de développement « Subsidio Conservationista »11 (1962-1974) mis en place par le Ministère de l’Agriculture et de l’Élevage et qui impulse des transformations importantes (Romero et Monasterio, 2005 ; Velasquez, 2001). Parmi ces dernières, la plus significative à cette époque est l’aménagement de systèmes d’irrigation collectifs, dont l’objectif principal est de dynamiser cet espace rural. Les infrastructures d’irrigation comprennent les travaux de captage et de conduite de l’eau provenant directement du páramo, ainsi que les réseaux de distribution au niveau des parcelles : réservoir de stockage, petits barrages, digues, canaux et tuyaux (Angéliaume et Oballos, 2009).
- 12 La majorité des lagunas sont d’origine glaciaire et s’observent vers 4 000 m, zone à laquelle les g (...)
- 13 Ces zones humides présentent une grande diversité puisque l’on observe des tourbières (turbera de m (...)
29La ressource en eau, alimentée par les réservoirs naturels du páramo est relativement abondante dans ces hautes terres, en dépit de l’irrégularité temporelle des précipitations. En effet, le páramo, très riche en lagunas12(figure VII) et zones humides13 (figure VIII), joue un important rôle de régulateur hydrologique (Monasterio et Molinillo, 2005). Il constitue en cela un espace stratégique pour l’alimentation en eau des populations de l’aval et pour l’agriculture.
Figure 7. Au premier plan, des frailejónes (espeletia schultzii), espèce endémique du páramo, au second plan, une laguna du páramo de Gavidia
Cliché : David Leroy, 2011
Figure 8. Zone humide du páramo de Gavidia
Cliché : David Leroy, 2011
30En altitude, l’irrigation permet donc de développer des cultures dites « tempérées » (pomme de terre à cycle court, carotte, ail, chou-fleur, brocoli, etc.) (Figure IX), marquant une rupture avec les modes de production traditionnels. La fraicheur relative (10-15 °C en moyenne annuelle) de la vallée du Haut Chama, associée à l’irrigation, offre de nouvelles possibilités agricoles à chaque étage bioclimatique : les pommes de terre sont cultivées aux étages supérieurs (3 200 - 3 700 m.) ; l’ail, les choux-fleurs, les carottes aux étages inférieurs (2 900 - 3 300 m.) (Monasterio et Molinillo, 2003), ces changements productifs étant dynamisés par l’émergence d’une forte demande de légumes frais d’origine tempérée pour les marchés urbains (Tulet, 2006).
Figure 9. Au premier plan, une parcelle irriguée d’ail dans le secteur de la Toma (altitude, 2 900 m.) ; au second plan, une variété de différentes cultures sur le versant de la Sierra Nevada (altitude maximale, 3 700 m.)
cliché : David Leroy, 2011
31Parallèlement, la maîtrise de l’eau permet de conquérir des terres auparavant délaissées (fonds de vallée, cônes de déjection et bas versants), sur lesquelles l’ensoleillement important autorise deux à quatre récoltes par an selon la succession culturale (Angéliaume et Oballos, 2009). Les marchés urbains, principaux consommateurs de ces produits, sont ainsi approvisionnés toute l’année (Tulet, 2006).
32Pourtant, bien que l’irrigation ait diminué la dépendance des agriculteurs aux variations hydriques saisonnières, elle ne les affranchit pas du manque d’eau pendant la saison sèche, comme le montre la figure X : les semis restent calés sur les précipitations avec une nette augmentation des semences au tout début de la saison des pluies (mars-avril) et une diminution avant la saison sèche (d’octobre à février).
Figure 10. Superficie mensuelle semée (histogramme) et variation des précipitations (courbe) dans la Vallée du Haut Chama.
Total de la superficie semée dans l’année : 3 635,5 ha
Source : réalisé à partir des données de Conrad.H, 2010
33Le succès de l’irrigation s’est en effet traduit par l’extension des superficies irriguées, donc par une pression croissante sur la ressource, si bien que les situations de pénurie d’eau sont de plus en plus courantes pendant la saison sèche (Tulet, 2006). Toutefois, les producteurs sont relativement préparés à affronter cette pénurie « habituelle ». Les problèmes se font en revanche plus aigus lors des épisodes de sécheresse. En effet, ces dernières affectent directement les cultures les plus exigeantes en eau, provoquant une baisse notable de la production agricole, notamment lorsqu’elles interviennent pendant la phase de germination. Parallèlement, elles compromettent la capacité de stockage en eau du páramo, qui constitue une réserve d’eau fondamentale pour les producteurs. Signe de l’importance de cette réserve, depuis le développement de l’agriculture irriguée, ces derniers n’hésitent pas à parcourir de longues distances plusieurs fois par semaine afin d’évaluer les quantités d’eau disponibles sur les hautes terres (3 600 - 4 500 m.).
34Tandis qu’un déficit d’eau fragilise le système de production, l’excès d’eau peut également avoir des effets préjudiciables sur la productivité des cultures. Les périodes de pluies prolongées perturbent en effet le développement des cultures maraîchères qui, en dépit de leur exigence en eau, ne nécessitent que deux ou trois arrosages par semaine. Elles compromettent ainsi la capacité de régulation en eau en fonction de la demande des plantes. À cela s’ajoutent les effets de la couverture nuageuse qui diminue les conditions d’ensoleillement et donc d’évapotranspiration nécessaire au bon développement des cultures. L’excès d’eau trouble également les actions nécessaires à l’exploitation des champs telles que le labour, les semis ou encore les récoltes. De plus, les producteurs sont souvent obligés d’augmenter les doses de produits phytosanitaires pour, d’une part, faire face à la prolifération des agents pathogènes (en particulier pour l’ail et la papa qui sont particulièrement sensibles et nécessitent ainsi 1’application tous les 8 jours), et, d’autre part, remplacer les pesticides lessivés par les eaux de pluie.
35Compte tenu de ces enjeux, dans une vallée qui est relativement sèche pour l’aire andine vénézuélienne (640 mm de précipitations par an) (Monasterio, 1980), l’accès à l’eau se trouve au centre des préoccupations sociales et déclenche fréquemment des conflits entre les producteurs, en particulier pendant la saison sèche. Afin d’éviter ces tensions pour l’accès à la ressource, le Ministère de l’Agriculture et de l’Élevage a impulsé, dans les années 1970, la création des comités de riego. Composés essentiellement par les agriculteurs irrigants, les comités de riego sont les précurseurs de l’organisation collective communautaire au Venezuela (Sarmiento, 2011). Ils définissent les rôles, les fonctions, les contraintes, et les sanctions à mettre en pratique dans le cadre d’une gestion rationnelle de l’eau (Angéliaume et al, Sous presse).
36Suite au désengagement de l’État dans les années 1980, ces organisations participatives ont accédé à une plus forte autonomie. Elles financent alors, à travers l’ensemble des membres, leur propre fonctionnement interne et l’entretien des infrastructures. Les cotisations donnent principalement le droit à l’accès à l’eau et à l’utilisation des systèmes d’irrigation (Jacob, 2007). L’un des principes clés des comités de riego repose sur la mise en place d’un roulement afin que chaque agriculteur puisse bénéficier de la même quantité d’eau (Leroy, 2011). Chaque mois, les comités se réunissent et se chargent d’appliquer des sanctions en cas de non-respect des règles établies (absence d’un membre à une réunion, vol de tours, non-respect du temps accordé…). Ces sanctions sont généralement économiques, mais peuvent aussi se traduire par une suspension des droits d’usage de l’eau (Jacob, 2007).
37Ces comités peuvent être désormais considérés comme la colonne vertébrale des structures sociales de la vallée du Haut Chama. La réunion mensuelle du comité de riego est par exemple l’événement le plus attendu de la communauté et son influence va bien au-delà de la gestion de l’eau. Ainsi, les cotisations récoltées par le comité sont souvent utilisées pour répondre à des demandes n’ayant pas de relations directes avec les systèmes d’irrigation comme l’hospitalisation d’un membre de la communauté, le financement de funérailles ou d’une fête locale (fête de San Isidro) (Leroy, 2011). Dès lors, la gestion de l’eau dans la vallée du Haut Chama constitue un puissant facteur d’intégration sociale et participe fondamentalement à la formation des communautés locales.
38Appréhender, à travers l’analyse des représentations sociales, comment les agriculteurs expliquent l’état quantitatif de la ressource eau est essentiel pour comprendre les stratégies d’adaptation qu’ils sont prêts à engager. Depuis le développement du maraîchage irrigué, l’accès à la ressource est en effet au centre des préoccupations sociales dans la vallée et sa variabilité dans l’espace et dans le temps est directement perçue et interprétée par les communautés rurales.
- 14 74 agriculteurs sur les 90 interrogés ont abordé la thématique du changement climatique.
39Ces dernières n’hésitent pas à mettre en avant le rôle du changement climatique dans les phénomènes de manque ou l’excès de la ressource. De fait, 74 producteurs14 ont abordé le problème du changement climatique lors de nos entretiens semi-directifs. L’objectif pour cette thématique était de répondre aux questions suivantes :
40Avez-vous perçu une modification du climat ces dernières années ? Si oui, quels en sont les indicateurs ? Quels sont les impacts de ces phénomènes sur la ressource en eau ? L’homogénéité des thèmes abordés par producteurs maraîchers nous a ensuite permis de faire une typologie des manifestations des changements observés dans chaque bassin versant (figure XI).
41Mais comme le souligne (Michel-Guillou, 2011), la représentation de ce phénomène s’avère fortement influencé par les médias. En effet, le thème du changement climatique est aujourd’hui omniprésent dans la plupart des sphères de notre société. Bien que les communautés rurales des Andes vénézuéliennes n’aient pas facilement accès aux différentes sources d’information, la plupart disposent désormais de la télévision. En conséquence, il est possible que leur représentation du changement climatique puisse être influencée ou stéréotypée (Michel-Guillou, 2011).
- 15 Au printemps 2011 la période a été anormalement pluvieuse alors que l’on était en saison sèche. (...)
42De ce fait, malgré un consensus de la population paysanne, la représentation de ce phénomène apparaît particulièrement liée aux événements récents : chaque nouvel événement considéré comme extrême, pluie diluvienne ou sècheresse, semble alimenter l’idée d’un « dérèglement climatique » qui serait à l’origine d’une intensification ou d’une plus grande fréquence de ces phénomènes. Ainsi, les conditions météorologiques particulières du printemps 2010-2011, largement citées lors de nos enquêtes15 ont, semble-t-il, influencé le discours des producteurs, qui ne se souvenaient pas avoir été confrontés à une telle pluviométrie. Cette représentation est particulièrement prononcée dans le versant de la Sierra La Culata, notamment dans le sous-bassin de Misintá où plus de 50 % des enquêtés ont évoqué ce phénomène. Ce résultat peut être en partie expliqué par la situation de déficit hydrique qui caractérise ce sous-bassin, rendant les individus beaucoup plus attentifs et sensibles à une augmentation de la pluviométrie. Il est également important de souligner que les enquêtes dans cette communauté ont été réalisées pendant le pic pluviométrique de cette période anormalement pluvieuse. Il est donc fort probable que ce phénomène ait influencé les représentations des agriculteurs. En revanche, les agriculteurs du versant de la Sierra Nevada n’ont pratiquement pas perçu une augmentation des précipitations. C’est particulièrement le cas dans la zone de Gavidia (5 %<) où la moyenne de précipitation annuelle est déjà particulièrement élevée à l’échelle de la Vallée du Haut Chama (1380 mm/an). Il donc est possible que les producteurs de cette communauté soient beaucoup moins sensibles et attentifs à une augmentation des précipitations.
Figure 11. Représentation du changement climatique : Indicateurs climatologiques et physiques citées par les (74) producteurs de quatre sous bassins versants de la vallée du Haut Chama, Andes, Venezuela.
Source : David Leroy
* La plupart (68 %) des producteurs ayant cité une augmentation des précipitations se référaient spécifiquement aux pluies exceptionnelles de l’année 2011.
43Malgré l’influence des événements récents sur la représentation sociale du changement climatique, les communautés du Haut Chama ont également perçu des variations du climat sur une durée beaucoup plus longue (10-15 ans). C’est notamment le cas du « dérèglement des saisons » qui constitue le changement le plus évident pour les agriculteurs. Ce phénomène est largement cité (> 54 %) dans les quatre zones étudiées. Sa perception est donc indépendante des facteurs climatiques, hydrologiques et socio- productifs propres à chaque zone. La variation dans le cycle des saisons est perçue au travers d’un changement de la répartition des précipitations dont le déroulement était autrefois parfaitement connu et valorisé par ces communautés
- 16 Pour conserver l’anonymat des agriculteurs, nous avons choisi d’utiliser des prénoms fictifs.
« Nous avons remarqué un changement climatique. Il y a plus ou moins 15 ans, nous avions un été et un hiver, ici nous avions seulement 2 saisons. La période d’été était de novembre à mars avril et puis après c’était l’hiver. Nous avons remarqué un changement du fait que l’on ne sait plus si c’est l’été ou s’il va pleuvoir » Eduardo16, 53 ans, Mocao.
44Le démarrage de la saison des pluies ainsi que sa durée sont en effet deux paramètres essentiels pour l’agriculture andine. Ils déterminent, d’une part, la date des semences et donc la position des cycles culturaux, et, d’autre part, la période pendant laquelle les cultures peuvent bénéficier des précipitations (voir fig. 2). Le calendrier agricole des communautés de la vallée du Haut chama est donc basé sur le cycle des précipitations :
45La période des semences se concentre sur les mois de mars et avril, deux mois avant l’arrivée des pluies. Après une première récolte, qui s’effectue en général au bout de 4 mois, la parcelle est ressemée avec une espèce différente. La plupart du temps, elle sera irriguée pendant la saison sèche. Après cette seconde récolte, l’agriculteur aura le choix de laisser sa parcelle en jachère ou de semer une troisième espèce.
46Ainsi, bien que les agriculteurs de la vallée cultivent des espaces climatiquement et hydrologiquement différent, le rapport qu’ils entretiennent avec les cycles saisonniers sont sensiblement les mêmes. Ce consensus sur le dérèglement des saisons peut donc en partie s’expliquer par l’importance que représente le cycle des précipitations pour le calendrier agricole. Il s’agit donc une représentation collective à l’échelle de la vallée, produit d’une activité mentale par laquelle ces communautés reconstituent le réel auquel elles sont confrontées et lui attribuent une signification spécifique (Abric, 1994). De ce fait, cette représentation est désormais à l’origine de nombreuses incertitudes. Les producteurs ne savent plus quand semer, car ils ne savent tout simplement pas s’ils seront confrontés à une saison sèche ou une saison des pluies. De là réside toute la difficulté, comme nous le résume un producteur de Misintá :
« Espérons que la question des rythmes des pluies se normalise, qu’ils reviennent comme avant. En voyant les changements qu’il y a au niveau de la planète, je ne pense pas que des cycles de pluies reviennent comme auparavant […] Avant je savais que de novembre à avril, c’était l’été que je ne pouvais pas semer ces mois-ci, mais les mois qui suivaient j’avais la sureté que les mois d’hiver allaient arriver et que je pouvais semer » Alvaro, 38 ans, Misintá
47Les épisodes de sécheresse au cours de la saison des pluies sont en effet fortement redoutés par les communautés. Car c’est bien la question du manque d’eau qui préoccupe les producteurs de la vallée du Haut Chama. Ces périodes de crise sont, en effet, gravées dans la mémoire collective des communautés même si les dates exactes peuvent différer selon les individus et la situation géographique. Pendant de nombreuses années, les sociétés paysannes se sont adaptées à ces contraintes climatiques fortes en développant le calendrier agricole en conséquence. Aujourd’hui cependant, la récurrence de ce phénomène est souvent perçue comme une manifestation du changement climatique dont les conséquences sont catastrophiques pour les récoltes.
48De ce fait, des observations faites par plusieurs producteurs de la vallée (24 %) font allusion à une diminution du débit des cours d’eau et du niveau des lagunas, ainsi qu’à un assèchement de certaines zones humides et à une disparition de plusieurs sources d’eau. Cette perception est d’ailleurs particulièrement marquée chez les producteurs de Gavidia, où plus de 50 % des enquêtés ont mis en relation ce manque d’eau avec un changement des paramètres climatiques (explication chapitre suivant). En revanche, aucun agriculteur de Misintá n’a évoqué ce phénomène. Ce résultat concorde ainsi avec les résultats précédemment décrits.
49Par ailleurs, 23 % des producteurs de la vallée ont remarqué une nette augmentation des températures ces 10-15 dernières années, notamment les plus anciens.
« Les températures ont changé parce qu’avant il faisait trop froid ici, à 3 heures de l’après-midi il fallait avoir une couverture, être bien couvert, et à 9 heures du matin c’était la même chose, jusqu’à ce que monte le soleil […] » Rafael, 75 ans, Misintá
50Ce phénomène a été relativement plus abordé chez les agriculteurs de Mocao et de Misintá (>30 %). Ce résultat peut en partie s’expliquer par la situation de déficit hydrique, liée au faible débit des quebradas, qui caractérise ces deux zones, rendant l’agriculture, et par conséquent les communautés rurales, plus vulnérables aux périodes de sècheresse. D’autres observations liées à cette hausse des températures sont mises en évidence par les producteurs. Un des premiers constats est lié à une diminution des neiges. Ces dernières sont en effet un très bon indicateur du changement climatique. D’une part, leur rareté dans ces montagnes tropicales leur confère une valeur particulière aux yeux des habitants. D’autre part, il s’agit d’un phénomène météorologique particulièrement visible. Beaucoup de producteurs se souviennent encore des cordillères resplendissant sous un manteau neigeux pouvant perdurer plusieurs jours.
« Le changement climatique a eu beaucoup d’influence parce qu’avant, on savait qu’en juin juillet, août, il neigeait souvent. La cordillère était très souvent enneigée, cette partie de la Sierra de la Culata et de la Sierra Nevada se couvrait totalement de neige. Maintenant il est très improbable que cela arrive à cause du changement climatique » Ismaël, 40 ans, Misintá
51Parallèlement, certains agriculteurs affirment avoir remarqué une nette diminution des gelées matinales, phénomène qui pourrait être valorisé par une remontée de la frontière agricole. En effet, de nouvelles parcelles, notamment de papa negra et d’ail, apparaissent à une altitude de 3 700-3 800 m, altitude où l’action du gel ne permettait pas la pratique de l’agriculture il y a encore quelques années.
52Le changement climatique est donc devenu une réalité quotidienne pour les agriculteurs Vallée du Haut Chama. Ces derniers, qui ont pleinement ressenti et vécu le changement du cycle des précipitations, l’augmentation des températures ou encore la régression de certaines lagunas, affirment être de plus en plus confronté à des situations de manque d’eau. Toutefois, au-delà de la dimension physique de ce phénomène, il est également intéressant d’analyser la pénurie sous l’angle de la construction sociale.
- 17 Nous entendons par “gros” propriétaires des personnes possédant plus de 5 ha
53Les cultures maraîchères sont particulièrement dépendantes d’un apport régulier en eau, contrairement aux cultures traditionnelles (blé, papa negra…) considérées comme plus rustiques. Au-delà de la sensibilité intrinsèque au manque d’eau de ces nouvelles cultures, toutes les possibilités d’alimentation en eau sont donc aujourd’hui mises à profit par les agriculteurs, mais aussi par de « gros propriétaires »17 généralement indépendants du comité de riego qui se sont installés. Face à cette augmentation du nombre de systèmes d’irrigations, les parcelles qui sont situées le plus en aval, c’est-à-dire en bout de ligne des réseaux d’irrigation, connaissent d’importants problèmes d’approvisionnement (Leroy, 2011).
54C’est notamment le cas dans la zone de Misintá où la pénurie d’eau qui affecte la communauté apparaît dans tous les discours. Ce manque chronique d’eau est la conséquence directe des conditions climatiques spécifiques de ce secteur qui se situe sur un versant peu arrosé (600 mm à 700 mm/an). Directement en relation avec cette faible pluviométrie, la quebrada de Misintá a un débit beaucoup trop faible pour subvenir aux demandes actuelles d’irrigation (Páez et Boada, 2006). L’eau de cette communauté est donc représentée par les producteurs comme une ressource particulièrement limitée. Mais en amont de cette représentation collective de la rareté de l’eau, une représentation individuelle apparait. Cette dernière dépend en premier lieu de la position géographique de la parcelle des agriculteurs. C’est ce que montre cette cartographie de la représentation de la quantité d’eau disponible à Misintá pendant la saison sèche (Figure 12).
Figure 12. Représentation de la quantité d’eau disponible à Misintá pendant la saison sèche (selon les agriculteurs du comité de riego)
Source : réalisé par Eric Maire et David Leroy, image SPOT 2011 GEODE, Fond de carte parcellaire Smith et al, 2007
- 18 Le Mapeo Participativo (carte participative) est en quelque sorte un cadastre agricole. Il a été él (...)
55Les données représentatives ont été recueillies pendant une réunion du comité de riego. Chaque producteur devait évaluer la quantité d’eau dont il disposait à travers 5 indicateurs allant de peu à beaucoup. Celui-ci devait ensuite identifier sa parcelle sur un fond de carte parcellaire modifié du Mapeo Participativo18 (Smith et al, 2007) et y écrire son évaluation de la quantité d’eau disponible pendant la saison sèche. Ces données subjectives ont été ensuite comparées à des données objectives issues de mesures des débits des systèmes d’irrigations de Misintá (Hernandez, 2010).
56Au regard de nos résultats, la représentation de la quantité d’eau disponible des agriculteurs est assez proche de la réalité. En effet, les parcelles qui sont situées en fin des systèmes d’irrigation sont effectivement celles où la quantité d’eau est représentée comme la plus limitée. En contrepartie, les parcelles situées en début de systèmes d’irrigation et dont l’eau provient directement des transvasements sont celles où la quantité d’eau est représentée comme la moins limitée (aucun agriculteur n’a utilisé l’indicateur 5 : beaucoup), à quelques rares exceptions. Par conséquent, cette étude met en évidence une correspondance entre les représentations quantitatives de l’eau et les estimations objectives de sa disponibilité définies par Hernandez (2010). Elle met également en exergue le problème de déficit hydrique liée au très faible débit du cours d’eau principal qui caractérise cette communauté.
57Cette situation de déficit hydrique contraste avec le secteur de La Toma, où le développement de l’agriculture, impulsé notamment par la forte population de cette communauté, a entraîné une importante augmentation des prises d’eau et donc une surexploitation de la ressource. Cette multiplication des aménagements hydrauliques est destinée à alimenter en eau différents types d’utilisateurs : les irrigants privés, les nombreux comités de riego de La Toma (12), les bassins versants voisins déficitaires en eau d’irrigation et, dans une moindre mesure, la population villageoise. Dans le discours des producteurs, l’eau de La Toma est représentée comme une ressource abondante, mais surexploitée. Les impacts de cette surexploitation ne sont pas seulement économiques ou visuels, mais aussi olfactifs et qualitatifs. En effet, pendant la période d’étiage de la quebrada, les seuls liquides empruntant le chenal naturel sont les eaux rejetées par l’usage domestique.
- 19 INPARQUES : Instituto Nacional de los Parques; Institut national des parcs
58La situation est relativement plus pondérée sur le versant de la Sierra Nevada, et notamment à Gavidia où le manque d’eau ne semble pas affecter sévèrement la communauté, ce qui peut s’expliquer par la situation économique et sociale de la communauté de Gavidia où le système d’irrigation est particulièrement récent (2003) (Figure XIII) conséquence directe des restrictions d’usages imposées par le parc national de la Sierra Nevada (INPARQUES19). Ainsi, il y a encore 10 ans (2003), aucun prélèvement d’eau n’était effectué sur le cours d’eau principal, alors que la zone est particulièrement humide (1 380 mm/an).
Figure 13. Le récent réservoir d’irrigation (2003) surplombant la Vallée de Las Piñuelas, Gavidia
cliché : David Leroy, 2011
59En 2011, plus de 50 % des agriculteurs de cette communauté évoquent une diminution de la disponibilité de la ressource, et l’expliquent par le changement climatique, alors que de toute évidence, la cause est imputable au développement récent du système d’irrigation. Ce résultat peut en partie s’expliquer par l’importance que représente ce nouveau système d’irrigation (réservoir de las piñuelas) pour les communautés rurales de Gavidia. Ces dernières ont en effet le sentiment que leurs conditions de vie vont pouvoir s’améliorer avec la maîtrise de l’eau. Il est donc fort probable qu’elles aient du mal à remettre en question ce nouveau système d’irrigation.
60Enfin dans la zone Mocao, même si les situations de manque d’eau sont relativement moins abordées que sur le versant de la Sierra de la Culata, la gestion de la ressource est l’un des principaux enjeux de cette communauté. Tout comme Misintá, cette communauté est relativement dépendante de transfert d’eau de deux bassins versants voisins, Mixteque et Gavidia. Il est d’ailleurs fort probable que développement de l’irrigation dans la communauté de Gavidia, en particulier dans la zone de Micarache qui n’a pas encore de système d’irrigation, aura un impact inévitable sur la disponibilité en eau de Mocao.
- 20 CORPOANDES : Corporacíon de Los Andes ; La Corporation des Andes
61À l’échelle de la vallée, la baisse de la disponibilité de la ressource est également due aux déficiences techniques des réseaux qui provoquent une série de difficultés que les producteurs ont du mal à assumer. Ils dénoncent ainsi les défaillances en matière d’encadrement, de financement et de suivi technique du gouvernement (l’État s’est désengagé à la fin des années 1990 pour s’attacher à d’autres investissements comme les transports) (CORPOANDES20, 2008).
62S’ajoutant à ce déséquilibre entre la disponibilité et la consommation actuelle de la ressource, une nouvelle pression s’exerce sur l’eau avec la généralisation des réservoirs et des prises d’eau qui ne sont pas gérées par les comités de riego. La quantité d’eau appropriée par ces réservoirs privés est relativement importante. Elle représente par exemple plus de 38 % des prélèvements dans le bassin versant de Misintá (Hernandez, 2010). Beaucoup de ces systèmes d’irrigation privés sont recensés et autorisés par le Ministère de l’Environnement, ils sont donc tout à fait légaux, contrairement aux systèmes d’irrigation informelle (clandestins) qui ont été construits sans autorisation officielle (nombre difficile à évaluer).
63Ces systèmes d’irrigation informels se trouvent avant tout sur les parties hautes des versants. Ils s’alimentent par des prises en très haute altitude, en amont des cours d’eau. Des 4 secteurs que nous avons étudiés, La Toma est en effet le seul où nous avons rencontré cette forme d’irrigation informelle, même s’il est fort probable qu’elle existe dans toutes les autres communautés. L’objectif de ces aménagements informels est de pouvoir bénéficier d’une entrée d’eau qui ne soit pas réglementée par les règles de partage des comités, qui rappelons le, limite l’accès à l’eau. Le pouvoir de cette organisation quant à la régularisation et le contrôle des prises directes sur les cours d’eau est en effet particulièrement limité. Les comités ne disposent pas de l’autorité nécessaire pour soumettre les irrigants clandestins aux modalités de gestion et d’utilisation rationnelle et équitable de l’eau. Ce partage inégal de la ressource est donc l’origine de fortes tensions entre les comités de riego et les irrigants informels.
64Enfin, de nombreux d’agriculteurs affirment que la principale cause de la diminution de la ressource est l’élevage dans le páramo. En effet, à la suite du développement du maraîchage dans les années 1960, le bétail qui résidait auparavant dans les vallées a été relégué en altitude, les parties aval étant réservées aux nouvelles cultures (Angéliaume et al., sous presse ; Pérez Arriaga, 2000). Le páramo offre à l’élevage un fourrage naturel de qualité. Mais la présence des animaux dans cette formation conduit à sa dégradation, tant sur le plan écologique qu’hydrologique. En effet, le piétinement entraine la dégradation et la compaction des sols et diminue ainsi leur capacité de rétention et de régulation hydrique (Valero Lacruz, 2010). De plus, le bétail serait directement responsable d’une diminution significative (de 30 à 40 %) de la biomasse végétale, de la diversité végétale et de l’abondance relative d’un grand nombre d’espèces (Molinillo et Monasterio, 2002).
65En définitive, l’évolution de la ressource en eau, particulièrement sa raréfaction, est intrinsèque au mode de développement de la Vallée du Haut Chama. Ce phénomène de manque, souvent décrié par les producteurs, n’est pas seulement consécutif au changement climatique. Il résulte aussi, et surtout, de la dynamique agricole en cours. Tout l’enjeu pour les communautés rurales est alors leur capacité d’adaptation à cette pénurie qu’elles ont participé à créer, dans un contexte où le changement climatique menace d’aggraver encore la situation de manque.
« Par rapport au changement climatique qui est train de se produire, nous devons penser à cela bien sûr [ndlr : adaptation au manque d’eau].En plus, la communauté grandit chaque jour, la population augmente, il y a plus de développement agricole qu’auparavant. Ainsi par rapport à ce phénomène, nous devons économiser plus d’eau qu’auparavant, pour que tout le monde puisse avoir de l’eau. Il est important de s’adapter et de s’aider à travers l’évolution technologique, pour pouvoir conserver l’eau, ne pas la gaspiller. » Président du comité de riego de Misintá
66C’est notamment pour faire face au phénomène de pénurie que l’organisation des comités de riego a été mise en place dans les années 1970. Toutefois, pendant de nombreuses années, cette organisation a été incapable de résoudre les problèmes de gestion de l’eau dans la vallée du Haut Chama. Elle manquait en premier lieu de l’autorité nécessaire pour faire respecter le partage des droits d’appropriation de la ressource.
67De plus, après une longue période de fonctionnement, les infrastructures d’irrigation s’étaient dégradées et leur rendement avait diminué. Ce manque d’efficience de la gestion de l’eau était donc à l’origine de nombreux problèmes liés à la ressource tels que les conflits entre les utilisateurs ou la perte de récolte, notamment pendant les grandes sécheresses des années 2000. C’est à partir à cette date que la plupart des comités ont commencé à mettre en place une politique de l’eau axée sur la rareté croissante de la ressource. Dans la zone de Misintá, cette prise de conscience s’est par exemple matérialisée par la mise en place d’un système de gestion de l’eau particulièrement efficace, tant techniquement que socialement.
68Le comité de riego de Misintá est en effet le plus uni, le plus actif et le plus organisé de la vallée du Haut Chama. Il fait preuve d’une parfaite coordination dans les opérations de répartitions de la ressource afin que chaque agriculteur puisse bénéficier de la même quantité d’eau. Lors de la saison sèche, la plupart des agriculteurs sont parfaitement préparés au manque d’eau qui serait, selon les producteurs, de l’ordre de 30 à 50 % des ressources hydriques hivernales. L’une des directives les plus importantes des comités de riego (tout comme Mocao et Gavidia) est ainsi basée sur une diminution obligatoire de la superficie semée pendant cette période. De plus, aucune perte d’eau n’est tolérée au sein des périmètres irrigués : « si un tuyau est cassé, il sera directement réparé ».
69Toutefois, malgré l’application de ces normes, nécessaire pour une gestion collective efficace de la ressource, les situations de conflit pour l’eau sont toujours d’actualité dans la vallée du Haut Chama. La plupart du temps, elles sont le fruit du non-respect du temps accordé par le comité pour irriguer une parcelle ou, dans des situations plus compliquées, lorsque les producteurs se volent les tours. Généralement, ces conflits pour l’eau sont réglés à l’amiable, « ce sont des discussions qui ne sont pas des fins d’amitié permanentes », mais parfois, le comité est obligé d’intervenir et d’imposer des sanctions aux producteurs qui ne se soumettent pas aux règles :
« Il y a des amendes […] Si une personne ouvre le robinet quand ce n’est pas son tour, elle doit payer et si la personne recommence, on met un cadenas au robinet pendant 15 jours. Sans ça, tout le monde voudrait irriguer tous les jours, le comité a son statut ! » César, 42 ans, Mocao
70Si les trois plus petites communautés de notre zone d’étude arrivent à faire face à la situation conflictuelle, notamment grâce à un fort sentiment communautaire, les conflits pour l’eau semblent beaucoup plus présents à La Toma, où la communauté est moins unifiée en raison de sa forte population. Selon le résultat de nos enquêtes, les (12) comités de riego y semblent beaucoup moins bien organisés et soudés que ceux de Mocao, Misintá et Gavidia où l’unique comité est le reflet de l’organisation sociale. De ce fait, il semble que le principe de roulement n’a de sens que lorsqu’il est instauré au sein d’une population où règne une certaine homogénéité sociale et culturelle (Wateau, 2002).
- 21 Bailarinas : Danseuses
71Le renforcement du rôle des comités constitue une évolution considérable pour la gestion de l’eau dans la vallée du Haut Chama. Toutefois, la véritable adaptation à la situation de pénurie s’est initiée il y a moins d’une décennie avec l’apparition de la micro aspersion (bailarinas21) (Figure XIV). Ces nouveaux systèmes d’irrigation ont été mis en place en raison de leurs avantages par rapport aux systèmes d’irrigation par aspersion classique introduits aux prémisses du maraîchage. Il s’adapte mieux à la topographie de ces montagnes et est caractérisé par une meilleure efficience et économie de la ressource ainsi qu’une plus grande souplesse de gestion pour irriguer.
Figure 14. Système d’irrigation par micro aspersion (bailarinas), Mocao
Cliché : David Leroy, 2011
72Le succès de cette nouvelle technologie, particulièrement performante, a poussé la plupart des comités à privilégier son installation, parallèlement à la substitution des tuyauteries en métal détériorées par des tuyaux en plastiques. Malgré la réticence de quelques producteurs, liés aux coûts relativement élevés de ces nouvelles infrastructures hydrauliques, l’investissement dans cette technologie d’irrigation permet une meilleure valorisation de la ressource, une meilleure répartition, ainsi qu’un gain de temps pour le producteur.
73Parallèlement, les agriculteurs affirment que cet investissement a pour effet de modifier l’ensemble des possibilités de production. En effet, la mise en place de cette nouvelle technologie permet, pour un volume d’eau moins important, d’obtenir des rendements supérieurs à ceux obtenus avec les anciens asperseurs, car la quantité d’eau appliquée aux cultures maraîchères est plus proche de la quantité d’eau consommée à la borne d’irrigation.
74Ainsi, l’implication des comités semble avoir orienté les producteurs vers une rationalisation de la ressource. Ces derniers sont d’ailleurs conscients que les systèmes d’irrigation demeurent encore en dessous de leur niveau potentiel optimal compte tenu des améliorations qui restent à faire, et n’hésitent pas à envisager l’irrigation au goutte-à-goutte.
75Bien que le caractère récurrent des épisodes de sécheresse dans la vallée soit admis, la grande sécheresse de 1999 fut considérée comme une véritable séquence catastrophique pour les communautés. En effet, toute l’eau des zones humides et des sources d’altitude avait disparu et de nombreuses récoltes avaient été perdues, notamment dans la communauté de Misintá. C’est à partir de cet événement, qu’un petit groupe d’agriculteurs décide de se rendre dans le páramo de Misintá afin d’identifier la cause du manque d’eau récurrent en aval de cette zone. Le constat de dégradation des zones humides par la présence du bétail est alors flagrant. Il se matérialise en très peu d’années par la création d’une association de protection des zones humides et de la ressource eau : l’ACAR. Cette dernière va œuvrer pour la préservation de ces espaces fragiles, avec des actions de restauration, ou la mise en place de périmètres de protection.
- 22 « Droit mis en place par les colons espagnols, acquis à vie et qui attribuait aux populations indig (...)
76Cependant, cette association privée a eu des débuts particulièrement difficiles, car ses objectifs se trouvaient en antagonisme avec la pratique de l’agriculture intensive et de l’élevage en altitude. En effet, les mesures de protection de la ressource concernent surtout la restriction d’accès au bétail qui altère le point d’émergence de l’eau par piétinement et remet ainsi en cause le « droit du páramo »22 de certains éleveurs. Malgré la réticence de certains producteurs qui au départ pensaient que ces actions relevaient plus de la folie que de la cohérence, les résultats spectaculaires finirent par convaincre les plus sceptiques.
77En effet, l’exclusion du pâturage des points d’eau, par la mise en place d’un périmètre de protection, permet une régénération de la végétation et des capacités d’alimentation des sources (Valero Lacruz, 2010). Rapidement, ces actions de conservation ont été généralisées dans l’ensemble de la vallée en commençant par Mocao, ensuite Mixteque, El Royal, Gavidia… Actuellement, l’association ACAR participe aux 42 comités de riego du Haut Chama dans 38 communautés et est l’origine de la mise en place de 169 périmètres de protection des sources (Angéliaume et al, sous presse). Elle regroupe environ 3000 agriculteurs.
78Parallèlement, cette association réalise des journées de nettoyage des cours d’eau et de création de viviers de plantes autochtones (niquitao, coloraito, quitasol...) pour la reforestation des sources et de certaines berges de cours d’eau dans le páramo (Angéliaume et al., sous presse). Mais le « retour aux sources » n’est pas seulement matériel. Il est aussi spirituel. En effet, à travers la diffusion de croyances, de chansons, de mythes « ancestraux », l’ACAR travaille sur la récupération de la culture et de l’identité andine (Leroy, 2011).
79Toutefois, bien que les actions d’ACAR soient approuvées par une grande majorité d’agriculteurs, des problèmes quant au « droit du páramo » persistent. C’est le cas dans le bassin versant de La Toma où des clivages sont encore présents notamment en relation avec le droit de pacage des animaux dans le páramo, animaux qui recherche la proximité de l’eau et donc des zones humides qu’ils dégradent par piétinement. Ainsi, faut-il retirer l’élevage du páramo afin d’avoir un meilleur accès à l’eau, comme le suggère un grand nombre de producteurs ?
80Cette problématique est au cœur des discussions ces dernières années, y compris en interne d’INPARQUES où les opinions, tout comme celle des producteurs, divergent quant à l’avenir de cette activité ancestrale et donc du « droit au páramo ». Pour certains techniciens et producteurs, il s’agit d’un droit ancestral et aussi d’une garantie de revenus secondaires (fromage, viande des animaux en cas de mauvaise récolte, même si les vaches sont généralement maigres) ; pour d’autres une pratique négative qu’il faut faire disparaître du páramo (Communication orale INPARQUES).
81Le bétail est en effet formé principalement de chevaux, parfois sans aucun intérêt productif ou pratique, devenant semi-sauvage du fait d’une absence totale. De plus, les excréments et parfois même les cadavres près des points d’eau contaminent la ressource. Ainsi, malgré une reconnaissance des actions d’ACAR par une grande majorité de producteurs, le problème de fond ne semble pas résolu. Ces actions de protection, applicables à l’échelle des bassins versants les plus petits, deviennent particulièrement difficiles à mettre en place dans des zones beaucoup plus étendues comme Gavidia ou La Toma. Ainsi, peut-être qu’une action politique concrète de réglementation du pâturage serait plus efficace, comme le réclame l’association ACAR (Communication orale ACAR).
82À travers l’analyse des représentations sociales de l’eau, nous avons pu comprendre comment les producteurs maraîchers des hautes vallées andines vénézuéliennes interprétaient l’état actuel de la ressource, et ainsi cerner leurs stratégies d’action. Le choix d’étudier ces représentations à l’échelle de quatre sous-bassins a permis de mettre en évidence que, dans certains cas, les facteurs climatiques, hydrologiques et socio-productifs pouvaient jouer un rôle déterminant dans la construction sociale de la ressource.
83Ainsi, les rapports qu’entretiennent les producteurs avec l’eau ne reposent pas seulement sur des observations objectives, mais aussi sur une interprétation de la réalité. Bien que ces représentations ne constituent pas un savoir scientifique, elles apportent néanmoins une connaissance endogène de la ressource eau qui reste pertinente.
84En effet, dans un contexte où l’eau est devenue centrale pour l’économie de cette vallée, les communautés rurales sont particulièrement sensibles et attentives à sa variabilité. Elles interprètent alors ce phénomène comme une conséquence du changement climatique, mais également de la dynamique agricole en cours. Les sécheresses récentes ont bien montré en effet que ces deux crises s’articulaient. La première est proprement climatique. De nombreux producteurs maraîchers ont en effet ressenti et vécu l’augmentation des températures, le dérèglement des saisons ou encore la régression de certaines lagunas. La seconde correspond davantage à un phénomène social, défini par un déséquilibre de la balance des ressources hydriques disponibles et des consommations actuelles.
85Face à ce phénomène, différentes actions ont été entreprises par les comités de riego afin d’augmenter les débits de la précieuse ressource. De fait, la mise en place de techniques optimales d’irrigation est pratiquement généralisée à l’ensemble de la vallée. Parallèlement et sous l’impulsion d’une association privée, l’ACAR, l’ensemble des comités œuvre pour la préservation des zones humides, avec des actions de restauration, ou la mise en place de périmètres de protection.
86Ainsi, il semble que la gestion de l’eau soit en train de prendre une dimension nouvelle et déterminante pour l’avenir de l’agriculture dans la vallée du Haut Chama. Longtemps considérée comme un simple outil productif, l’eau est de plus en plus représentée comme un élément naturel qu’il faut préserver et valoriser. Cependant, il est encore difficile de déterminer si ces différentes mesures sont adoptées parce qu’elles convergent avec une meilleure rentabilité des systèmes d’irrigation, et donc de l’exploitation, où si les producteurs s’orientent vers des pratiques plus durables. Une étude en cours permettra de répondre à ce questionnement.
87La conduite de nos études ainsi que la préparation de cet article sont rendues possibles par le financement du Projet PICS CNRS « Mutations des montagnes tropicales et environnement : les vulnérabilités liées à l’eau dans les Andes vénézuéliennes ». De même nous remercions l’Ambassade de France au Venezuela, en coopération avec l’Asociación Venezolano Francesa en Ciencias Sociales y Humanidades “Jeannette Abouhamad”, dénommée CISHFRAVEN et l’Institut de Hautes Etudes de l’Amérique latine, Université Sorbonne-Nouvelle/Paris 3 pour avoir financé et attribué le PRIX LUIS CASTRO LEIVA 2011 à David Leroy. Enfin, nous remercions l’Université des Andes de Mérida (U.L.A) ainsi que l’ensemble des agriculteurs de la Vallée du Haut Chama.