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Étude des compétences propices au soin et à la transformation de l’environnement

Diane Pruneau, Jackie Kerry e Joanne Langis

Resumos

Dans un monde où l’environnement est éreinté et où l’humain est confronté à des maladies environnementales, quelles sont les compétences (modes de pensée) qui permettent à certains citoyens de transformer leur communauté ? L’étude multicas avait pour but d’identifier les compétences multidisciplinaires démontrées par deux groupes de citoyens impliqués en développement viable : des agriculteurs implantant des actions d’adaptation aux changements climatiques et des leaders aménageant un écoquartier exemplaire. Les compétences mises à profit par les acteurs des deux projets, étudiées à l’aide de l’observation participante, d’entrevues et d’analyse de documents ont été la résolution de problèmes, les connaissances techniques et endogènes, la collaboration, la pensée critique, l’optimisme, la persévérance, l’ouverture à la nouveauté et l’intérêt pour l’apprentissage. La compétence de planification souple est ressortie surtout chez les bâtisseurs de l’écoquartier. Une discussion invite le lecteur à réfléchir à la possibilité de développer des compétences environnementales chez les élèves tout en aidant ceux-ci à raisonner dans des perspectives d’identité communautaire, de viabilité et de vitalité.

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Introduction

1Les êtres vivants fonctionnent en homéostasie avec leur environnement. Ils conservent leur équilibre en dépit de changements environnementaux mineurs. Des mécanismes de régulation corrigent les déséquilibres internes suscités chez les êtres vivants par les modifications du milieu. Toutefois, lorsque ces changements dépassent certaines limites, la vie des végétaux et des animaux est menacée. L’être humain dépend lui aussi de sa capacité d’ajustement à son environnement. Sa glycémie, sa température et les taux de calcium et de sel dans son sang demeurent relativement stables grâce à des mécanismes de régulation : rythme cardiaque s’accélérant (pour augmenter l’apport d’oxygène), dilatation et constriction des vaisseaux sanguins (pour régulariser la chaleur), élimination des excès dans les urines, sudation (pour abaisser la température), faim et soif (pour inviter des apports nutritifs…). À titre d’exemple, dans une ville où l’air est pollué, notre muqueuse respiratoire effectue un travail accru de nettoyage et de filtration de l’air vicié.

2Toutefois, de nos jours, les changements environnementaux dépassent les capacités humaines d’adaptation. Les périls se nomment cancer, maladies cardiaques ou respiratoires, et blessures encourues lors d’événements climatiques extrêmes. L’être humain se défend et se prépare peu à ces risques, car il est aujourd’hui peu conscient de son homéostasie avec l’environnement. Pressé, coupé du milieu naturel et affairé à ses tâches quotidiennes, l’humain perçoit insuffisamment les changements environnementaux qui apparaissent dans son monde complexe, soit parce que ces changements sont difficiles à observer à l’aide des sens ou soit parce que ces modifications se produisent très lentement (exemple : les changements climatiques). Malgré son contact moins prononcé avec le milieu naturel et sa faible conscience de l’état de ce milieu, l’humain continue d’aménager son territoire et d’y résoudre les problèmes tangibles engendrés par la crise environnementale. Toutefois, les aménagements réalisés et les solutions appliquées, choisis selon les modes de pensée économiques qui ont provoqué les problèmes, manquent de perspective à long terme et s’avèrent peu propices à la santé des écosystèmes.

3En éducation relative à l’environnement (ERE), pourrait-on éduquer nos élèves à penser différemment ? Certains modes de pensée peuvent-ils les aider à vivre en homéostasie consciente avec leur environnement ? À titre d’exemple, pourrait-on leur apprendre à repérer les problèmes ambiants pour activer des processus raisonnés de régulation et de protection ? Pourrait-on les aider à construire des lieux plus favorables à leur santé ? Pourrait-on les délivrer d’un mode de pensée dirigé par les attentes de l’entourage et par les motifs économiques ? En fin de compte, quels seraient les nouveaux modes de raisonnement à développer chez nos élèves ?

4Certains citoyens, intéressés à la qualité du milieu de vie, ont commencé à raisonner différemment en matière d’environnement et de développement. En effet, lors de projets ingénieux tels les écoquartiers et l’adaptation communautaire aux changements climatiques, ces citoyens s’ajustent efficacement aux changements nocifs ou planifient des milieux plus sains. Ils répondent de façon réfléchie aux menaces d’un environnement mouvant. Ces citoyens, qui représentent une source d’informations fertiles pour déterminer les nouveaux modes de raisonnement à encourager chez nos élèves, mettent à profit plusieurs compétences personnelles (modes de pensée, opérations cognitives) pour résoudre des problèmes ou planifier des quartiers écologiques. Quelles sont ces compétences ? Leurs connaissances et leur conscience du milieu ? Leurs pensées prospective et rétrospective ? La prédiction des risques ? La prise de décision ? Un certain type de planification ?

5En ERE, outre l’habileté de résolution de problèmes, les compétences spécifiques nécessaires à l’amélioration de l’environnement sont encore peu définies. En effet, dans les objectifs originaux de l’ERE (UNESCO-Programme des Nations-Unies pour l’environnement, 1977), le quatrième objectif, soit celui des compétences environnementales, était plutôt réductif, limitant le développement de compétences au repérage et à la résolution des problèmes de l’environnement. Au 21ième siècle, il est vrai que l’environnement continue à se détériorer et que les compétences de résolution de problèmes sont toujours importantes à développer chez les élèves. Par contre, comme des citoyens ont commencé à s’impliquer, et cela avec succès dans la résolution de problèmes écologiques et dans la création de milieux viables, il existe ici une opportunité d’enrichissement du quatrième objectif de l’ERE (tel que défini par l’UNESCO et le PNUE), c’est-à-dire de description plus approfondie des compétences propices à la résolution de problèmes et à la reconstruction du milieu.

6L’étude de cas multiples présentée dans cet article visait la description des compétences (modes de pensée) de leaders et de citoyens impliqués dans deux projets d’écodéveloppement : l’aménagement de l’écoquartier de Bonne, à Grenoble, en France, et l’adaptation aux changements climatiques d’un groupe d’agriculteurs du Nouveau-Brunswick, au Canada. L’article débute par une recension des écrits sur certaines compétences multidisciplinaires que l’on pourrait retrouver chez des citoyens en action. Les explications méthodologiques et les résultats de l’étude multicas suivent. L’article se termine par une discussion sur les compétences de raisonnement que l’on pourrait développer chez nos élèves en ERE pour les habiliter à s’impliquer dans des projets de développement écologique viable.

Les compétences liées à l’action

7La compétence se définit ici comme un ensemble de ressources cognitives et métacognitives (savoirs, savoirs faire, savoirs agir ; savoirs observer, contrôler et améliorer ses stratégies cognitives), conatives (motivation à agir), physiques, sociales (recourir à un expert), spatiales (utilisation efficace de l’espace), temporelles (organisation pertinente du temps), matérielles (utilisation d’un livre, d’un outil) et affectives (Joannert et al., 2004). En ERE, Sauvé et Orellana (2008) définissent la compétence comme l’intégration de trois types de savoirs : un ensemble de connaissances à propos d’un phénomène ou d’une situation ; un savoir-faire lié à des habiletés cognitives et stratégiques ; un savoir-être fondé sur des attitudes s’appuyant sur un système de valeurs favorisant l’approche critique des réalités. Le concept de pratiques, quant à lui, fait référence aux comportements ou manières de faire routinières des individus (Reckwitz, 2002). Démontrer une compétence signifie non seulement posséder les ressources sous-jacentes, mais aussi mobiliser ces ressources et les orchestrer au moment approprié, dans une situation complexe (Le Boterf, 1997).

8Dans les écrits en ERE, le développement chez les élèves de la compétence générale d’action a été proposé (Jensen et Schnack, 1997 ; Breiting et al., 2009). La compétence d’action, définie de façon encore large et centrée sur la résolution de problèmes environnementaux, comprend des dimensions cognitives (connaître le problème et les actions possibles), sociales (être familier avec le contexte où l’action doit se produire), éthiques (considérer et débattre différentes opinions au sujet de la controverse) et personnelles (avoir délibérément l’intention d’agir et se sentir auto-efficace) (Mogensen et Schnack, 2010). En éducation au développement durable (ESD), Holland (2002) ajoute l’importance d’encourager chez les élèves la pensée novatrice et la planification, sans toutefois définir spécifiquement ces compétences. Murray (2002), quant à lui, évoque l’urgence d’éduquer les élèves aux risques, sans préciser non plus la nature de la compétence de gestion des risques. Sterling et al. (2005), quant à eux, proposent que l’on développe chez les élèves la pensée connective qu’ils décrivent comme une réflexion sur les liens entre divers éléments d’une situation et sur les conséquences de ces liens. La pensée connective est aussi appelée systémique, relationnelle ou holistique. Adams (2006) parle également d’imagination, de vision, de passion et d’émotion.

9En sciences de l’environnement, plusieurs auteurs discutent de l’usage bénéfique de compétences particulières par les acteurs du développement durable. Certaines des compétences évoquées sont mieux définies alors que d’autres nécessitent encore des précisions. En situation d’incertitude, Anctil (2012) souligne la valeur d’une planification souple, c’est-à-dire une planification ouverte aux changements environnementaux, technologiques et sociaux, et qui permet des ajustements constants dans les actions et les plans réalisés. En environnement, Slaughter et Bussey (2006) soulignent l’importance de la pensée prospective consistant à anticiper avant d’agir, à estimer le futur avec un certain degré de certitude, à employer les tendances du présent pour les extrapoler à l’avenir, à tenir compte des turbulences de l’environnement pour adapter ses buts et à maintenir une vision de l’avenir cohérente et fonctionnelle. La pensée prospective est mise à profit quand on propose des hypothèses et des images représentant ce qui pourrait advenir plus tard et que l’on construit un futur désirable en suggérant des moyens d’y parvenir (Godet, 2001). En environnement, il est aussi question de prise de décision environnementale, que le National Research Council (2005) définit comme la façon dont les individus, les groupes et les organisations procèdent pour faire des choix qui ont des impacts sur l’environnement. Toutes les étapes d’une adaptation à un changement environnemental ou de la construction d’un écoquartier pourraient impliquer des décisions : les choix d’un impact des changements environnementaux sur lequel on veut travailler, d’une stratégie de travail pour élaborer des adaptations ou planifier le quartier, d’une solution ou d’un aménagement à implanter, d’une procédure à suivre pour accomplir l’action, ou de la méthode à employer pour le monitorage. La prédiction des risques, aussi mise de l’avant en environnement, consiste en un processus évaluatif durant lequel on mesure la probabilité d’effets environnementaux néfastes à la suite de l’exposition d’une communauté à des éléments de stress (Environmental Protection Agency, 1992). Cette compétence comprend une évaluation de divers aspects du risque : sévérité et ampleur, niveau où le risque sera dangereux, probabilité, vulnérabilité des lieux et citoyens, temps et durée, etc. (Lundgren et McMakin, 2009).

10Dans le domaine général de l’éducation, on retrouve enfin la description sommaire de plusieurs compétences multidisciplinaires. Des compétences tels la communication, la créativité, l’ouverture d’esprit, le courage, l’amour de l’apprentissage, l’optimisme, l’altruisme et le leadership (Évéquoz, 2004 ; Peterson et Seligman, 2004) pourraient aussi ressortir chez des citoyens engagés dans la protection ou la transformation d’un environnement.

Méthodologie

11L’étude multicas menée dans la perspective descriptive et interprétative de Stake (1995) avait pour but d’identifier et de décrire les compétences d’action de deux groupes de citoyens engagés dans des projets d’écodéveloppement. Les deux groupes choisis ont été observés pendant l’action, c’est-à-dire alors qu’ils résolvaient un problème ou participaient à la construction d’un milieu de vie plus favorable à l’environnement. Les groupes choisis étaient également constitués de personnes conscientes de l’importance de la qualité de l’environnement pour la qualité de vie des citoyens et des écosystèmes naturels.

12Le premier cas était constitué de cinq maraîchers (trois femmes et deux hommes) d’une association agricole du sud-est du Nouveau-Brunswick. Ces agriculteurs du comté de Kent, région où l’intensité des précipitations et des ondes de tempêtes causent de plus en plus d’inondations (New Brunswick Department of Environment, 2008), ont volontairement accepté de participer à un projet d’adaptation aux changements climatiques. À la première rencontre, les agriculteurs ont reçu des informations générales sur les changements climatiques. Durant les cinq rencontres subséquentes, les participants ont été invités à choisir et à résoudre eux-mêmes un problème qu’ils considéraient critique pour eux, en lien avec les changements climatiques. Après avoir analysé (à leur façon) les impacts possibles des changements climatiques sur leurs cultures, ils ont choisi d’améliorer leur sol pour rendre celui-ci résilient à l’érosion, aux précipitations abondantes et aux sécheresses. Avec l’aide d’experts proposés par eux ou par l’équipe de recherche, les agriculteurs ont ensuite analysé leur problème de sol. À la fin du projet, d’une durée de six mois et ayant consisté en six rencontres de 2-3 heures chacune, les agriculteurs ont planté du radis fourrager, comme culture de couverture, pour décompacter leur sol et améliorer son aération. Ils ont également préparé une demande de subvention pour obtenir une machinerie propice au travail minimal du sol et se sont engagés à pratiquer davantage de rotation des cultures. Afin de relever leurs compétences environnementales, deux chercheurs de l’équipe de recherche ont observé les agriculteurs durant les six rencontres du projet. L’observation directe et l’enregistrement vidéo des rencontres ont été mis à profit comme outils de collecte de données. En effet, pour identifier des compétences, Évéquoz (2004) suggère d’observer les personnes à la tâche dans un contexte où les compétences se manifestent. Afin d’éviter la subjectivité, l’observation s’effectue à l’aide d’indicateurs précis. Dans notre cas, des fiches descriptives de compétences ont été préparées (voir exemples des Tableaux 1 et 2). Ces fiches ont été créées en référence à une recension approfondie des écrits sur plusieurs compétences de vie ou sur des compétences associées au domaine de l’environnement (Kerry, 2010 ; Adejumo, Duimering et Zhong, 2008 ; Pruneau, Freiman et al., 2008 ; Pruneau, Utzschneider et Langis, 2008 ; Inayatullah, 2007 ; Évéquoz, 2004 ; Peterson et Seligman, 2004). Les fiches consistaient en une liste d’indicateurs pour certaines compétences multidisciplinaires qui nous apparaissaient susceptibles d’être démontrées par les participants : compétences spécifiques de la résolution de problèmes, prédiction des risques, pensée prospective, compétences mathématiques, prise de décision, communication, créativité, curiosité, ouverture à la nouveauté et amour de l’apprentissage. La préparation de ces fiches ne visait pas à limiter l’analyse à des compétences déjà connues, mais bien à comprendre certaines compétences au départ de façon à pouvoir les repérer plus facilement chez les participants à la recherche. Les Tableaux 1 et 2 montrent les indicateurs qui ont servi à observer les manifestations de la pensée prospective et de la prise de décision chez les participants.

Tableau 1. Indicateurs de la pensée prospective

Indicateurs

Pensée prospective

Formuler des hypothèses et des scénarios représentant ce qui pourrait arriver à l’avenir

Construire un futur désirable en suggérant des moyens d’y parvenir

Extrapoler les tendances du présent vers le futur

Se préparer pour les changements envisagés

Tableau 2. Indicateurs de la prise de décision

Indicateurs

Prise de décision

Identifier ses buts

Nommer et évaluer plusieurs alternatives

Délibérer

Tenir compte de l’information disponible, du futur ainsi que du bien-être des écosystèmes

Faire des choix qui permettent d’atteindre les buts souhaités

Tenir compte des coûts en matière de temps, d’argent et d’efforts

Utiliser des stratégies décisionnelles pour choisir : calculs mathématiques, considération de ses émotions, prise en compte des regrets possibles et des aspects moraux, construction de scénarios, choix du favori, évitement du pire.

13En matière d’analyse, le verbatim des ateliers a d’abord été soumis à une analyse individuelle et thématique (selon la typologie de Paillé et Mucchielli, 2005) par trois chercheuses, selon un modèle semi-ouvert, en utilisant les fiches descriptives pour faciliter l’identification de certaines compétences et de leurs indicateurs. Tous les propos des participants aux ateliers ont été consignés dans un tableau comprenant quatre colonnes, la première étant consacrée à chaque intervention verbale des participants, la deuxième à l’identification d’une ou de plusieurs compétences, la troisième à la liste des indicateurs démontrant la ou les compétences et la dernière à des commentaires descriptifs sur la ou les compétences retrouvées. Les trois analystes ont ensuite comparé leur travail et calculé un pourcentage d’accord inter-codeurs de 95 % (selon le Kappa de Cohen, 1960). Certaines compétences initialement décrites dans les fiches sont ressorties de l’analyse, d’autres se sont avérées moins présentes et de nouvelles compétences ont émergé. À titre d’exemple, la pensée rétrospective (pensée historique), l’inférence, la pensée connective et l’ouverture au changement, repérées chez les agriculteurs, ne figuraient pas dans les fiches initiales. À l’inverse, peu des compétences mathématiques décrites dans les fiches ont été identifiées chez les agriculteurs.

14Le deuxième cas était constitué de 30 leaders (architectes, urbanistes, ingénieurs, aménagistes, citoyennes et économistes) participant et ayant participé à l’aménagement de l’écoquartier exemplaire de Bonne, à Grenoble, en France. À Bonne, une ancienne caserne militaire a été transformée en un quartier mixte (résidentiel, commercial, culturel), avec des sols perméables, des toits végétalisés, des refuges d’insectes, des bassins d’épuration d’eau de pluie et des techniques de chauffage écoénergétiques. Le projet, amorcé en 2000 et se terminant en 2013, a gagné, en 2010, le premier prix français des écoquartiers. En 2011, soit 11 ans après le début du projet d’écoquartier, quatre leaders (un urbaniste, une directrice d’école, un architecte et une citoyenne) ont participé à des entrevues individuelles où la chercheuse principale les a invités à discuter des travaux menés dans leur écoquartier : obstacles rencontrés, des solutions appliquées ; et facteurs de réussite de leur projet, dont les compétences favorisantes. Voici des exemples des questions posées durant les entretiens de type explicitation : si vous voulez, je vais vous ramener à un moment précis où vous êtes en train de penser au quartier que vous désirez construire. Où êtes-vous ? Que faites-vous ? À quoi pensez-vous ? Est-ce que vous écrivez, dessinez ? À quoi ressemble ce que vous mettez sur le papier ? Je vais maintenant vous ramener à un moment précis où vous parlez du projet d’écoquartier avec une autre personne. De qui s’agit-il ? Qu’est-ce que vous êtes en train de faire avec cette autre personne ? Qu’est-ce que vous lui dites ? Avez-vous rencontré des obstacles durant la réalisation de l’écoquartier ? Lesquels ? Quelles sont les solutions que vous avez appliquées ? Selon vous, quel genre de personnes réussit à planifier et à réaliser un écoquartier ? Est-ce que ce travail demande des qualités ou des compétences particulières ? Lesquelles ? etc. Le document Grenoble, De Bonne, un écoquartier dans la ville (Société d’aménagement Grenoble Espace Sud, 2011), rassemblant les témoignages de 26 autres leaders de l’écoquartier a également fait l’objet d’une analyse thématique. L’analyse des données des entrevues et du document de témoignages s’est déroulée selon les mêmes étapes que dans le cas des agriculteurs : lecture du corpus, analyse thématique du discours par deux chercheuses (à l’intérieur d’un tableau et à l’aide des fiches descriptives), calcul du degré d’accord intercodeurs (89 %, selon le Kappa de Cohen, 1960). Ici aussi, certaines compétences initialement décrites dans les fiches sont ressorties de l’analyse, d’autres se sont avérées moins présentes et de nouvelles compétences ont émergé. À titre d’exemple, certaines compétences liées à une planification souple étaient inconnues de l’équipe de recherche avant cette étude de cas : séquencer les actions, visualisation mentalement les espaces que l’on veut aménager, élaborer plusieurs plans alternatifs, etc.

Résultats du cas 1 : les compétences environnementales démontrées par les agriculteurs

15L’étude du cas des agriculteurs a permis l’observation d’un groupe de citoyens motivés (dont le revenu dépend de la disponibilité et de la qualité des ressources naturelles), conscients de la menace des changements globaux et habitués à s’adapter à des variations météorologiques (pour plus d’information sur l’étude de cas 1, voir Pruneau et al., 2012). Le Tableau 3 présente les compétences environnementales observées chez le cas 1, c’est-à-dire les compétences qui semblent avoir facilité le processus d’adaptation des agriculteurs. Dans ce tableau, on retrouve également une interprétation de l’utilité de ces compétences dans l’adaptation des maraîchers et des passages de verbatim illustrant les compétences observées.

Tableau 3. Compétences démontrées par les agriculteurs du comté de Kent et interprétation de l’utilité de ces compétences en adaptation

Compétences démontrées

Utilité dans le processus d’adaptation des agriculteurs

Extraits de verbatim

Pensée prospective

Pour prédire plusieurs impacts probables ou possibles des changements climatiques

Les insectes qui peuvent continuer de vivre ici vont le faire. On devra s’adapter et trouver des façons de les contrôler !

Connaissances du milieu

Pour déterminer ce qui se produit avec les variations climatiques, comment cela se produit et les éléments vulnérables

On travaille trop nos sols ! C’est le gros problème en Atlantique. On conduit sur ceux-ci avec nos tracteurs jusqu’à ce qu’on obtienne une fine poussière. On obtient une zone de compactage d’un pied de profond ! Gros problème, comme on le sait !

Expérience de l’adaptation

Pour connaître des moyens de s’adapter et pour se sentir capable de le faire

Mon [système de] drainage devrait compenser pour bien des précipitations.

Connaissance de pratiques d’adaptation

Pour trouver plusieurs idées d’adaptation et pour évaluer ces idées

La seule chose, c’est les fraises. Si on irrigue tout le temps, ça les sauve.

Observation

Pour déterminer de façon précise ce qui s’est déjà passé avec des modifications climatiques

Trop d’eau. Comme l’année passée, là.

Prédiction des risques

Pour déterminer les zones et éléments à risque, cibler les principaux risques, en évaluer la probabilité

S’il y a réchauffement, les insectes qui ne pouvaient supporter nos hivers vont maintenant survivre !

Pensée rétrospective

Pour se rappeler des détails d’événements climatiques passés et pour en tirer des leçons pour l’avenir

Avant, nous faisions ceci tous les ans sur les citrouilles.

Pensée connective

Pour prédire les risques en prenant en compte diverses variables : éléments agricoles et efforts d’adaptation

Une machine qui fait des plus gros mottons de terre permet probablement au sol d’avoir plus d’air. La terre semble vraiment fine sur le dessus, mais aussitôt qu’il pleut, cela devient dur.

Inférence

Pour conclure sur les risques et sur les priorités en adaptation

Cet insecte, ça fait juste cinq ans qu’on a ça. Même affaire pour les concombres et les citrouilles. Tu élevais ça comme tu voulais autrefois pis maintenant c’est la misère du diable. Ça revient encore aux changements climatiques.

Apprentissage par les pairs et collaboration

Pour mieux analyser les situations, pour être plus compétent en changements globaux et en adaptation. Pour s’encourager dans ses essais de nouvelles pratiques

[Concernant le partage d’une pièce d’équipement]Oui, je l’utiliserais, mais c’est pas pressé non plus.

Toi tu l’utiliserais en premier et moi après ça.

Optimisme et auto-efficacité

Pour avoir le courage d’essayer de nouvelles pratiques et pour ne pas se laisser décourager par les obstacles

Si nous faisons bien les choses, il y aura des avantages aux changements climatiques en agriculture !

Ouverture à la nouveauté et au changement

Pour vouloir apprendre de nouvelles pratiques agricoles et pour désirer en essayer

J’aimerais beaucoup en entendre parler ! Si vous voyez de bonnes informations ou une bonne machinerie, dites-le-nous !

Intérêt pour l’apprentissage

Pour chercher des idées d’adaptation, pour s’intéresser aux propos des experts-invités et pour s’informer entre eux

Il y a tellement à apprendre sur le travail du sol ! C’est fascinant !

Conscience de la présence des changements climatiques et de leurs impacts

Pour vouloir agir et changer des pratiques

Moins il y a de glace et moins il y a de réflexion ! Et la chaleur peut entrer dans l’eau où il n’y a pas de glace !

Connaissance des événements climatiques et des pratiques agricoles au niveau global

Pour comparer avec les problèmes locaux et pour en tirer des idées d’adaptation

Même les champs de fraises à Plain City, en Floride. Ils ont 7 000 acres de fraises. Ils doivent les arroser pendant sept à huit nuits complètes pour les empêcher de geler.

Pensée critique

Pour évaluer les solutions des pairs et des experts

Comment nous adapter à la sécheresse ? On ne peut pas irriguer de la même manière à chaque année ! L’an dernier le besoin n’était pas là !

Source : Pruneau et coll., 2012

16Comme on le constate dans le Tableau 3, les compétences relevées chez les agriculteurs semblent avoir joué un rôle complémentaire pour faciliter l’adaptation. Les changements climatiques représentent un problème environnemental complexe. Ces changements ont des impacts sur les écosystèmes, les infrastructures, la santé, le travail humain, les cours d’eau, l’économie, la sécurité alimentaire, la justice sociale, etc. À leur tour, les impacts directs des changements climatiques provoquent des effets sur d’autres éléments urbains, géographiques, sociaux et écologiques, et ainsi de suite durant de longues chaînes de réactions parfois imprévisibles. Les changements climatiques sont également générés par plusieurs causes : actions humaines, agricoles, industrielles et politiques ; réactions atmosphériques, océaniques, physiques, biologiques... Ainsi, en raison de ses nombreuses causes et impacts, le problème des changements climatiques s’apparente en effet à un système complexe : immense toile de liens causaux et séquentiels entre des composantes interdépendantes qui s’influencent mutuellement de plusieurs façons (Homer-Dixon, 2000). Le problème des changements climatiques doit donc être posé (défini) de la façon la plus complète possible, et ce dans le domaine spécifique visé, afin que les citoyens puissent s’y adapter de façon efficace.

17C’est ainsi que les agriculteurs se montrent aptes à prédire plusieurs impacts des changements climatiques (pensée prospective, prédiction des risques), en mettant à profit leur compétence d’observation détaillée et leurs connaissances du milieu, en inférant ces impacts en tenant compte des variables météorologiques et agricoles (pensée connective) et en comparant leur réalité à celle des pays où la situation est grave (connaissance de ce qui se passe au niveau global). Conscients des effets actuels des changements climatiques, ils tirent habilement profit de leur vécu sur leurs terres (pensée rétrospective) pour évaluer les solutions d’adaptation possibles (pensée critique), que ces solutions soient formulées par leurs collègues ou par des agronomes. Ils se montrent ouverts à la nouveauté (intérêt pour l’apprentissage), se disent prêts à entamer de nouvelles pratiques agricoles et se sentent capables de réussir un processus d’adaptation (optimisme, auto-efficacité). Les nouvelles pratiques agricoles sont expérimentées en collaboration avec les pairs, dans le cadre du partage des graines de radis fourrager et de l’équipement, et du monitorage conjoint des rendements du nouveau cultivar.

Résultats du cas 2 : les compétences environnementales démontrées par les leaders de l’écoquartier

18L’étude du cas des leaders de l’écoquartier de Bonne a permis d’observer un groupe de citoyens motivés, fiers de leurs réussites et capables de travailler en collaboration pour réaliser un rêve commun. Le Tableau 4 présente les compétences environnementales observées chez le cas 2, c’est-à-dire les compétences qui peuvent avoir facilité la planification, la construction et le succès de l’écoquartier. Dans le Tableau 4, on retrouve également une interprétation de l’utilité de ces capacités pour la construction de l’écoquartier et des passages de verbatim illustrant les compétences observées.

Tableau 4. Compétences démontrées par les leaders de l’écoquartier de Bonne et interprétation de l’utilité de ces compétences en planification durable

Compétences démontrées

Utilité dans la réalisation de l’écoquartier

Extraits de verbatim

Résolution créative de problèmes complexes (pensée divergente), ouverture à la nouveauté

Pour trouver plusieurs façons de résoudre les problèmes causés par une construction différente.

Nous avons incité les promoteurs à utiliser l’ensemble des matériaux isolants disponibles pour explorer toutes les possibilités d’isoler un immeuble par l’extérieur.

La grande vertu de la ZAC de Bonne c’est d’avoir libéré l’imaginaire.

Pensée critique

Pour évaluer les solutions possibles.

En réglant un problème thermique, nous créerons des problèmes de structure et de traitement de l’humidité.

Prise de décision

Pour se fixer des buts, des priorités.

J’ai toujours porté deux idées fondamentales. La première était de réaliser le plus grand parc urbain possible... La seconde était la mixité fonctionnelle.

Courage, audace, optimisme

Pour réaliser un projet nouveau, controversé et difficile.

On voit bien le rôle qu’ont pu jouer quelques personnes audacieuses !

Je me suis battu pour faire un quartier avec un centre commercial, des bureaux, des locaux associatifs...

Persévérance, passion

Pour continuer le projet sans se laisser décourager par les obstacles humains et matériels.

Il a fallu être convaincu pour pouvoir convaincre les autres et s’appliquer à nous-mêmes ce qu’on leur imposait. De temps en temps, on en avait marre de toutes ces réunions.

Pendant un an et demi, on nous disait que ce n’était pas possible...

Communication, persuasion, éducation

Pour motiver tous les participants à réaliser le projet.

Entre métiers, les gens ne se parlaient pas. Chacun avait sa raison de ne pas faire. Il a fallu aller voir les promoteurs, les architectes, les bureaux d’études... Le nombre de réunions que nous avons faites !

Le plus important est de donner du sens, un souffle, une envie...de bien faire.

Planification souple (préparer plusieurs plans)

Pour s’adapter aux contraintes du terrain, pour se fixer des priorités, des objectifs.

Nous avons d’abord défini deux ou trois programmes opérationnels au sein de chaque îlot. Mais nous nous sommes aperçus que les deux niveaux de parking...

Considérer les spécificités du lieu

Pour prendre en compte les besoins des divers citoyens et commerçants, les contraintes du site et les nécessités économiques.

(Quand je planifie), je commence toujours par situer Grenoble, avec ses contraintes, son environnement, ses outils d’aménagement...Faire du bon urbanisme, c’est programmer en phase avec les besoins des gens, leurs difficultés.

Visualisation mentale, précise et concrète des espaces que l’on veut aménager

Pour imaginer les résultats des aménagements proposés. Pour envisager ceux-ci de différents points de vue. Pour avoir une vue d’ensemble.

L’espace disponible au sud permet de construire des îlots de logements ouverts sur le parc central. Si nous avions placé les commerces sur le boulevard Gambetta, on aurait bouché les grands espaces nobles de la caserne.

Séquencer

Pour entrevoir les étapes de la planification et de la construction dans le temps.

Il fallait mobiliser la chaîne de construction, depuis l’aménageur jusqu’à l’entreprise de bâtiment, en passant par le promoteur, l’architecte et les bureaux d’études.

Collaboration, concertation, réseautage

Pour s’entendre sur les objectifs et les actions.

C’est la manière dont on fait travailler les gens ensemble : le maître d’ouvrage, le maître d’œuvre et le bureau d’études.

Tout le monde a fait bloc, jusqu’aux entreprises qui ont joué le jeu jusqu’au bout.

Pensée prospective, prudence

Pour penser à long terme, pour envisager clairement les obstacles.

Je conceptualise la manière dont le bâtiment va évoluer.

Le plus important, c’est d’avoir participé à la prise de conscience de la nécessité de conduire des actions en faveur de la lutte contre le changement climatique.

Connaissances sur les écoquartiers

Pour implanter à Bonne certaines caractéristiques d’un écoquartier.

Le projet a un certain nombre de caractéristiques de l’écoquartier : grand espace vert qui favorise la perméabilité du sol pour une meilleure gestion des eaux pluviales...

19Comme on le constate à la lecture du Tableau 4, plusieurs compétences complémentaires ont favorisé la réalisation de l’écoquartier exemplaire de Bonne. Pour atteindre les objectifs écologiques et écoénergétiques d’un écoquartier, les leaders ont fait appel à de nouvelles techniques de construction du bâtiment et d’aménagement paysager. Les architectes, aménagistes et ingénieurs, plus ou moins informés (selon les cas), des objectifs et des pratiques de construction des écoquartiers, ont eu à trouver sans cesse de nouvelles façons de faire les choses (résolution créative de problèmes). C’est en équipes multidisciplinaires (collaboration) qu’ils ont proposé plusieurs solutions à des problèmes techniques (pensée divergente) et évalué ces solutions avant de les implanter (pensée critique, prise de décision). Durant les onze années du projet, les compétences de communication, de persévérance, de passion, de courage, d’audace et de persuasion ont été nécessaires pour convaincre la population et les maîtres d’œuvre de la légitimité et de la valeur du projet. La planification a été souple et les plans ont été faits et refaits au fur et à mesure que les leaders visualisaient les paysages à modeler et les obstacles écologiques, sociaux, économiques et techniques à surmonter. Les étapes de la planification et de la construction ont été séquencées à plusieurs reprises, démontrant l’importance de cette compétence en planification souple. La pensée prospective a enfin constitué un atout important dans ce projet où l’on voulait que les bâtiments perdurent à long terme et que l’écoquartier soit résilient aux changements climatiques.

Discussion

20Les citoyens engagés en adaptation aux changements climatiques et ceux impliqués dans la construction d’écoquartiers font-ils appel aux mêmes compétences ? L’adaptation aux changements climatiques et la construction d’écoquartiers supposent toutes les deux des changements dans les pratiques, les aménagements, les outils et les matériaux. Dans les deux cas étudiés, les acteurs mobilisent certaines compétences similaires : la résolution de problèmes, les connaissances techniques et endogènes, la collaboration, la pensée critique, l’optimisme et l’ouverture à la nouveauté. Qui dit changement dit nécessairement résistance au changement dans la population. L’ouverture à la nouveauté et l’optimisme, identifiés chez les deux cas observés, favorisent l’acceptation, par les pairs, de modifications dans les pratiques, et nourrissent la persévérance face aux embûches et aux arguments opposés des pairs. En matière de changements climatiques, l’optimisme est particulièrement important, car ces changements provoqueront des événements soudains, imprévus et de longue durée. La pensée critique est probablement aussi essentielle à déployer lorsqu’on travaille dans l’incertitude, que ce soit dans les informations scientifiques disponibles pour faire avancer les projets ou dans la prédiction des impacts des changements climatiques ou de la survie de nouveaux types d’installations commerciales. Dans les deux cas étudiés, la pensée critique a aidé à évaluer diverses idées d’adaptation ou d’aménagement. Rassurant les indécis, suscitant le sentiment d’auto-efficacité, favorisant la circulation des informations et multipliant les talents d’un groupe, la collaboration et le réseautage sont apparus enfin comme des compétences essentielles dans l’action environnementale, que ce soit en adaptation ou en développement urbain durable. La pensée prospective est finalement une compétence clé à déployer dans les cas où l’on veut agir pour favoriser la prospérité à long terme des rendements agricoles ou d’un quartier.

21Dans le cas de Bonne, la persévérance et la communication ont été particulièrement demandées des leaders, en raison de la nécessité d’argumenter constamment en faveur des avantages d’une construction différente. Les compétences liées à une planification souple (Friedman et Scholnick, 1997) sont aussi ressorties davantage chez les leaders de Bonne. Cette différence peut s’expliquer par le moment où ont été effectuées nos observations. Les agriculteurs ont été accompagnés lors de leur étude des impacts agricoles changements climatiques et au début de leur application d’une mesure d’adaptation : la plantation de radis fourrager. Les leaders de Bonne ont, quant à eux, été interrogés vers la fin de la construction de l’écoquartier. Il est possible que cette différence dans les moments d’observation des projets ait favorisé l’émergence plus importante des compétences de planification chez les leaders de Bonne. La nature des tâches à accomplir et la formation différente des acteurs (cultiver la terre versus aménager-construire) peuvent aussi expliquer la différence dans les compétences environnementales observées.

22Les compétences de planification identifiées à Bonne, soit la préparation de plusieurs plans, la visualisation des aménagements, la prise en compte du contexte et la détermination de la séquence des événements correspondent aux compétences que l’on associe, dans les écrits, à une planification efficace. Selon Pea et Hawkins (1987), un plan est une représentation d’une série d’actions orchestrées pour produire, une fois mis en pratique, un résultat donné. Pour planifier, il faut être capable de visualiser, dans l’espace et le temps, les actions qui seront réalisées, les moments, la durée, la fréquence, les lieux, les fonctions, les conséquences et les circonstances (Kreitler et Kreitler, 1987). Planifier consiste aussi à préévaluer les actions possibles, à l’aide de critères telles l’efficacité, la concordance avec le contexte et certaines considérations mathématiques : grandeur, nombre et proximité spatiale (Zhang et Norman, 1994). Planifier, c’est enfin tenir compte des contraintes et des situations (Gauvain et Rogoff, 1989).

Implications des résultats en éducation relative à l’environnement

23Les compétences qui ressortent de l’étude multicas pourraient s’avérer pertinentes à développer chez les élèves en éducation relative à l’environnement ? L’apprentissage graduel et la pratique, par les élèves, de la pensée prospective, de la prise de décision, de la pensée connective, de la planification souple et de la prédiction des risques durant leur implication dans des projets d’action locaux seraient prometteurs. On peut imaginer des élèves que l’on forme, étape par étape, à planifier l’installation de minis-lieux de biodiversité sur le terrain de leur maison. À des élèves à qui l’on apprend à prédire les risques de la surconsommation de biens sur les espèces naturelles et sur leur santé mentale. Des élèves à qui l’on montre à faire des liens entre les impacts des changements climatiques et les problèmes actuels de fragmentation de l’habitat des espèces naturelles. Les compétences observées dans notre étude trouveraient aussi usage dans plusieurs matières scolaires. En formation personnelle et sociale, par exemple, les élèves pourraient planifier leurs repas en fonction des adultes auxquels ils veulent ressembler (planification, pensée prospective). En santé, ils pourraient élaborer une liste des risques de la consommation d’aliments surgelés (prédiction des risques).

24Qu’arriverait-il si l’on développait ces modes de réflexion approfondis chez les élèves ? Pour le bénéfice du milieu de vie, les élèves pourraient considérer les écosystèmes naturels et les avantages à court et à long terme de leurs choix dans leurs décisions quotidiennes ou plus tard dans les décisions liées à leur travail. Ils disposeraient de stratégies cognitives (séquencer les actions et les événements, tenir compte des spécificités du milieu et de la santé des utilisateurs du lieu…) utiles pour créer des plans souples de transformation de leur milieu… Il serait particulièrement intéressant de les entraîner à effectuer ces processus mentaux dans des perspectives d’identité communautaire, de viabilité et de vitalité. L’identité communautaire se définit comme « l’interprétation du soi qui utilise la communauté comme centre d’attachement ou comme une image pour la caractérisation de soi » (Hummon, 1992, p. 7). Les élèves pourraient apprendre à penser à l’avenir de leur communauté, à planifier des aménagements en tenant compte des besoins de ses différents individus, etc. La viabilité, quant à elle, est souvent associée à la qualité de vie de toutes les espèces qui partagent un territoire alors que la vitalité fait référence au dynamisme d’un être vivant et à sa capacité de mener une activité intense. Dans le cadre d’un raisonnement dans des perspectives de viabilité et de vitalité, les élèves pourraient par exemple planifier des aménagements qui assurent la force, le dynamisme, la résilience et la qualité de vie des citoyens et des écosystèmes naturels.

25Notre équipe de recherche a débuté l’étude des moyens pédagogiques propices au développement de certaines des compétences identifiées dans l’étude multicas. Notre travail de va-et-vient théorique et empirique consiste à comprendre chacune des compétences et à essayer de développer celle-ci chez des élèves du primaire. Par exemple, la planification. En psychologie, comment les chercheurs décrivent-ils la planification (ses étapes, les tâches qui lui sont associées) ? Selon les chercheurs, comment la planification se développe-t-elle chez les jeunes ? Nous expérimentons des stratégies pédagogiques pour vérifier si la planification pourrait être apprise par les élèves durant leur implication dans des projets environnementaux locaux. Dans cette veine, Utzschneider et Pruneau (2010), lors d’une étude sur la prise de décision, ont trouvé que la participation des élèves à une simulation globale (durant laquelle ils doivent prendre plusieurs décisions), des activités de rapprochement du milieu naturel, la pratique des trois premières étapes du processus décisionnel (fixer ses buts, identifier et évaluer plusieurs alternatives), la transmission de connaissances et la tenue par les élèves d’un journal décisionnel aidaient des élèves de 6e année à prendre des décisions réfléchies et plus soucieuses de l’environnement. Les élèves ont notamment appris à faire des compromis entre leurs besoins et ceux de l’environnement. Quant à eux, Pruneau, Friedman et al. (2008) ont observé que l’emploi d’outils de représentation visuelle (dessins, maquettes) et le partage avec d’autres des façons d’envisager un problème avaient aidé des élèves de 3e année à poser un problème local d’une manière large et plus complète. Le travail en classe sur les compétences environnementales semble donc prometteur, à la condition de fournir aux élèves l’occasion d’exercer ces compétences en participant à des projets environnementaux réels.

Conclusion

26La crise environnementale exige des changements radicaux dans les modes de raisonnement des adultes et des jeunes. En effet, les métaphores, slogans, idées, modes d’organisation et d’aménagement du milieu circulant aujourd’hui ne peuvent assurer la construction et le maintien de communautés viables. Les transformations demandées exigent la mise à profit de nouveaux modes de pensée tant pour la recherche de solutions que pour la création de milieux plus sains. L’étude multicas montre que des citoyens sensibles à leur milieu peuvent mobiliser des compétences de résolution créative de problèmes, de pensée prospective, de prédiction des risques, de pensée critique, de pensée connective et de planification souple pour transformer leur milieu ou leurs pratiques. Les leaders du développement durable que nous avons rencontrés semblent démontrer une pensée réfléchie, large et systémique, capable de se déplacer dans les divers moments du temps (autrefois, bientôt, plus tard, dans un futur éloigné) et dans les divers lieux (ici, plus loin, ailleurs), tout en prenant en compte les divers occupants des lieux (humains et non humains).

27Les compétences identifiées dans cette étude pourraient contribuer à élargir ou à expliciter l’objectif de COMPÉTENCES envisagé par l’UNESCO en 1977 : aider les groupes sociaux et les individus à acquérir les compétences nécessaires à la définition et à la solution des problèmes environnementaux (Unesco-PNUE, 1977). En effet, notre recherche évoque l’apport en environnement de compétences autres que la résolution de problèmes : pensée prospective, prédiction des risques, pensée connective, planification souple, etc. Certains diront (et peut-être avec raison) que ces nouvelles compétences font partie d’une démarche plus élaborée de résolution de problèmes ou que ce sont tout simplement les compétences que les acteurs mobilisent dans tout projet humain. Toutefois, les compétences de planification souple présentes chez les leaders de Bonne semblent se distinguer des compétences traditionnelles de résolution de problèmes. En effet, ici, les acteurs ne travaillent pas à résoudre des problèmes environnementaux qu’ils ont repérés, mais bien à créer des milieux où ces problèmes seront absents ou atténués. De plus, les acteurs impliqués dans des projets non environnementaux tiennent généralement peu compte des impacts de leurs actions à long terme et sur l’environnement et la santé. À moins qu’ils ne fonctionnent avec des valeurs différentes, mais avec les mêmes compétences que dans les projets traditionnels, les leaders de projets environnementaux démontreraient peut-être des compétences spécifiques dont il serait pertinent de poursuivre l’étude. L’élargissement et la diversification de l’échantillon des leaders interrogés et des types de projets étudiés permettraient de vérifier cette hypothèse.

28Bien que menée auprès d’un nombre limité d’acteurs, notre étude s’ouvre sur un vaste programme de recherche. À quel âge pourrait-on développer les compétences identifiées dans cette étude ? Les compétences à encourager sont-elles les mêmes dans les différentes cultures ? Comment pourrait-on mesurer la maîtrise de ces compétences ? Certaines compétences pourraient-elles inciter les élèves à rendre plus consciente leur homéostasie avec leur environnement ? Experts dans l’art de réfléchir en termes de communauté, d’espace, de temps, de qualité de vie et de vitalité, les élèves seraient-ils plus enclins à surveiller l’état de leur milieu, à s’ajuster à ses changements et à améliorer ce dernier ?

29À long terme, est-il possible qu’un jour, les compétences environnementales représentent un atout pour obtenir un emploi ou une promotion ?

Remerciements

30Les auteures remercient les agriculteurs de la Récolte de chez nous ainsi que les leaders de Bonne qui ont accepté que soient analysés leurs propos durant ou après leur projet. M. Léopold Bourgeois et M. Frédéric Cacialli méritent particulièrement notre gratitude. Nous remercions enfin le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), la Faculté des études supérieures et de la recherche de l’Université de Moncton, la Fondation de l’innovation du Nouveau-Brunswick et le Fond en fiducie pour l’environnement du Nouveau-Brunswick pour leur soutien financier.

Biographie

31Diane Pruneau, professeure en ERE à l’Université de Moncton, au Canada, s’intéresse au développement de compétences de durabilité, à l’éducation aux changements climatiques et aux villes durables.

32Jackie Kerry, psychologue, travaille comme chercheuse pour le Groupe Littoral et vie à l’Université de Moncton.

33Joanne Langis, biologiste, travaille comme chercheuse pour le Groupe Littoral et vie à l’Université de Moncton.

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Para citar este artigo

Referência eletrónica

Diane Pruneau, Jackie Kerry e Joanne Langis, « Étude des compétences propices au soin et à la transformation de l’environnement  », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Volume 13 Numéro 1 | avril 2013, posto online no dia 16 Abril 2013, consultado o 22 Maio 2013. URL : http://vertigo.revues.org/13411 ; DOI : 10.4000/vertigo.13411

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Autores

Diane Pruneau

Professeure titulaire ; Faculté des sciences de l’éducation. Université de Moncton, 18 avenue Antonine-Maillet, Moncton, NB, E1A 3E9. Courriel : diane.pruneau@umoncton.ca

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Jackie Kerry

Chercheuses, Groupe de recherche Littoral et vie. Université de Moncton.

Joanne Langis

Chercheuses, Groupe de recherche Littoral et vie. Université de Moncton

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