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La vulnérabilité des citadins à abidjan en relation avec le palu

Les risques environnementaux et la monnayabilité agissant à travers le palu sur la vulnérabilité urbaine
Stefanie Granado, Anne-Marie Ettien Ablan, Nadège Adjoua Boko N’Gronma, Albert Kouakou Yao, Marcel Tanner and Brigit Obrist

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Lieux d'étude :

Afrique
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Introduction

1Le paludisme constitue un problème majeur de santé publique. Chaque année, à l’échelle mondiale, environ 300 à 500 millions de nouveaux cas sont enregistrés, 1 à 3 millions de personnes meurent (WHO, 2005). La région la plus touchée est l’Afrique subsaharienne. En Côte d’Ivoire, 57% des consultations générales dans les formations sanitaires sont attribuées au paludisme (PNLP, 2005). La charge résultante n’est pas uniquement considérable en milieu rural, mais aussi en ville (Kaiser et coll., 2004). Les citadins sont donc exposés également au risque de paludisme. Le risque de transmission augmente dans un environnement mal entretenu. Des eaux stagnantes offrent des gîtes potentielles pour le vecteur du paludisme, le moustique anophèle femelle. Abidjan est une des villes en Afrique de l’Ouest qui vit une urbanisation rapide et dramatique depuis le siècle dernier. L’infrastructure urbaine n’a pas pu suivre ce développement. Le manque d’accès aux structures sanitaires et un réseau dépareillé d'évacuation de déchets solides et liquides sont des risques environnementaux caractérisant cette ville.

2Selon Moser (1998) les risques environnementaux, la monnayabilité (anglais : commoditization) et la fragmentation sociale contribuent de façon majeure à la vulnérabilité des populations urbaines. Cet article étudie pour le cas du palu (abréviation du mot paludisme) à Abidjan les deux premiers des trois éléments cités au-dessus. Sur la base des résultats d’une recherche en anthropologie de la santé menée dans la ville d’Abidjan, Côte d’Ivoire, nous nous concentrons d’une part sur le lien entre la vulnérabilité et les risques environnementaux. Nous essayons de répondre à la question : « Quels sont les risques environnementaux qui sont mis en relation avec le palu par la population locale et quelle est leur relation avec la vulnérabilité du point de vue local? » D’autre part nous montrerons que la monnayabilité n’est pas uniquement une source de vulnérabilité, mais qu’elle peut offrir aux habitants des possibilités dans la lutte antipaludique pour faire face aux risques environnementaux. La question résultante est: comment est-ce que la monnayabilité est visible à travers les pratiques locales face au palu et quelle est sa relation avec la vulnérabilité ?

Le palu n’est pas le paludisme

3Notre recherche à Abidjan s’est intéressée au palu. Cette abréviation du terme paludisme fait partie du langage quotidien et est utilisée fréquemment à Abidjan. Mais ce qui signifie pour la population locale le paludisme ne correspond pas forcément à la définition biomédicale du paludisme (Heggenhougen et coll., 2003 ; Williams & Jones, 2004). En biomédecine le paludisme est une maladie avec une étiologie bien définie associée à des symptômes et signes caractéristiques. Par contre, les personnes touchées par une maladie et leur entourage ont toujours leur propres idées, façons d’agir et de raisonner face à une maladie (Kleinman, 1980). Même si le mot « palu » est aussi employé pour se référer à la maladie biologique dans le contexte professionnel biomédical, ici nous nous focalisons cependant sur les expériences, significations et pratiques liées à la maladie locale palu et leurs correspondances avec la vulnérabilité.

Les risques, une expérience incorporée et concrète

4Nous montrerons que dans les explications données, les risques environnementaux sont mis en relation étroite avec la palu parce qu’ils sont cités comme causes du palu. Les significations attachées aux palu par les populations locales offrent ainsi une possibilité d’exprimer une vulnérabilité urbaine vécue au quotidien. Les risques environnementaux se transforment en une expérience incorporée et peuvent être articulés à travers le palu. Low (1994) a décrit l’incorporation des souffrances et leur expression comme maladie corporelle de manière pareille pour le cas de nervios en Amérique latine et les Etats-Unis. La conséquence de cette concrétisation et communication comporte, que les causes d’une maladie deviennent accessibles au domaine de la médecine. Ça signifie que les populations touchées peuvent traiter leur palu grâce aux médicaments. Comme Whyte et coll. (2002) l’ont expliqué, l’expérience concrète permet d’agir, même face à des menaces aussi vagues que les risques environnementaux.

La monnayabilité

5Cette pratique de traiter le palu est liée inséparablement à la monnayabilité qui est typique pour la vulnérabilité en milieu urbain selon Moser (1998). L’échange représente la caractéristique principale de la monnayabilité (Kopytoff, 1986). La monnayabilité se définit même par la phase d’échange dans la vie d’un objet (Appadurai, 1986). A travers ce processus, l’objet devient une marchandise (anglais : commodity), c’est-à-dire un produit qui est commercialisé et échangé librement sur les marchés. L’attribut qui dirige de plus en plus l’échange en ville est dans la plupart des cas un échange basé sur l’argent. Des articles qui auparavant n’avaient pas les particularités de marchandises sont devenus des produits avec un prix à payer. Les citadins sont alors obligés de payer pour tous produits et services (Moser, 1998).

Le palu influencé par la monnayabilité

6La monnayabilité aboutit à deux conséquences pour le palu à cause de la présence et l’accessibilité des médicaments. L’omniprésence des médicaments dans la vie quotidienne, qui est surtout une réalité urbaine, les transforme en marchandises, c’est-à-dire en quelque chose de banal et de familier. Whyte et coll (2002) parle dans cette situation d’une monnayabilité des médicaments. La première conséquence de cette monnayabilité est le fait que le citadin soit obligé d’avoir, ou de trouver, de l’argent pour pouvoir agir contre son palu. Afin de s’en débarrasser le palu devient un phénomène coûteux. La charge économique et sociale résultante est considérable et influence de façon négative la vulnérabilité des personnes concernées (Sachs & Malaney, 2002). Mais d’autre part, les populations, en tant qu’acteurs sociaux, tirent parti de la monnayabilité. Dans ce contexte, cette deuxième conséquence de la monnayabilité offre une stratégie pour faire face à la vulnérabilité urbaine vécu à travers le palu. Le fait de pouvoir traiter le palu comme expérience incorporant les risques environnementaux, offre une possibilité de faire face à la vulnérabilité urbaine déterminée par les risques environnementaux.

Méthodologie

Description de la localité

La métropole d’Abidjan

7Nous avons mené notre recherche à Abidjan, une ville dynamique en croissance rapide caractérisée par une grande hétérogénéité. L’ancienne capitale ivoirienne était le pôle d’attraction pour toute l’Afrique de l’Ouest pendant des dizaines d’années. Le nombre d’habitants de cette ville portuaire s’est multiplié par seize au cours des quarante dernières années et dépasse à présent les trois millions de demi (United Nations, 2005). Les efforts pour accompagner ce processus d'urbanisation explosive par un élargissement suffisant de l'infrastructure urbaine ne sont pas atteints (Obrist et coll., 2006). Aujourd’hui l’apparence de cette métropole est de plus en plus marquée par un grand nombre d’habitats précaires ou bidonvilles, par une infrastructure surannée, par un système routier surchargé et une grande pauvreté. Par conséquence, les risques environnementaux comme des dépôts sauvages de déchets, l’absence ou rareté d’ouvrages d’assainissement d’eaux usées et des conditions hygiéniques déplorables sont omniprésents. S’y ajoute la guerre civile qui a débuté en septembre 2002. Ce conflit n’a pas seulement divisé le pays en deux zones, mais il a aussi amené l’insécurité et des actes de violences dans la ville d’Abidjan qui héberge toujours la majorité des institutions politiques. En plus, le grand nombre de déplacés de guerre provenant d’autres régions du pays représente une charge additionnelle sur l’infrastructure urbaine.

La commune de Yopougon

8Pour notre étude, nous avons choisi deux sites au nord-ouest d’Abidjan dans la commune de Yopougon. D’un côté, nous avons travaillé dans un bidonville, nommé quartier ou habitat précaire à Abidjan, de l’autre nous avons favorisé un quartier résidentiel. Cette approche nous permet de travailler de manière comparative sur deux sites qui diffèrent fortement. Même si l’habitat précaire est déjà très peuplé, il grandit sans arrêt depuis son établissement en 1986. Dans cette zone non lotie aucune infrastructure n’a été planifiée. Elle a été installée ultérieurement de manière autonome par les habitants eux-mêmes. Ce n’est pas seulement l’infrastructure insuffisante qui affecte les habitants des cours communes dans l’habitat précaire, mais le statut illégal qui conduit à l’insécurité. Le quartier résidentiel, par contre, offre toute la commodité d’un quartier bien planifié avec une infrastructure disponible pour toutes les maisons de type particulier. Ces grandes différences au niveau du statut face à l’administration municipale et les conditions d’équipement sont liées étroitement aux caractéristiques sociodémographiques des habitants des quartiers. La population se distingue considérablement dans les deux quartiers comme on le voit nettement dans notre échantillon (tableau 1). Le tableau 1 montre que les quatre-vingt personnes interrogées dans l’habitat précaire ont considérablement moins de biens (p.ex. radio, télévision, réfrigérateur, voiture ou téléphone) et d’éducation scolaire. Dans l’habitat précaire, l’hétérogénéité par rapport à l’appartenance ethnique ou religieuse domine. Le quartier résidentiel, au contraire, héberge une population chrétienne originaire de la région d’Abidjan (les Akan et les Krou en voisinage). Les loyers abordables des quartiers précaires conviennent donc à un grand nombre de personnes de toute origine, religion et formation, qui ont un niveau socioéconomique bas.

Tableau 1. Caractéristiques sociodémographiques des habitants des quartiers.

habitat précaire
n=80

quartier résidentiel
n=80

Sexe (%)

hommes

50

50

femmes

50

50

Groupe ethnique (%)

Akan

15

55

Krou

37

35

Mandé

30

6

Gur

4

0

Autres

14

4

Religion (%)

chrétien(ne)

39

88

musulman(e)

26

5

religions locales ou sans religion

35

7

Années d’école (%)

0

33

5

1-6

32

15

>6

35

80

Biens manufacturés (moyenne)

Nombre de biens

1.8

5.2

Age actuel (moyenne années)

31.5

29

Source : Enquête EMIC auprès de 160 adultes de novembre 2003 à février 2004

Échantillonnage

9La recherche associe l’observation participative ethnographique et l’utilisation d’un questionnaire semi-structuré basé sur la méthodologie de l'Épidémiologie Culturelle (Weiss, 2001). Le questionnaire développé pour une enquête des ménages nous aide à comprendre comment les expériences, les significations et les pratiques sont distribuées dans la population. Basé sur les résultats d’une phase ethnographique exploratoire de trois mois nous avons adapté les catégories utilisées dans le questionnaire au contexte local. La partie ethnographique est centrée sur les changements dynamiques de l'étude d'individus. Elle nous aide aussi a vérifier l’importance dans la vie quotidienne des données collectées par l’enquête ménage.

palu

10Pour l’enquête ménage nous avons interrogé quatre-vingt adultes dans chaque quartier de novembre 2003 à février 2004. Le choix a été fait de manière aléatoire, basé sur quatre critères. (1) La personne devait avoir vécu, selon son propre témoignage, un épisode de palu pendant les quinze jours précédent l’entrevue. Nous avons choisi (2) 50 % de femmes et 50 % d’hommes (3) au minimum de quinze ans et qui (4) logeaient de manière permanente dans le quartier au moment de l’entrevue.

11Les données qualitatives ont été analysées par des méthodes phénoménologiques et par l’analyse du contenu à l’aide du logiciel MAXqda1. Les données quantitatives ont été analysées par les logiciels EpiInfo3.2.2 et SAS8.2.

Résultats

Le palu, une vague expérience

12Le palu est un concept très vaste sans apparence fixe. Les expériences liées au palu par les personnes touchées sont des symptômes corporels de nature très vague, dont elles en ressentent plusieurs à la fois. Dans l’optique locale, le palu est une maladie fréquente à Abidjan et connue par l’ensemble des personnes rencontrées. Le terme français était approprié au contexte local. Dans les deux quartiers la fatigue, les maux de tête, les courbatures et frissons, le manque d’appétit et le corps chaud représentent les symptômes centraux mentionnés spontanément dans l’enquête ménage. Les symptômes cités par les populations locales des deux quartiers correspondent ainsi en grande partie aux signes de la malaria clinique et se distribuent de manière pareille parmi les populations des deux quartiers.

Les risques environnementaux qui causent le palu

13Cependant, les différences entre les concepts locaux et les concepts biomédicaux sont surtout majeures au niveau de la signification. Les causes assignées au palu sont multiples et couvrent un grand spectre. C’est à ce niveau que le rapport entre le palu et la vulnérabilité urbaine devient visible. Parce que, dans la vision locale, ce sont surtout des risques environnementaux qui causent le palu. Ainsi les causes du palu représentent les causes d’une vulnérabilité liée à l’environnement d’une ville dont l’urbanisation est aiguë.

14La première partie de chaque barre à gauche montre les réponses qui ont été donné de manière spontanée à une question ouverte. La suite résume les réponses données à nos questions fermées.

Figure 2.  Causes aperçues du palu dans le quartier résidentiel, n=80. Source : Enquête EMIC auprès de 160 adultes de novembre 2003 à février 2004

15Même si, parmi les causes citées spontanément, le moustique est en troisième position dans le quartier résidentiel et en cinquième position dans le quartier précaire, il représente seulement un élément de la pluralité des significations. Que 1.25% des répondants dans le quartier précaire et 7.5% dans le quartier résidentiel ont cité spontanément le moustique comme cause unique de leur palu. La valeur moyenne du nombre des causes citées dans le quartier résidentiel monte jusqu’à 5.35 et à 6.7 dans le quartier précaire. Le palu comporte donc des significations additionnelles qui vont au-delà de la cause unique de la malaria et qui sont présentées dans les figures 1 et 2.

16On se rend compte que le soleil, la fatigue et un travail stressant ou dangereux sont les trois catégories clef dans les deux quartiers. Si l’on analyse les réponses narratives, nous constatons que souvent les catégories s’influencent et que deux ou trois d’entre elles sont mentionnées simultanément. Le témoignage de cette femme de 22 ans de l’habitat précaire l’illustre très bien:

  • 1 Placali est un repas local, basé sur le manioc fermenté, cuit à l’eau à feu doux.

« Moi, je me dis que c'est le soleil, marcher trop sous le soleil. Parce que je marchais trop sous le soleil et puis j'étais trop à côté du feu, je faisais placali1. Je me dis que c'est à cause du travail que je faisais là parce que avant comme je ne sortais pas là, je ne tombais pas malade comme ça. Je veux dire c'est ce que je vendais là, le travail je faisais, marcher sous le soleil, la fatigue, c'est ce qui a provoqué. Je sais que c'est ça qui a provoqué tout ça là. »

17Cette femme doit marcher sous le soleil pour pouvoir acheter les ingrédients du repas qu’elle prépare. Marcher sous le soleil et travailler sont en même temps les causes principales de sa fatigue selon sa perception. Un témoignage semblable nous est donné par un jeune homme du quartier résidentiel.

  • 2  Centre Hospitalier Universitaire (CHU)

« C'est la fatigue parce que lorsque ma mère est arrivée, j'ai beaucoup bougé, je travaille au CHU2, j'ai fourni plus d'efforts, beaucoup travaillé, c'est ça qui a fait. »

18Les premières trois catégories sont donc les causes majeures du palu identifiés par les habitants. Y s’ajoutent plusieurs autres catégories non corporelles, qui ont surtout une importance comme réponses aux questions exploratoires. Par contre, il est ostensible que les causes souvent appelées surnaturelles (punition par les aïeul, sorcellerie ou maraboutage) et l’hérédité jouent un rôle négligeable en cas de palu. Le taux relativement haut des réponses positives aux questions exploratoires dans la catégorie « causé par Dieu » est dû au faite que pour ces répondants tout est finalement dans les mains de Dieu et donc il est aussi à la base du palu.

19Pour revenir sur la question initiale de la relation entre la vulnérabilité et les risques environnementaux, nous voyons que les personnes interrogées établissent de toute évidence un lien entre le palu et les risques environnementaux. Il y a des causes qu’on peut inclure directement dans une catégorie nommée « risques environnementaux » : l’environnement malsain, le soleil et la pluie, les moustiques et les mouches. Mais il y en a d’autres qui ont une relation plutôt indirecte avec cette catégorie. Le manque d’hygiène dû à une infrastructure sanitaire insuffisante, le fait de devoir manger une nourriture qui était conservée dans des conditions peu hygiéniques et de ne pas avoir les moyens de changer ces conditions à cause de la pauvreté sont aussi des causes du palu liées à l’environnement.

« L'environnement compte parce que si l'environnement était sain, ça ne peut pas occasionner. ... Les odeurs et la poussière qui tapent sur les nourritures. Çà, çà compte. Les manger exposées dans les rue que les jeunes femmes vendent comme çà, le gâteau exposé. Il faut éviter de manger ce qui est exposé dans les rues. » (Homme, habitat précaire, 36 ans)

20A part la catégorie « soleil » qui figure déjà parmi les risques environnementaux, de même le font les deux autres catégories clef. Donc la fatigue et trop de travail ou le travail dangereux peuvent être mis en relation avec les risques environnementaux.

« Je travaille dangereux. C'est sale même, où je travailler là-bas, il y a le grand caniveaux, donc si j'ai senti trop trop là ; voilà çà devient palu. Oui, c'est çà ce que je dit là, c'est çà. Je dis, il y a le grand caniveaux, çà sent. » (Femme, habitat précaire, 35 ans)

21Cette femme fait référence à un caniveau ouvert d’évacuation des eaux pluviales qui est malheureusement utilisé comme dépôt d’ordures car à Yopougon l’enlèvement des déchets ne fonctionne pas de manière satisfaisante. L’environnement de son travail devient la cause du palu. D’autre part, la fatigue, comme troisième catégorie clef, peut être causée directement par le soleil ou les marches sous le soleil. En plus, les va-et-vient dans cette ville d’une surface immense avec un système routier surchargé peuvent être cause d’une fatigue qui peut être liée à un risque de palu.

  • 3 Commune de la ville d’Abidjan située du côte opposé de Yopougon

« C'est la fatigue des allers-retours, je travaille à Marcory3. On était tellement bousculés donc c'est la fatigue en général. » (Femme, quartier résidentiel, 34 ans)

« Mon problème en fait, c'est la fatigue : il faut lutter le bus matin, le soir avec toutes les heures qu'il faut faire en classe. … Le déplacement tout ça là, c'est ça aussi. » (Homme, quartier résidentiel, 24 ans)

22Le rapport entre la vulnérabilité et les risques environnementaux a ainsi pu être montré. Mais, il est pareillement important de montrer les pratiques liées au palu pour mieux comprendre le rôle de la monnayabilité.

Les pratiques de traitements

23Les personnes rencontrées emploient un grand nombre de remèdes pour agir contre le palu. Le palu comme malaise corporel offre la possibilité du traitement à base des médicaments. Les figures 3 et 4 démontrent d’une part le large spectre de traitements possibles et d’autre part leur grande utilisation dans les deux quartiers. L’auto-traitement sans avis professionnel est recouru ainsi que la recherche d’aide face à un fournisseur de soins formel ou informel.

Figure 3.  Pratiques par rapport au palu, quartier précaire, n=80. Source : Enquête EMIC auprès de 160 adultes de novembre 2003 à février 2004

Figure 3.  Pratiques par rapport au palu, quartier précaire, n=80. Source : Enquête EMIC auprès de 160 adultes de novembre 2003 à février 2004

Figure 4. Pratiques par rapport au palu, quartier résidentiel, n=80. Source : Enquête EMIC auprès de 160 adultes de novembre 2003 à février 2004 .

24Les témoignages courts de ces femmes sont deux exemples très typiques pour les pratiques liées au palu.

« J'ai fais un peu d'indigénat, un peu de blanc, mélanger les deux. J'ai un neveu qui est médecin, donc je l'ai appelé. Il est venu et c'est lui qui m'a envoyé les médicaments. » (Femme, quartier résidentiel, 53 ans)

« Quand j'ai senti que j'avais la bouche amère et j'ai commencé à faire mon canari. J’ai toujours mon canari. Mon mari est allé à la pharmacie. Il a expliqué ma maladie et on lui a dit que c'est le palu puis on lui a donné les médicaments. Premièrement j'ai fait Fansidar et après je me suis mise sur Nivaquine. » (Femme, quartier résidentiel, 44 ans)

25Une personne touchée par le palu peut s’approvisionner avec des remèdes contre sa souffrance presque à chaque coin de rue d’Abidjan. Du Centre Hospitalier Universitaire jusqu’aux vendeuses qui offrent des comprimés d’origine et de qualité douteuse au bord de la route. On trouve des feuilles ou racines contre le palu préparées pour l’application externe, à boire ou pour faire des lavements intestinaux. En outre, ils existent des comprimés des laboratoires pharmaceutiques chinois ou des liquides appelés « panacées d’Orient » pour se débarrasser d’un épisode de palu. Avec toutes ces marchandises, les personnes agissent sur la maladie palu causée par un grand nombre de risques environnementaux.

Au marché, les produits végétaux comme les comprimés pharmaceutiques contre le palu sont en vente libre (Yopougon, 2003, Photo S. Granado)

Discussion et conclusion

26L’étude montre que, comme ailleurs (Heggenhougen et coll., 2003 ; Mwenesi, 2005 ; Williams et Jones, 2004), les populations locales développent des idées et réponses propres aux maladies fébriles qui ne correspondent qu’en partie aux définitions biomédicales. L'abréviation française du mot paludisme a été appropriée dans le contexte local et même réinterprétée de multiples façons. Il est remarquable que les résultats des deux quartiers se ressemblent beaucoup. En outre, les résultats indiquent que le raccord entre la vulnérabilité et les risques environnementaux fait partie des significations locales. Dans nos sites de recherche, le palu représente même une possibilité d’exprimer la vulnérabilité de la population face aux risques vécus dans ce contexte urbain particulier. Les symptômes vécus sont l’expression corporelle de cette vulnérabilité enracinée dans la vie urbaine difficile. Les causes du palu nous montrent les risques cités par les populations qui déterminent cette vulnérabilité. Les risques sont incorporés et la vulnérabilité devient, lorsqu’elle est une maladie corporelle, une expérience concrète et concevable. Désormais, une expérience corporelle concrète permet l’utilisation d’un traitement et de médicaments (Whyte et al., 2002). Bien que les populations soient incapables de changer les risques qui causent le palu, le palu devient, comme contrainte intériorisée, accessible à l'action thérapeutique. Toutes autres possibilités de changements plus structurels des risques sont absentes. Le citadin n’a pas la possibilité d’améliorer l’infrastructure urbaine épuisée ou de se reposer suffisamment des activités fatigantes dans ce milieu marqué par les risques de la pauvreté. Mais, l’option dont il dispose est la possibilité de pouvoir traiter son palu à base des médicaments.

27Cette possibilité aboutit à des conséquences ambiguës. D’une part, le citadin est obligé de posséder ou de se procurer de l’argent pour pourvoir payer des médicaments ou un traitement. Ce fait exprime un résultat de la monnayabilité des médicaments (Whyte et coll., 2002). Le statut de marchandise (anglais : commoditiy) et la quotidienneté des médicaments encourage, surtout en ville, un échange qui est basé sur l’argent. Le palu ne devient pas uniquement un phénomène coûteux à cause des pertes de travail, mais aussi à cause des dépenses pour le traitement. Cet aspect de la monnayabilité constitue une source de vulnérabilité telle que décrite par Moser (1998).

28Par contre, la monnayabilité représente d’autre part une possibilité d’agir face à une vulnérabilité urbaine induite par des risques environnementaux. Le malade peut faire face à ces risques par cette stratégie de traitement favorisé par la monnayabilité, même s’il ne peut pas les éliminer. La recherche a montré que cette stratégie est appliquée en grand nombre par les populations dans une réalité souvent marquée par l’insécurité.

29Ces résultats démontrent la dynamique liée à la vulnérabilité surtout en milieu urbain. Ce que signifie une cause de vulnérabilité dans une perspective, peut en même temps représenter une option face à la vulnérabilité. Malheureusement, les problèmes de santé publique engendrés par la monnayabilité des médicaments sont l’excès de traitement (Reyburn et coll., 2004 ; Wang et coll., 2006) ou le traitement inapproprié (Yeung et White, 2005). L’une des solutions à ces problèmes réside dans l'accès à un diagnostic plus efficace (Amexo et coll., 2004), des statistiques de santé plus fiables (de Savigny et Binka, 2004 ; Wang et coll., 2006) et à un traitement de haute qualité en combinaison avec un meilleur règlement et un contrôle du flux de produits pharmaceutiques.

Remerciements

30Les auteurs aimeraient remercier les habitants des cites de recherche à Abidjan qui ont participés à cette étude pour leur franchise et patience. Nos plus vifs remerciements vont aussi au Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire (CSRS) et son directeur, le professeur Guéladio Cissé et l’équipe NCCR du CSRS pour leur soutien scientifique, technique et moral. La recherche pour cet article a été financée par le projet individuel #4 « Santé et bien-être » de l’Institut Tropical Suisse dans le pôle de recherche national Nord-Sud : Partenariats de recherche pour atténuer les syndromes du changement global, co-financé par le fonds national Suisse (FNS) et la direction du développement et la coopération (DDC).

Biographie

31Stefanie Granado est anthropologue et doctorante dans le Pôle de Recherche National Nord-Sud Suisse à l’Université de Bâle. Ensemble avec son équipe elle a collecté les données pour cette étude. L’équipe est composée d’Anne-Marie Ettien Ablan, Nadège Adjoua Boko N’Gronma et Albert Kouakou Yao. Les trois sont des étudiants de l’Institut d’Ethno-Sociologie de l’Université d’Abidjan-Cocody. Le travail est encadré par Brigit Obrist et Marcel Tanner.

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Notes

1 Placali est un repas local, basé sur le manioc fermenté, cuit à l’eau à feu doux.

2  Centre Hospitalier Universitaire (CHU)

3 Commune de la ville d’Abidjan située du côte opposé de Yopougon

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Title Figure 3.  Pratiques par rapport au palu, quartier précaire, n=80. Source : Enquête EMIC auprès de 160 adultes de novembre 2003 à février 2004
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References

Electronic reference

Stefanie Granado, Anne-Marie Ettien Ablan, Nadège Adjoua Boko N’Gronma, Albert Kouakou Yao, Marcel Tanner and Brigit Obrist, « La vulnérabilité des citadins à abidjan en relation avec le palu Â», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Hors-série 3 | décembre 2006, Online since 20 December 2006, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/1767 ; DOI : 10.4000/vertigo.1767

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About the authors

Stefanie Granado

Institut Tropical Suisse, Bâle, Suisse

Anne-Marie Ettien Ablan

UFR Sciences de l’homme et de la société, Université de Cocody, Abidjan, Côte d’Ivoire

Nadège Adjoua Boko N’Gronma

UFR Sciences de l’homme et de la société, Université de Cocody, Abidjan, Côte d’Ivoire

Albert Kouakou Yao

UFR Sciences de l’homme et de la société, Université de Cocody, Abidjan, Côte d’Ivoire

Marcel Tanner

Institut Tropical Suisse, Bâle, Suisse

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Brigit Obrist

Institut Tropical Suisse, Bâle, Suisse, Institut d’anthropologie sociale, Université de Bâle, SuisseStefanie Granado, Institut Tropical Suisse, Socinstrasse 57, Boîte Postale, 4002 Bâle, Suisse stefanie.granado@unibas.ch

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