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VIH/SIDA, genre et vulnérabilité

Cléopâtre Kablan, Brigit Obrist, Guéladio Cissé, Kaspar Wyss, Ismaïla Touré and Marcel Tanner

Index terms

Lieux d'étude :

Afrique
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Full text

Introduction

1Le sida est aujourd’hui considéré comme une maladie du développement ou du moins du « développement qui ne se fait pas ». En Afrique, cette expression « maladie du développement », indique que le drame du sida est directement relié à nombre de problèmes ou phénomènes propres à l’Afrique contemporaine. Parmi ces problèmes, on peut citer la crise socio-économique qui secoue les Etats africains, entraînant une fragmentation sociale et par conséquent la vulnérabilité des populations, notamment celles vivant en milieu urbain.

2En effet, dans son article sur la vulnérabilité, Moser (1998) affirme qu’une des caractéristiques de la vulnérabilité urbaine dans un contexte de crise économique est la fragmentation sociale.

3La fragmentation sociale provoquée par une plus grande hétérogénéité sociale et économique, liée à de plus grands choix distributionnels des revenus, des opportunités, de l'accès à l'infrastructure, aux services et à l'influence politique entraîne un affaiblissement des réseaux de confiance, de collaboration et conduit à l’exclusion sociale. Dans ce contexte, les pauvres urbains sont considérés comme les plus vulnérables dans la mesure où cette fragmentation sociale affecte leur capacité à accumuler des capitaux. Il va s’en dire que la capacité des individus à répondre aux changements sociaux liés à la crise économique dépend de leur stock de capital social, c’est-à-dire des réseaux réciproques de confiance et de normes dont ils disposent (Putnam, 1993).

4Ces réseaux qui sont inclus dans l’organisation sociale des communautésne sont pas statiques. Les résultats des recherches menées par Moser dans quatre centres urbains, ont en effet montré quele capital social est affecté en fonction des circonstances, et que le processus même de consolidation d’une communauté affecte la qualité du capital social. Dans cette perspective, les relations de confiance, qui à l’origine étaient basées sur des relations rurales ou de parenté, se transforment alors en des relations à court terme plus généralisées qui facilitent la consolidation de la nouvelle communauté et servent de base à la création d’organisations à assise communautaire.

5Ces organisations basées sur des relations d’échanges réciproques, de confiance et de normes, en d’autres termes sur le capital social, se présentent comme une alternative pour les populations vulnérables, lorsque face à la crise, les services publics se détériorent et ne sont pas accessibles par tous.

6Cette étude examine, dans le contexte du VIH/sida, ce cadre d’analyse défini par Moser (1998) en accordant une importance particulière au genre. L’étude a été menée à Abidjan, en Côte d’Ivoire, pays le plus touché par cette maladie en Afrique de l’Ouest.

7La crise économique que vit la Côte d’Ivoire depuis les années 1980, a en effet entraîné des bouleversements dans les structures économiques et sociales et conduit à une fragmentation sociale, qui s’est accentuée avec l’épidémie de sida. Cette fragmentation sociale renforcée par le VIH s’est surtout traduite par une rupture des liens sociaux qui unissaient les personnes infectées à leur environnement, provoquant ainsi leur désocialisation et les affectant dans leur bien-être. Elle a aussi conduit à une recomposition sociale dont la manifestation la plus évidente est l’émergence d’associations de personnes vivant avec le VIH/sida.

8L’étude s’intéresse spécifiquement à une association de femmes vivant avec le VIH/sida, dénommée « Amepouh », qui signifie en Guéré, une langue locale : « Nous vaincrons ». Les femmes représentent en effet une catégorie sociale particulièrement vulnérable à cause des contraintes socio-économiques et culturelles qui pèsent sur elles. Selon Dédy et Tapé (1995), les femmes sont d’autant plus exposées que leur situation socio-économique reste faible et leur dépendance à l’égard du conjoint plus importante. Elles ont un accès limité aux soins de santé, et sont le plus souvent en position de victimes dans les conflits de rapport de genre, car ce sont elles qui font les frais de divorces, de répudiations, etc.

9La question que nous posons est de savoir si l’association « Amepouh » constitue un cadre favorable à la réduction de la vulnérabilité des femmes membres. Cette question débouche sur une triple interrogation : 1) Quels sont les risques auxquels ces femmes sont exposées ? 2) Comment perçoivent-elles ces risques ? 3) Au-delà de la gestion individuelle des risques, quelles sont les réponses apportées par l’association ?

10Dans ce cadre de réflexion, l’objectif principal que nous nous sommes fixé est d’analyser les capacités de ces femmes à gérer les risques. La gestion des risques sous-entend ici la prévention de risques par les femmes et leur réaction face à ceux-ci. Comme objectifs spécifiques, il s’agit d’analyser dans un premier temps les risques perçus et les risques auxquels elles sont réellement confrontées, et dans un second temps les réponses individuelles et associatives face aux risques.

Méthodologie

11L’étude est basée sur une enquête de terrain réalisée à Abidjan en 2004. Capitale économique de la Côte d’Ivoire, Abidjan est une ville cosmopolite de près de 3 millions d’habitants (INS, 1998). La prévalence du VIH/sida chez les femmes enceintes dans cette ville était estimée à 7,4% en 2005 (ONUSIDA, 2005). Aussi, d’après les données de recensement que nous avons effectué, la quasi-totalité (85%) des femmes de l’association se trouve à Abidjan, ce qui a justifié notre choix.

12L’étude a combiné approche quantitative et approche qualitative. L’approche quantitative a consisté à l’administration d’un questionnaire auprès d’un échantillon représentatif de 167 femmes de l’association, choisies selon la technique des quotas (Contandriopoulos et al., 1990 ; Gauthier, 1993). Les données recueillies par questionnaire portaient essentiellement sur l’impact socio-économique du VIH/sida, sur la participation à l’association et sur les ressources mobilisées pour faire face aux risques. Ces données ont été complétées par des données qualitatives.

13L’approche qualitative elle, a privilégié l’observation directe, prolongée dans le temps et soutenue grâce à l’interaction entre les observées et nous. Elle a aussi eu recours aux récits de vie et aux entretiens individuels.  L’observation a été possible en intégrant l’association en tant que bénévole et en participant à la vie associative (réunions, activités, permanences, cotisations etc.) des femmes. Les récits ont été recueillis auprès de vingt femmes à qui nous avons demandées de nous raconter leur itinéraire de vie et surtout leur situation de personnes vivant avec le VIH (depuis la prise de connaissance du statut sérologique jusqu’à l’adhésion à l’association).  Les entretiens individuels ont consisté en des conversations suivies avec dix femmes. Ces entretiens étaient centrés autour de deux thèmes principaux, à savoir : la perception des risques liés au sida et la gestion de ces risques.

14Pour le traitement et l’analyse des données quantitatives, nous avons eu recours au logiciel SPSS 11.5. et utilisé les statistiques descriptives. En ce qui concerne les données qualitatives, elles ont fait l’objet d’une analyse de contenu qui nous a permis de mettre au point une grille thématique. Pour dépasser la phase descriptive que constitue l’analyse thématique, nous avons utilisé une approche d’analyse structurelle qui a permis d’aboutir à une configuration signifiante des thèmes plus fréquemment évoqués par les enquêtées.

Résultats

Caractéristiques des femmes de l’association

15Les données montrent que la  quasi-totalité des femmes de l’association sont des Ivoiriennes et se situent, comme pour l’ensemble de la population infectée en Côte d’Ivoire, dans la tranche d’âge de 20-49 ans (95,8% des femmes de l’association). Leur répartition en fonction du groupe ethnique fait apparaître comme pour l’ensemble de la population ivoirienne une prédominance des Akan, qui composent près de la moitié (49,4%) de l’association, viennent ensuite les Mandé du nord (23,8%), les Krou (14,4%), les Mandé du sud (8,1%) et les Gur (4,4%). La diversité des appartenances religieuses au sein de l’association est aussi représentative de l’ensemble des cultes pratiqués en Côte d’Ivoire. Les chrétiens (71,9%) et les musulmans (24%) sont de loin, comme dans l’ensemble du pays, les deux principaux groupes confessionnels. En fonction du statut matrimonial, on constate que les femmes de l’association sont nombreuses à vivre dans le célibat : 37,3% sont célibataires, seulement 19,9% sont mariées, 16,3% vivent en union libre, 22,9% sont veuves et 3,6% sont divorcées.

16Les caractéristiques socio-économiques montrent un faible niveau d’instruction des femmes dans la mesure où 16,8% d’entre elles n’ont suivi aucune scolarité, 22,8% n’ont pas dépassé le niveau primaire et seulement 15% ont atteint le niveau supérieur. Ce faible niveau d’instruction a pour conséquence la marginalisation sur le marché de l’emploi. Ainsi, près de la moitié (46,7%) des femmes n’ont aucune activité et celles qui exercent une activité sont sur-représentées dans le secteur informel.

Les différents risques liés à l’infection à VIH : les risques perçus et les risques réels

17L’analyse des résultats de l’enquête laisse apparaître le VIH/sida comme une infection à risque. Ce risque est aussi bien perçu, en ce sens qu’il traduit un sentiment d’exposition, bien réel, dans la mesure où ce sentiment se traduit en expérience vécue.

Les risques perçus

18Ils sont conçus dans le discours des femmes à travers des situations fâcheuses plus ou moins graves auxquelles est susceptible de mener l’infection et qui exposent à des dommages. Ils sont aussi perçus comme conséquences négatives possible de l’infection.

19Pour les femmes, le sida étant une maladie à la fois mortelle, transmissible et stigmatisante, les risques auxquels il expose sont d’ordre sanitaire, économique et social. Les risques sanitaires sont ceux qui conduisent à une destruction du système immunitaire, à une altération physique. Les risques économiques sont ceux qui comportent la possibilité d’une baisse de productivité, d’une cessation d’activité, d’une baisse de revenu, d’une incapacité à faire face aux coûts des soins de santé, à réaliser des projets et d’une réallocation des ressources. Les risques sociaux quant à eux sont de l’ordre de la honte, du déshonneur, de la répudiation, du divorce, de la rupture du lien social.

20Nous nous intéressons ici à ces derniers types de risque, car, au-delà de la diversité des risques, ceux liés au social semblent être ceux auxquels les femmes se sentent le plus exposées et aussi ceux qu’elles souhaitent le plus ardemment éviter. Pour ce faire, elles adoptent deux stratégies : soit faire le silence total sur leur statut sérologique, soit ne le révéler qu’à quelques personnes soigneusement choisies dans l’entourage familial, en fonction de critères nombreux et complexes propres à chaque femme (proximité du confident, confiance en lui, degré d’instruction et d’information sur le sida, capacité à apporter une aide financière).

Les risques sociaux : la peur du rejet et de la divulgation de l’information

21Elles sont 41%, au niveau de l’échantillon (n=167), à n’avoir pas informé leur entourage familial de leur statut sérologique. Parmi les raisons évoquées par ces femmes, vient en premier la peur d’être rejetée (66% des femmes n’ayant pas informé l’entourage), c’est-à-dire de ne plus être acceptée dans la famille, de se voir chassée, reniée par la famille ou répudiée par le conjoint. En clair, il s’agit de la peur d’une rupture des liens familiaux ou/et conjugaux. La deuxième raison qui conduit les femmes à taire leur séropositivité, est le risque de divulgation de l’information par l’entourage, c’est-à-dire l’impossibilité pour l’entourage de garder secrète cette information. Mais la peur que l’information ne soit divulguée ramène à celle de la rupture des liens sociaux, car à l’analyse, c’est bien pour éviter d’être blâmées par l’entourage, de se voir rejetées, que les femmes préfèrent garder secrète leur infection. Le refus d’informer l’entourage apparaît donc comme une gestion des risques par les femmes.

Les risques réels

22Plus qu’une menace imaginaire, le risque représenté par le partage de l’information sur le statut sérologique, est bien réel. En effet, parmi les femmes qui ont informé leur entourage  (59% parmi 167 femmes enquêtées), 53% ont connu une rupture de liens sociaux. L’analyse explicative des ruptures montre que les facteurs socio-économiques sont moins déterminants dans l’acceptation ou le rejet des femmes (le test de khi deux réalisé entre la variable rejet et chacune des variables suivantes : niveau d’instruction, situation professionnelle et niveau de pauvreté, n’est pas significatif). Les ruptures sont plus attribuées à des facteurs sociologiques que l’analyse des récits de vie permet de mettre en évidence.

23La lecture des récits de vie des femmes victimes de rejet montre en effet à quel point leur situation paraît être socialement produit. Elle est plus précisément le produit d’une gestion sociale de l’épidémie, qui a conduit à des représentations culpabilisantes des personnes infectées, entraînant à un moment de leur parcours, des rapports sociaux conflictuels et dysfonctionnels, dont les plus décisifs, engendrent des ruptures.

24Deux niveaux sociaux privilégiés ont été identifiés auxquels se produisent et se manifestent de tels dysfonctionnements et de tels jeux de rupture : le niveau familial (65% des femmes victimes de rejet) et le niveau matrimonial (17% de l’échantillon total). 

25Nous analysons ici ces deux niveaux en rapport avec les représentations sociales sur l’infection à VIH. A ce sujet, il convient de souligner que l’impact des premiers discours et des premiers groupes infectés par le VIH reste toujours présent dans les mentalités. Dans ces clichés qui sont toujours d’actualité, « sida » rime avec mauvaise vie, avec perversions sexuelles. Et, en ce qui concerne les femmes, on pense généralement que si une femme est séropositive, c’est qu’elle a eu des partenaires multiples, ou s’est livrée à la prostitution, ce qui en fait une femme de « mauvaise vie ».

26Cependant, la découverte d’autres modes de contamination et les nombreuses campagnes de sensibilisation ont entraîné chez certaines personnes une représentation plus positive.

Au niveau familial

27L’analyse des récits de vie montre à ce niveau que la qualité de la relation avec la femme est tributaire de la représentation sociale prédominante de la famille. Ainsi plus la famille a une représentation positive, plus la femme est acceptée et les liens sont même plus renforcés, ce qui est le cas de M. dont les relations avec sa famille se sont renforcées après l’annonce de sa séropositivité. « Quand j’ai annoncé cela à ma famille, ils m’ont dit de ne pas me décourager, que le sida est une maladie comme les autres et qu’ensemble on allait se battre. Ils me soutiennent beaucoup », affirme-t-elle.

28Le fait de considérer par contre le sida en tant que résultat d’un comportement hors normes et irresponsable, accroît le rejet social de la personne infectée.

29Cette représentation sociale associée à l’infection par le VIH et aussi la crainte plus ou moins rationnelle de la contagion qui s’est développée autour de la maladie amène à considérer la femme infectée comme une menace pour sa famille, qu’elle expose à deux sortes de risque : d’abord des risques sociaux qui sont la honte, l’humiliation, le déshonneur, ensuite un risque sanitaire qui est la contamination par la personne infectée des autres membres de la famille.

30Le cas de G., 30 ans, dernière-née d’une famille de neuf enfants permet d’illustrer nos propos. En effet, après l’annonce, à son insu, de son statut sérologique à son père, G. a été chassée de la maison par celui-ci, qui l’a accusée d’être le déshonneur de la famille et une menace pour les autres membres. « Il (son père) m’a dit que j’ai mis la honte sur la famille. Donc de quitter la maison, d’aller où j’ai cherché ma maladie, qu’il ne faut pas que je contamine les gens à la maison. Il a dit qu’à partir d’aujourd’hui de considérer que je n’ai plus de famille ».

31La notion de représentation laisse également entrevoir l’idée de responsabilité. La responsabilité est liée à l’idée que recouvrent certains modes de contamination. Les différents modes ne bénéficient pas de la même tolérance dans les familles. En effet, la voie sexuelle est habituellement considérée comme engageant la responsabilité du malade. Ainsi, note t-on une rupture des liens chez les familles qui pensent que la responsabilité de la femme est engagée dans la contamination. Lorsque la contamination a été possible par d’autres moyens tels que la transfusion, la femme est beaucoup plus acceptée et ses liens avec sa famille sont dans ce cas aussi renforcés C’est le cas de O. 29 ans, qui a contacté le virus à la suite d’une transfusion et qui reste intégrée dans sa famille : « Depuis que j’ai été infectée, je suis à la charge de mes parents. Tout ce passe comme avant. Ils me soutiennent beaucoup et je ne sens aucune différence ».

Au niveau conjugal

32Les représentations sociales sur l’infection à VIH, associées au statut et rôle de la femme, entraînent également au niveau conjugal des ruptures. Ces ruptures sont consécutives aux désunions et aux conflits qui brisent les liens conjugaux ou para-conjugaux, qui rattachaient l’existence de ces femmes à celle d’un mari ou d’un concubin.

33Dans la société ivoirienne, en effet, on accorde une grande importance à la fécondité dans la détermination de l’image de la femme. La procréation est le fondement essentiel du mariage. Elle joue un rôle important, car c’est à travers elle que l’homme assure sa descendance et se pérennise. C’est ainsi que bien souvent, ou le mari prend une seconde épouse ou encore se sépare de sa femme en cas de stérilité de celle-ci ou la femme quitte son homme lorsqu’il s’avère stérile. En d’autres termes, la stérilité est perçue et vécue comme un malheur radical. Le sida apparaît comme un révélateur de cette conception qui finalement n’a rien perdu de son acuité malgré les apparences. L’analyse des récits de vie montre que les femmes qui avaient déjà des enfants avant leur infection ne sont pas victimes de répudiation ni d’abandon, même si le sida crée des tensions au sein de leur couple. Contrairement à elles, celles qui n’ont pas d’enfants avec leur conjoint font l’objet de répudiation et d’abandon. L’exemple de B., 35 ans, qui a été répudiée par son époux parce que selon lui, elle ne pourra pas lui donner d’enfants, permet d’illustrer nos propos : « Quand mon frère est allé le (son conjoint) voir pour lui demander pourquoi il m’a chassée de la maison, il a dit que j’ai le sida et que je pouvais plus avoir d’enfants ».

34Dans la conception de nombreuses personnes, le VIH/sida s’oppose à la procréation dans la mesure où celle-ci n’est pas séparée et séparable de la sexualité. Et cette conception, même s’il existe aujourd’hui des traitements permettant à la femme de procréer sans aucun risque d’infection pour l’enfant, reste toujours ancrée chez certaines personnes, tout comme les représentations sociales qui font du sida « une maladie des femmes » (Le Palec, 1996 : 155).

35Dans la relation homme/femme en effet, les femmes sont souvent accusées de « provoquer » la maladie. On les considère comme des réservoirs de l’infection ou comme des vecteurs de sa transmission à leurs partenaires masculins et à leurs enfants.

36Dans le couple, celui qui informe le premier son conjoint est d’emblée considéré comme étant à l’origine de la maladie et on lui reproche alors son infidélité, le sida étant une Infection Sexuellement Transmissible (IST) ?  Comme la plupart du temps, la femme est la première à faire son test (83% des femmes de l’association ayant affirmé avoir fait leur test avant leur conjoint) suite à des maladies répétées (69% des femmes ayant un conjoint) ou au cours de la grossesse (14% des femmes ayant un conjoint), c’est bien souvent qu’on l’accuse d’être celle par qui le virus est « entré » dans la maison. Du fait de cette perception, des femmes, à l’image de V., sont abandonnées par leur conjoint et cela, quel que soit le type d’alliance contracté.

La vulnérabilité des femmes

37En fonction de l’information de l’entourage, nous avons pu identifier deux groupes de femmes : celles qui n’ont pas informé l’entourage et celles qui l’ont fait. Pour la première catégorie, la vulnérabilité, c’est donc l’impossibilité de partager son statut sérologique avec sa famille ou son conjoint et donc de pouvoir discuter une aide, un soutien. A cet effet, des femmes ont affirmé lors des entretiens de ne pas demander de l’aide à leur entourage de peur que l’on ne se doute de leur maladie et que l’on les rejette. Deux femmes appuient ainsi : « Si tu veux demander de l’aide, tu dois dire pourquoi tu as besoin de cette aide et les gens vont savoir que tu as le sida ». « Pour qu’on te vienne bien en aide, il faut qu’on sache réellement le problème que tu as, mais quand tu vas dire ce que tu as, ils vont te rejeter ».

38A travers la démarche consistant à demander de l’aide à son entourage, réapparaît donc le problème de l’information, par les femmes, de celui dont l’appui financier est sollicité. L’enjeu est ici de demander et d’obtenir un soutien sans être tenue de fournir des précisions sur la nature des problèmes de santé qui les empêchent, par exemple, d’exercer une activité. Les femmes se voient donc tenues d’opérer un choix qui intègre le risque inhérent à la révélation de leur statut sérologique et celui découlant de l’incapacité à trouver, plus que des moyens de subsistance ponctuels, une réelle autonomie financière.

39Pour la deuxième catégorie, la vulnérabilité est consécutive à la rupture du lien social. En effet, lorsqu’elle se produit, la rupture que ce soit au niveau familial ou conjugal, rend la femme économiquement plus vulnérable, d’autant plus que les femmes, lorsqu’elles sont sous l’autorité parentale, dépendent le plus souvent de leur parent et le mariage à pour conséquence de les enlever de cette dépendance parentale pour les mettre sous la dépendance du mari. Ainsi en est-il par exemple de G., qui après avoir été reniée par son père, est en rupture sérieuse avec sa famille et se « débrouille » seule, dans le dénuement complet qui a transformé sa précaire condition d’existence en une véritable épreuve de survie. Il en est de même pour V. qui, répudié par son mari, se retrouve souvent, sans rien avoir à se mettre sous la dent et est condamnée à des expédients et à la seule solidarité de « ses sœurs » de l’association, en dehors desquelles elle affirme ne plus avoir de relation.

40En définitive, pour ces femmes en rupture avec leur famille ou/et leur conjoint, tout comme pour celles qui n’ont pas informé leur entourage, la vulnérabilité est représentée par les difficultés quotidiennes qu’elles rencontrent pour trouver les moyens nécessaires pour se nourrir et se déplacer ; ce qui a pour conséquences de réduire leurs possibilités d’accéder aux structures de soins de santé et donc entraîne une dégradation de leur état de santé et de leur bien-être.

Les réponses de l’association à la vulnérabilité des femmes

41Face à ces différents types de rupture et à la solitude qui touchent ces femmes, et pour apporter un soutien à ces séropositives ou malades, l’association semble être un « milieu » ou une « communauté » de « substitution ». Les soutiens apportés sont d’ordre moral, matériel et financier.

Le soutien moral

42L’adhésion à l’association permet aux femmes de bénéficier d’un nouvel élan de solidarité et d’une chaleur humaine, que les réseaux sociaux antérieurs, en marge desquels elles vivent désormais et construisent leur identité propre, ne sont plus capables de leur dispenser. Pour définir d’ailleurs la fonction principale de l’association pour ces membres, les femmes parlent de « soutien mutuel » ou d’entraide.

43Ce soutien prend la forme d’information, d’aides en nature et financières. L’information s’est avéré un objectif essentiel de l’association, car à leur adhésion, la majorité des femmes est confrontée à un déficit d’informations sur l’infection et sur les règles à observer pour vivre avec le virus. Les informations données portent généralement  sur les règles d’hygiène et d’alimentation que doit observer une personne vivant avec le VIH et sur la façon de vivre avec le virus. Elles portent également sur les différents traitements existants, sur l’existence de projets de prise en charge médicale pour que les femmes puissent en bénéficier, et bien d’autres choses encore qui leur permettent d’alléger un peu la souffrance que peut générer en partie l’absence d’information.

44Pour satisfaire le besoin d’information, l’association a mis en place progressivement des permanences de soutien et d’information permettant de combattre l’ignorance et de briser la solitude. Mais les informations sont surtout données sous forme de témoignages et d’expérience dans le « groupe de parole ». Le groupe de parole offre en effet la possibilité aux femmes de se soutenir, d’échanger leurs idées et leurs solutions : celles qui connaissent leur sérologie depuis plusieurs années conseillent celles qui viennent de l’apprendre et qui ont encore du mal à l’accepter. Pour 87% des femmes (n=167), le groupe de parole leur permet d’avoir des informations utiles pour vivre leur séropositivité.

45Par ailleurs, l’association joue un rôle de médiation au niveau de l’entourage familial des femmes. En effet, devant l’attitude des femmes consistant à taire leur séropositivité, l’association les sensibilise sur la nécessité d’informer au moins un membre de l’entourage. Pour celles qui l’acceptent, mais qui ne préfèrent pas faire l’annonce elles-mêmes, l’association joue le rôle d’intermédiaire et se charge donc de l’annonce après sensibilisation du ou des proches à informer. La sensibilisation porte en premier lieu sur l’absence de risque de contamination par les gestes de la vie quotidienne. Les proches sont également informés des mesures de prévention et reçoivent des conseils élémentaires d’hygiène pour s’occuper de leur parent touché par le sida. A cette information, dont l’objectif est de rassurer les familles, s’ajoute une sensibilisation à l’importance du soutien qui vise à empêcher des réactions d’évitement ou d’exclusion et à favoriser au contraire une attitude de solidarité.

46Le rôle de médiation s’étend aussi au milieu hospitalier lorsque des membres de l’association se substituent aux parents et aux amis absents, pour assurer la présence du milieu du malade dans l’hôpital et prendre en charge le maintien de la socialisation après la « déshospitalisation ».

47Mais, la solidarité sous forme de réconfort psychologique s’est avérée très vite insuffisante, car la maladie a parfois des conséquences en cascade sur la vie des femmes, comme la perte de l’emploi et du logement. L’association s’est donc adaptée peu à peu à traiter également les aspects socio-économiques du sida avec la progression de l’épidémie et l’évolution des femmes touchées (de plus en plus de femmes déjà très pauvres quand elles sont contaminées et que la maladie appauvrit encore).

Le soutien matériel et financier

48Une des fonctions essentielles de l’association est de créer une sorte de solidarité entre les membres. Cette solidarité se manifeste non seulement par les aides que les femmes reçoivent de l’association, mais aussi, comme l’affirment les responsables, par des échanges réciproques de biens entre les femmes.

49Les échanges réciproques entre les femmes sont relativement faibles dans la mesure où seulement 20% des femmes dans notre échantillon (n=167) disent avoir reçu ou donné à une membre. Les aides que s’apportent les membres de l’association sont surtout des dons financiers cités par 7% des femmes et des aides en nature, tels que la nourriture (5%), les vêtements (3%) et les prêts de médicaments (5%).

50Pour les prêts de médicaments, il faut souligner qu’ils interviennent chez les femmes qui sont sous Anti-retroviraux (ARV). Il s’agit pour une femme de prêter quelques comprimés à une autre qui utilise les mêmes ARV qu’elle et qui, faute de moyens, ne peut s’en en procurer à temps. Ce type d’aide médical soutient les femmes qui le reçoivent, constitue un soulagement et permet de suivre correctement le traitement. Mais, conscientes du fait que ce genre d’aide ne peut pas contribuer de façon durable à l’amélioration du bien-être des femmes, les responsables de l’association ont opté pour des actions permettant aux femmes de se prendre en charge, telles que la formation et l’emploi.

51La formation et l’emploi sont considérés par les femmes comme les aides les plus importantes qui leur sont apportées par l’association. Ce sont des aides qui visent par le renforcement du savoir et du savoir-faire des femmes à les intégrer dans le marché du travail et à leur permettre ainsi d’avoir un revenu professionnel régulier. Les formations reçues concernent dans la majorité des cas le domaine du VIH/sida et permettent de renforcer les capacités techniques des femmes pour qu’elles soient capables de proposer des prestations, soit à plein temps dans des structures de santé, soit à temps partiel dans des entreprises.

52Mais ces actions sont limitées dans la mesure où elles ne bénéficient pas à la majorité. En effet, seulement 25% des femmes enquêtées (n=167) ont pu bénéficier d’une formation. De plus, se pose un problème de diversification de formation, ce qui ne permet pas d’accroître les possibilités pour les femmes d’accéder à un emploi. On constate d’ailleurs que parmi les femmes ayant reçu une formation dans l’association, seulement 25,6% ont eu du travail dans le domaine de la prise en charge des personnes vivant avec le VIH, par l’intermédiaire de l’association. Il va s’en dire que les femmes qui ont besoin d’un travail rémunérateur ne peuvent pas toutes être absorbées par ce marché et qu’en se focalisant uniquement sur les formations dans le domaine du VIH, l’association réduit leurs chances et contribue à les exclure d’autres secteurs d’activités.

53Pour certaines femmes qui n’ont pas pu bénéficier de formation et d’emploi, les prêts constituent une alternative pour les inclure dans le circuit économique. Des prêts sont accordés aux femmes pour mener des activités génératrices de revenu (AGR) en vue de leur permettre d’avoir un revenu ou de l’améliorer. Une proportion de 53% des femmes a reçu des prêts comme aide de l’association.

54Un autre type d’aide que les femmes reçoivent de l’association concerne les aides en nature. Il s’agit principalement de produits alimentaires, de produits d’hygiène, mais aussi, bien que de façon moins régulière, de vêtements et d’articles scolaires. Elles sont 40% à avoir affirmé recevoir ce type d’aides.

55Ces aides sont le moyen pour l’association d’assurer la survie des femmes en situation de démuniment extrême. Sachant en effet que le VIH/sida entraîne une réallocation des ressources, dont une grande partie est consacrée aux soins de santé, au détriment d’autres besoins de base, il s’agit, selon les responsables, de combler le déficit alimentaire que pourrait provoquer cette réallocation des ressources, de permettre aux femmes d’observer les règles d’hygiène et de scolariser leurs enfants. Il convient cependant de souligner que ce type d’action, s’il constitue un soulagement pour les femmes, reste limité dans le temps et ne permet pas une amélioration durable du bien-être des femmes. Il a plutôt pour conséquence de les maintenir dans une situation de dépendance.

Conclusion

56L’étude avait pour objectif principal d’analyser les capacités des femmes infectées, réunies en association, à gérer les risques liés à l’infection à VIH. En situant cette analyse dans le cadre conceptuel de la vulnérabilité défini par Moser, nous avons montré comment le VIH/sida en tant que crise individuelle et collective, entraîne une fragmentation sociale à travers les risques auxquels il expose. Cette fragmentation sociale conduit à la vulnérabilité des femmes par une rupture des liens sociaux, notamment familiaux et conjugaux, par leur incapacité à maintenir ou à améliorer leur niveau de bien-être. La vulnérabilité, dans ce contexte, a un caractère multidimensionnel qui intègre des facteurs culturels, sociaux et économiques.

57La lutte contre la vulnérabilité des femmes vivant avec le VIH/sida nécessite des actions en profondeur qui tiennent compte de ces facteurs. Dans cette perspective, quel rôle une association de femmes vivant avec le VIH peut-elle jouer ?

58Les résultats de l’étude ont montré que ce rôle est avant tout un rôle d’entraide, basé sur la solidarité du groupe. Il se manifeste sous la forme d’un soutien moral, à travers des échanges d’informations et d’expériences, d’un soutien matériel et financier à travers les aides (formation, emploi, financement d’AGR) que l’association apporte à ses membres et les échanges réciproques de biens entre les femmes.

59Si les actions menées par l’association sont appréciables, dans la mesure où elles permettent aux femmes de se prendre en charge, elles restent tout de même limitées dans leur étendue eu égard au pourcentage de femmes jusque là touchées.

60En fait, contrairement à ce qui ressort de la littérature (Gagne, 1996 ;  Hassoun, 1996), l’association en tant que système de solidarité ne diffère pas des autres types de solidarités (familiale, communautaire). Elle fonctionne aussi selon le principe de droits et obligations qui caractérisent ces autres formes.  

Biographie

61Doctorante dans le programme National Centre of Competence in Research/North-South, Cléopâtre Kablan effectue une thèse de doctorat sur le VIH/sida. Ces centres d’intérêt ont trait également aux questions de genre et de la société civile.

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Bibliography

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References

Electronic reference

Cléopâtre Kablan, Brigit Obrist, Guéladio Cissé, Kaspar Wyss, Ismaïla Touré and Marcel Tanner, « VIH/SIDA, genre et vulnérabilité Â», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Hors-série 3 | décembre 2006, Online since 20 December 2006, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/1844 ; DOI : 10.4000/vertigo.1844

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About the authors

Cléopâtre Kablan

Centre Suisse de Recherches Scientifiques (CSRS), 01 BP 1303, Abidjan 01, Côte d’IvoireInstitut d’Ethno-Sociologie, 22 BP 535, Abidjan 22, Côte D’Ivoire

Brigit Obrist

Institut Tropical Suisse, Boîte postale, 4002 Bâle, Suisse cleopatre.kablan@csrs.ci

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Guéladio Cissé

Centre Suisse de Recherches Scientifiques (CSRS), 01 BP 1303, Abidjan 01,  Côte d’Ivoire

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Kaspar Wyss

Institut Tropical Suisse, Boîte postale, 4002 Bâle, Suisse cleopatre.kablan@csrs.ci

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Ismaïla Touré

Institut d’Ethno-Sociologie, 22 BP 535, Abidjan 22, Côte D’Ivoire

Marcel Tanner

Institut Tropical Suisse, Boîte postale, 4002 Bâle, Suisse cleopatre.kablan@csrs.ci

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