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Les organisations professionnelles agricoles et la gestion des ressources naturelles en Amazonie brésilienne orientale : Innovations et apprentissages

Laurence Granchamp Florentino and Aquiles Simões

Abstracts

In the eastern Brazilian Amazon, the family farming and rural organisations – we called ‘OPAR’ (associations, unions, federations of small farmers’ unions, NGOs arisen from the rural movement) - have acceded to an operational or intermediation role, which place them in a strategic position for the implementation of natural resources management projects. So, they operate, locally, several programs for the protection of the rain forest promoted by the NGOs or international organisations, or corresponding to federal public policies. We question here the conditions of emergence of this collective actor in the field of sustainable development and the work of political construction of a convergence between the problems of the family farming and those of the environment. More widely, the interaction of the various agents of the development requires learning that we formalized in a frame adapted to the regional context: the "cloth (canvas) of social learning ".

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Introduction

1En Amazonie orientale, les organisations professionnelles agricoles et rurales – OPAR (associations, syndicats, fédérations syndicales, ONG émanant du mouvement syndical rural) se sont construites un rôle d’opérateur ou d’intermédiaire incontournable pour la mise en œuvre de projets de gestion des ressources naturelles. Elles prennent ainsi part à différents projets, qu’il s’agisse de programmes de protection de la forêt tropicale promus par des ONG ou des grands organismes internationaux, ou bien des politiques publiques fédérales pour la mise en œuvre desquelles les OPAR sont contractualisées. Nous nous interrogeons ici sur les conditions d’émergence de cet acteur collectif dans le champ du développement durable et le travail de construction politique d’une convergence entre les problématiques de l’agriculture familiale et celles de l’environnement.

2En effet, malgré l’importance sociale et économique de l’agriculture familiale dans cette région, les politiques publiques n’ont pas donné, globalement, la priorité à cette catégorie sociale. A ce titre, les deux régions d’études offrent un contraste intéressant : toutes deux situées en région de « front pionnier », elles ont fait l’objet de politiques d’occupation du territoire différentes. La première, Altamira, est issue d’un projet de colonisation agricole encadré par l’Etat et à ce titre, la catégorie des agriculteurs familiaux a fait l’objet d’un soutien initial avant d’être confrontée à un retrait de l’Etat. En revanche, la région de Marabá est caractérisée par une occupation dite « spontanée », dans laquelle l’Etat n’est intervenu que plus tardivement et dans le but de diminuer les violents conflits qui ont résulté de la confrontation directe d’acteurs sociaux hétérogènes. Mais à partir de la fin des années 1990, les rapports sociaux des acteurs locaux vont être progressivement profondément modifiés par les nouvelles politiques publiques d’appui aux agriculteurs familiaux. Celles-ci vont consister principalement en la création de ligne de crédit rural et de dispositifs d’assistance technique aux agriculteurs, et en une relance de la réforme agraire.

3Au cours de cette même décennie, émerge à l’échelle régionale un syndicalisme paysan qui apparaît capable de participer à la redéfinition de la place de l’agriculture familiale dans les politiques publiques. De ce fait, mouvement social et politiques publiques se trouvent dans une relation dialectique qui crée les conditions d’un renouvellement significatif et rapide du contexte régional, laissant espérer une stabilisation des fronts pionniers qui ne passe pas par l’exclusion massive des catégories d’agriculteurs les moins favorisés. L’affirmation sur la scène politique de ce mouvement social rural est en soi l’expression de tous les questionnements portant sur le devenir de la région et sur la reproduction des processus sociaux et économiques caractéristiques des fronts pionniers : les nouvelles configurations d’acteurs qui se dessinent seront-elles à même de rompre avec l’inexorabilité de l’éviction des petits par les grands propriétaires au cours du processus de stabilisation du front pionnier ? et avec les modes prédateurs d’usage des ressources naturelles qui caractérisent ces espaces ?

4La relation dialectique entre mouvements sociaux ruraux et politiques publiques se réalise à l’intérieur de dispositifs concrets, qui conduit à la confrontation des logiques diverses des acteurs du développement et à la constitution d’apprentissages sociaux. Pour mieux comprendre les conditions de ces interactions et la nature de ces apprentissages sociaux, il nous apparaît tout d’abord nécessaire de retracer les grandes étapes de l’émergence des organisations des agriculteurs familiaux et de quelle façon ces acteurs locaux ont pu progressivement s’affirmer en tant que sujet de leur propre devenir dans la construction de leur territoire. Dans un second temps, nous verrons quels sont les projets de développement durable pour montrer dans quel contexte les apprentissages sociaux se réalisent. Puis nous développons cette notion et son cadre théorique, que nous avons adaptés au contexte régional.

Les sources de l’action collective

5Les organisations des agriculteurs familiaux apparaissent comme les principaux acteurs collectifs et le mouvement social le plus vigoureux de l’Amazonie brésilienne orientale. Cette prégnance rurale dans la vie politique régionale s’explique par l’histoire économique et sociale des trente dernières années.

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Figure 1.  Carte de la région d’Altamira, route Transamazonienne. Source : LAET, X. Arnauld de Sartre et Monique Morales (UMR SET)

6Les mouvements sociaux ruraux d’Altamira et de Marabá (cf. figure 1) sont passés grosso modo par différentes phases qui ne sont pas nécessairement concomitantes : une période d’émergence, suivie de la constitution d’une fédération régionale, laquelle sert de base à l’élaboration d’un projet propre pour le développement de leur territoire.

7La première période est celle de la fixation de l’agriculture familiale dans les fronts d’expansion, au cours des années 1970. Elle prend des formes différentes dans l’un et l’autre des deux régions. Dans le cas des projets de colonisation encadrés, comme à Altamira, l’Etat soutient l’implantation de l’agriculture familiale dans un modèle d’occupation du territoire qui, tout en n’étant pas exclusivement dédié aux petits paysans, assure une cohabitation plus ou moins pacifique des différentes catégories. En revanche, dans la région de Marabá, l’Etat favorise la reconversion des anciennes châtaigneraies en élevage extensif (fazenda) et soutient les grands propriétaires par l’intermédiaire de la répression policière contre les petits paysans qui occupent des parcelles dans ces immenses propriétés. Ce n’est que grâce à l’organisation des paysans et à leur résistance aux menaces et aux répressions policières que ceux-ci parviennent à conquérir, au bout de plusieurs années de lutte, le droit d’occuper ces terres.

8Ainsi, dans la genèse même de l’occupation régionale trouve-t-on les fondements des formes et de la vivacité de l’action collective. Dans la région de Marabá, les syndicalistes paysans ont acquis une grande combativité et un esprit de lutte (Hébette, 2002) qui n’a pas faibli avec le temps et qui s’est au contraire « étoffé » et démultiplié en investissant de nouveaux objets de mobilisation et de lutte dans la période plus récente.

  • 1  En 1985, la plupart des communes (« municipios ») n’avaient pas encore ce statut, l’obtention de l (...)
  • 2  Sans travaux continuels d’entretien, ces routes qui ne sont en fait que des pistes en terre, devie (...)

9Dans la région d’Altamira, les actions collectives ont d’abord été localisées et suscitées par le retrait de l’Etat du programme de colonisation, dès la fin des années 1970. Jusqu’en 1985, des luttes localisées ont surgi dans les différentes communes1 pour revendiquer auprès de l’Etat l’entretien des routes2, l’implantation des structures de santé ou d’éducation, ou autour des légalisations foncières et de l’installation de nouveaux colons. Mais très vite les leaders syndicaux ont perçu la similitude des luttes locales et ont compris l’intérêt de les fédérer dans un mouvement régional. De cette unité d’intérêt encourageant une articulation horizontale est née le Mouvement Pour la Survie de la Transamazonienne (MPST) en 1991.

  • 3  Avant qu’il ne change de nom, le MPST était, en quelque sorte, l’organisation du « PIC Altamira »  (...)

10La « naissance » du MPST est attribuée généralement par les acteurs locaux à une grande mobilisation collective qui a eu lieu en 1991, à l’occasion de laquelle les différentes organisations syndicales régionales ont pu se rendre compte de la convergence de leurs actions localisées et expérimenter le pouvoir de la mobilisation collective. Mais cette prise de conscience a été construite bien en amont ; deux facteurs essentiels expliquent comment, assez rapidement, la Transamazonienne émerge comme un territoire, à la fois fruit d’une histoire et espace d’un projet de développement spécifique, porté par le mouvement social qui se cristallise dans le MPST. Le premier facteur, c’est la structure même du projet de colonisation conçu par l’Institut national de la colonisation et de la réforme agraire (INCRA)3. Le second facteur, c’est la présence dans la région d’une Eglise Catholique progressiste, fondant son action sur la théologie de la libération. L’émergence du MPST retrace ainsi un processus d’autonomisation vis-à-vis de ces tutelles, qui s’appuie sur deux stratégies conjointes : sur une dimension d’intégration horizontale (regroupement d’organisations similaires d’un nombre croissant de communes) et sur une dimension d’intégration verticale de l’action collective (par l’insertion dans des espaces publics de différents niveaux, en particulier à travers la conquête de mandats électifs, politiques ou de représentation professionnelle).

11Quoi qu’il en soit de la différence des contextes d’émergence des organisations et des stratégies d’action adoptées dans les deux cas, les OPAR des deux pôles régionaux en sont venues rapidement à partager une même préoccupation : celle des moyens de maintenir les paysans à la terre. Car, comme le souligne J. Hébette (id.), ce n’est pas seulement la combativité qui permet le maintien de la plupart des agriculteurs sur leurs terres : encore faut-il disposer de moyens techniques de l’exploiter, d’une insertion même partielle dans les marchés, et d’une légitimité sociale et politique qui permet de garantir des droits et qui pèse sur les gouvernements pour élaborer des politiques adaptées. Ainsi « lorsquele paysannat [non propriétaire] a obtenu une plus grande sécurité foncière, les préoccupations qu’il exprimait dans les réunions de Communautés Ecclésiales de Base ou celles des Syndicats des Travailleurs Ruraux (…) ont commencé à aller au-delà des stratégies d’occupation des terres, pour s’inquiéter du problème d’une fixation durable et de la consolidation de leur projet agricole à un niveau minimum de bien-être » (Hébette, op. cit., p. 215).

12Cette entreprise de consolidation d’un paysannat régional a reçu l’appui de chercheurs et universitaires français et brésiliens, qui a donné naissance au Centre Agro-environnemental du Tocantins à Marabá, et au Programme Agro-environnemental de la Transamazonienne à Altamira. Ces contacts ont à la fois ouvert de nouveaux canaux par lesquels les leaders paysans ont élargi leurs perspectives et leurs facultés à désingulariser leurs actions collectives, à les requalifier dans un sens qui puisse répondre à des préoccupations de la société (nationale ou internationale) tout en servant leur cause.

13Ces deux mouvements paysans se caractérisent donc en premier lieu par la constitution de fédérations régionales, rapidement appuyées par des chercheurs et universitaires dans le cadre d’un programme de coopération ; deuxièmement par une base syndicale et paysanne, avec néanmoins l’affichage d’objectifs plus larges, englobés dans un projet de développement pour le territoire, particulièrement net dans le cas d’Altamira ; et enfin par la recherche des conditions de maintien de l’agriculture familiale dans ces régions de front pionnier. C’est cette dernière préoccupation qui va rapidement conduire les mouvements sociaux à faire le lien avec les modes d’exploitation des ressources typiques de ces régions et les questions environnementales.

La construction sociale et politique d’une convergence entre agriculture familiale et environnement

14C’est ainsi principalement à travers la réflexion sur les modalités de maintien de l’agriculture familiale que s’effectue un rapprochement entre les tenants d’un développement de ces territoires sur la base d’une agriculture familiale et les réflexions sur la préservation de l’environnement en Amazonie. Les premières luttes sociales, pour l’accès à la terre, ont non seulement conduit à des mobilisations collectives très fortes parmi les paysans, mais elles ont également suscité l’adhésion d’une grande diversité d’acteurs : clergé, militants sociaux et politiques, avocats, chercheurs et étudiants travaillant auprès des paysans, etc., dans la mesure où la lutte pour la terre constitue l’espace social de rencontres. C’est dans ce contexte que se sont construites les trajectoires des leaders paysans. C’est aussi dans ce « champ de forces », diversifiées et plus souvent contradictoires qu’on ne le croit, que vont se constituer les premières trames d’une toile d’apprentissage social.

15Les fronts pionniers modernes résultent d’abord de la volonté de drainer des matières premières vers le « monde habité », c’est-à-dire vers les grandes villes ou les principaux centres économiques. Deux facteurs semblent essentiels pour comprendre pourquoi les fronts pionniers sont animés de cet esprit extractif qui a souvent pour conséquence la destruction des milieux et l’épuisement des ressources naturelles. D’une part, les fronts pionniers obéissent à des logiques exogènes ; ce sont des espaces marginaux qui sont intégrés dans l’espace productif et dans l’espace social national sous la pression de déterminants économiques (en particulier le cours des matières premières), comme de déterminants sociaux (l’inégale répartition des terres et les modes de production extensifs conduisant à la concentration de celles-ci). Mais d’autre part, à l’échelle locale, l’occupation de ces espaces devient un enjeu pour des catégories sociales en compétition. Or, cette compétition est le mécanisme principal qui fait des pionniers les agents indispensables à l’accumulation centripète des richesses produites localement, menant à l’épuisement des ressources naturelles et par conséquent à la reproduction des processus d’exclusion sociale dans l’espace. On imagine mal dans ces conditions ce qui pourrait permettre de rompre avec ces logiques prédatrices et excluantes. Pourtant, au cours du dernier quart de siècle, nous serions arrivés à l’épuisement de la logique de reproduction du front pionnier dans l’espace, en raison tout autant de la disparition progressive de nouveaux espaces à intégrer que de transformations sociales profondes dans la société brésilienne (urbanisation, chute de la natalité, évolution des attentes dans les nouvelles générations, …). Ces transformations sociales ont conduit les anciens pionniers à vouloir pérenniser leur implantation.

16Par ailleurs, ces destructions des milieux naturels se produisant dans l’une des plus importantes des dernières forêts tropicales au monde, elles ne pouvaient manquer de susciter l’intérêt de l’opinion internationale. C’est donc dans ce contexte que se construit, principalement au cours des années 1990, la problématique de la « stabilisation des fronts pionniers » qui, du point de vue de l’agriculture familiale, recherche les moyens d’améliorer les conditions techniques (agronomiques) d’exploitation, et du point de vue environnemental présente l’avantage de limiter les défrichements et l’avancée du front pionnier sur la forêt. Il s’agit donc de mettre en échec le modèle typique d’évolution des fronts pionniers, tel qu’il a été décrit notamment par M. Coy (1996).

17Le syndicalisme paysan se voit ainsi renforcé et gagne une nouvelle reconnaissance sociale aux niveaux fédéral et international grâce à ses alliances avec les causes du développement durable, représentées par des ONG telles que l’OXFAM (Angleterre), le GTZ (coopération allemande), ou le Comité Catholique Contre la Faim et pour le Développement (CCFD, France). Ces dernières lui ont apporté des moyens nouveaux d’intervenir dans le champ d’un développement durable basé sur l’agriculture familiale.

18D’autres facteurs vont intervenir pour renforcer la construction sociale de cette convergence entre agriculture familiale et développement durable en Amazonie.

  • 4  Tels que le LUMIAR ou le PRONAF. Le LUMIAR est un projet de développement sous traité à des agence (...)

19Tout d’abord, dans le cadre des politiques d’ajustement structurel et de réduction des dépenses de l’Etat, le gouvernement brésilien adopte une politique de sous-traitance de tout un pan du développement rural à des organismes privés. Les organisations paysannes ont saisi cette opportunité en créant leurs propres agences de développement et de prestations de services (par exemple, la Coopserviços à Marabá et la Fondation Viver Produzir Preservar à Altamira). Parallèlement, au cours des années 1990, le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso adopte une position nettement plus favorable vis-à-vis de l’agriculture familiale. La création du Ministère du Développement Agraire en 1994 est d’ailleurs emblématique de cette inflexion des politiques publiques. Pour la première fois, des programmes spécifiquement destinés à l’agriculture familiale sont mis en place4. Il s’agit donc véritablement d’une sous-traitance du développement, et non d’un véritable retrait. Et par conséquent, c’est une manne financière et symbolique importante qui est en jeu.

  • 5  Fédération des Travailleurs de l’Agriculture du Pará, rassemble les petits propriétaires et l’ense (...)

20A tous ces éléments, le mouvement syndical a parfaitement su s’adapter ; il a symbolisé ces transformations par un changement de nom et par la création ou la réorganisation de ses structures organiques. Ainsi, la Fondation Agraire du Tocantins Araguaia, qui avait fédéré les syndicats et les associations de la région de Marabá, s’est restructuré avec d’un côté une composante strictement syndicale, la FETAGRI5 du Sud-est du Pará, et de l’autre une composante technique et opérationnelle, la Coopserviços et la COOCAT (Coopérative Paysanne du Araguaia Tocantins), qui fonctionnent comme des agents de développement rural. La FATA n’a pas été dissoute pour autant, elle continue de chapeauter l’ensemble de ces organismes, et conserve la responsabilité de la formation syndicale et technique des agriculteurs et des fils d’agriculteurs, à travers une Ecole familiale rurale (EFA).

21De son côté, le MPST est devenu Mouvement pour le Développement de la Transamazonienne et Xingu. A l’instar de la FATA, le MDTX est l’instance qui chapeaute et donne les orientations politiques aux autres organismes qui lui sont affiliés. La Fondation Vivre Produire Préserver (FVPP) est l’organisme opérationnel, celui qui est habilité à capter des financements extérieurs et conduire des projets sur le terrain. Et à l’instar du cas de Marabá, une représentation régionale de la FETAGRI a été constituée. Dans le giron du MDTX est également présente l’association des Maisons familiales rurales qui a investi le terrain de la formation des fils des agriculteurs.

22Ce changement structurel montre que le mouvement syndical ne cherche plus uniquement à revendiquer des droits minimums devant assurer la survie d’un groupe professionnel ; il est devenu une force qui propose des alternatives de développement pour sa région. Il propose de repenser le modèle d’occupation et de colonisation initial de la région, en incorporant la dimension environnementale et en faisant du « développement régional intégré » soutenable sur le long terme. Ce projet politique embrasse des secteurs aussi divers que la formation des jeunes agriculteurs, la politique foncière, le développement agricole ou forestier.

  • 6  On peut même considérer que cette légitimité se construit en miroir ou de façon synergique : d’un (...)

23Forts de cette nouvelle légitimité6, les OPAR sont davantage en mesure d’intervenir de diverses façons dans la mise en œuvre de projets de développement durable. En observant leurs modalités d’intervention, on constate qu’elles contribuent à brouiller la conception habituelle des catégories de « public » et de « privé », et à renouveler les relations entre pouvoirs publics et société civile.

24Ces innovations ou la diversité des modalités d’intervention des OPAR dans les projets et politiques de développement durable constitue le fruit des apprentissages sociaux réalisés au sein des réseaux d’acteurs interdépendants qui se sont formés au fil du temps, soit la « toile d’apprentissage social ».

Les projets locaux environnementaux ou de développement durable : quel rôle pour les OPAR ?

25Les organisations rurales (OPAR) disposent ainsi de solides atouts, face à ce faisceau de facteurs qui favorisent la conciliation entre le renforcement de l’agriculture familiale et le développement durable. Néanmoins, sa traduction dans les projets spécifiques et les politiques publiques nécessite encore de nombreux arbitrages et médiations entre les deux composantes à concilier. Aussi, la solidité de cette alliance ne peut-elle être testée que dans le cadre de projets précis. De plus, c’est également dans le cadre des projets, à travers les arbitrages, les médiations et les ajustements nécessaires, que vont se réalisent les apprentissages mutuels qui permettent de faire évoluer l’ensemble de la configuration d’acteurs, support de l’interface sociale.

26À partir d’entretiens réalisés avec une dizaine de responsables d’organisations rurales, nous avons identifié une liste (non exhaustive) de projets en rapport avec l’environnement ou que ces derniers ont présenté comme ayant un rapport avec le développement durable.

27Les projets à caractère environnemental peuvent correspondre à des politiques publiques, tout autant qu’à des initiatives des organisations rurales ou à des programmes mis en œuvre par les ONG ou des institutions internationales. Ils se rapportent à des domaines très divers et évoquent particulièrement bien le type de travail de médiation que réalisent les OPAR.

28Ces projets et politiques publiques, à travers les impératifs de leur opérationnalisation, représentent une opportunité pour les acteurs locaux de se constituer en médiateurs incontournables. Leur participation aux projets s’effectue à différents niveaux et différents degrés d’intervention : de l’application de projets exogènes, à leur conception, en passant par l’intermédiation.

La position d’opérateur de projets exogènes : l’exemple des politiques de lutte contre la déforestation et les incendies

  • 7  http://www.proteger.org.br/contx.html - site consulté en octobre 2005. (...)

29Dans le cadre de ses politiques de lutte contre la déforestation et les incendies, l’État brésilien a recherché activement la coopération non seulement avec les municipalités les plus menacées, mais aussi la société civile. Après l’épisode de sécheresse liée au phénomène El Niño en 1998 et les incendies qui avaient ravagé l’État de Roraima, le ministère de l’Environnement à travers l’Ibama a élaboré un Programme de prévention et de contrôle des brûlis et des incendies forestiers pour la région la plus sensible d’Amazonie, « l’arc de la déforestation » (Proarco). Parallèlement, il a sollicité le Groupe de Travail Amazonien (GTA), un réseau d’entités diverses de l’ensemble des États amazoniens. L’Usaid et la Banque Mondiale ont contribué financièrement à l’élaboration d’un projet de mobilisation sociale auprès des groupes paysans et de leurs dirigeants, ainsi que des communautés indigènes et extractivistes7. Le but premier était de former le plus grand nombre possible de personnes aux situations d’urgence. Par la suite, la réflexion a été élargie aux pratiques culturales et aux risques d’incendie. Aussi, dans sa nouvelle phase, le projet a-t-il cherché à stimuler des formes de cultures alternatives à l’usage du feu. C’est dans ce contexte qu’à partir de 2000, un groupe d’environ cent cinquante agriculteurs de la région d’Altamira a réalisé un projet de culture sans l’usage du feu (« roça sem queimar »).

30Les dirigeants paysans locaux abordent ce projet de façon quelque peu ambiguë, comme une initiative locale qui a trouvé un appui financier de la part du gouvernement. Mais l’historique du Projet Proteger montre à quel point, en réalité, cette « initiative » locale a été largement contingente d’un montage institutionnel et d’une stimulation en amont où les institutions gouvernementales ont joué un rôle décisif.

31Aussi, notre première catégorisation entre projets où les OPAR sont contractualisés par un bailleur extérieur et ceux où l’initiative et la conception provient de la base montre ses limites. C’est pourquoi nous essayons de les dépasser en montrant comment, en définitive, les agents sont intégrés dans une toile d’apprentissage social où ceux-ci sont dans des rapports d’interdépendance (N. Elias, 2004). L’exemple du programme Proteger montre bien à quel point il devient difficile de classer les modes d’action publique en « exogène »/ » endogène », ou d’opposer encore projets « descendants » (« top-down) des pouvoirs publics et projets « ascendants » (« bottom up ») issus de la société civile. En réalité, une politique publique qui visait la mobilisation locale pour son implantation a inspiré aux acteurs locaux un autre mode d’action, qui se trouve ensuite intégré dans une proposition de politique publique alternative (i.e. le Proambiente, cf. 3.3.).

La position de « courtier » en développement durable

32Ce sont typiquement les projets pour lesquels les OPAR se trouvent en situation d’intermédiation, ou même de courtage, car l’activité et la rémunération des personnes qui travaillent dans l’organisation dépendent de la captation de projets. Ainsi la coordinatrice de la FVPP reconnaît-elle que la pérennité de l’organisation dépend exclusivement de la captation de ressources externes ; or, celle-ci n’est possible que par l’intermédiaire des « projets ». « Ou on capte des ressources pour implanter des projets spécifiques, pour un public déterminé, avec une coordination déterminée, une valeur « x » … c’est comme ça que ça fonctionne. » Les ressources captées par l’intermédiaire des projets conçus en dehors de l’organisation, souvent sans sa consultation au cours de l’élaboration, lui assurent donc le minimum vital pour le maintien de ses employés. Des employés qui vivent leur activité professionnelle davantage selon le registre militant que salarié, mais qui néanmoins sont tributaires des « compensations » versées par leur organisation.

  • 8  Il s’agit d’un important programme de protection des forêts tropicales financé par le G8 et géré p (...)

33Tous les projets de ce type ne présentent pas le même degré de contrainte. Les projets financés par le Ministère de l’Environnement sont à ce titre probablement les plus contraignants en termes de gestion comptable et de suivi administratif. Mais parmi ceux-ci, les projets du Programme de Protection des Forêts tropicales (PDA8) offrent un éventail assez large de possibilités. Ce Programme a ainsi financé divers projets le long de la Transamazonienne, depuis la mise en place d’une apiculture (misant sur l’encouragement à maintenir la flore locale), jusqu’à l’exploitation durable des cœurs de palmiers natifs (Euterpe oleracea), en passant par des expériences de récupération de terres dégradées. Dans leur philosophie, ces projets établissaient un lien direct de cause à effet entre dégradation de l’environnement et pauvreté : améliorer le revenu des agriculteurs aurait ainsi pour effet de favoriser un meilleur usage des ressources naturelles. Cette causalité n’est pourtant pas si évidente, mais au moins n’exclut-elle pas les problématiques sociales des objectifs de conservation de la nature. Mais elle s’inscrit parfaitement dans la philosophie du développement durable, qui entend concilier les nécessités économiques et sociales avec la préservation de l’environnement, ce qui correspond également aux objectifs des OPAR. Aussi, au-delà de l’effet de guichet, peut-on comprendre pourquoi un nombre significatif de projet ont été proposé dans ce cadre.

34Pour obtenir des financements dans le cadre de ce programme, la FVPP a joué un rôle d’intermédiation entre les organisations locales (les association et syndicats implantés dans les communes) et les instances décisionnaires. Ainsi, le Groupe de Travail Amazonien (GTA), un réseau d’ONG amazoniennes dont la FVVP fait partie, était partie prenante de la réalisation de ce Programme : le GTA fournissait son avis sur les dossiers présentés.

35Le nombre de projets obtenus dans la région est très directement relié au rôle d’intermédiation joué par le MDTX et la FVPP.

36D’une part parce que leurs autres appuis internationaux (notamment le CCFD) leur permettent de maintenir un personnel qualifié (très souvent des universitaires au cours de leur formation), capable d’élaborer des projets et de maîtriser les fonctionnements bureaucratiques. D’autre part, parce que la réputation acquise joue par la suite comme une « garantie » auprès des instances nationales ou extra-locales. Enfin, parce que les jeux de relations à l’intérieur de leur réseau social peuvent également exercer une influence dans la sélection des projets.

37Ces différents paramètres ont créé l’accessibilité de cette ligne de financement. Et celle-ci à son tour a favorisé un intérêt des organisations locales pour des projets à caractère environnemental. En d’autres termes, la présence de financements a entraîné un « verdissement » des OPAR, non seulement parce qu’un certain nombre d’entre elles y ont trouvé une opportunité de financer des projets, mais aussi parce que l’élaboration des projets ou simplement la perspective d’en réaliser un, a engendré toute une série de discussions au niveau local, avec les agriculteurs, sur les questions environnementales.

38Cette situation est spécifique à la région amazonienne, car dans d’autres régions, la faiblesse de la manne financière et de l’intérêt international pour les milieux (par ex. pour le semi-aride brésilien) contraint les acteurs à privilégier d’autres stratégies.

Les politiques publiques alternatives issues des réseaux d’acteurs locaux

39Faire adopter ses propositions par les pouvoirs publics pour les transformer en politiques publiques est également l’une des stratégies des OPAR amazoniennes. A la différence de ce que nous avons pu observer dans d’autres régions, comme celle du Nordeste, leurs propositions sont élaborées davantage sur la base de concertations et d’échanges dans les séminaires que sur des expériences concrètes et validées par tout un réseau d’agriculteurs.

40A ce titre, le Proambientereprésente un véritable défi. Absolument tous les interlocuteurs des OPAR amazoniennes ont mentionné ce projet de politique publique (de façon plus ou moins précise), implanté de façon expérimentale à partir de 2004. Pour reprendre les termes employés dans un document de la FVPP pour présenter ce programme, le Proambiente est « un programme de développement socioenvironnemental de production familiale rurale en Amazonie, un programme de développement rural durable qui s’adresse aux producteurs et productrices familiaux d’Amazonie (…). Avec le Proambiente, l’espace rural amazonien acquière un nouveau rôle vis-à-vis de la société, en devenant non plus un simple fournisseur de produits agricoles ou forestiers, mais également un producteur de services environnementaux pour la société, en valorisant le caractère multifonctionnel de la production familiale rurale. » On mesure toute la capacité des OPAR à capter et intégrer les discussions internationales (la multifonctionnalité de l’agriculture, les services environnementaux…).

  • 9  Les « Gritos » sont des grandes mobilisations qui chaque année rassemblent des centaines voire des (...)

41Nous ne ferons pas ici une analyse détaillée de ce programme, ce qui nous amènerait dans des développements trop longs et trop éloignés de notre objectif actuel ; nous nous contenterons de reprendre l’historique qui nous en est donné par les organisations. Il s’agit donc d’un programme qui a fait l’objet d’une maturation progressive à partir de 1999, alors que les mobilisations annuelles des « Gritos »9 rassemblaient différentes organisations rurales. En 2001, une première proposition a été présentée et discutée par les organisations agricoles présentes et les ONG qui ont pris part à l’élaboration (la FASE en particulier). En 2002, la Transamazonienne a été choisie comme l’un des douze premiers pôles expérimentaux. Chacun des pôles atteindra 500 familles d’agriculteurs environ.
Ce programme se présente à la fois sous la forme d’un crédit soumis à « l’écoconditionalité », et d’un programme de planification et d’assistance technique des activités productives de l’agriculteur. En fonction des caractéristiques écologiques et environnementales de chaque propriété, les techniciens élaborent, en partenariat avec l’agriculteur, un projet pour le reboisement ou l’usage des ressources naturelles présentes sur l’exploitation.

42Les dirigeants insistent surtout sur son caractère novateur, et les promesses qu’il contient pour l’avenir. C’est à leurs yeux avant tout une grande victoire politique que le gouvernement ait accepté d’en faire une politique spécifique pour le développement de l’Amazonie, d’abord sous l’égide du ministère de l’Environnement, puis de celui du Développement Agraire. Un transfert que tous approuvaient, démontrant par la même occasion qu’il s’agit véritablement d’un programme de développement rural durable, avant d’être un programme de conservation. Son principal atout est à leurs yeux qu’il est « adapté à la région amazonienne », et non plus élaboré dans des bureaux, loin des réalités sociales et environnementales des populations rurales régionales.

43Pour la représentante de la Fetagri du Pará, cette planification va enfin permettre aux organisations de sortir de leur rôle de « pompier » : la ligne de crédit spécifique permet de relancer un développement, tout en intégrant (au moins dans les objectifs) la durabilité environnementale.

44Il n’en demeure pas moins que les composantes du programme traduisent le travail d’ajustement typique des courtiers, entre des « demandes » internationales – soit des bailleurs disposés à investir sur des projets précis, non exempts d’une certaine « mode », et des capacités ou opportunités locales, comme dans le cas de la séquestration (ou puits) de carbone.

45Les ressources humaines locales éprouvent parfois de grandes difficultés pour réaliser ces activités de « traduction » ; cependant, au cours du temps, elles acquièrent ces compétences spécifiques ou apprennent à mobiliser les capacités des autres catégories, comme les jeunes universitaires ou techniciens, à travers leur travail politique « d’agrégation » des causes et des groupes sociaux. On ne devrait pas négliger la dimension de sociabilité des activités de ces organisations à l’intérieur des communes rurales et l’influence que, de ce fait, elles peuvent exercer sur les jeunes diplômés. En effet, hormis les institutions religieuses, il n’existe pratiquement pas d’autres organisations qui réalisent autant de rencontres, de séminaires, de discussions et d’échanges. Ces discussions et rencontres socialisent une partie des jeunes aux enjeux et problématiques du développement, mais elles comportent aussi une dimension festive qui approfondit la valeur de l’engagement personnel et prend ainsi une dimension affective. Nous devons en tenir compte, afin d’évaluer si le modèle d’analyse stratégique et le type de rationalité qui retient davantage l’attention des chercheurs n’est pas trop étroit par rapport à la véritable « surface sociale » et la complexité des interdépendances entre agents hétérogènes que les projets permettent de révéler.

46En définitive, les différents exemples montrent que la mise en œuvre des programmes et des politiques publiques de développement durable multiplie les modalités de la participation des acteurs locaux. Les catégories de public et privé, d’Etat et de société civile, se retrouvent imbriquées, interdépendantes dans l’action. Les projets conceptualisés par les acteurs locaux peuvent être inspirés de programmes élaborés antérieurement, par les pouvoirs publics, pour répondre à des problèmes contingents (ex. du Proteger). Mais en retour, les projets conceptualisés dans les réseaux d’acteurs locaux n’assoient leur légitimité et s’assurent leurs moyens d’action qu’à travers la reconnaissance par l’État. Dés lors qu’ils sont transformés en élément des politiques publiques, ils échappent en partie au contrôle exclusif des organisations. Il en résulte une tension entre les acteurs du développement durable, mais simultanément, cette tension est une condition nécessaire aux apprentissages sociaux mutuels.

Apprentissage social et interface sociale

 L’émergence d’une interface sociale

  • 10  Au sens de N. Elias (1997), « Dire que les individus entrent dans des configurations, c’est dire q (...)

47L’observation des montages des différents projets nous amène à constater à la fois l’existence de « courtiers locaux en développement » (conformément à Bierschenk, Chauveau et Olivier de Sardan., 2000), mais aussi à souligner combien la position de courtier se construit et qu’elle ne résulte pas nécessairement de compétences inhérentes aux agents. On doit considérer au contraire que ceux-ci se trouvent dans des « configurations »10 qui leur permettent d’acquérir des compétences spécifiques, soit par la formation des dirigeants des organisations, soit par des alliances ou des recrutements et donc l’élargissement du capital culturel et social de l’organisation. L’acquisition de ces compétences (dans le double sens que nous venons de définir) leur permet de devenir « (…) unacteur de plus en plus spécialisé, voire « professionnalisé », [qui] répond à la décentralisation et à la dénationalisation des canaux de la rente du développement et aux formes participatives promues par les agences de développement depuis plus d’une vingtaine d’années » (Bako-Arifari et Le Meur, 2001:135).

48A l’intérieur des OPAR, on a assisté à des spécialisations qui se sont traduites par des adaptations structurelles et organisationnelles, évoluant vers des réseaux d’acteurs spécialisés (les services d’assistance technique aux agriculteurs, la formation des agriculteurs, l’élaboration et le suivi des projets de développement durable, etc.). Ces acteurs spécialisés sont fédérés autour d’un noyau central qui peut servir de simple « étiquette » ou label d’identification (par exemple, le Mouvement pour le développement de la Transamazonienne et Xingu, ou plus largement, le « mouvement syndical rural ») ou qui peut avoir une intervention plus ou moins forte dans la définition des orientations de l’action et des lignes politiques.

49Par ailleurs, comme nous l’avons mentionné, le processus de sous-traitance du développement a engendré, à partir des années quatre-vingt-dix, un mouvement de densification du tissu social sur la frontière agraire amazonienne. Il se traduit par la constitution d’un réseau de prestataires de service (agronomes et techniciens agricoles en majorité, mais aussi sociologues, pédagogues, assistants sociaux, etc.), autour de l’assistance technique, organisée en ONG (coopératives et associations). Il s’agit de nouvelles structures d’interface entre la politique publique de l’État et les projets de la Réforme Agraire, qui ne se situent pas directement dans la sphère des OPAR, mais avec lesquelles elles ont des relations d’alliance.

50La préoccupation du mouvement social rural concernant les moyens de maintenir les paysans sur leurs terres, et l’intérêt international pour la région amazonienne ont également favorisé la constitution de formes hybrides, telles que les équipes de recherche-action locales (LAET, LASAT), qui associent organisations rurales d’un côté et universitaires et ONG nationales ou internationales de l’autre.

51Mais tout en étant à l’origine de la densification du tissu social dans le champ du développement, à travers la politique de décentralisation et de sous-traitance, l’Etat cherche à conserver un contrôle des orientations et des applications de sa politique. Du point de vue de l’Etat, la reconnaissance du rôle de l’agriculture familiale dans le développement rural, induit de façon d’autant plus urgente et nécessaire l’encadrement de la grande masse de travailleurs ruraux. L’agriculture familiale est alors devenue catégorie de l’action politique. L’institut National de la Colonisation et de la Réforme Agraire (INCRA) en est le principal instrument. Il s’occupe non seulement de la distribution et de la régularisation des terres, mais contrôle aussi le flux de ressources de la Politique de Réforme Agraire et les crédits destinés à l’Assistance Technique et Extension Rurale(ATER), ainsi que ceux destinés à la formation continue des agents de développement et le Programme National d’Education pour la Réforme Agraire (PRONERA).

52Ces différents facteurs produisent donc une multiplication des acteurs intervenant à différents niveaux ou dans différents domaines. La question est alors de savoir si cette multiplication mène à un véritable élargissement de la participation démocratique, à travers la multiplication des interfaces possibles d’interaction entre les pouvoirs publics et la société civile, ou si les agents se conduisent comme des courtiers qui détournent les produits du développement à leur profit politique, économique ou symbolique.

53Cette question se pose particulièrement pour l’Amazonie brésilienne : plus encore que toute autre région d’Amérique Latine, les relations sociales en Amazonie sont marquées par le clientélisme (Léna et al., 1996). Le développement agricole, en particulier, est imprégné par ces relations interpersonnelles destinées à fortifier des réseaux politiques. Or, la nouvelle donne politique qui laisse aux OPAR une très grande marge de manœuvre, peut constituer un formidable outil de démocratisation, comme ouvrir la porte à la reproduction de ces pratiques.

  • 11  Les portiers du développement sont ces agents locaux qui constituent une filière par où passe le c (...)

54Dans leur activité d’intermédiation, ces dernières contrôlent la prise de décision et la définition de qui a le droit ou non de faire partie d’un projet déterminé. A l’interface entre deux mondes, « la stratégie principale de l’intermédiaire consiste à servir davantage « d’écran » que de moyen de communication entre la société englobante et la société paysanne, ce qui lui permet ainsi de contrôler l’incertitude de part et d’autre de « l’interface » (Bierschenk et coll. 2000). Cependant, la possibilité pour cet intermédiaire de se comporter en portier11, autrement dit de rompre la communication entre ces deux mondes sociaux, est véritablement une situation de pouvoir. Qu’est-ce qui permet de s’assurer que le renforcement de ces acteurs, grâce à la norme participative des projets de développement, ne va pas simplement favoriser la formation d’une nouvelle élite ou la reproduction des pratiques clientélistes ?

55Néanmoins, rappelons que les projets de développement durable mettent en présence une multitude d’acteurs (qui se renforcent en nombre) et que tous ne sont pas animés par les mêmes rationalités et porteurs des mêmes valeurs. Or, les projets de développement sécrètent, en quelque sorte, une interface sociale, qui fonctionne comme « le point critique d’intersection ou de liaison entre différents systèmes sociaux, champs ou niveaux d’ordre social, où les discontinuités structurelles, basées sur des différences de valeurs normatives et d’intérêts sociaux, sont les plus à même d’être trouvées » (Long, 1989 : 1-2).

56Au commencement, chaque acteur agit selon les régimes d’action (on pourrait dire l’habitus) propre à son champ d’appartenance ; ainsi, l’habitus et les régimes d’action afférents de l’agriculteur ne sont pas les mêmes que ceux du chercheur en sciences sociales ou de l’agronome ou encore du politique. Ainsi, au sein de l’interface sociale coexistent différentes logiques et régimes d’action, qui nécessitent un travail progressif d’ajustement, de mise en relation. La métaphore du patchwork exprime assez bien comment émerge l’interface sociale : les coutures ne sont pas encore suffisamment rigide, ce qui donne une certaine plasticité permettant la coexistence des différents régimes d’action (on pourrait aussi parler d’un système social qui n’est pas encore stabilisé, au sens de A. Giddens, 1984). Ces transformations ont placé les agents dans une situation de résistance dans leurs champs respectifs ; néanmoins, un changement progressif dans les formes quotidiennes d'agir se produit. Le moteur de cette transformation réside dans la tension engendrée précisément par l’hétérogénéité des rationalités des acteurs qui sont intégrés dans des relations d’interdépendance.

57Cette diversité, cette complexité du tissu social en construction se caractérise par des discontinuités structurelles (Long, 1994) où les enjeux sociaux sont marqués par des conflits, par des négociations, par la recherche de régulation, ce qui relève d’un processus de médiation et d’un processus d’apprentissage social.

58Cela ne signifie pas la disparition des logiques clientélistes, mais l’émergence d’une coexistence des logiques d’action. Les relations de pouvoir, le clientélisme, les pratiques électoralistes continueront d’exister encore sans doute longtemps, mais dans le processus de changement social apparaissent d’autres logiques d’action favorables à l’épanouissement de relations plus démocratiques. Cependant, la coexistence de logiques antagonistes n’est pas pacifique, elle produit des tensions, voire de conflits, qui sont à la source des apprentissages sociaux.

Une « toile d’apprentissage social »

59Il faut alors considérer l’ensemble des acteurs, dispositifs et procédures qui peuvent potentiellement améliorer leur capacité d’innovation dans le domaine agricole lorsqu’ils fonctionnent en interrelation. Nous supposons, ainsi, que l’ensemble des administrations, ONG, les syndicats, associations et coopératives liées à FETAGRI, le réseau de prestataires de services, l’Université et autres acteurs sociaux en relation avec l’agriculture familiale de la région, forment une toile d’apprentissage social (TAS). Étant donné que « l’apprentissage social doit être pensé comme un processus affectant l’ensemble de la société, en particulier les relations sociales quotidiennes vécues par les individus de base de l’agriculture et des espaces ruraux et non seulement les relations institutionnelles ou entre individus considérés comme des « acteurs » » (Albaladejo, 2003b).

60Comment l’ensemble de cette « toile d’apprentissage social » à l’élaboration de laquelle les organisations agricoles et rurales ont largement contribué peut-elle servir également les objectifs de développement durable et avoir un impact en termes de meilleure gestion des ressources naturelles et des territoriaux ruraux ? Comment ces dispositifs peuvent-ils permettre de rompre avec le modèle prédateur de reproduction des fronts pionniers et empêcher l’éviction des petits paysans par l’élevage extensif ?

  • 12  Une « arène » correspond, chez Olivier de Sardan (1995), à un espace dans lequel s’affrontent les (...)

61La capacité des acteurs sociaux à réaliser un apprentissage social se révèle dans trois circonstances – ou relève de trois types de compétences. La première se rapporte à la gestion des opportunités : il s’agit du travail de médiation et de traduction que les acteurs réalisent, comme nous avons pu l’observer dans les projets exposés. La seconde se rapporte à la gestion des relations : c’est la compétence que développent les acteurs pour participer aux arènes12, ce qui peut souvent se baser sur leur capacité à s’inscrire dans le champ du développement comme des intermédiaires, courtiers ou portiers. La troisième se rapporte aux transformations des logiques d’actions ou des référentiels qui guident les pratiques elles-mêmes.

62Les nouveaux agents du développement en viennent à occuper une position intermédiaire entre l’action publique et le niveau local, soit dans le champ du développement agricole, notamment autour des projets de crédits liés au Programme National de Renforcement de l’Agriculture Familiale (PRONAF), soit dans le champ du développement durable et de l’environnement, notamment autour des différents programmes coordonnées par le Ministère de l’Environnement. La proximité de ces deux champs se manifeste particulièrement dans la trajectoire du Proambiente qui, après avoir été adopté par le Ministère du l’Environnement (MMA) a finalement été repris par le Ministère du Développement Agraire (MDA).

63La toile d’apprentissage social constitue un régime d’action d’interdépendance dans lequel l’analyse de l’acteur doit aller au-delà de la compréhension de ses stratégies rationnellement établies, parce que les acteurs sont confrontés aux défis de dépasser, dans l’expérience, les tensions dégagées par la rencontre de deux logiques – celle d’intégration, qui renvoie au processus de socialisation des agents dans leur champ respectif d’appartenance et celle d’interdépendance, qui relève d’une logique stratégique au sein des rapports sociaux qui se sont établis (Dubet, 1994). Dans le déroulement de l’expérience, de l’interaction entre les acteurs, ces derniers peuvent développer une réflexion de deuxième ordre (rationalité épistémologique pour Habermas) qui leur permet de réinterpréter leur propre histoire, et donc d’en élaborer le sens. C’est ce qu’on peut appeler la logique de subjectivation.

64L’analyse prend alors en compte le fait que les acteurs sont dotés d’un stock de connaissances qui, une fois partagées, permettent une transformation de l’individu. Par conséquent, on ne peut plus penser le développement rural seulement à partir des organisations paysannes liées au mouvement syndical, mais par le biais du rapport entre les différents acteurs qui sont à la genèse même de la TAS. Cette voie, ouverte par la socio-anthropologie du changement social, permet de voir l’acteur comme participant à un processus de co-construction sociale, lui-même faisant partie de cette construction. « En fait, une analyse centrée sur l’acteur reconnaît que les acteurs sont capables (même si leur espace social est sévèrement restreint) de formuler des choix, d’agir sur ceux-ci, d’innover et d’expérimenter (…). Les stratégies et constructions culturelles mises en œuvre par les individus n’émergent pas ex nihilo mais sont tirées d’un stock de répertoires disponibles (verbaux et non verbaux) qui sont jusqu'à un certain degré partagés par d’autres individus, contemporains ou prédécesseurs. C’est à ce point que l’individu, est, pour ainsi dire, métaphoriquement transmué en un acteur social, ce qui signifie que « l’acteur » (comme dans une pièce de théâtre) est une construction sociale plutôt que le seul synonyme de la personne individuelle ou de l’être humain » (Long, 1989 : 224-225).

65Cette expérience, qui, dans notre cas, doit nous permettre de comprendre et de penser « un projet de reconstruction du territoire », est marquée par des bricolages institutionnels, pilotage à vue et confrontation de conceptions divergentes dans toutes les phases, étant donné que, dans le même temps, la participation est instaurée comme une norme dans le cadre de la procédure.

66Ainsi, le Conseil Technique du PRONAF, responsable à l’origine uniquement de l’attribution des crédits aux bénéficiaires de la réforme agraire, est progressivement devenu l’équivalent d’un Conseil régional de l’agriculture familiale en établissant au niveau de la société civile une réflexion autour de l'espace agraire. Le centre de cette discussion porte sur la construction des territoires de l'agriculture familiale, qui jusqu’à présent est orientée vers l’expansion de l'élevage extensif de bovin, reflétant les contradictions des agriculteurs et de leurs organisations entre les intérêts économique à court terme et la dimension environnementale qui s’inscrit dans le long terme.

  • 13  La fédération des syndicats des agriculteurs familiaux et des travailleurs agricoles du Pará.

67C’est dans la perspective de la résolution de cette contradiction que les acteurs ont entraîné un changement important dans la politique de crédit. Jusque là, les banques refusaient toutes les demandes de crédit qui ne contenaient pas d’élevage bovin, seule garantie de la viabilité économique du projet à leurs yeux. Le système de financement représentait ainsi un goulet d’étranglement des changements dans les pratiques culturales des agriculteurs. La modification des modalités d’évaluation des projets de financements n’a été permise que par l’intermédiaire des représentants des institutions bancaires au sein du Conseil technique. Les chercheurs avaient alerté les responsables paysans sur les risques que contenait une conversion massive et exclusive de la région à l’élevage bovin. Ils ont recherché ensembles des alternatives viables : la culture des palmiers (Euterpe oleracea) pour leur fruit et les cœurs de palmier par exemple, les élevages de poissons, de poulet fermiers, etc. Mais il a fallu une forte mobilisation des agences prestataires de services et les pressions de la FETAGRI13 pour que soit adapté le référentiel technique et que les banques acceptent de modifier leurs modalités d’évaluation des projets. On observe ainsi, à travers ce cas, à la fois comment s’exprime dans l’interface sociale représentée par le conseil de l’agriculture, l’interdépendance des acteurs, et comment sont mis en œuvre les apprentissages sociaux qui conduisent à la transformation des référentiels.

68Au niveau des agents de développement, on peut observer un processus d’apprentissage et de transformation des référentiels similaire. Ceux-ci ont reçu une formation qui les campe dans une représentation d’eux-mêmes et de leur pratique professionnelle comme celle d’un détenteur de savoir que le récipiendaire (le petit paysan) n’est pas en mesure de discuter ou mettre en cause ; mais à travers l’expérience vécue concrètement, dans le quotidien de leurs activités professionnelles, et le travail constant de formation continue engagé par le LASAT/NEAF en partenariat avec les organisations paysannes, une transformation de la pratique discursive de ces techniciens peut être observée. Désormais, ils conçoivent plus aisément leur activité comme une co-construction de savoirs. En effet cette imbrication entre l’expérience « vécue dans l’instant » et la formation parallèle est plus qu’une composante d’un processus de socialisation secondaire, elle est aussi un processus de subjectivation chez les individus.

69Au niveau supra local, la reconnaissance de la catégorie agriculture familiale conduit à des réaménagements d’institutions qui avaient été créées pour répondre à d’autres objectifs. Ainsi, par exemple, l’Embrapa, institution de recherche agronomique créée principalement pour répondre aux besoins des grandes exploitations exportatrices, a-t-elle incorporé dans son programme national de recherche des programmes spécifiques pour l’agriculture familiale ; de même, des institutions bancaires telles la Banque du Brésil et la BASA se sont-elles vues confier la gestion des ressources du PRONAF.

  • 14  L’existence d’un Conseil Technique est instituée dans le cadre du PRONAF. Il s’agit d’une innovati (...)

70Par ailleurs, ces institutions sont représentées au niveau du Conseil Technique14 local en tant que structures de l’État. Cependant, ces institutions sont davantage actives au niveau supra local, lieu où sont pensées les politiques publiques qui s’opposent parfois violemment aux intérêts des agriculteurs et vice-versa. C’est pourquoi au sein de l’interface sociale, les acteurs peuvent jouer simultanément les rôles de courtiers et de portiers du développement entre une localité agraire et des instances régionales ou nationales, ils peuvent exercer leur pouvoir aussi bien dans le sens de la coopération que dans celui de la résistance ou du détournement de l’action (Olivier de Sardan, op. cit.).

71De la même manière, l’émergence du développement durable a conduit à des réarrangements institutionnels et à la création de dispositifs spécifiques. L’ancienne agence de développement de l’Amazonie, la Super-intendance pour le développement de l’Amazonie (SUDAM) a été dissoute ; la nouvelle agence, Agence de Développement de l’Amazonie (ADA) intègre davantage que la structure précédente les problématiques environnementales. Mais plus spécifiquement, le dispositif le plus innovant dans le domaine de l’environnement, est sans doute le « terme d’ajustement et conduite » (TAC) de l’IBAMA. Ce dispositif s’applique lorsque le propriétaire ne possède pas de titre de propriété, comme c’est le cas d’un grand nombre de petits paysans en Amazonie, et également des bénéficiaires de la réforme agraire (qui n’ont qu’un usufruit perpétuel). Il signé entre un agriculteur et l’organisme environnemental compétent, et stipule la localisation de la réserve forestière que l’agriculteur s’engage à conserver, ainsi que, le cas échéant, les modalités de restauration des parties de réserves qui manquent pour atteindre la superficie légale (80% de la superficie de l’exploitation). Il s’agit d’un instrument légal qui permet de soutenir et encourager la restauration de la réserve légale des établissements agricoles familiaux en intégrant les plantations pérennes et les arbres fruitiers, dès lors qu’ils sont associés à des essences autochtones. Cela encourage par conséquent l’augmentation des systèmes agro-forestiers, en permettant à moyen terme d’accroître le paysage arboré et forestier, et d’augmenter l’importance des cultures pérennes (Michelotti et Rodrigues, 2004).

72Dans cette nouvelle configuration institutionnelle, le Mouvement syndical a su parfaitement occuper sa place dans les nouveaux dispositifs, comme on a pu l’observer notamment dans le cas du Conseil technique du PRONAF.

73Mais la grande habileté de ce mouvement est sans doute d’avoir perçu tout le potentiel de changement social que représentent les dispositifs de formation, en particulier des agents de développement qui contribuent ensuite à la transformation des politiques publiques, une fois qu’ils intègrent les organismes déconcentrés de l’État, par exemple. Les OPAR, notamment à Marabá, ont profité de leur expérience avec l’École Familiale d’Agriculture pour s’approprier un programme de formation pour les bénéficiaires de la réforme agraire (le PRONERA), et pour mettre en place, en partenariat avec l’Université et un groupe de recherche local, un programme de formation plus adaptée aux besoins de l’agriculture familiale régionale. Les fils d’agriculteurs, recevant dans cette école une formation de techniciens agricoles, prendront alors peu à peu en charge l’Assistance technique et la vulgarisation rurale dans les projets de réforme agraire. Cette formation participe au processus de construction de nouvelles compétences pour les cadres du développement rural (Albaladejo et coll., 2005 ; Simões, 2004).

74Ainsi observe-t-on une attitude délibérée de normalisation de l’activité d’agriculture familiale en vue de la construction du territoire, qui peut être traduite comme l’indicateur d’une société qui cherche une nouvelle façon de gouverner son territoire et de fabriquer la cohérence à travers de nouveaux référentiels d’action. On réalise par la même occasion que l’apprentissage est un processus, qui s’inscrit dans le temps et dont il est difficile de mesurer encore toutes les conséquences.

Conclusion

  • 15  La conscience discursiverenvoie, pour A. Giddens (1987), à « tout ce que les acteurs peuvent expri (...)

75Ce système social non stabilisé, aux frontières ouvertes, incomplètes et non définies, que représente l’interface sociale, peut devenir un milieu d’apprentissage permettant de réfléchir sur la construction d’une gouvernance territoriale concertée, prenant en compte la gestion des ressources naturelles dans le cadre du rapport entre les agriculteurs, les organisations syndicales, les institutions locales de développement et les politiques publiques. En d’autres termes, ces actions collectives qui prennent la forme aussi bien d’un appel à mobilisation autour d’un projet par les organisations, que de dispositions locales pour les implanter, peuvent permettre de rompre avec le modèle traditionnel des fronts pionniers. L’existence d’une capacité d’action locale suppose en effet une rupture avec la perspective fataliste de disparition de l’agriculture familiale et de remplacement par la grande propriété (fazendeiros). Celle-ci est attestée par le fait que différents agents, insérés dans la « toile d’apprentissage social », ont modifié leur conscience discursive, au sens de A. Giddens15,comme dans le cas des agents représentant les institutions financières dans le dispositif du PRONAF, ou encore les techniciens responsables de la vulgarisation rurale au sein des projets de réforme agraire.

76Ainsi, la densification du tissu social, la reconnaissance de l’agriculture familiale et la convergence entre celle-ci et le champ du développement durable, crée-t-il des conditions particulièrement favorables à la multiplication des actions collectives. Ces trois facteurs ont conduit à des réarrangements institutionnels, à des restructurations organisationnelles, aussi bien au sein des organisations locales qu’au sein des organismes d’État, traduisant par là même l’interdépendance des agents liés dans les configurations spécifiques du développement rural.

77Il résulte de cette densification du tissu social une complexification des conditions dans lesquelles s’élabore l’interface sociale. Or, ce monde complexe dans lequel évoluent les acteurs nécessite d’autant plus de leur part des apprentissages, afin de pouvoir s’y repérer et y dérouler leurs logiques d’action. De ce fait, on peut également considérer que la question de la démocratisation de la société par des projets de développement durable et celle des apprentissages sociaux réalisés par les acteurs hétérogènes est étroitement liée. Les signes d’une démocratisation du développement sont souvent discrets, mais tangibles.

78Même si sur le terrain ce processus d’innovation se présente de façon discrète, il peut être compris comme l’indicateur de la création des espaces ouverts à la société rurale, où peut se développer l’exercice « d’apprentissage démocratique » par confrontation d’intérêts, la négociation et la médiation des injonctions existantes.Le territoire auquel ils aspirent n’est plus le territoire de vie, mais le territoire de projet. Autrement dit, un territoire où les actions ou investissements sur le territoire (projets, politiques, programmes…) sont négociés et discutés avec le reste de la société, contribuant à fonder une nouvelle procédure de gouvernance et à la construction d’une « nouvelle ruralité ». Ce processus permet aux différents agents partie prenantes d’élaborer de nouvelles « identités professionnelles », condition de la participation au sein des interfaces créées par les projets et politiques de développement durable.

  • 16  Comme c’est l’objectif, en principe, du « Proambiente » qui est cours d’expérimentation (...)

79Cependant, entre la reproduction des pratiques clientélistes et la diffusion de nouveaux modèles de relations sociales, plus démocratiques, les OPAR sont toujours « sur le fil », puisque dans les projets qu’elles encadrent, ces organisations sont responsables du choix de qui participent et qui ne participe pas. Mais n’est-ce pas inhérent à l’intervention par projet, qui nécessairement ne s’adresse qu’à un petit nombre de bénéficiaires, en faisant le pari, souvent hasardeux, que les principaux enseignements pourront se diffuser aux autres paysans ? ou bien que le développement de certains, si modeste soit-il, peut profiter à tous ? Comment échapper alors à la reproduction du modèle inégalitaire de relations sociales ? Aussi, l’instauration des différents dispositifs locaux, largement investis par les OPAR, représentent-ils, aux yeux de ces dernières elles-mêmes, une opportunité d’influer sur les politiques publiques et de faire adopter leurs propositions d’un modèle d’agriculture familiale durable, comme des politiques publiques généralisables à l’ensemble de la population16.

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Simões, A., 2004. Ensaio acerca da construção de novas competências para a Assistência Técnica e Extensão Rural (ATER): do agente ao mediador de desenvolvimento, In: VI Encontro da Sociedade Brasileira de Sistemas de Produção - Agricultura Familiar e Meio Ambiente, out/2004, Anais SBSP, Aracaju – Sergipe.

Acronymes

BASA : Banque de l’Amazonie (Société Anonyme). Cette banque Fédérale a été créée par l’Etat Brésilien en vue de participer au développement du pays : « la banque assume la fonction d’agent finançant la politique du Gouvernement Fédéral pour le Développement de l’Amazonie Légale » (site Web du BASA). C’est par elle que passent tous les financements publics, en particulier ceux du PRONAF.

CCFD : Comité catholique contre la faim et pour le développement

EMBRAPA : Entreprise Brésilienne de Recherche Agronomique. Organisme d’Etat chargé de la recherche en agronomie (équivalent brésilien de l’INRA).

FATA: Fondation Agraire du Tocantins Araguaia. Correspond aujourd’hui au secteur de formation de la FETAGRI. Il s’agit d’un Centre de Convivialité et de Formation politique, cultural, technique et économique aux agriculteurs et jeunes agriculteurs.

FETAGRI : Fédération des Travailleurs en Agriculture de l’Etat du Pará. C’est la fédération étatique des syndicats de travailleurs ruraux des municipes de l’Etat du Pará. Elle est divisée en plusieurs régionales. À Marabá nous trouvons la FETAGRI régional Sud-est du Pará.

FVPP : Fondation Vivre Produire Préserver. Ancien Mouvement pour la Survie de la Transamazonienne, il s’agit de l’organisme du MDTX chargé plus spécifiquement du développement agricole.

IBAMA : Institut Brésilien de l’Environnement et des Ressources Naturelles Renouvelables.

INCRA : Institut National de la Réforme Agraire. C’est l’organisme d’Etat qui a été chargé de la colonisation de l’Amazonie. Très critiqué (tout comme cette entreprise de colonisation), il intervient dans les conflits fonciers, assure une fonction de régulation des occupations des terres et de financement des crédits habitation et pour l’assistance technique destinée aux zones de colonisation récente.

LAET : Laboratoire Agroécologique de la Transamazonienne. C’est une équipe de recherche-développement-formation associée au NEAF, composée en partie d’enseignants chercheurs de l’UFPA, en partie de personnel contractualisé grâce à des projets, qui vise à favoriser le développement d’une agriculture familiale durable sur le front pionnier de la Transamazonienne par le biais de la recherche-action participative.

LASAT: Laboratoire Socio-économique du Tocantins. Idem par rapport au LAET.

MDTX : Mouvement de Développement de la Transamazonienne et du Xingu. Nouveau nom du MPST, pris en 2000.

MPST : Mouvement Pour la Survie de la Transamazonienne. Regroupement de Syndicats de travailleurs ruraux et d’associations (urbaines et rurales) de la région Transamazonienne et du Bas Xingu qui luttaient pour sa « survie ». Le MPST est devenu en 2000 le MDTX et la FVPP.

NEAF : Département d’Etudes Intégrées sur l’Agriculture Familiale.

PRONAF : Programme National de Renforcement de l’Agriculture Familiale.

PRONERA : Programme National d’Education Rurale au sein de la Réforme Agraire.

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Notes

1  En 1985, la plupart des communes (« municipios ») n’avaient pas encore ce statut, l’obtention de l’autonomie politique et le démembrement des territoires autonomes des nouvelles communes ayant fait l’objet lui-même d’une forte mobilisation collective. Nous l’employons ici dans le sens des micro-pôles urbains qui ont servi par la suite de siège politique aux nouvelles municipalités : Uruará, Rurópolis, Medicilândia, Brasil Novo, Anapú et Pacajá.

2  Sans travaux continuels d’entretien, ces routes qui ne sont en fait que des pistes en terre, deviennent rapidement impraticables.

3  Avant qu’il ne change de nom, le MPST était, en quelque sorte, l’organisation du « PIC Altamira » ; ses affiliations recoupaient l’extension du projet de colonisation, en les débordant simplement à l’ouest pour englober les municipes de Placas et Rurópolis qui n’avaient pas trouvé de mobilisation équivalente dans les pôles urbains dont ils dépendaient.

4  Tels que le LUMIAR ou le PRONAF. Le LUMIAR est un projet de développement sous traité à des agences de développement qui a fonctionné entre 1997 et 2000, dont l’objectif était d’améliorer l’assistance technique dans les projets de réforme agraire. Des équipes interdisciplinaires d’agents de développement ont été formées pour intervenir de manière « participative » auprès des agriculteurs, leurs « clients » ; le travail de ces agences était évalué par les organisations locales, qui avaient la possibilité de rompre le contrat si elles estimaient que celui-ci n’était pas rempli. Le PRONAF (Programme National pour le Renforcement de l’Agriculture Familiale), crée en 1994, est un programme de crédit agricole, destiné à permettre aux agriculteurs d’investir dans diverses activités sur leur exploitation.

5  Fédération des Travailleurs de l’Agriculture du Pará, rassemble les petits propriétaires et l’ensemble des « travailleurs de l’agriculture », les ouvriers agricoles formels étant faiblement représentés dans l’Etat, tandis que les paysans-occupants sans titre de propriété (posseiros) sont encore très nombreux.

6  On peut même considérer que cette légitimité se construit en miroir ou de façon synergique : d’un côté, les partenariats avec les ONG internationales leur donne une audience extra-locale qui favorise leur reconnaissance par les pouvoirs publics, et de l’autre la reconnaissance par les pouvoirs publics accentue aux yeux de partenaires nationaux ou internationaux leur potentiel d’action locale.

7  http://www.proteger.org.br/contx.html - site consulté en octobre 2005.

8  Il s’agit d’un important programme de protection des forêts tropicales financé par le G8 et géré par le Ministère de l’Environnement brésilien, à travers un secrétariat spécifique.

9  Les « Gritos » sont des grandes mobilisations qui chaque année rassemblent des centaines voire des milliers d’agriculteurs dans les capitales (Belém, Brasilia) et où, parallèlement à la démonstration du poids politique par les agriculteurs dans les rues, se déroulent une série de négociation entre les OPR et les différents secrétaires d’Etat des gouvernements fédérés et fédéraux.

10  Au sens de N. Elias (1997), « Dire que les individus entrent dans des configurations, c’est dire que le point de départ de toute enquête sociologique est une pluralité d’individus qui, d’une manière ou d’une autre, sont interdépendants. Dire que les configurations sont irréductibles, c’est dire qu’on ne saurait les expliquer ni en des termes supposant qu’elles existent, d’une certaine façon, indépendamment des individus, ni en des termes impliquant que les individus existent en dehors d’elles. » (Logiques de l’exclusion, p. 253). Voir aussi dans « Qu’est-ce que la sociologie », (1970).

11  Les portiers du développement sont ces agents locaux qui constituent une filière par où passe le contrôle de l’accès des groupes d’agriculteurs aux ressources. (Dubost, 1987 cité par Albaladejo et Veiga, 2002)

12  Une « arène » correspond, chez Olivier de Sardan (1995), à un espace dans lequel s’affrontent les stratégies des groupes d’acteurs hétérogènes, dotés de capitaux inégaux et mus par des intérêts matériels et symboliques plus ou moins compatibles.

13  La fédération des syndicats des agriculteurs familiaux et des travailleurs agricoles du Pará.

14  L’existence d’un Conseil Technique est instituée dans le cadre du PRONAF. Il s’agit d’une innovation institutionnelle originaire du processus de décentralisation progressive des politiques publiques.

15  La conscience discursiverenvoie, pour A. Giddens (1987), à « tout ce que les acteurs peuvent exprimer de façon verbale (orale ou écrite) » (La constitution de la société, p. 440).

16  Comme c’est l’objectif, en principe, du « Proambiente » qui est cours d’expérimentation

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References

Electronic reference

Laurence Granchamp Florentino and Aquiles Simões, « Les organisations professionnelles agricoles et la gestion des ressources naturelles en Amazonie brésilienne orientale : Innovations et apprentissages », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Volume 7 Numéro 1 | avril 2006, Online since 07 April 2006, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/2132 ; DOI : 10.4000/vertigo.2132

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About the authors

Laurence Granchamp Florentino

Maître de Conférences en sociologie, Université Marc Bloch-Strasbourg Associée au CIRAD-Tera équipe ARENA Laurence.Florentino@umb.u-strasbg.fr

Aquiles Simões

Enseignant-chercheur à l’Université fédérale du Pará et doctorant à l’Université de Toulouse le Mirail associé à l’UR 102 de l’Institut de Recherche pour le Développement. Boursier du Programme Alβan - European Union Programme of High Level Scholarships for Latin America, E03D24540BR aquiles@ufpa.br

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