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Dossier : Les actions collectives pour gérer l'environnement

La traduction des enjeux sécuritaires et écologiques dans les modes de gestion Suisse des zones alluviales

Mihaela Nedelcu and François Hainard

Abstracts

The management of the rivers, subordinated to the societal need for security, was for long time synonym of security works of rectification, full of consequences on the functioning of alluvial systems. In Switzerland, starting with the seventies, we acknowledge an increasing awakening about the environmental stakes related to the installation of the alluvial zones. New tools and news techniques, directed in particular towards a revitalization of the rivers, are considered. This article highlights the various stakes and constraints which are limiting the passage from a technocratic model of regulation towards a citizen regulation of the public action. The analysis relates to the processes of social negotiation through which various interests are articulating and (security, economic, social and ecological) efficiencies are combining in the swiss management of the alluvial zones.

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Introduction

  • 1  Dans ce texte, nous nous référerons souvent aux plaines et zones alluviales. Nous entendons par pl (...)
  • 2  Les premiers travaux systématiques ont été entamés après l’inondation catastrophique de 1868 (Schm (...)

1Les vallées alpines européennes – zones naturelles précieuses écologiquement par leur capital considérable en espèces végétales et animales – sont devenues des lieux soumis à de fortes pressions, car à la fois objets de grands enjeux et convoitises pour l’économie agraire, le tourisme et la production énergétique. Les crues périodiques et parfois dévastatrices que ces régions ont connues dans le passé ont imposé une préoccupation constante des gestionnaires de l’époque pour assurer la sécurité – à la fois hydrologique, alimentaire et sanitaire – des populations concentrées en proximité des cours d’eau (Vischer, 2003). Par ailleurs, le paradigme sécuritaire de gestion des cours d’eau et des plaines alluviales1 se construit – au XIXe siècle – sur une réalité socioéconomique spécifique, à savoir une période d’industrialisation accélérée et de croissance démographique des sociétés occidentales. Gagner une sécurité alimentaire et énergétique représentait un impératif pour garantir le développement économique de celles-ci. De ce fait, depuis le milieu du XIXe siècle et jusqu’aux années soixante-dix du XXe siècle, la gestion des zones alluviales a été quasi exclusivement orientée par ce principe sécuritaire. Les travaux d’endiguement et de drainage entrepris en Suisse dès sa constitution en 1848, puis de manière plus systématique à partir de 1877, ont ouvert le chemin à une série de corrections et d’aménagements importants des cours d’eau2. Fondés sur le principe de prévention de la catastrophe, ces travaux ont renforcé le sentiment que la nature peut être ainsi contrôlée et domestiquée. Mais, en même temps, ils ont contribué à une transformation profonde et de longue durée de la morphologie et de la dynamique des cours d’eau. L’exploitation agricole, l’extension périurbaine et le développement des activités de loisir ont exercé une pression continue sur les ressources naturelles. Les effets négatifs de cette pression sont multiples : la contraction et l’abaissement du lit des rivières, la disparition des bancs de graviers et des chenaux multiples ayant comme conséquence une simplification morphologique de la rivière, etc. Par conséquent, les cours d’eau se résument très souvent aujourd’hui à des chenaux uniques, domestiqués et appauvris dans leurs fonctions écologiques. Disposant d’un espace réduit d’écoulement, sans possibilité de dissiper son énergie dans des bassins alluvionnaires, la rivière s’incise davantage, en mettant en danger la stabilité des infrastructures qui y sont liées : ponts, digues, routes riveraines. Le danger n’est diminué que localement, car il est en général reporté plus en aval. L’abaissement des nappes phréatiques entraîné par l’incision des cours d’eau conduit à la modification des conditions hydriques optimales pour le maintien d’une végétation alluviale typique, en entraînant une perte de la diversité des habitats. L’incision du cours d’eau, quant à elle, met en danger les diverses infrastructures telles que les ponts, les digues, les routes riveraines ; elle entraîne, par affouillement, la perte de celles-ci ou leur réparation à grands frais. Lié également à cette incision, l’abaissement de la nappe alluviale conduit à une modification des conditions hydriques nécessaires au maintien d’une végétation de milieu humide. Si l’incision diminue considérablement les risques de débordement à l’échelle locale, ceux-ci sont par contre reportés plus en aval, mettant en danger des sociétés riveraines jusqu’alors préservées.

  • 3  Les plaines et/ou les zones alluviales actives sont caractérisées par une morphologie fluviale dyn (...)

2Les pressions anthropiques sur les plaines alluviales – et en particulier les mesures de protection contre les crues mentionnées ci-dessus – se sont avérées ainsi très agressives à l’égard de la nature. Nous constatons aujourd’hui que la surface des zones alluviales suisses a diminué de 90% et que leurs fonctions naturelles ont été fortement perturbées pendant les deux derniers siècles. Cependant, même si elles ne représentent qu’à peine 0.55% de la surface nationale, pas loin de la moitié de la flore suisse a été observée dans les zones alluviales d’importance nationale3. En regard des transformations radicales que ces zones ont connues et de leur importance écologique évidente, la mise en place de nouveaux concepts de gestion devient nécessaire. Les responsables de cette dernière, les scientifiques et une partie des utilisateurs sont d’accord à présent sur le fait que les mesures de protection contre les crues – conçues au XIXe siècle comme une réponse unilatérale à un danger naturel déclaré – sont à l’origine de nombreux autres effets connexes, en générant des dommages à l’environnement. Une mise en question progressive de ces types d’aménagements témoigne d’un changement des préoccupations et des besoins en sécurité de nos sociétés actuelles. Des ouvrages sécuritaires autrefois efficaces n’apparaissent plus aujourd’hui comme appropriés ou indispensables. La nature même des risques se transforme, ils se généralisent et se globalisent ; les effets en chaîne se multiplient et exigent une prise en charge différente. Par conséquent, à partir des années soixante-dix, le principe de sécurité à l’œuvre dans les politiques de gestion des cours d’eau est constamment questionné ; un nouveau paradigme de gestion est en train de se mettre en place, articulant dans un soucis de complémentarité la sécurité et la conservation de la nature. Si, en Suisse, ces principes de complémentarité semblent aujourd’hui acquis au niveau de la législation et de sa mise en œuvre par l’administration fédérale, leur traduction dans l’action publique se heurte à des nombreuses difficultés, d’ordres culturel, technique, économique et bureaucratique.

  • 4  Les trois sites d’étude retenus concernent quatre rivières suisses : la Sarine (canton de Fribourg (...)

3Notre recherche s’est articulée autour de deux concepts-clé, sécurité et biodiversité ; en postulant que nous sommes en présence d’un processus de changement de paradigme sécuritaire, nous avons analysé la façon dont les relations d’interdépendance qui s’établissent entre risques naturels (notamment le risque d’inondation et d’érosion) et risques environnementaux (notamment la perte de biodiversité) sont intégrées dans la gestion actuelle des plaines alluviales suisses. Une enquête par entretiens semi-directifs réalisés sur trois sites d’étude4 nous a permis de répondre à plusieurs questions. Quelle appréhension et quelle hiérarchisation des risques sont à l’origine du changement de paradigme ? Quelles sont les difficultés et les limites de la gestion des plaines alluviales suisses ? Quels enjeux et quelles logiques d’action se confrontent dans les processus de mise en œuvre de nouveaux principes de gestion ? Comment s’agencent-ils et comment se construit l’acceptation du nouveau paradigme ?

4Afin de développer cette analyse, nous organiserons notre article en quatre parties. Dans un premier temps, en privilégiant une approche de « sociologie évolutive du risque », quelques brèves considérations théoriques permettent de comprendre les exigences de société sur lesquelles repose le changement de paradigme dans la gestion des zones alluviales. Ensuite, nous esquissons un panorama des exigences et des contraintes socioculturelles qui limitent l’action sur les systèmes alluviaux, en fonction de représentations sociales et de logiques plurielles qui guident l’action des acteurs. Une troisième partie nous permet de montrer que le changement de paradigme suppose nécessairement une transformation des modes de régulation de l’action publique, en allant d’une régulation jusqu’ici essentiellement technocratique vers une régulation citoyenne. De nouvelles procédures de négociation se configurent pour rendre possible l’articulation d’intérêts sécuritaires, économiques, de protection de la nature et de bien-être des collectivités humaines. Cette articulation se traduit par la mise en place d’un réseau complexe d’interdépendances et une renégociation des légitimités d’action dans un espace de concertation propre à la gestion multi-acteurs. Nous examinons d’une part, comment s’agencent les rapports entre ces acteurs en fonction de leurs intérêts, leur position institutionnelle et la légitimité d’action qui en découle et, de l’autre, quels arguments participent de cette nouvelle forme de gestion. En conclusion, nous argumentons en faveur du rôle incontournable des sciences sociales pour la compréhension de multiples facteurs culturels qui interviennent dans la mise en œuvre d’une gestion multi-acteurs des zones alluviales.

Pour une sociologie évolutive du risque

5Si le sentiment de risque a sans aucun doute toujours existé, la recherche sur ce fait social particulier se développe surtout au XIXe siècle. La notion de risque émerge dans une société de plus en plus préoccupée par la maîtrise de son futur. L’idée que l'on puisse contrôler la nature à travers la science et les technologies – propre à l’expansion des sociétés industrielles occidentales – constitue un tournant dans l’histoire des civilisations et correspond à la rupture avec une tradition caractéristique au Moyen Age, selon laquelle les dangers naturels étaient attribués à la furie des dieux (Douglas, 1989 ; Giddens 1999). La mise en risque de phénomènes naturels tels que les inondations, les avalanches, les tremblements de terre – au même titre que des accidents induits par l’activité de l’homme – fait de ce concept « une nouvelle façon de penser les rapports interindividuels » (Peretti-Watel, 2000). Les modèles préventifs, fondés sur l’assurance en tant que technique principale de socialisation des risques, se sont imposés comme la norme de gestion de ces événements (Peretti-Watel, 2000).  

6Avec le tournant des années soixante-dix – qui correspond entre autres à une maturation du mouvement écologique et au développement des champs interdisciplinaires d’étude de l’environnement (Vaillancourt, 1996) – les scientifiques et les gestionnaires du risque doivent reconnaître que, malgré tous les efforts de maîtrise absolue, le risque peut être domestiqué, géré mais jamais écarté ; le risque nul n’existe pas (Guilhou et Lagadec, 2003). Aux catastrophes naturelles s’ajoutent les désastres provoqués par le progrès, car les avancées scientifiques et technologiques ne participent pas uniquement de la maîtrise du risque, mais aussi de sa production (Duclos, 1991 ; Denis, 1993 ; Peretti-Watel, 2000 04). Ainsi, c’est la structure des environnements de risque qui change. Le « manufactured risk » (Giddens, 1999) remplace le risque perçu jusqu’ici comme extérieur. Cette réalité met en doute l’efficacité des techniques sécuritaires anciennes. La globalisation des risques et les chaînes d’interdépendances qui s’établissent entre des phénomènes catastrophiques espacés dans le temps et dans l’espace peuvent produire des dommages difficilement prévisibles, et parfois irréversibles, à une échelle qui dépasse le pouvoir d’agir local (Kasperson et Kasperson, 2001 ; Dauphiné, 2001). De ce fait, les menaces globales ne se prêtent pas au même traitement scientifique, technique et social que celui à l’œuvre un siècle auparavant, quand les efforts se concentraient sur la maîtrise « ici et maintenant » des effets localisés des désastres naturels ou des accidents technologiques (Dagorne et Dars, 1999 ; Peretti-Watel, 2000). L’apparition des risques potentiels, menaçant l’avenir de l’humanité, sans qu’ils soient encore scientifiquement maîtrisables – tels que les risques génétiques et les risques environnementaux globaux (le réchauffement climatique, la diminution de la biodiversité, etc.) – exigent d’inventer de nouveaux outils pour leur gestion (Mermet, 1992 ; Bourg, 2001 ; Theys, 1999, 2003). Par ailleurs, les menaces portant sur la nature se transforment progressivement en menaces sociales, économiques et politiques, à portée globale.

7Jacques Bouyssou, dans sa théorie générale du risque (1997), relève quelques fondements propres à toute démarche d’appréhension du risque, dans ce contexte renouvelé. Selon lui, il est premièrement nécessaire d’introduire une certaine rationalitépour assurer la maîtrise de notre monde incertain, menacé de risques présents et à venir. Pour cela, il faudrait non seulement dénombrer, observer, décrire et évaluer les risques avec lesquels notre société se confronte, mais surtout saisir les connexions à l’intérieur des systèmes de risques, articuler et balancer les rationalités scientifique, économique et sociale qui régissent les processus complexes de gestion des risques. Deuxièmement, il ne faut jamaissous-estimer les risques inconnus ou non-connaissables, car leurs conséquences sur le fonctionnement du corps social, sans être évaluables, peuvent attenter à l’ordre social établi. On admet ainsi que la connaissance du risque reste incertaine et partielle, car il détient une logique propre de développement. Notons donc l’idée que le risque est plutôt un système qu’un phénomène isolé, différent de la poussière de ses éléments, capable de structurer et d’expliquer le monde. Définis discursivement, scientifiquement ou symboliquement, les risques structurent dorénavant les rapports de l’homme au monde, au temps et à l’espace (Beck, 2001 ; Giddens, 1999 ; Peretti-Watel, 2001). Par conséquence, ce changement de la nature des risques entraîne un retour de responsabilité, ainsi qu’un devoir implicite de précaution et d’anticipation des risques (Goddard, 1997 ; Bourg, 2001). Par ailleurs, l’action de plusieurs pouvoirs publics s’inspire, depuis une quinzaine d’années, du principe de précaution. Ce principe suppose l’acceptation des incertitudes qui entourent certaines décisions et, en même temps, la prise en compte de l’« effet retard » (c’est-à-dire l’existence de problèmes sans qu’ils soient déjà perceptibles) et d’un « effet de seuil » (qui considère que de nouveaux risques s’ajoutent aux anciens et modifient notre capacité à la fois d’anticiper les effets et de prendre les mesures qui conviennent) (Godard, 1997). Dans la même lignée, de nombreuses conventions nationales et européennes portant sur la gestion des ressources naturelles sont actuellement fondées sur l’exigence de précaution, qui entraîne d’autres principes actifs dans la gestion de l’environnement (principes de participation, de coopération et de responsabilité), solidaires de la philosophie du développement durable (Bourg, 2001). De plus, la reconnaissance des limites de l’Etat comme garant de la gestion des risques, aussi bien que des limites de la science en tant que garante de la légitimité des mesures prises, se traduit par une démocratisation de la gestion des risques, qui est progressivement transposée dans le domaine public (Mermet, 1992 ; Ion, 1998).

  • 5  En 1999, un article sur le développement durable (art.73) a été ancré dans la Constitution fédéral (...)
  • 6  « La conservation ou le rétablissement d’une situation la plus proche de la nature des cours d’eau (...)

8La réflexion précédente suggère que le changement de paradigme dans le rapport sécurité – biodiversité (au niveau des représentations, des décisions et de la gestion) correspond à une mutation dans les positionnements face au risque. Si les risques biologiques d’une dégradation du système de biodiversité restent toujours assez mal connus, car leurs effets sont peu spectaculaires – qui se soucie vraiment, par exemple, de la disparition d’une espèce végétale rare dans son pays ? – et projetés pour beaucoup dans un lointain futur, sans impact vraiment perceptible ni immédiat sur le mode de vie des individus, les politiques publiques, stimulées par un cadre législatif propice, sont cependant devenues plus sensibles à l’égard de risques projetés dans le long terme. La Suisse se situe dans les premiers rangs des pays engagés sur la voie du développement durable5, en promouvant des politiques économiques et sociales à vocation écologique (Häberli et al., 2002). Par conséquent, l’enjeu du nouveau paradigme serait d’arriver à mettre à équivalence sécurité et précaution, à travers un traitement articulé des risques naturels et environnementaux. A l’échelle des zones alluviales, cette articulation se traduit par des techniques d’aménagement novatrices. La revitalisation représente, par exemple, une technique d’intervention liée à la dynamique alluviale qui – par des actions conjuguées sur le débit, sur le charriage et sur l’espace disponible de la rivière – doit avoir comme conséquence un remaniement libre du tracé et des berges du cours d’eau. En vue du rétablissement d’une diversité biologique adéquate et par souci de diversification des sols, il s'agit d'élargir le lit d’inondation sans pratiquer une remise en état du cours d’eau et de ses abords lors des crues. Cette technique est devenue aujourd’hui non seulement une mesure pour pallier la perte de biodiversité mais aussi un outil de la nouvelle politique suisse de protection contre les crues6. Nous interrogeons par la suite les conditions de son acceptation et sa mise en pratique.

Les contraintes socioculturelles 

9Le changement de paradigme implique des transformations importantes au niveau des attitudes et des comportements de chacun, de même que des modes d’intervention, afin de répondre au double impératif de sécurité et de conservation de la biodiversité. Si la gestion des plaines alluviales doit tenir compte d’un nombre considérable d’exigences écologiques et hydrologiques dont la mise en pratique impose des conditions techniques et opérationnelles spécifiques, l’acceptation sociale de ces conditions se heurte à la difficulté d’obtenir un consensus auprès d’acteurs multiples, provenant d’horizons variés et défendant des intérêts souvent contradictoires. Ces acteurs – représentants des collectivités locales, entreprises privées, administrations, experts, chercheurs, associations de professionnels et de protection de la nature, pêcheurs, forestiers, agriculteurs, touristes, éducateurs et habitants – sont porteurs d’une diversité de valeurs et de visions du monde ; ils n’ont pas les mêmes représentations des risques, de la vulnérabilité, du développement économique et des enjeux environnementaux qui lui sont associés, ni de l’articulation entre les pratiques locales et les enjeux globaux en matière de protection de l’environnement. Ils hiérarchisent ces enjeux et ces valeurs en fonction non seulement de leur place dans l’espace social, mais aussi des savoirs et des moyens mobilisables dans le débat sur la gestion et la transformation de zones alluviales. Des logiques d’action complexes, souvent contradictoires, s’affrontent ou s’agencent dans un effort collectif de concertation.

10D’autres facteurs de complexité sociale s’ajoutent à cette diversité de représentations sociales et de logiques des acteurs et méritent d’être évoqués afin de comprendre les obstacles auxquels le processus de renouvellement de l’action publique peut se heurter. Il s’agit principalement de la mémoire des événements catastrophiques, les échelles spatiales et temporelles de l’action, et les limites de l’usage des plaines alluviales.

La contrainte de mémoire

11Les nouvelles formes d’aménagement des cours d’eau par revitalisation sont reçues souvent avec des réticences, voire des oppositions, car elles remettent en question toute une idéologie et un modèle sécuritaires qui ont leur propre historicité et qui reposent sur des facteurs culturels enracinés dans une mémoire collective de la catastrophe. Pour la majorité de la population, le bien-fondé des rectifications des cours d’eau pratiquées pendant plus d’un siècle se confond avec l’histoire d’une lutte pour la survie, gagnée par nos ancêtres contre la furie de la nature. La mémoire de la catastrophe, qu’elle soit récente ou lointaine, agit par conséquent comme un retardateur de l’action. Ainsi, la résistance au changement trouve son explication dans l’ancrage durable des croyances, des pratiques, des visions du monde par rapport à des systèmes de référence qui prennent forme sur une longue durée, et dont la transformation doit d’abord passer par un processus de sensibilisation, d’information, voire d’adaptation.

La contrainte d’échelles

12Le passage de l’agir « ici et maintenant » à un agir anticipatif suppose d’arriver à faire dialoguer des mondes de tailles différentes (action individuelle versus risque global) et inscrits dans des temporalités différentes (le long terme versus le temps de l’expérience humaine). De ce fait, l’action publique se confronte au défi d’adapter ses outils afin de pouvoir tirer des réponses locales adéquates à partir des principes universels (protection de l’environnement, développement durable, précaution, etc.). En même temps, une autre difficulté est celle de convaincre de l’utilité de mesures qui anticipent les conséquences d’aménagement que les générations appelées à agir ne connaîtront probablement pas. Le défi pour les promoteurs de ces mesures et de ces modes d’action sera d’arriver à inscrire la nécessité de ceux-ci dans la conscience collective et de les pérenniser. Seule une mobilisation citoyenne autour de cette problématique conduirait à terme au passage d’une action par incitation à une action par adhésion aux principes de complémentarité.

La contrainte d’usage

13Les plaines alluviales sont devenues, en Europe, des lieux de haute densité démographique, en concentrant habitations, industries, voies de transports, espaces de loisir, etc. Dès lors qu’elle est sécurisée, colonisée et exploitée, la zone alluviale n’en est plus une au sens strict, car ses fonctions écologiques ont été drastiquement perturbées. Comme nous l’avons vu, la revitalisation de ces espaces a comme but de recréer la dynamique naturelle en retrouvant les principes, notamment écologiques, de leur fonctionnement. Ce processus n’est possible qu’en assurant un espace suffisamment large et en imposant des limitations d’usage des zones revitalisées. Ces exigences sont le plus souvent perçues comme contraignantes, car l’accès dans ces zones pourrait être par la suite orienté, voire limité, par les principes de protection. Par ailleurs, la nécessité d’adapter les modes d’exploitation (agricoles, forestières, piscicoles, touristiques, etc.) à des besoins écologiques fondamentaux afin d’assurer un fonctionnement optimal des écosystèmes est souvent perçu comme un inconvénient majeur pour les acteurs concernés.  

14Au vu de cette analyse nous pouvons anticiper que la mise en oeuvre du nouveau paradigme relève d’un processus articulé sur les acteurs, dans lequel prendra contour un modèle de gestion négociée et co-disciplinaire. Ce type de gestion devra mobiliser des registres complémentaires de l’action (techniques, mais aussi culturels) et réconcilier des intérêts et des logiques d’action contrastés.

Vers un modèle de gestion négociée – noyau dur du nouveau paradigme

15Pendant la dernière décade, l’exigence de participation est devenue norme dans le domaine de l’action sur l’environnement. Dans le cas des zones alluviales, le nouveau modèle de gestion cherche à trouver le juste équilibre entre les intérêts d’une pluralité d’acteurs et entre deux registres d’action – sécurité des biens et de l’homme et protection de la nature – souvent antinomiques dans le passé.

Régulation citoyenne versus régulation technocratique

16Les ressorts de l’action dans les zones alluviales relèvent de deux philosophies opposées : de l’efficacité (sécurité) et de la participation (biodiversité). D’une part, pour la gestion des risques naturels (d’inondation plus particulièrement) on a mis au point un modèle technocratique qui s’appuie sur une exigence d’efficacité et de légitimation symbolique des décisions. Ce modèle s’était construit autour de l’expertise en tant que détentrice du monopole du savoir, plaçant dans des rôles-clé les techniciens et les instances de l’autorité étatique, garants de l’efficacité de la prise en charge du risque hydrologique. Par ailleurs, l’ancrage de l’ancien paradigme sécuritaire dans la conscience collective et les structures institutionnelles, accompli sur plus d’un siècle et demi, a permis d’enraciner les attentes à l’égard de certains acteurs (techniciens, ingénieurs, etc.) auprès desquels avait été déléguée la responsabilité de la sécurité des populations. En même temps, on se rend compte que les acteurs technocrates ne sont pas les plus qualifiés pour assurer une prise en charge convenable de la protection de la nature et de l’environnement. Avec le tournant des années soixante-dix et l’émergence de la problématique des risques environnementaux se développe un modèle de gestion environnementale fondé sur le principe de la prise en charge systémique, plurielle et démocratique des problèmes d’environnement. Les rôles de l’expert et l’efficacité des solutions scientifiques sont mis en question, la société civile est appelée à participer au processus, des procédures pluralistes, collaboratives et participatives, plus ouvertes à la négociation multi-acteurs se mettent en place afin d’assurer une gestion démocratique de l’environnement et de ses problématiques (Salles, 2004). En outre, le rôle décisionnel de l’Etat-providence est reconsidéré, car l’Etat ne peut plus être l’unique garant de la sécurité. Une nouvelle forme de régulation de l’action publique – la régulation citoyenne – s’impose progressivement dans une société de plus en plus réflexive à l’égard de son avenir (Giddens, 1994).  

17L’articulation des problématiques de la biodiversité et de la sécurité dans le nouveau paradigme de gestion des zones alluviales réclame par conséquent d’intégrer des principes qui découlent de deux modèles de gestion fondamentalement opposés, en répondant à deux critères difficilement conciliables : la légitimité démocratique de l’action et le besoin d’agir dans l’urgence, avec des ressources spécialisées, pour minimiser les dégâts des événements catastrophiques. L’intégration de ces deux principes différents dans un même modèle de gestion concertée des zones alluviales représente un défi ambitieux, mais reste problématique. Cette double exigence donne lieu à une forte tension entre les modes d’action établis, la mise en place des procédures collaboratives plus démocratiques et l’acceptation des principes du nouveau paradigme.

Régulation étatique et complexité sociale  

  • 7  « L’Etat réflexif vise à concilier, à produire des synthèses entre les codages des différentes sph (...)

18Par le processus de changement du paradigme sécuritaire s’opère sans doute un choix politique, qui s’inscrit dans une vision et une politique étatique à long terme. Face à la complexité sociale des enjeux de gestion et à l’omniprésence de savoirs sectoriels et locaux contradictoires, l’ « Etat réflexif »7 assume « le pilotage contextuel » de la gestion et de la réalisation des projets. Considérant le rôle important de l’Etat dans cette mise en oeuvre, nous avons été amenés à interroger les nouveaux modes de « management of interdependence » (Mayntz, 1997 : 272). En particulier, les formes d’intervention de l’Etat et la place qu’elles laissent à des processus d’autorégulation initiés par les autres acteurs et groupes sociaux sont déterminantes dans l’explication des succès ou des impasses dans la mise en œuvre des projets d’aménagement des cours d’eau (et plus particulièrement, de revitalisation). A partir de ce constat, nous avons focalisé notre recherche sur les différents niveaux d’interaction et d’interdépendance : d’une part, entre les acteurs au sein des sous-systèmes sociaux, d’autre part, entre les sous-systèmes sociaux eux-mêmes. La Steuerungstheorie – développée principalement par les chercheurs du Max Planck Institut für Gesellchaftsforschung de Cologne (Lange et Braun, 2000) et validée par de nombreux travaux empiriques dans des domaines divers, notamment pour investiguer les conditions et les procédures de mise en place de pratiques de « bonne gouvernance » ­– nous a servi de cadre opérationnel pour l’analyse des formes d’interaction. Cette théorie s’inscrit dans un débat plus large sur la différenciation sociale et la nécessité de repenser les formes de régulation politique afin d’inclure les dynamiques des sous-sytèmes sociaux. Elle met en évidence quatre facteurs principaux intervenant dans le processus de régulation de ces interdépendances. Ces facteurs – dont nous avons examiné l’articulation dans notre analyse – sont : les « capacités de régulation déployées par les acteurs impliqués », les « opportunités et contraintes institutionnelles à l’intérieur desquelles ils interviennent », « le jeu et les stratégies de ces acteurs » et les « configurations qu’ils forment » (Giraud, 2001).

  • 8  En pratique, cet aspect peut être problématique car les administrations sont souvent perçues comme (...)

19Dans le cas de la gestion des plaines alluviales suisses, nous pouvons constater que l’incitation politique représente le moteur de l’action publique; elle concourt à une mobilisation des milieux politiques et associatifs, des administrations, et vise à susciter l’intérêt et la participation citoyenne du public. Il s’agit principalement d’une démarche de coordination réflexive, qui se caractérise par le fait que « l’Etat n’impose pas la congruence des comportements avec les attentes des planificateurs, mais il la suscite en mettant en place des lieux et des procédures propices à la concertation et la coordination » (Papadopoulos, 1995 : 104). Le processus de gestion s’ouvre de ce fait à une pluralité d’acteurs qui n’étaient traditionnellement pas associés à la décision. Le rôle des administrations est surtout incitatif et procédural, la définition des contenus s'élaborant de concert avec les acteurs concernés8. A part certains milieux économiques qui défendent des intérêts spécifiques de production, entrent en jeu des acteurs qui représentent les intérêts des usagers et des collectivités locales. Ceci confirme une volonté de transfert du pouvoir des structures étatiques vers la société civile.

20Cependant, en dépit de cette volonté affirmée de partage des responsabilités, l’intérêt public de revitalisation est approprié et interprété différemment au niveau de différentes échelles du pouvoir, voire décomposé et fragmenté en enjeux sectoriels par les autres milieux. La réalité se révèle de ce fait très complexe. Nous notons que la mobilisation large des milieux citoyens reste contextuelle et révèle ses limites pour orienter les pratiques. L’appui des structures du pouvoir public aux démarches de revitalisation continue d’être très nécessaire tant qu’une mobilisation puissante de l’opinion publique, par adhésion aux principes du nouveau paradigme, n’est pas vraiment acquise.

21Un premier élément explicatif de cette situation est le fait que, face aux enjeux renouvelés de l’action publique, les acteurs négocient leur degré d’engagement en fonction de la conception qu’ils se font de la cause à défendre en lien avec leurs valeurs, leurs idéologies et leurs intérêts. Ce type d’« engagement distancié » (Ion, 1994) laisse place aux enjeux personnels, aux sentiments, aux questions morales, tout en permettant la création d’espaces socio-discursifs parcellaires et la mise en scène d’enjeux ponctuels. Certains auteurs théorisent ces mêmes processus en distinguant entre les formes de « gestion effective » et de « gestion intentionnelle », entre « l’acteur d’environnement » et les autres acteurs. Ainsi, Laurent Mermet parle de « gestion effective » pour rendre compte du « mode de conduite du milieu telle qu’elle résulte de l’ensemble des actions humaines qui l’affectent » (Mermet, 1992 : 57), somme des actes parallèles de multiples acteurs, ou encore de « gestion intentionnelle » en ce qui concerne les « initiatives qu’un acteur spécialisé entreprend, dans le contexte d’une situation de gestion effective, pour faire évoluer l’état du milieu dans un certain sens » (Mermet, 1992 : 58).

22Une autre explication doit être recherchée dans la configuration des rapports de forces entre les acteurs concernés. Ces rapports ne sont pas équilibrés. L’effort que chacun doit fournir pour faire entendre sa voix et défendre ses intérêts n’est pas le même ; les moyens (matériels et symboliques) mobilisés varient fortement en fonction de la position de l’acteur dans les jeux de pouvoir. Ainsi, par exemple, la production hydroélectrique s’impose comme un régulateur important des régimes des eaux et de la dynamique alluviale. Les entreprises électriques se soumettent à l’obligation légale, mais les objectifs de production sont prioritaires. Pour les défenseurs des enjeux énergétiques, « augmenter les débits entraîne une perte d’énergie » ; les exigences environnementales sont perçues comme un obstacle qui ne se justifie pas tant que les bénéfices pour la nature ne sont pas mesurables et quantifiables sur une échelle comparable. D’ailleurs, un de nos interlocuteurs dans ce domaine appuie son argumentation sur les résultats d’une étude qui avait montré que l’augmentation réclamée du débit de restitution correspondrait à l’énergie nécessaire au fonctionnement d’un hôpital, tandis que les effets sur la rivière ne sont pas chiffrables, sauf « quelques poissons en plus ». En fait, dans le cas des aménagements hydroélectriques, l’action environnementale découle plutôt de l’imposition réglementaire des compensations écologiques en contrepartie à l’exploitation marchande des cours d’eau. Ces prestations écologiques sont instrumentalisées principalement dans un souci d’amélioration de l’image de l’entreprise (production d’énergie verte, certification ISO), qui vise à se construire une bonne réputation et ainsi à légitimer sa position dans le jeu par rapport aux autres acteurs. Mais, en même temps, un nouveau marché est en train de se mettre en place car il y a une demande réelle pour « l’énergie verte », les consommateurs étant de plus en plus prêts à payer pour une protection plus active de la nature.

23Nous constatons que, si les gestionnaires traditionnels des cours d’eau (notamment les services cantonaux concernés) continuent à définir les priorités d’action en matière de risque et d’exploitation des cours d’eau, en ayant un droit de contrôle par rapport au respect des obligations légales, d’autres acteurs – les sociétés de pêche, les organisations de protection de la nature, les exploitations d’extraction de gravier, etc. – ne peuvent en général qu’adapter leurs pratiques et stratégies en fonction de cette donne et éventuellement essayer de faire pression pour obtenir une reconnaissance réglementée de leurs besoins.

24Ces exemples et analyses nous laissent entrevoir la complexité des mécanismes d’agencement des rapports entre ces différents acteurs qui défendent des objectifs, des points de vue et des principes d’action distincts, disproportionnés, voire divergents. Une exigence de concertation paraît incontournable, mais elle devra concilier les intérêts tout en surmontant les résistances.      

25                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    

La négociation et le compromis – deux facteurs clé dans la gestion suisse des plaines alluviales

26Les défis auxquels doit répondre l’action publique pour concilier les exigences d’efficacité (relatifs à la protection contre les crues) et de participation (relatifs au maintien de la biodiversité), dans un contexte de forte complexité sociale, sont multiples. L’ouverture démocratique et les formes participatives que la régulation citoyenne exige entraînent la confrontation et le besoin d’articulation des intérêts et des enjeux sectoriels. Cette confrontation représente la scène d’un exercice de dialogue riche d’enseignements, car il n’est pas possible d’imposer des enjeux sectoriels sans les défendre, les négocier, les adapter aux contraintes externes et structurelles. Et pour cela, il faut d’abord connaître et comprendre les logiques des autres, ensuite instaurer une logique de marchandage dans un processus d’échanges et de négociation qui est une stratégie importante de la gestion participative (Papadopoulos, 1995). Les premiers pas de cette stratégie consistent à rassembler tous les acteurs concernés et à définir de manière concertée et plurielle des objectifs communs d’action. Il ne s’agit pas de renoncer à ses propres intérêts, mais de les articuler aux intérêts des autres et de les moduler en fonction des disponibilités, des moyens et des modalités concrètes de tout un chacun à oeuvrer dans l’intérêt public. Le compromis paraît dès lors inévitable. Le seul fait d’entamer des « bonnes » procédures ne suffit cependant pas à la mise en place de mesures efficaces. L’équilibre de pouvoirs et de légitimités entre le monde politique, les acteurs économiques, les experts et le public est en général très précaire. Le compromis peut être forgé sans adhérer à un objectif unique et sans reconnaître comme légitimes les intérêts, les principes et les prétentions d’autrui (Papadopoulos, 1995). L’opérationnalisation et donc la mise en œuvre des solutions démocratiquement établies constituent un autre espace d’opportunité, à investiguer avec tout autant d’intérêt, car c’est ici où se joue visiblement la carte de l’efficacité. Et, en plus, même celle de la vraie démocratie, car « il est aisé pour des porteurs d’intérêts corporatistes d’afficher explicitement des dispositions favorables à l’environnement si, dans le même temps, ils sont assurés d’être au cœur (et parfois au pilotage) de la procédure de mise en œuvre, sur laquelle la capacité de contrôle des usagers et des citoyens reste incertaine et improbable » (Salles, 2004 : 8).

La création de sphères de discussion publique interdisciplinaire

  • 9  Les situations ne sont toutefois pas identiques. Nous pouvons constater des écarts importants dans (...)
  • 10  On peut s'étonner de l'absence de toutes sciences sociales dans un travail qui fait pourtant appel (...)

27Dans les trois cas étudiés (la Sarine dans le canton de Fribourg, le Rhin et la Moesa aux Grisons et le Ticino au Tessin), nous avons constaté que les instances administratives de l’Etat ont développé des stratégies axées sur l’information et la mise en place d’interfaces de communication et de procédures participatives. Le rôle de ces stratégies est d’inciter à une prise de conscience collective face aux enjeux écologiques dans la gestion des zones alluviales et de stimuler une réponse citoyenne à cet égard. Tout un travail de préparation et de concertation a été entamé au niveau des services cantonaux. Dans les trois cantons, des groupes interdisciplinaires de réflexion et de travail ont été créés9. En règle générale, ces groupes réunissent des représentants des services cantonaux de protection des cours d’eau et de la nature, de la chasse et de la pêche, des forêts et de l’aménagement du territoire, mais aussi des professionnels indépendants et des bureaux d’experts privés10. C’est un exercice de dialogue entre des spécialistes qui font l’effort de sortir des logiques sectorielles et qui s’appliquent à un travail de coordination de leurs activités autour d’un objectif commun d’intérêt public. Une vision systémique de l’agir devrait à terme se dessiner à partir des stratégies communes définies par l’ensemble de ces acteurs.

28C’est dans un deuxième temps que ce processus s’ouvre et s’élargit à la participation et la consultation d’autres acteurs. En outre, nous assistons à l’émergence graduelle d’un espace intermédiaire, de concertation, qui articule le débat institutionnel aux formes de participation de la société civile, un espace de communication entre les différentes sphères (institutionnelle, économique et sociale) d’action (figure 1).

29Cet espace se construit principalement à l’aide d’interfaces renouvelées de communication qui ambitionnent à mobiliser la société civile autour de problématiques et d’enjeux indéniablement sociétaux. Des procédures de concertation novatrices « cherchent à rendre gouvernables des situations complexes en empruntant des voies alternatives aux modes classiques de l’expertise, du traitement bureaucratique et réglementaire et de la délégation politique » (Salles, 2004 :4). Par la mise en débat public, l’organisation de conférences citoyennes ou la création de comités consultatifs on essaye non seulement de rendre acceptables des solutions imposées « par le haut », mais surtout de provoquer une prise de conscience et de stimuler l’initiative des populations concernées.

Figure 1 : L’émergence d’espaces de concertation

30Nous constatons cependant que, dans la réalité, la délégation des pouvoirs et des responsabilités vers la société civile peut, dans un premier temps, inhiber l’action et doit s’opérer en plusieurs étapes. Dans le cas de l’initiation et de la mise en œuvre des projets de revitalisation, notre étude signale plusieurs cas de figure:

31les bureaux cantonaux (Offices, Services) sont le plus souvent à l’origine des projets tout en assumant leur coordination,

32les bureaux privés proposent des solutions innovatrices aux communes, le canton aide au financement des projets,

33les collectivités locales cherchent des solutions à un problème existant (de protection, d’entretien ou d’aménagement) et sollicitent les autorités et les acteurs privés.

34Le degré d’investissement des différents acteurs appelés à donner du contenu aux procédures varie fortement d’un cas à l’autre. Dans chaque situation, la réalisation de projets est accompagnée par un intense travail d'information et de médiation qui œuvre pour augmenter la connaissance objective au sujet de ces types d’aménagement et les rendre ainsi acceptables auprès du public de non-spécialistes.

Le rôle des structures intermédiaires de médiation

35La médiation reste le concept-clé du nouveau modèle de gestion, intégré et co-disciplinaire. Elle concourt à la conjugaison d’intérêts et d’efficacités (sécuritaire, économique, sociale et écologique) dans la gestion des zones alluviales. L’émergence des structures intermédiaires qui opèrent une médiation entre l’Etat et les dynamiques sociales témoigne de la mise en œuvre d’un « institutionnalisme centré sur les acteurs » (Giraud, 2001). Ce processus s’accompagne d’un transfert de pouvoirs, de responsabilités et de compétences des « structures régulatrices » vers les « structures opératoires » (Papadopoulos, 1995 ; Lange et Braun, 2000), qui se distinguent par leur capacité à agir pour résoudre des problèmes concrets.

36Nous avons pu observer et analyser ces processus dans un des cas étudiés. Le rôle de médiation est assuré par les opérateurs de terrain (bureaux privés, etc.), habituellement des professionnels de l’environnement ou du risque (géographes, écologues, ingénieurs, etc.). Ils bénéficient de savoirs pluralistes, sont en général initiateurs des projets et assument souvent le rôle de médiateurs sociaux dans le processus de négociation qui accompagne la procédure de réalisation des travaux de revitalisation. Ils se chargent d’agir auprès de communautés locales, d’amener les différents acteurs en présence et de médiatiser la communication entre eux. Ces médiateurs construisent leurs stratégies à travers une mise en scène de « bons » arguments ; ils tentent ainsi de trouver les moyens pour la production de solutions et de savoirs socialement acceptables. Nous avons ici affaire à une nouvelle forme de privatisation de l’expertise. Le spécialiste joue davantage un rôle d’animateur et « son aide à la décision sera investie d’un sens inédit : mettre en place les structures nécessaires à la communication entre systèmes et s’attacher à stimuler le dialogue. […] l’expertise devient dès lors largement le domaine d’un savoir-faire pratique » (Papadopoulos, 1995 : 118). Un nouveau rapport au savoir, culturellement médiatisé, prend forme.

Conclusion

37Cette analyse, développée à partir d’informations et de discours recueillis principalement auprès des acteurs censés mettre en route des processus menant au changement du paradigme sécuritaire dans les zones alluviales, confirme l’alignement de la gestion de ces zones sur un courant dominant dans l’approche environnementale. La transformation des modes de gestion suisse des zones alluviales s’exprime ainsi par le passage progressif d’une régulation essentiellement technocratique vers une gestion citoyenne. Une gestion multi-acteurs – permettant le dialogue, la négociation, le compromis et la concertation autour d’enjeux distincts et de logiques d’action complémentaires, voire divergentes – prend forme à travers des procédures démocratiques, participatives, flexibles et transparentes. Nous sommes d’ailleurs dans une double convergence, s’inscrivant à la fois dans la rhétorique de la gouvernance propre au développement durable et à la gestion des problèmes environnementaux, et dans une tradition de consensus spécifiquement suisse. L’émergence de nouvelles structures de médiation caractérisant ce type de gestion multi-acteurs contribue largement à créer un espace d’acceptation du nouveau paradigme. Ce dernier pourra s’imposer à terme, à la condition que s'établisse un juste équilibre entre les exigences d’efficacité (propres à la gestion des risques naturels) et de participation (caractérisant la gestion de l’environnement). La mise à équivalence entre sécurité et précaution – qui devrait s’exprimer dans le futur par la réconciliation entre les intérêts d’une économie agressive à l’égard de l’environnement, la garantie d’une sécurité optimale et la préservation urgente du patrimoine naturel – devient de ce fait un impératif inéluctable du nouveau paradigme de gestion des zones alluviales.  

38La recherche a montré également qu’un processus complexe de réflexion interdisciplinaire est en cours, articulant les différents niveaux et enjeux de l’action publique. Dans cette nouvelle dynamique, les sciences sociales ont elles aussi, à coup sûr, une contribution fondamentale à apporter pour enrichir la démarche. Elles participent à la définition des bases solides pour une gestion consensuelle et articulée des plaines alluviales, en conduisant à une large adhésion aux principes qui la guide. Il est certain que la compréhension des facteurs culturels à l’origine des résistances ou des adhésions aux nouvelles mesures d’aménagement des zones et des plaines alluviales représente désormais une démarche incontournable, condition même de la mise en place d’une gestion multi-acteurs. Par ailleurs, l’adhésion au nouveau paradigme exige aussi un travail cohérent d'information, de communication et de sensibilisation, voire d’éducation de la population. Le champ de la mise en œuvre des mesures de revitalisation mérite de ce fait d’être investi davantage par la recherche, afin de mieux exploiter les mécanismes qui à l’avenir contribueront à produire un réel changement des valeurs et des mentalités, seul facteur susceptible d’enraciner les « bonnes pratiques » dans les exigences complexes de nos sociétés.

39Note : Cet article est tiré d’une recherche interdisciplinaire – « Les plaines alluviales de l’arc alpin entre sécurité et biodiversité : changement des représentations, des décisions et des pratiques d’intervention » (Flood’Alps) – menée dans le cadre du programme national de recherche PNR48 « Paysage et habitat dans l’arc alpin » du Fond National Suisse de la Recherche (www.pnr48.ch). Cette recherche a réuni trois disciplines – sociologie, hydrologie et pédologie – autour d’une thématique commune : l’évolution des principes de gestion des zones alluviales en Suisse.

Biographies

40Mihaela Nedelcu est sociologue, collaboratrice scientifique à l’Institut de Sociologie de l’Université de Neuchâtel en Suisse. Ses recherches en cours portent sur la gestion des risques et de l’environnement, le développement durable et la migration internationale des compétences. Publications récentes : 2006. Pour une écologie citoyenne (avec F. Hainard). Paris : L’Harmattan.  

41François Hainard est professeur et directeur de l’Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel en Suisse. Ses enseignements et travaux de recherche portent sur l’économie, l’environnement et les problèmes sociaux. Publications récentes : 2005. Mouvements de quartier et environnements urbains (avec C. Verschuur) éds. Paris:Karthala., 2005. O Ambiente uma urgência interdisciplinar (avec M. Cassaro Silva). Campinas/SP : Papirus, et 2006. Pour une écologie citoyenne (avec M. Nedelcu). Paris : L’Harmattan.

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Notes

1  Dans ce texte, nous nous référerons souvent aux plaines et zones alluviales. Nous entendons par plaine alluviale l’ensemble d’un fond de vallée compris entre deux versants, quelle que soit l’utilisation des sols ou l’état de naturalité. Quant à la zone alluviale, elle est – au sein de la plaine alluviale – une région qui présente une végétation et une faune indicatrices, à des degrés divers, des processus hydrologiques de sédimentation, d’érosion et d’inondation.

2  Les premiers travaux systématiques ont été entamés après l’inondation catastrophique de 1868 (Schmid, 2002).

3  Les plaines et/ou les zones alluviales actives sont caractérisées par une morphologie fluviale dynamique. Les crues, remanient périodiquement ou épisodiquement l’espace fluvial par le jeu des processus de submersion de sédimentation et d’érosion. Elles contribuent à maintenir la richesse des niches écologiques. Ainsi, « la végétation est caractérisée par une perpétuelle recolonisation, par un vieillissement progressif et par la présence côte à côte de différents stades de développement. Les groupements végétaux sont nombreux dans un espace restreint […], des espèces à germination et à croissance rapides s’installent promptement sur toutes les surfaces dénudées » (Thielen et al. 2002 :17).

4  Les trois sites d’étude retenus concernent quatre rivières suisses : la Sarine (canton de Fribourg FR), le Rhin et la Moesa (canton de Grison GR), le Ticino (canton du Tessin TI). Des critères de complémentarité ont orienté nos choix. Il s’agit principalement de la diversité culturelle (les sites correspondant aux trois principales régions linguistiques de Suisse, nous postulions par là que les représentations collectives des populations concernées et les politiques publiques d'intervention étaient susceptibles de différer selon les contextes culturels) et de l’état d’avancement dans la mise en pratique des nouvelles directives de protection contre les crues (dont la revitalisation). Nous avons procédé par entretiens sémi-directifs auprès de 38 personnes, dont une vingtaine de décideurs et de professionnels. De fait nous nous sommes entretenus avec des personnes qui ont un contact direct avec les zones alluviales, soit en habitant dans leur proximité, soit en pratiquant une activité – professionnelle ou de loisir – en lien avec celles-ci. Compte tenu de ces principes et des objectifs de la recherche, notre population était volontairement constituée de personnes en majorité bien formées, ainsi que de spécialistes et de leaders locaux.  

5  En 1999, un article sur le développement durable (art.73) a été ancré dans la Constitution fédérale de la Confédération suisse, en indiquant que cette dernière et les cantons « œuvrent à l’établissement d’un équilibre durable entre la nature, en particulier sa capacité de renouvellement, et son utilisation par l’être humain ».

6  « La conservation ou le rétablissement d’une situation la plus proche de la nature des cours d’eau fait donc aussi partie des tâches de la protection contre les crues. Les cours d’eau doivent être reconnus en tant qu’élément façonnant le paysage. Un cycle de l’eau proche de l’état naturel doit dans la mesure du possible être conservé », extrait des Directives de l’OFEG pour la protection contre les crues des cours d’eau, Bienne, 2001, pp.13. On peut voir ici une analogie évidente avec l’évolution récente de la politique agricole suisse, dans laquelle le maintien, voire la restauration, de réseaux de biotopes naturels fait désormais partie des tâches d’une agriculture qui doit, globalement, rester productiviste. Cette analogie reflète une volonté politique nationale qui dépasse le cadre strict de tel ou tel type de paysage ou activité économique.

7  « L’Etat réflexif vise à concilier, à produire des synthèses entre les codages des différentes sphères sociales […]. Il continue à déterminer les grandes options-cadres et à intervenir pour mettre sur pied des procédures de communication favorisant l’empathie entre les sphères sociales, en faisant toutefois confiance à leur capacité d’auto-régulation pour assurer le « réglage fin » des options établies » (Papadopoulos, 1995 : 79).

8  En pratique, cet aspect peut être problématique car les administrations sont souvent perçues comme décisionnelles.

9  Les situations ne sont toutefois pas identiques. Nous pouvons constater des écarts importants dans l’état d’avancement et de réalisation de projets, en fonction des contextes locaux et structuraux spécifiques. Des objectifs différenciés – de protection des zones naturelles pour le canton de Fribourg, de mise en place de procédures consensuelles pour le canton du Tessin, de revitalisation par des nouveaux aménagements pour le canton des Grisons – expliquent les démarches spécifiques, toutefois convergentes et inscrites dans un processus cohérent de mise en œuvre du nouveau paradigme.

10  On peut s'étonner de l'absence de toutes sciences sociales dans un travail qui fait pourtant appel à des compétences d'information, de communication, de sensibilisation, de médiation et de réflexion sur les processus mis en œuvre. Cependant, nous avons ressenti un besoin explicite des acteurs concernés pour comprendre les dynamiques sociales spécifiques et en tenir compte dans les processus de décision.  

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References

Electronic reference

Mihaela Nedelcu and François Hainard, « La traduction des enjeux sécuritaires et écologiques dans les modes de gestion Suisse des zones alluviales Â», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Volume 6 Numéro 3 | décembre 2005, Online since 01 December 2005, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/3659 ; DOI : 10.4000/vertigo.3659

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About the authors

Mihaela Nedelcu

Institut de Sociologie, Faubourg de l’Hôpital 27, CH-2000 Neuchâtel, Suisse  mihaela.nedelcu@unine.ch

François Hainard

francois.hainard@unine.ch

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