1L’article écrit par MM. Bui Ngoc Hung et Nguyen Duc Tinh constitue un portrait général de l’évolution de l’agriculture au Vietnam au cours des quelque 15 dernières années. Ce portrait s’approche de la position officielle du gouvernement vietnamien. De nombreuses questions fondamentales soulevées par les transformations apportées aux systèmes agraires vietnamiens sont cependant éludées par les auteurs. Trois thèmes sont présentés brièvement ici, en évoquant les principaux auteurs à consulter pour en savoir un peu plus : la question de l’autosuffisance alimentaire, les problèmes liés aux catastrophes « naturelles », ainsi que les problèmes environnementaux.
2S’agissant de l’autosuffisance alimentaire, tant vantée par les autorités vietnamiennes et reprise par plusieurs scientifiques, elle paraît fort douteuse. Bien sûr, la production totale de denrées alimentaires de l’ensemble du Vietnam dépasse probablement le seuil d’autosuffisance, en hausse depuis le milieu des années 1980. Toutefois, la localisation de cette production, jumelée à des infrastructures de communication inefficaces pour la distribuer aux quatre coins du pays, empêchent d’une part que toutes les régions soient bien desservies. D’autre part, les surplus, qui proviennent surtout du Sud, nourrissent les exportations au lieu d’être utilisés pour satisfaire la demande intérieure : Kolko, dans un article du Monde Diplomatique, qualifiait cette situation de « fiasco d’une politique irresponsable », alors que, par exemple, en 1994, les chiffres de production fournis localement étaient de 10% à 13% supérieurs aux rendements réels (Kolko, 1996) (pour la situation dans les années 1980, voir aussi, Lam Thanh Liem, 1985 et 1991; sur les statistiques agricoles, voir De Vienne, 1994; et sur l’évolution de la disponibilité alimentaire, voir Molina, 1999).
3Dans la région des Plateaux centraux, la prépondérance des cultures de rentes est écrasante. Les divers plans de développement agricole de l'État ont favorisé le développement des cultures commerciales, dont les produits ne se mangent pas, et cela s'est traduit, depuis le milieu des années 1980, par une régression importante et constante de la nourriture produite per capita, une tendance complètement inverse de l'évolution à l'échelle nationale. Dans la province de Lam Dong, la production de nourriture, en équivalent-paddy, a diminué de 251 kilogrammes par personne par an en 1985, à 172 kg/pers./an en 1995 (GSO, Department of Agriculture, Forestry and Fishery, 1996). Lorsque les prix du marché mondial pour les cultures commerciales sont élevés, la situation est stable et même parfois avantageuse; par contre, lors des périodes de cours faibles, comme au cours des dernières années, elle peut devenir dramatique. Évidemment, la fluctuation des prix des produits agricoles constitue un problème universel. Cela s'avère donc un choix politique irresponsable que de surspécialiser à ce point le développement économique d'une région telle que celle des Plateaux centraux.
4Un deuxième point à considérer dans l’évolution de la production agricole du Vietnam, ce sont les problèmes d’origine plus ou moins naturelle qui ont touché durement le pays au cours de la dernière décennie. Par exemple, l’année 2002 est la troisième année consécutive où des inondations causent plusieurs centaines de décès et des pertes matérielles importantes, tant sur les Plateaux centraux que dans le delta du Mékong : Swissinfo (5 octobre 2002) parle plus de 100 000 habitations submergées dans le delta du Mékong au début du mois d’octobre 2002. En août dernier, The Associated Press rapportait aussi que plus de 80 000 hectares de rizières étaient touchés par la sécheresse dans le Centre du pays, dont 20 000 hectares totalement perdus (en appliquant un rendement moyen de 3900 kg à l’hectares – la moyenne de 1999 dans la région Centre, selon le Statistical Yearbook 2000 – on obtient 78 000 tonnes de paddy perdues pour cette seule région!). Ces informations ne transparaissent que rarement dans les statistiques officielles mais la diminution de la quantité de nourriture disponible est bien réelle.
5Enfin, en troisième lieu, cette évolution de l’agriculture vietnamienne n’a pas été sans causer de graves problèmes environnementaux, en particulier la déforestation des forêts des régions montagneuses et des forêts de mangroves. En particulier, la colonisation agricole organisée par l’État ainsi que les mouvements migratoires spontanés ont permis de conquérir de vastes territoires des Plateaux centraux (dans les provinces de Lam Dong et Dak Lak en particulier) aux dépens des forêts (à ce sujet, pour des études plus détaillées, voir Evans, 1992; Rambo et al., 1995; De Koninck, 1996 et 1997; De Koninck et Déry, 1997; Déry, 1999, 2000, 2001, 2002a et 2003à venir).
6L’objectif ici n’était pas de nier certains développements positifs traversés par l’agriculture vietnamienne, mais bien de les remettre en perspective en considérant l’ensemble du contexte. Comme le soulignait déjà Kolko il y a quelques années (1996, p. 27) : le bureau politique se prive « des possibilités de mener une politique réaliste. Faute de contrôler la situation, il laisse s’accroître le danger d’une grave crise alimentaire ».