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Dossier : Les grands fleuves : entre conflits et concertation

Comment bâtir une prospective commune pour la gestion d'un fleuve transfrontalier ? L'exemple de L'Escaut.

Gabrielle Bouleau

Abstracts

The European Union recently adopted a common strategy to reach a good status of all aquatic ecosystems and plan a sustainable water management (the water framework directive, 23 Oct. 2000). For each watershed, it requires an economical analysis of stakes and possible options. This can give an opportunity to change methods of planning which have led to unsustainable practises, especially on the Schelde. How to build such a common vision when transboundary rivers are concerned? Pointing out what biases were responsible of unsustainability in the methods used in the past for water management planning, we propose alternative way of doing, using future studies and the examples of the Schelde.

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Full text

Introduction

1Prévision, projection et prospective parlent toutes du futur mais n’ont pas le même objectif. La prévision cherche à déterminer ce qu’il se passera dans le futur pour anticiper les décisions à prendre. Aux incertitudes près dues à la modélisation, une bonne prévision se réalise. La projection ou le scénario tendanciel cherche à déterminer ce qu’il se passerait si une tendance passée se poursuivait dans le futur. Une bonne projection met en évidence les facteurs limitants, identifie les seuils de rupture qui imposeront des décisions sans préjuger de ces décisions. La prospective vise à évaluer le champ des possibles, sans préciser lesquels sont les plus probables. Elle a un but heuristique d’explicitation des hypothèses sous-jacentes aux différents scénarios. Une bonne prospective présente des scénarios cohérents qui suscitent le débat. Ces trois exercices ne sont pourtant pas indépendants les uns des autres car la prospective peut reprendre à son compte des travaux de prévisions et de projections en mettant en question leurs hypothèses, en  montrant les choix implicites qui les justifient. On peut ainsi relativiser les exercices de prévisions et de projection en considérant qu’ils constituent un certain type de prospective. C’est ce sens générique de prospective que nous utiliserons dans cet article.

2Les exercices de prospective sur l’eau ont connu un grand succès avec le second forum mondial de l’eau organisé à La Haye en mars 2000 intitulé « from vision to action » (Cosgrove et Rijsbermann, 2000). Dans de nombreuses régions sous l’impulsion du Global Water Partnership et du Conseil Mondial de l’Eau, des équipes plus ou moins institutionnelles ont bâti des scénarios d’évolution de la ressource en eau en fonction des usages. A cette occasion un projet universitaire intitulé river21 a été monté sur l’Escaut avec des partenaires français, belges et néerlandais (Anvers, Gand, TU-Delft, Wagenigen et l’ENGREF) afin d’étudier l’évolution du fleuve, les tendances perçues, les déterminismes extérieurs, les seuils de rupture (Verhallen, Huygens et al., 2001).

3Cet exercice nous a permis d’ identifier  les difficultés particulières de la prévision, de l’analyse économique d’options alternatives et de prospective dans les cas de ressources en eau partagée entre plusieurs pays (Bouleau,  2002 ; Ploeg et Verhallen, 2002). L’analyse des travaux de prospective existant lors du forum et notre propre expérience sur l’Escaut nous permet de commenter les diverses étapes imposées par la nouvelle directive cadre sur l’eau adoptée par l’Union Européenne en identifiant les différents exercices d’imagination du futur auxquels elle invite les Etats Membres et en y associant les méthodes les plus appropriées aux bassins transfrontaliers tels que l'Escaut.

Le bassin de l’Escaut

4Le bassin de l'Escaut est à cheval sur deux départements en France, le Nord et le Pas de Calais (plus quelques kilomètres carrés dans l'Aisne où l'Escaut prend sa source), trois Régions belges, la Wallonie, Bruxelles Capitale et la Flandre et une partie de la province de Zélande et la province du Brabant aux Pays Bas (voir figure 1). Les principaux affluents rive gauche proviennent tous de France, ceux rive droite coulent tous en Belgique. Les Pays-Bas ont une position assez particulière dans le bassin, car ils possèdent les deux rives de l'estuaire en aval du port d'Anvers.

5C’est un cours d'eau de plaine, de faible pente moyenne (0,3 m/km), sans gorges ni vallée marquée, long de 350 km depuis sa source en France au nord de Saint Quentin dans le département de l'Aisne jusqu'à son embouchure en Mer du Nord aux Pays-Bas. L'Escaut draine un petit bassin versant de 21 900 km2 qui culmine à 200 m d'altitude. Ce bassin est limité par celui de la Somme au sud ouest et celui de la Sambre et de la Meuse du sud est jusqu'au nord. Il pleut en moyenne 650 mm par an sur le bassin, en plus de 150 jours. A la frontière franco-belge, le débit moyen de l'Escaut est de 15 m3/s. Ses principaux affluents en France sont rive gauche, la Lys et la Scarpe. L'essentiel du débit à l'embouchure du fleuve (100 m3/s) provient de la Flandre, où un chevelu très dense de cours d'eau rejoint l'Escaut en rive droite entre Gand et Anvers. Citons le Dendre, la Senne qui passe à Bruxelles, la Deile qui coule à Louvain et ses affluents, le Demer qui draine la région de Louvain et la Nete (Nèthe) qui draine l'est de la Flandre.

6Ce bassin ne comporte aucune réserve superficielle naturelle (ni glaciers ni montagnes) ou artificielle (la topographie ne s'y prête pas). Les nappes phréatiques sont souvent affleurantes (terrains hydromorphes) mais de faible capacité (les sables éocènes des Flandres qui affleurent sur le littoral ne sont pas assez productifs pour être exploités, à l’amont du bassin la nappe de la craie est menacée de pollution et celle du calcaire carbonifère est surexploitée). La faible dénivelée de l’ensemble du bassin en fait une région propice aux marais. Ceux-ci ont constitué tantôt une protection naturelle contre les envahisseurs tantôt un obstacle au développement. De même, toute dépression artificielle dans la région se remplit d’eau. Ainsi, les affaissements en surface au-dessus des anciennes galeries minières d’exploitation de charbon imposent un drainage permanent par pompage.

7Toute la région de l’Escaut connaît une activité marchande depuis le Moyen Age qui s’est accrue avec l’extraction minière dès le XVIIème siècle et a conduit à canaliser les eaux du fleuve et de ses affluents pour faciliter la navigation. La fin de l’extraction minière dans la deuxième partie du XXème siècle en France et en Wallonie a profondément affecté l’économie de ces régions d’amont , tandis que les régions aval (Flandre et Zélande) ont bénéficié de l’essor du transport maritime. Le port d’Anvers a su développer des complémentarités avec le premier port européen qu’est Rotterdam situé au nord et relié à Anvers par des liaisons fluviales, routières et ferroviaires. Ceci confère au bassin de l’Escaut un rôle de transit très important, une densité de population très élevée (477 habitants/km2) et une pression foncière considérable (les zones urbaines et les infrastructures associées représentent près de 20% du territoire) (Bouleau, 2000).

8Deux barrières sociologiques séparent les populations du bassin de l’Escaut. La langue sépare la France et la Wallonie francophones  de la Flandre et des Pays-Bas néerlandophones. D’autre part, le culte protestant est plus répandu aux Pays-Bas que dans le reste du bassin, traditionnellement catholique. Ces différences sont le fruit de conflits passés et d’arbitrages difficiles dont les tensions sont encore vivaces de nos jours. Nombreuses sont les décisions liées à l’eau qui sont bloquées faute d’accord de part et d’autre de ces lignes de partage (Meijerink, 1998).

La directive cadre sur l’eau invite à plusieurs exercices de prospective

9L’Union Européenne a adopté en 2000 une directive cadre  sur l’eau visant à restaurer le bon état écologique des eaux dans tous les Etats Membres. Cet objectif est très ambitieux, car les dernières évaluations de qualité des eaux dans l’Union soulignent les efforts faits en matière d’épuration mais notent l’augmentation de l’artificialisation des milieux avec des pressions anthropiques croissantes sur les continents et des impacts importants sur les milieux marins et leurs ressources halieutiques (Agence européenne de l'environnement, 1998 ; IFEN, 2002). La directive cadre européenne sur l’eau propose une procédure de planification qui pour enrayer les dégradations et programmer la reconquête des milieux.

10La directive et ses guides d’application proposent une démarche qui doit être appliquée à chaque milieu aquatique (appelé masse d’eau dans la directive) pour optimiser la gestion et concentrer les efforts sur les milieux à plus fort potentiel. Cette démarche est résumée dans la figure 2.

(source : Agence de l’eau Artois-Picardie).

Figure 1 : Le bassin de l’Escaut est très artificialisé. Le bassin international de l’Escaut (pointillés blancs) communique avec la Meuse à l’est et la mer du Nord par de nombreux canaux (en bleu foncé). La plupart des cours d’eau naturels (tracé fin bleu clair) ont été canalisés (tracé gras bleu clair). La zone hachurée est exposée aux inondation et englobe les plus grosses agglomérations.

11Il s’agit d’en un premier temps d’analyser la situation actuelle, les usages et leurs impacts sur la ressource en eau. Cette analyse doit préciser l’importance économique des différents usages, la part du coût de cet usage supportée par les usagers (récupération du coût) et la part subventionnée et les évolutions prévisibles de ces usages (offre et demande en eau). Sur l’Escaut, ce travail montrera par exemple que la navigation induit une canalisation des cours d’eau à des gabarits de plus en plus grands. D’un point de vue économique, il faudra chiffrer la valeur ajoutée produite par la navigation fluviale. Il faudra quantifier l’impact de cet usage et quantifier la part du coût global du service (y compris le coût environnemental) payée par les usagers. Cette première étape permet de dire si l’évolution observée permet d’atteindre les objectifs environnementaux de la directive (renouvellement des ressources, amélioration de la qualité, bon état écologique) ou non. Est-ce que l’accroissement des gabarits des canaux permet d’atteindre un bon état écologique ? Est-ce que les espèces biologiques inféodées à l’aval des grands fleuves peuvent se développer dans ces conditions ?

12Pour les cas d’évolution défavorable, la deuxième étape consiste à lister toutes les actions préventives et curatives pour restaurer le milieu. Le coût unitaire et l’efficacité de chacune de ces actions doivent être étudiés. Sur l’Escaut, en admettant que la chenalisation perturbe les écosystèmes, il faudrait ainsi chiffrer le coût unitaire d’un kilomètre de canal renaturé et le manque à gagner pour la filière transport. Comme les milieux sont probablement aussi perturbés par la pollution il faudrait chiffrer différentes actions permettant d’enrayer toutes les pollutions.

Figure 2 : Les différentes étapes de planification de la gestion de l’eau selon la directive cadre avec en pointillé les exigences économiques.

(traduit en français d’après WATECO, 2002).

13La troisième étape utilise ces actions comme des éléments de stratégies pour chaque milieu. Si pour certains milieux, aucune stratégie ne permet d’atteindre les objectifs environnementaux dans les temps (d’ici 2015) à un coût acceptable , alors les Etats Membres de l’Union Européenne pourront demander des reports ou des objectifs moins ambitieux pour des eaux fortement modifiées. Mais ces dérogations doivent être justifiées en montrant qu’il n’existe pas de stratégies bénéfiques à un coût acceptable et ceci sans subventions exagérées (explicitation du niveau de récupération des coûts sur l’usager).

14Pour les milieux qui le permettent, les Etats Membres bâtissent des stratégies d’action (programmes) de reconquête des milieux en choisissant les mesures les plus efficaces au moindre coût et en précisant le rôle des politiques de tarification dans ces mesures.Ces programmes sont mis en œuvre pour six ans.  Leur efficacité est évaluée et prise en compte dans la planification suivante.

15Est-ce que cette démarche suffit pour que le cercle de la planification devienne vertueux au sens du développement durable, c’est à dire que les écosystèmes qui sont dégradés ne le sont que pour des activités dont le bilan est positif pour la collectivité ? Nous pensons que cette planification ne tend vers un développement durable que si elle évite les biais systématiques qui ont prévalu dans les planifications antérieures et que nous allons analyser à travers les quatre exercices prospectifs de cette démarche qui sont :  

  • la prévision de l’offre et de la demande en eau à long terme,

  • le risque de ne pas atteindre le bon état écologique,

  • les actions (mesures) qui peuvent être prises pour atteindre les objectifs

  • l’analyse économique des actions les plus efficaces au moindre coût.

16En effet, le fleuve Escaut est un triste exemple de développement non durable. La qualité de l’eau brute du fleuve n’est pas suffisante pour être potabilisée (CIPE, 1994), les sédiments sont fortement pollués (Meijerink, 1998), les ressources en eau potable s’amenuisent et entraînent des transferts toujours plus coûteux (Direction Générale des Ressources Naturelles et de l'Environnement, 2000). Pour que cette nouvelle réglementation conduise à une meilleure gestion de la ressource, il faudrait rompre avec les pratiques qui sont à l’origine de leur dégradation (surestimation des besoins, ignorance des risques pesant sur la ressource, manque de diversité dans les politiques de développement). Comme nous allons le voir dans les quatre paragraphes suivants, il est possible de répondre aux quatre exercices prospectifs (prévision, risques, actions, évaluation économique) en continuant de procéder comme par le passé, sans remettre en cause ce qui a conduit à une surexploitation et une dégradation des ressources en eau. Ainsi pour chacun de ces exercices nous évoquerons ce qui les rend difficiles, les biais qui peuvent conduire à une gestion non durable et les spécificités de ces exercices en contexte transfrontalier. Dans la mesure du possible nous appuierons nos analyses sur des cas réels du bassin de l’Escaut. En dernière partie nous proposerons des outils de prospective permettant de surmonter les difficultés évoquées pour proposer une gestion alternative.

Prévision de l’offre et la demande à long terme

17Les anciens manuels destinés aux ingénieurs chargés de dimensionner des équipements considéraient la demande en eau comme une donnée exogène. En France, des instructions ministérielles datant de 1946 déterminaient la consommation forfaitaire à retenir pour dimensionner un réseau en milieu rural (125l/habitant) et urbain (150 à 400 l/habitant selon la taille de la ville) et certains manuels recommandaient d’actualiser ces chiffres à la hausse et de tenir compte d’une marge de sécurité de 30% (Dupont, 1978, p. 338 ; Bonnin, 1986, pp 15-17). En poursuivant la courbe de la démographie, on pourrait ainsi extrapoler la tendance et prévoir la demande future. Cette approche est biaisée pour trois raisons.

18La première est que les facteurs dont dépend la demande sont influençables (notamment par des politiques de prix ou des investissements dans des matériels économes). La demande passée résulte notamment des équipements passés. Une autoroute induit un trafic, une canalisation induit une consommation d’eau. Les prévisions utilisées pour le dimensionnement peuvent être auto-réalisatrices en ce sens qu’une fois les équipements faits, leurs promoteurs cherchent à  les rentabiliser en influençant la demande. Mais l’arrêt de la croissance démographique, la saturation des besoins, l’augmentation de la facture d’eau peuvent aussi mettre en défaut les prévisions comme cela a été le cas pour l’adduction en eau potable de Barcelone (Barraqué, 2002). Sur le bassin de l’Escaut, la politique de financement par l’Agence de l’eau Artois-Picardie des procédés économiseurs d’eau dans la papeterie et l’agro-alimentaire a contribué à stabiliser la demande en eau côté français (Bresson, 2000).

19Le deuxième biais vient du fait que la demande n’est pas une variable unique mais la somme de comportements individuels. Prenons par exemple un service d’eau qui constate des chutes de pression en tête de son réseau et est amené à offrir un débit toujours supérieur. Cela signifie-t-il que les usagers domestiques consomment plus ? Qu’un nouvel industriel est en train de s’équiper et que dans deux ans il atteindra sa consommation maximale ? Ou encore que les fuites du réseau augmentent ? Il serait dommage de doubler la capacité du réseau sur la base d'une extrapolation si le phénomène est conjoncturel ou s’il s’agit de fuites. Dans la communauté urbaine de Lille, le réseau a un rendement considéré comme bon en France (80%) mais qui est inférieur aux rendements de certains services urbains des pays d’aval. Les fuites représentent près de 40% de la consommation domestique. Dans les périodes de consommation de pointe le réseau arrive à saturation, il devient stratégique de savoir s’il est plus facile (rentable) d’agir sur les fuites ou de sensibiliser la population à plus d’économie.

20La façon dont on agrège les consommations influe beaucoup sur les projections de demande future. Dans le bassin de l’Escaut, les trois pays recensent leurs activités économiques selon des nomenclatures différentes. Pour estimer la demande en eau industrielle future ils utilisent des ratios de consommation par secteur qui sont de ce fait très différents car les secteurs agrègent des activités différentes. Selon le poids de chaque activité dans chaque secteur, l’impact de certaines activités sera négligé, tandis que l’impact d’autres activités sera surestimé et ceci de manière différente selon les pays. Les tendances observées dans chaque partie du bassin sont donc difficilement comparables. Le troisième biais vient des hypothèses de croissance économique. Un service d’eau de qualité induit un développement économique qui bénéficie de la sécurité de l’approvisionnement en quantité suffisante. Comme personne ne souhaite que l’eau devienne le facteur limitant de ce développement, on est incité collectivement à surestimer les besoins. Cela ne porte guère à conséquences tant que le développement se réalise et induit des richesses suffisantes pour payer les investissements. Ce cercle vertueux se brise néanmoins si les effets de la consommation d’eau sur l’environnement (surexploitation, augmentation de la vulnérabilité, ...) entraînent des coûts économiques supérieurs aux bénéfices. Tant qu’il s’agit de biens non marchands ces coûts passent souvent inaperçus et ne sont révélés que lors d’événements exceptionnels (sécheresse, crue, accident,...). Une analyse rétrospective révèle alors que le bilan coûts/avantages des investissements n’est pas au niveau espéré .  Dans le bassin de l’Escaut, ce type de pari sur l’avenir est particulièrement vrai en matière d’investissement en voie d’eau et en infrastructures portuaires. Il est notoirement connu que les investissements portuaires sont non rentables et que la rentabilité des voies d’eau dépend de la politique de taxation des autres modes de transport. Néanmoins la spéculation des affréteurs, la concentration de l’industrie du transport maritime, le jeu subtile de la concurrence et de la complémentarité entre les ports nord européens (Le Havre, Anvers, Rotterdam, Hambourg) induit une surenchère d’infrastructures au détriment des écosystèmes. L’extension des ports d’Anvers et de Rotterdam remettent en cause des sites inventoriés et protégés au titre de directives communautaires (réseau Natura 2000) sans que l’on tienne compte dans les projections économiques des effets induits sur le trafic routier, la pression foncière, les nuisances riveraines, les risques industriels...

21Ainsi la tendance de la demande en eau, et corrélativement la tendance de l’offre sont sujettes au débat. Les nouveaux manuels destinés aux ingénieurs recommandent d’utiliser des méthodes analytiques plutôt que globales et d’établir plusieurs scénarios (Valiron et Lyonnaise des eaux, 1994, p 50 à 68). Selon les pays, les modalités de ce débat sont différentes et les arbitrages peuvent être contrastés. Dans le cas de ressources partagées entre plusieurs pays, il y a ainsi de nombreuses raisons pour que les tendances évaluées nationalement pour l’offre et la demande en eau à long terme divergent. Ceci rendra plus difficile la planification conjointe dans un même district hydrographique.

Risque de ne pas atteindre les objectifs environnementaux

22L’offre et la demande future en eau étant choisies, comment va réagir le milieu ? Il s’agit d’analyser les processus naturels du milieu, d’évaluer l’impact des pressions anthropiques prévues sur ces processus et d’évaluer toutes les sources d’incertitude et de risque qui peuvent aussi agir sur ces processus dans le sens de la dégradation du milieu.

23Les processus naturels sont complexes. La biodiversité observée dans un cours d’eau dépend d'équilibres physiques (maintien du lit, des berges, du niveau de la nappe, du débit du cours d'eau, … ), de la qualité de l'eau (matières en suspension, toxiques, oxygène dissous, …) et de fonctionnalités du bassin (fréquences de crues, franchissabilité, connexion entre les diverses annexes fluviales, …). Ces exigences sont interdépendantes à des échelles de temps et d'espace emboîtées (Naiman, Holland et al., 1988). Les risques de ne pas atteindre le bon état écologique concernent différents niveaux d’analyse de ces systèmes complexes. Nous en distinguerons trois.

24Le premier risque est politico-économique. Si l’on considère que les pressions anthropiques sont bien connues et que l’écosystème y réagit de façon prévisible, c’est à dire qu’à chaque niveau de pollution ou de dégradation des habitats correspond une plus ou moins grande richesse de l’écosystème, alors l’évaluation des impacts des activités humaines consiste à bien identifier les différents seuils d’impact de la qualité écologique. Le risque de ne pas parvenir à l’objectif environnemental serait alors le risque de ne pas pouvoir réduire les pressions anthropiques au niveau souhaité. Pour discuter de ce risque à l’échelle d’un bassin transfrontalier, il faut :

  • s’accorder sur un état de référence. Qu’est-ce que le bon état écologique de l’Escaut canalisé ? Est-ce le bon état écologique avant chenalisation quand l’Escaut était un fleuve peu profond entouré de marécages ou bien faut-il comparer ce canal à un lac naturel ?

  • convenir d’une mesure de l’état du système qui permette de comparer les évaluations de l’amont à l’aval. La mesure de la pollution organique dissoute exprimée en demande biologique en oxygène n'est pas mesurée de la même façon dans les différents pays du bassin de l'Escaut et exige une intercalibration avant toute comparaison ;

  • se mettre d’accord sur des modèles de réponse du milieu aux différents impacts (facteurs limitants, non linéarités, effets cumulatifs, ...). L’estuaire de l’Escaut a accumulé des sédiments pollués par des toxiques (rejets des activités minières et industrielles) et de la matière organique (faible épuration). Les métaux lourds piégés dans les sédiments sous forme réduite vont-ils y rester si la qualité de l’eau s’améliore et que la teneur en oxygène dissous augmente ou bien cette amélioration induira-t-elle un relargage des métaux lourds sous forme oxydée dans la colonne d’eau ? Aujourd’hui la réponse de l’estuaire à ces nouvelles conditions est controversée.

25Le deuxième risque est relatif aux activités dangereuses. Les pressions anthropiques ne sont pas constantes et certaines s’expriment sous forme de risque. La présence d’une usine produisant des substances dangereuses sur un bassin n’empêche pas le bon état écologique de la rivière si ses rejets sont limités. Mais si un accident se produit, le bon état sera compromis. La multiplication d’usines dangereuses augmente le risque de ne pas atteindre l’objectif fixé par la directive cadre. Il s’agit de risques probabilisables. Le bassin de l’Escaut est particulièrement densément peuplé, très industrialisé, la concentration d’activités potentiellement polluantes est grande et la fiabilité des installations industrielles et de dépollution est un grand enjeu pour ne pas saper les efforts de reconquête de la qualité.

26Le troisième risque est l’incertitude. L’écosystème ne réagit pas toujours de façon prévisible d’une part parce qu’il est difficile de savoir si son état est stable ou en évolution et d’autre part parce qu’il est soumis à des facteurs extérieurs dont certains sont mal connus (effet de serre, instabilité géotechnique, ...).

27En effet, intrinsèquement les systèmes biologiques possèdent des instabilités et des irréversibilités. Les écosystèmes sont le résultat de leur histoire passée et deux systèmes qui semblent être dans le même état à un instant donné peuvent diverger. Les conditions du maintien de la diversité et des fonctionnalités d'un écosystème sont parfois liées à sa régénération périodique suite à des catastrophes naturelles (crues, glaciation, feux, … ) et des possibilités d’échange avec des écosystèmes voisins constituant une métapopulation. En Europe, le Danube a servi de zone refuge à la faune aquatique pendant les périodes glaciaires. C'est à partir de cette zone refuge que la faune aquatique a pu recoloniser les eaux libérées des glaces lors du recul des glaciers (Lévêque, 2001). Est-ce que cette reconquête pourrait encore se faire aujourd’hui ? La connectivité des fleuves les uns avec les autres a-t-elle été maintenue ?

28La deuxième raison qui fait que l’écosystème ne réagit pas toujours de façon prévisible est qu’il existe des facteurs extrinsèques imprévisibles. A l’amont de l’Escaut, le sous-sol minier est instable suite aux extractions de charbon et des tassements lents ont lieu. Ces tassements remettent en cause la topographie et le réseau hydrographique (d'autant plus que les pentes sont très faibles dans la région), parfois même l'hydrogéologie. Ainsi deux masses d'eau qui semblent indépendantes pourraient se rejoindre et la pollution de l'une affecter l'autre. Tous les efforts entrepris pour reconquérir le bon état écologique de la masse d'eau affectée seraient ainsi ruinés.

29Ces différents risques, risque de ne pas réussir à mettre en place la politique de reconquête des milieux, risque probabilisable des activités dangereuses et incertitudes, dont l'évaluation est difficile mais l'existence connue, devraient inciter les responsables de la planification à envisager plusieurs cas possibles et construire des indicateurs permettant de se situer au cours du temps en fonction de ce qu'il arrive sans être pris au dépourvu et à court d'argument juridique en cas de litige.

Définition des mesures possibles

30En matière de restauration des milieux, on distingue traditionnellement les actions correctrices et les actions de prévention à la source. Les politiques environnementales privilégient les secondes. Sans que ceci soit démontré dans la littérature, on considère souvent que les actions préventives sont moins coûteuses. Dans les faits, les actions de prévention à la source sont peu mises en œuvre. Elles ont pour point commun d’être des solutions pauvres en capital et riches en main d’œuvre (Glachant, 2002), pour lesquelles on trouve peu de porteurs de projet et beaucoup d’oppositions. En outre, ces solutions nécessitent parfois une modification de politiques publiques dans d’autres secteurs (politique agricole, politique fiscale), ce qui est long et difficile.

31Reprenons le cas des ressources en eau utilisées pour l’eau potable dans la région de Lille. La ressource principale est la nappe de la craie menacée en qualité par les nitrates et les pesticides et en quantité par une surexploitation. Les actions à la source sont particulièrement difficile à mettre en œuvre. Les actions à la source contre la pollution sont impopulaires. Les actions à la source pour limiter la consommation ne trouvent pas de promoteurs.

32Pour agir à la source pour limiter ces pollutions qui sont majoritairement dues à l’agriculture intensive, il est possible, parmi les mesures envisageables, de taxer les intrants, d’enherber les bords de fossés pour éviter une percolation directe des polluants dans les eaux de surface, de favoriser le boisement des berges de cours d’eau ou de sensibiliser les agriculteurs à un usage plus raisonné des intrants. Pour taxer les intrants en tenant compte de leur effet polluant, il faudrait pouvoir moduler les taxes en fonction du bilan azoté sur chaque sol, ce qui rend le recouvrement de cette taxe difficile. Si la taxe n’est pas assise sur le pouvoir polluant, mais sur les quantités d’engrais achetées, l’usage des engrais organiques ne sera pas pris en compte. Les solutions de type modification de l’occupation du sol (enherbement, boisement) se heurtent à des politiques fiscales du foncier qui sont fondées sur les potentialités des terres (valeur marchande) et ne tiennent pas compte de la valeur des cultures effectives. De même, la politique agricole commune de l’Union Européenne subventionne la mise en jachère pour des parcelles d’une largeur minimale, ce qui exclut les bandes enherbées. Quant aux actions de sensibilisation et de formation à destination des agriculteurs visant un usage plus raisonné des intrants, il s’agit d’actions peu coûteuses en capital mais en main d’œuvre. Ces actions sont peu subventionnées par les pouvoirs publics, les enveloppes financières consacrées à ces actions sont très inférieures à celles consacrées aux investissements de dépollution (Glachant, 2002).

33Pour agir à la source contre la surexploitation, il faut limiter les consommations. Pour cela, on peut limiter les pertes des réseaux par un meilleur entretien et des diagnostics sur les secteurs les plus touchés. On peut aussi sensibiliser les consommateurs à un usage plus économe. Dans les deux cas il s’agit de cibles multiples (fuites ou consommateurs) qui ne peuvent être atteintes que par un renforcement d’une présence de terrain et des campagnes de mesures et de communication, peu coûteuses en investissement mais en main d’œuvre et en temps. Il faut ajouter que les réseaux de collecte des eaux usées existants qui ont été dimensionnés pour une consommation d’eau élevée fonctionneraient de manière moins efficace si la consommation en eau diminuait. Le système de gestion est globalement plus favorable à des mesures qui augmentent la consommation et l’investissement.

Evaluation des coûts des mesures

34Le calcul économique consiste à donner des valeurs à des fonctions (utilité, coût, demande, …) qui sont définies avec des hypothèses et sous certaines contraintes. L'économie ne peut calculer des coûts qu'à partir d'un chemin qui lui préexiste. On peut choisir un scénario tendanciel et évaluer le coût (ou le bénéfice) des mesures prises par rapport à ce scénario mais il faut être conscient du biais qu’induit ce scénario. Avec deux scénarios différents, on peut avoir des mesures rentables dans un cas et non rentables dans un autre.

35En effet, le coût d'une mesure n'est pas uniquement le coût de sa mise en place (coût de transaction, coût de communication, …) mais également ses répercussions sur la vie économique. Ces répercussions se calculent en comparant des coûts et des bénéfices escomptés sans la mesure avec des coûts et bénéfices escomptés avec la mesure. Il est donc nécessaire d'établir des projections sur les coûts et bénéfices futurs. Il s'agit d'un nouvel exercice de prévision, dans lequel on cherche à étudier les conditions économiques liées à l'utilisation de l'eau. Est-ce qu'une offre abondante en eau favorise ou non le développement économique ? La question est d'autant plus difficile dans le bassin de l'Escaut que les disparités de richesses sont très fortes et que les régions les plus pauvres sont celles qui sont les plus riches en eau. Les réserves d'eau de l'amont constituent-elles un moteur de développement pour l'avenir ou bien des ressources mal utilisées ? Ces débats sont envenimés par les rivalités régionales et les barrières linguistiques et culturelles.

36Pour illustrer l’importance du choix du scénario de base dans l’évaluation économique des mesures et sa composante idéologique, reprenons comme exemple la distribution d'eau potable dans une région industrielle telle que Lille , où la demande en eau et la pollution ont continuellement augmenté. Ceci a induit des coûts de développement du réseau, puis des coûts de traitement, éventuellement des coûts d'adduction d'eau liés à des ressources de plus en plus éloignées. On peut considérer en simplifiant que les coûts correspondants sont répercutés sur la facture d'eau qui augmente par paliers. On peut alors faire deux hypothèses.

37Première hypothèse, si le développement économique induit par l’équipement toujours plus coûteux est tel qu’il permet de financer l’expansion du service , toute mesure visant à stabiliser la consommation d’eau serait non rentable et rendrait le service déficitaire. Ce serait une mesure aberrante qui saperait les fondements du développement.

38A l’inverse, deuxième hypothèse, si la course vers une ressource en eau toujours plus lointaine et plus coûteuse n’induit plus de développement économique, parce que les entreprises ont découplé leur production de la consommation d’eau ou que pour différentes raisons le développement économique stagne, alors toute mesure visant à stabiliser la consommation permettrait de faire l’économie de nouveaux investissements hydrauliques et permettraient d’utilisation des fonds correspondants à d’autres fins. Elle pourrait alors être particulièrement rentable.

39Qu’est-ce qui permet de choisir entre les deux hypothèses ? C’est une question de conviction sur la nature du développement futur. Remarquons que la comparaison des deux hypothèses est rarement faite et que les prévisions sont souvent construites par des filières de production qui ont intérêt à défendre des hypothèses de développement économique croissant sans remettre en cause les structures de production .

Les outils prospectifs utilisables pour ces exercices en contexte transfrontalier

40Il existe de nombreuses typologies de prospective, selon que l’on s’intéresse aux méthodes de construction des scénarios, aux types de scénarios, aux modes de restitution, à leur utilisation ... Nous utiliserons les classifications établies par Ruijgh-van der Ploeg et Verhallen (2002) pour représenter la variété des méthodes de prospectives. Nous en retiendrons deux qui apportent un éclairage utile pour les exercices mentionnés plus haut (voir tableau 1).

41Ces auteurs distinguent les processus convergents, qui partent d’une multitude de scénarios et par fusion et élimination restreignent le champ des possibles, des processus divergents qui établissent au départ les variables les plus significatives pour explorer le futur et choisissent des combinaisons de valeurs pour ces variables afin d’obtenir des scénarios contrastés. Une autre classification utilisée par ces auteurs et qui nous semble très intéressante pour notre étude est basée sur la source d’expertise à l’origine des données servant à la prospective. Il peut s’agir de séries chronologiques de données dans les méthodes tendancielles, de modélisation dans les méthodes structurelles, de dires d’experts pour les méthodes normatives qui ont en outre comme particularité d’être construite à partir de l’image finale et non pas à partir du passé (méthode backcasting) ou de construction collective d’acteurs impliqués dans une stratégie commune dans le cas des méthodes participatives. Naturellement les cloisons entre ces méthodes sont poreuses et l’on peut avoir des méthodes participatives tendancielles, des dires d’expert basés sur de la modélisation, etc.

42Nous avons dit en introduction que la prévision et la projection pouvaient être considérées comme des prospectives d’un type particulier. En effet, ces deux exercices trouvent leur place dans ce tableau. La projection est une prospective construite avec une méthode tendancielle, la prévision peut-être tendancielle, structurelle ou établie sur dires d’experts. Ces deux exercices ont comme particularité de ne donner lieu qu’à un scénario. Il ne faudrait cependant pas penser pour autant que cette unicité est un gage de consensus et qu’en faisant l’économie de l’analyse de l’éventail des possibles on peut bâtir un scénario tendanciel commun pour l’évolution d’une ressource partagée en respectant les intérêts amont / aval et la pluralité des usages. Il y a fort à parier en effet que dans un tel cas, les prévisions disponibles seront établies par des filières de production consommatrices d’eau, avec les biais évoqués en partie 2 (demande influencée par l’offre, agrégée et couplée au développement économique). Ces filières ne prennent pas en compte dans leurs prévisions les modalités assurant la cohérence inter-filières de leurs scénarios, c’est à dire les effets de compétition entre filières ou services, le cumul de leurs impacts les contradictions éventuelles entre leurs hypothèses.  Ainsi, un scénario de base fabriqué par agrégation de prévisions à toutes les chances de ne pas être cohérent.

Tableau 1. : Classification des pratiques de prospectives

Tableau 1. : Classification des pratiques de prospectives

adapté d’après T. Ruijgh-van der Ploeg & J.M. Verhallen (2002)

43Nous plaidons donc pour une première étape assumant cette divergence, permettant de mettre en lumière les biais, risques et incertitudes identifiés dans les parties précédentes, puis une seconde étape assurant la convergence vers un scénario qui serait cohérent grâce à des choix.

44En reprenant les exercices auxquels nous convie la directive cadre, nous proposons d'utiliser chaque méthode pour mettre en lumière les biais et les incertitudes identifiées dans les parties précédentes (voir tableau 2).

45Concernant la demande en eau, les méthodes tendancielles et structurelles utilisées par des secteurs d'activité différents, des communautés différentes, donnent des scénarios incomplets, incompatibles ou divergents qui permettent de lancer le débat sur les facteurs qui influencent les différentes composantes de cette demande.

46C’est la méthode qui a été appliquée sur le bassin de l’Escaut, sur lequel le projet Scaldit met en œuvre la directive cadre de façon rapide afin de servir de pilote. La construction du scénario tendanciel se base sur une analyse des principales variables agissant sur le système (analyse structurelle utilisant le modèle DPSIR ). « L'analyse rétrospective des éléments caractéristiques de chaque force motrice permet d'en comprendre l'évolution (par exemple la pression induite par les industriels dépend à la fois du nombre, du type d'industriels présents et des modalités de gestion de leurs prélèvements et leurs rejets) sur la base des différentes données mobilisables. Il s'en dégage une tendance d'évolution (méthode tendancielle), prolongeable par extrapolation mathématique (le plus généralement sur une base logarithmique ou linéaire) conduisant à une première valeur " 2015 ". La tendance calculée est alors corrigée au vu de l'évolution des autres variables liées. Le système défini au cours de la première étape de l'étude nous a donc permis de ne pas oublier un lien identifié entre forces motrices. » (Ernst & Young, 2004) Ces hypothèses concernant les variables influençant le système sont soumises à discussion avec des acteurs locaux. Puis elles sont traduites en terme de pression puis d’impact sur le milieu. Concernant la demande en eau domestique, les auteurs de ce rapport concluent sur la partie française du bassin « que la combinaison de la stabilité de la population et des consommations moyennes devrait pérenniser le niveau de la demande domestique (et assimilée) en eau. La répartition de la population sur un nombre de ménages plus important est en revanche susceptible de favoriser des consommations plus élevées. Nous proposons donc de tabler sur la stabilité des volumes des prélèvements effectués par les collectivités, à condition que le réseau d'adduction d'eau potable reste d'une fiabilité et d'une qualité équivalentes ». Comme par ailleurs la ressource en eau de qualité diminue tendanciellement (pollution par les nitrates et pesticides et surexploitation) « des modifications profondes du schéma général d'adduction de l'eau potable sont donc à prévoir, probablement au prix d'études et de discussions assez longues entre les acteurs pour aboutir à une solution nécessairement concertée. » (Ernst & Young, 2004).

47Cependant, modèles et chroniques de données étant largement conditionnées par les intérêts des filières existantes utilisatrices , ces deux méthodes produiront rarement des scénarios de rupture où la demande cesse de croître grâce à des modes de développement découplés de la consommation de l'eau. Certes la directive cadre n’exige qu’un scénario tendanciel, mais il a pour effet pervers de conforter les projets qui prolongent les tendances. Ainsi le comité de pilotage du scénario tendanciel sur la partie française du bassin avoue mezzo voce s’être auto-censuré pour ne pas risquer de légitimer dans un document public certains projets qui n’ont pas reçu l’aval des autorités publiques. Pour construire des scénarios de rupture, il faut adopter une démarche spécifique (méthode normative) qui se donne comme objectif un scénario de découplage. Ceci permet alors de mettre en débat des éléments que les principaux utilisateurs d'eau actuels n'auraient pas forcément soulevés, mais qui donnent un sens au développement durable. Ceci ne préjuge pas des choix nécessaires sur le niveau d'équipement, sur la répartition des ressources en fonction des usages et des différentes parties d'un bassin, notamment quand celui-ci est international.

48Le fleuve Escaut est ainsi victime de tendances non durables qui se perpétuent parce qu'on ne remet pas en cause les hypothèses qui justifient cette fuite en avant. Une des ressources en eau de l'agglomération de Lille est l'aquifère carbonifère partagé entre la Flandre et la Wallonie belges et la France. Entre le début du XXème siècle et aujourd'hui son niveau piézométrique a chuté de 40 mètres du fait de sa surexploitation (Beckelynck et al., 1983). Les autorisations de prélèvement accordées pour les différents usages n'ont jamais pris en compte la totalité des prélèvements de cet aquifère du fait du cloisonnement des données entre pays et régions. En contexte transfrontalier, il y a un aspect stratégique à ignorer les prévisions des voisins pour l'appropriation de la ressource que l'on peut dépasser si l'on fait entrer dans le débat des acteurs qui n'ont pas d'intérêt dans cette compétition.

Tableau 2. : Utilisation des différents types de prospective pour construire un scénario de base commun sur une ressource partagée.

Tableau 2. : Utilisation des différents types de prospective pour construire un scénario de base commun sur une ressource partagée.

49Concernant le milieu, le diagnostic que l'on peut porter sur un écosystème dépend de l'échelle de temps à laquelle on l'observe. Les grands cycles qui ont perturbé les écosystèmes que nous connaissons nous enseignent quelles ont été les conditions de repeuplement, les tailles critiques, les perturbations nécessaires, les connections à maintenir. Face aux incertitudes telles que les changements climatiques , et aux risques comme les accidents technologiques, il est important de définir le milieu non pas seulement comme sa composition actuelle mais sa dynamique et ses potentialités de récupération suite à une catastrophe. Les méthodes rétrospectives et prospectives permettent d'enrichir notre compréhension des dynamiques naturelles. On peut ainsi mettre en débat l'état de référence choisi pour qualifier le milieu selon qu'on lui laisse ou non la possibilité d'évoluer et les objectifs de gestion.

50Les pays riverains de l’Escaut n’envisagent pas tous le recours à la modélisation pour évaluer la réponse du milieu aux évolutions tendancielles des pressions. En France, l’Etat considère que les modèles peuvent être une solution en cas de données insuffisantes sur la qualité des eaux superficielles actuelles mais sans obligation. L’utilisation d’un tel modèle pour traduire les pressions en impact n’est pas évoqué. A l’inverse le ministère Flamand de l’environnement (VMM) se lance résolument dans la modélisation sur l’Escaut en considérant que seule cette modélisation permet d’avoir une vision globale de la qualité actuelle des rivières en évaluant la relation immission-émission. Le VMM justifie la modélisation comme « une façon scientifique et plus fine de soutenir les résultats, un traitement des données et calcul des résultats de façon approfondie, systématique et méthodologique, un calcul des résultats dans tous les points de toute rivière modélisée, une présentation plus attractive des résultats et un moyen d’effectuer des simulations futures » (Ronse, 2003).

Conclusion

51Face à la diversité des exercices prospectifs demandés par la directive cadre (prévision de l'offre et la demande en eau à long terme, risque de ne pas atteindre l'objectif de bon état écologique, comparaison économique des diverses actions possibles) et la difficulté de leur déclinaison à différentes échelles du service d'eau à l'ensemble d'un bassin, il est tentant de trouver une méthode passe-partout simple et rapide qui permette de converger rapidement vers un scénario unique. En sélectionnant les acteurs qui influent le plus sur la ressource et en agrégeant leurs prévisions, on peut répondre assez rapidement aux questions prospectives évoquées dans la directive cadre. Cependant cette réponse hâtive comporte de multiples incohérences parce que les différentes filières consommatrices ne construisent pas leurs prévisions en tenant compte de celles des autres. De plus cette méthode renforce le poids des filières actuelles, quitte à cautionner leurs pratiques non durables.

52Il peut être difficile néanmoins de convaincre les autorités chargées de la planification de s'engager dans des exercices de prospective non conformiste et qui demandent du temps. Il est probable que c'est dans les bassins transfrontaliers que les démarches prospectives s'imposeront. En effet les acteurs qui influent le plus sur la ressource ne pourront pas être choisis sans débat, car les activités correspondantes ne bénéficient pas à l'ensemble du bassin. Les différentes autorités nationales chargées de la planification proposeront des hypothèses divergentes. On constatera alors que cette première phase de divergence, loin d'être inutile permet de mieux connaître les systèmes étudiés et que les actions envisagées appréhendent mieux les risques et les incertitudes que la planification ne réduit pas.

Biographie de l’auteure

53Gabrielle Bouleau est ingénieur du Génie Rural, des Eaux et des Forêts. Ses recherches portent sur l’utilisation de la prospective pour la gestion durable des fleuves. Elle a testé pour le compte du groupe d’experts européens WATECO  les modalités d’application du volet économique de la directive cadre européenne  sur l’eau sur des cas simplifiés.

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References

Electronic reference

Gabrielle Bouleau, « Comment bâtir une prospective commune pour la gestion d'un fleuve transfrontalier ? L'exemple de L'Escaut. », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Volume 4 Numéro 3 | décembre 2003, Online since 01 December 2003, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/3747 ; DOI : 10.4000/vertigo.3747

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Gabrielle Bouleau

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