1Les pays industrialisés font face aujourd’hui à un contexte énergétique sans précédent. Bouleversements technologiques se conjuguent avec impératifs environnementaux, restructurations des marchés et transformations économiques pour dessiner, de façon étonnamment cohérente, un portrait énergétique du futur très différent de celui du passé récent. Si cette évolution fut théoriquement perceptible dès les années 1980, alors que quelques penseurs américains et européens commençaient à en tracer les grandes lignes, ce n’est que depuis le milieu des années 1990 qu’elle prit racine chez une masse critique d’experts et de décideurs du monde de l’énergie.
2En fait, comme on le verra dans les sections suivantes, la transition en cours dure depuis plus de deux décennies et tourne autour de quatre pôles de changement fondamental dont le renforcement mutuel constitue la clé de voûte :
-
Technologies — De la construction de grandes centrales lointaines, nos techniques de production évoluent vers la fabricationde petites unités, situées à proximité des consommateurs et rouvrant la voie à la récupération de la chaleur ainsi qu’à l’autoproduction;
-
Marchés — De systèmes monopolistiques verticalement intégrés et réglementés, nos marchés s’orientent vers l’éclatement vertical, la concurrence dans la production et une réglementation économique ciblée;
-
Environnement — D’une perspective initiale de la nature comme étant abondante et illimitée, nous sommes devenus davantage sensibilisés à ses limites de production et d’absorption, à notre gaspillage indu de ses ressources et au besoin critique d’accélérer l’écologisation et la décarbonisation de nos économies;
-
Économie — Les pays industrialisés délaissent tranquillement une économie basée sur l’exploitation brute des ressources naturelles en faveur d’une économie du savoir, axée davantage sur la valeur ajoutée associée à la transmission, l’analyse et l’exploitation rapide de l’information.
3La présence simultanée de ces forces multiples semble pousser le secteur énergétique vers une nouvelle architecture qui, lorsque pleinement opérationnelle, offre l’espoir de pouvoir mieux concilier les impératifs environnementaux avec les besoins énergétiques et économiques des sociétés modernes (figure 1).
Figure 1. Les principales forces en jeu dans le secteur énergétique pour une nouvelle architecture énergétique
4Dans ce texte, nous élaborons sur ces quatre forces incontournables du contexte sans précédent que vit le secteur de l’énergie.
5Nous examinons également en quoi le rythme progressif et évolutif du changement en cours mérite, voire requiert d’être accéléré, compte tenu des défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés. Enfin, nous faisons un survol des risques et incertitudes qui planent à l’horizon.
6Avant tout, ce texte sert à dresser un portrait large des changements en cours et, indirectement, à donner un aperçu tant des défis que des orientations et occasions qui se présentent à l’horizon. Cet aperçu peut ensuite servir d’intrant aux réflexions stratégiques ainsi qu’aux choix politiques, réglementaires, individuels et d’affaires que les multiples acteurs auront à prendre au cours des années à venir.
- 1 Il nous incombe de souligner que la forme précise que prendra cette architecture reste à détermine (...)
- 2 Ici et à travers ce texte, nous abordons uniquement le cas des économies hautement industrialisées (...)
7Pour comprendre la nature et l’envergure de la transformation énergétique en cours, il suffit de regarder – individuellement et collectivement – les principales forces structurantes qui la sous-tendent.1 Le portrait de l’avenir qui en résultera nous aidera par la suite à mieux orienter, voire définir les stratégies et politiques d’aujourd’hui. 2
8Après la course initiale aux économies d’échelle, la taille des unités de production d’électricité décroît systématiquement depuis quelques temps. D’ailleurs, cette miniaturisation continue s’accompagnera vraisemblablement d’une décentralisation de la production ainsi que d’une diversification technologique et énergétique sans précédent.
9La diversité des technologies qui alimenteront nos besoins en électricité est particulièrement importante. Loin de « la solution » aux problèmes environnementaux de l’énergie, une multitude de solutions émergeront et émergent déjà (voir par exemple le graphique D à la page 8).
10En pratique, la miniaturisation est déjà solidement ancrée dans l’industrie énergétique. En effet, une analyse des quelque 13 500 centrales mises en service aux Etats-Unis depuis 1920, réalisée en 2000, démontre l’ampleur du renversement récent de la tendance historique des économies d’échelle (Dunsky, 2000).
11En effet, comme on peut le constater sur la figure2, entre la fin de la première et la fin de la deuxième guerre mondiale, la taille moyenne des centrales états-uniennes a connu une croissance stable et soutenue de l’ordre de 5,5 %/an. La décennie suivante a vu la première chasse aux économies d’échelle : la taille des centrales a cru en moyenne de 17 % annuellement, quadruplant en l’espace de seulement dix ans. Puis, après un court retour au calme, les années 1970 ont signalé la deuxième (et dernière) étape de croissance fulgurante. À la fin de cette décennie, marquée par un appétit sans précédent pour les grandes centrales nucléaires et au charbon (de même qu’hydroélectriques), la taille moyenne des centrales allait décupler par rapport à celles construites 50 ans plus tôt.
Source : Dunsky (2000)
Figure 2. Après les économies d’échelle, la miniaturisation.
- 3 De façon aussi inattendue qu’ironique, une partie importante de ces succès technologiques (turbine (...)
- 4 Le renversement des économies d’échelle n’a rien de théorique. En 1995, une comparaison des coûts (...)
12Mais les années 1970 allaient également signaler la fin de cette course fulgurante vers des centrales de plus grande envergure. Dans la décennie qui suivit, de nouveaux développements technologiques, principalement du côté des centrales thermiques (les turbines à gaz) mais aussi renouvelables (l’éolienne), couplés à la fin soudaine du rêve nucléaire, allaient renverser tous les gains de taille réalisés depuis un quart de siècle.3 Si bien qu’au milieu des années 1990, la taille moyenne des centrales est revenue à son plus bas depuis peu après la deuxième guerre mondiale.4
- 5 Les technologies énergétiques dispersées peuvent être regroupées en trois catégories, soit celles (...)
13Aujourd’hui, l’avènement des piles à hydrogène, des microturbines et d’autres systèmes à petite échelle vient consacrer ce virage profond.5
- 6 Comme l’indique l’Electric Power Research Institute (EPRI) dans sa récente publication Perspective (...)
14Comme on sera en mesure de le constater, cette miniaturisation et la décentralisation qui s’en suit trouvent racine – outre les efforts publics en recherche et développement – dans l’ouverture des marchés à la concurrence, les pressions environnementales grandissantes et les transformations économiques en cours.6
- 7 Ci-après nous parlons uniquement de l’ouverture du marché de la production, au gros comme au détai (...)
15Il y a fort à parier que les structures électriques de l’avenir feront partie, dans une grande mesure, de l’économie de marché.7
- 8 De plus, l’électrification – autre objectif ayant justifié l’octroi de monopoles par le passé – es (...)
16En effet, le mouvement vers la concurrence dans la production d’électricité tient beaucoup moins à une question d’idéologie dominante qu’à la nature des technologies de production : les économies d’échelle, qui autrefois pouvaient donner lieu à des monopoles naturels, cèdent le pas aujourd’hui aux économies de gamme et aux techniques de fabrication en ligne, comme on l’a souligné précédemment.8
17C’est ainsi que les deux dernières décennies ont vu l’ouverture progressive du marché de la production d’électricité (le marché de gros). C’est ainsi que l’essentiel de la production d’électricité en Amérique du Nord ne vient plus des monopoles verticalement intégrés d’antan, mais plutôt de producteurs indépendants tels que Cinergy, Calpine, Sempra, Tractebel et autres.
- 9 Soulignons que cette deuxième étape n’a pas encore été franchie au Québec, où le rythme de restruc (...)
18Cette ouverture s’est d’abord produit en deux étapes : (i) par l’obligation faite aux monopoles verticalement intégrés de se transformer en monopsones en faisant appel aux producteurs tiers par le biais d’appels d’offres pour des contrats à long terme; et (ii) par l’arrivée de bourses en temps réel et la construction de centrales marchandes (construites entièrement au risque du promoteur).9 La troisième et dernière étape de cette ouverture – déjà commencée par ailleurs – est (iii) l’autoproduction à partir d’unités décentralisées.
19La décennie passée fut également le théâtre d’efforts en vue d’ouvrir la vente au détail aux forces concurrentielles. Malgré de sérieux revers – notamment en Californie et en Ontario – les pays de l’Occident semblent avoir l’intention de poursuivre dans cette voie (quoique avec un regard un peu plus sceptique qu’auparavant). Or, malgré les difficultés associées à une telle ouverture des marchés, il existe peu de doutes quant à leur capacité d’ouvrir des marchés niches pour de nouveaux produits et services.
- 10 Selon Rogers (1992), une telle pénétration du marché évolue typiquement selon une courbe de diffus (...)
- 11 Les principaux marchés niches à émerger dans le contexte des marchés concurrentiels sont (1) l’éne (...)
20Les marchés niches – que les monopoles ont tendance à négliger en faveur d’une clientèle « moyenne » – permettent à des producteurs spécialisés d’offrir, grâce à de nouvelles technologies, des produits et services hautement valorisés par une minorité de clients (fiabilité, impact environnemental réduit, etc.), en échange de primes sur les prix de marché. L’ouverture de ces marchés enclenche un cycle d’économies d’échelle et de réduction des coûts qui peuvent conduire éventuellement à la maturité technologique et l’adoption à grande échelle.10 En ce sens, l’éclatement des marchés – pourtant le résultat des innovations technologiques – agit aussi pour renforcer et accélérer ces mêmes innovations.11
- 12 Les bourses les plus avancées aujourd’hui organisent les échanges à des intervalles de cinq minute (...)
21Par ailleurs, tant le développement de l’internet que des microprocesseurs puissants facilitent le fonctionnement de bourses d’électricité en temps presque réel.12
- 13 Le mouvement de déréglementation en Amérique du Nord en est un bon exemple. Après des débuts reten (...)
- 14 Soulignons par ailleurs que la différenciation des produits en fonction des marchés niches peut ex (...)
22Comme pour tous les changements qui surviendront au cours des années à venir, celui-ci ne se fera pas sans tergiversations, erreurs et remises en question.13 De plus, la possibilité est grande que de nombreuses entreprises verticalement intégrées, par intérêt financier ou institutionnel, réussiront à maintenir temporairement leur position dominante en abusant de l’inertie législative. À la longue cependant, le modèle traditionnel de monopoles verticalement intégrés est sans doute appelé à disparaître (au moins dans sa forme la plus connue).14
- 15 En l’espace d’à peine sept décennies (1930-1999), l’humanité a ajouté quelque quatre milliards de (...)
23Globalement, nul doute que la qualité de l’environnement – la santé des écosystèmes, la survie des espèces, la qualité de l’air, de l’eau et des sols, le climat mondial – s’est généralement détériorée depuis la révolution industrielle, et ce, en raison notamment de la croissance économique et démographique ahurissante qui est survenue au cours du siècle dernier.15 En effet, ces pressions démographiques et économiques ont conduit à une croissance exponentielle de la production de biens et services, qui nécessite à son tour de l’énergie.
24En parallèle à cette intensification des besoins énergétiques, nos méthodes de production ont connu, sur le plan environnemental, des progrès constants mais nettement insuffisants compte tenu de l’accroissement de la demande.
25Deux portraits permettent de constater l’ampleur du progrès réalisé de même que le chemin important qu’il reste à parcourir. Il s’agit de (1) une mesure quantitative de l’intensité en carbone du système énergétique mondial et (2) un regard qualitatif sur la performance environnementale du secteur de l’électricité en particulier.
26La décarbonisation du système énergétique mondial est présentée, dans un premier temps, dans l’encadré intérieur de la figure 3, en termes de tonnes de carbone par tonne équivalent pétrole (tC/tép). Ce graphique illustre les progrès réalisés jusqu’ici par la substitution de formes primaires d’énergie. En effet, sur une période de seulement 100 ans, le monde a largement réussi à remplacer, comme source énergétique dominante, le bois (1,25 tC/tép) par le charbon (1,08 tC/tép), puis le charbon par le pétrole (0,84 tC/tép). Par ailleurs, au cours des vingt dernières années, l’Occident en est venu à privilégier nettement le recours au gaz naturel (0,64 tC/tép). Cette évolution sera achevée lorsque les systèmes d’hydrogène pur domineront (0,00 tC/tép, lorsque tiré de sources renouvelables).
27Dans un deuxième temps, le portrait global des émissions absolues est présenté à la figure 3. Si les réductions de l’intensité en carbone de nos sources d’énergie, de l’ordre de 0,34% par an en moyenne, peuvent paraître importantes, ce graphique permet de comprendre qu’elles sont toutefois masquées par la croissance encore plus spectaculaire (environ 2,73%/an) de la quantité d’énergie que nous consommons. C’est ainsi qu’en dépit des progrès réalisés, les émissions de carbone dans l’atmosphère planétaire ont néanmoins augmenté de façon significative (soit par un facteur de plus de 18), au point, selon le GIEC (2001), de modifier l’équilibre climatique mondial.
28Le défi aujourd’hui consiste donc à accélérer deux tendances déjà en cours : la désintensification énergétique de l’économie (par une meilleure efficacité énergétique) et la décarbonisation des sources énergétiques (par le recours accru aux sources « vertes »). Quant à la première, elle a profité de gains significatifs au cours des années 1970 mais son rythme, à environ 1 % par année, s’est depuis ralenti considérablement (Schipper 2002). Quant à la deuxième, son rythme de progrès, présenté à l’encadré intérieur de la figure 3, sensiblement trop lent pour contrebalancer la croissance des besoins énergétiques.
29Par ailleurs, le domaine de l’électricité – microcosme de plus en plus important du système énergétique mondial – offre, lui aussi, un portrait clair du chemin parcouru et qu’il reste à parcourir. Tout comme dans le cadre des sources d’énergie primaire, la production d’électricité a, jusqu’ici, réalisé des gains environnementaux à un rythme constant mais modéré.
Sources : Grübler (1998) et Nakićenović (1997).
30Comme l’illustre la figure 4, l’électrification des sociétés s’est réalisée, historiquement, sur deux voies parallèles : celle de l’énergie thermique « classique » et celle de l’hydroélectricité. Dans les deux cas, le premier siècle de développement a permis des gains environnementaux progressifs mais modérés, accompagnés du même coup de la croissance plus ou moins progressive de la taille des centrales.16
-
- 17 Concrètement, l’efficacité au cours des premières années de l’électrification (1882-1920) a doublé (...)
En ce qui concerne les centrales thermiques classiques, elles sont devenues à la fois moins polluantes grâce à des technologies de contrôle à la cheminée et, surtout, plus performantes en termes d’efficacité de la combustion.17
-
En ce qui concerne les projets hydroélectriques, il est sensiblement plus difficile de généraliser, compte tenu de la spécificité de chaque projet. Néanmoins, les efforts de protection des poissons et des habitats, notamment, ont certainement connu des progrès au cours des dernières décennies.
31Dans les deux cas – thermique classique et hydraulique – les résultats demeurent toutefois décevants dans une perspective écologique (quoiqu’à des degrés différents). Or, depuis le début des années 1990, une deuxième phase de progrès – sensiblement plus rapide que la précédente – se pointe à l’horizon, et semble lier deux phénomènes : la chute des économies d’échelle (voir la sous-section « Technologies : miniaturisation et décentralisation au menu ») et l’avènement de technologies véritablement « vertes » (discuté ci-après).
- 18 Cette conscientisation – qui a pris son élan en 1962 avec la publication du bestseller « Silent Sp (...)
32Cette « voie verte » de l’électrification est le résultat – en plus des phénomènes technologiques et économiques discutés précédemment – d’une conscientisation environnementale grandissante survenue depuis les années 1960 et qui se concrétise aujourd’hui par l’entrée en force prochaine du Protocole de Kyoto.18
- 19 Il importe de souligner que si les TAGCC sans cogénération ne représentent aucunement un progrès p (...)
- 20 Les nouvelles centrales TAGCC affichent aujourd’hui un taux d’efficacité de l’ordre de 50 % (en te (...)
33Le premier pas sur cette nouvelle voie énergétique – celle du thermique avancé – s’est d’ailleurs clairement établi au cours des quinze dernières années avec le recours, comme technologie de production dominante à la marge, des turbines à gaz alimentées au gaz naturel et opérant en cycle combiné (TAGCC)19, voire parfois en cogénération.20
34Mais c’est le deuxième pas qui est tant attendu et qui semble se présenter aujourd’hui : celui des technologies avancées d’énergie « verte ».
- 21 L’énergie hydroélectrique diffère des autres sources renouvelables en ce qu’elle génère d’importan (...)
- 22 La récupération du méthane constitue une occasion de verdissement souvent négligée. Par exemple, l (...)
35Les sources d’énergie verte sont nombreuses. D’une part, elles comprennent des ressources renouvelables naturelles telles que le vent, le soleil, la chaleur terrestre, la biomasse, les vagues, les marées et dans une certaine mesure les rivières.21 D’autre part, elles comprennent les diverses techniques de recyclage de l’énergie perdue dans les rejets industriels, agricoles et municipaux.22
- 23 L’hydrogène lui-même pourra être obtenu de plusieurs sources : les hydrocarbures (le gaz naturel, (...)
- 24 En effet, il est déjà possible d’envisager l’intégration éventuelle des marchés d’énergie stationn (...)
36Ultimement, les piles à hydrogène seront vraisemblablement la technologie dominante. De telles piles convertissent l’hydrogène et l’oxygène de l’air en électricité à partir d’un processus électrochimique, donc sans combustion.23 En agissant notamment comme outil de stockage pour l’énergie électrique, les piles à hydrogène permettront non seulement d’accélérer la dépendance envers des sources souvent intermittentes, mais aussi à transférer ces progrès au domaine du transport des personnes et des marchandises.24
37L’économie occidentale est plus que jamais dépendante de la transmission, l’analyse et l’exploitation de la matière grise que sont l’information et le savoir humain. L’avènement de cette « économie numérique » affecte le secteur de l’énergie de plusieurs façons.
- 25 La croissance annuelle des besoins énergétiques nord-américains au cours de la dernière décennie – (...)
38D’abord, elle permet d’accélérer le développement de technologies de consommation plus efficaces, réduisant du coup la croissance de la demande.25 Il faut souligner qu’une telle amélioration de l’intensité énergétique de l’économie est le signe d’une économie plus productive.
Figure 4. L’écologisation de la production d’électricité (voir le note de bas de page no 16 pour explications)
- 26 Les compteurs en temps réel facilitent deux éléments clé de tout marché concurrentiel fonctionnel, (...)
- 27 Le pouvoir de marché fut le principal responsable de la crise californienne de 2000, qui a rapidem (...)
39Ensuite, elle facilite la transition vers un marché électrique pleinement concurrentiel, et ce, par le truchement de bourses d’échange transparentes et accessibles et par le déploiement de compteurs en temps réel.26 Ces changements permettront de réduire le pouvoir de marché concentré chez une poignée de producteurs en rendant le marché plus dynamique et robuste.27
- 28 À titre d’exemple, la firme Hewlett Packard (HP) estime les dommages associés à une panne d’électr (...)
40Enfin (voire surtout), les activités au cœur d’une économie numérique (à savoir principalement les communications électroniques, les transactions financières et la fabrication de micro et nanotechnologies) requièrent une fiabilité et une qualité électriques sans précédent, tel que l’indique le tableau 1.28
Tableau 1. Valeur de la fiabilité jugé selon le coût typique d’une panne.
Sources : Weinberg (2001) et Rifkin (2002)
Type d’entreprise
|
Coût approximatif
($CAN/hre)
|
Petite entreprise conventionnelle
|
500 $
|
Communication cellulaire
|
65 500 $
|
Billetterie téléphonique (générale)
|
115 000 $
|
Réservation de billets d’avion (système informatisé)
|
144 000 $
|
Transactions par carte de crédit
|
4 120 000 $
|
Transactions par courtiers de placement
|
10 350 000 $
|
Usines de fabrication de puces microprocesseurs
|
50 000 000 $
|
- 29 En Amérique du Nord, le problème des besoins accrus en fiabilité est communément appelé le « probl (...)
- 30 Quelques exemples : Dérèglements climatiques – La tempête de verglas de 1998 constitue l’exemple p (...)
41Ces besoins accrus en fiabilité mettent en évidence l’une des faiblesses les plus importantes du système actuel, caractérisé non seulement par ses grandes centrales mais aussi par leur éloignement des centres de consommation.29 Ces caractéristiques dénotent une vulnérabilité d’une part, aux dérèglements climatiques (lignes de transport) et d’autre part, au terrorisme physique (attaque de centrales nucléaires) ou économique (attaque de lignes de transport ou sabotage virtuel de l’opération de centrales électriques).30
42Face à la vulnérabilité du modèle centralisé existant, les besoins en fiabilité d’une économie numérique s’exercent – tout comme les marchés concurrentiels et les pressions environnementales – à la faveur des énergies décentralisées, qui permettent aux entreprises concernées de se prémunir contre les problèmes de qualité de l’onde et d’interruptions coûteuses du service électrique.
- 31 Une telle intensification viendra dans la mesure où l’architecture économique mondiale continue d’ (...)
43Enfin, si les besoins en fiabilité associés à l’informatisation de l’économie constituent l’un des facteurs de décentralisation et de miniaturisation technologiques, soulignons que tout porte à croire que ce changement fondamental s’intensifiera au sein des économies occidentales au cours des prochaines décennies.31
44À elles seules, ni les modifications technologiques, ni la « déréglementation » des marchés, ni la conscientisation environnementale, ni même l’avènement d’une économie informatisée n’expliquent le changement de paradigme en cours dans le monde de l’énergie. C’est plutôt la conjugaison simultanée de toutes ces facettes du milieu – tant le hardware technologique que l’environnement économique et social dans lequel il fonctionne – qui obligent à une remise en cause de la façon traditionnelle de faire.
45En effet, les préoccupations environnementales, tant locales que globales, créent une pression en faveur de technologies plus écologiques, y compris les unités décentralisées qui maximisent l’efficacité de combustion en permettant la récupération de la chaleur. De même, l’avènement d’une économie informatisée exige une fiabilité accrue, notamment par une décentralisation des sources énergétiques. Enfin, la miniaturisation technologique qui résulte de ces forces conduit, elle, à une ouverture des marchés de l’électricité à la concurrence ; et c’est cette ouverture des marchés qui, en ouvrant les marchés niches, facilite à son tour le financement de l’innovation et le développement accéléré des technologies pouvant répondre aux nouvelles exigences économiques et environnementales.
46La puissance de ces forces est telle qu’il est difficile d’envisager, à long terme, un avenir très différent. D’ailleurs, la croissance fulgurante des énergies « vertes » au cours de la décennie passée peut servir d’indicateur aux opportunités qui se présentent toujours à l’horizon (voir à cet effet la figure 5).
47Néanmoins, d’autres forces peuvent, en définitive, venir retarder son avènement.
Source : Shell (2001).
Figure 5. Croissance des ventes mondiales par source d’énergie.
48Les risques de dérapage à court et moyen terme sont nombreux et non négligeables.
- 32 De telles modifications comprennent notamment l’adoption de normes simplifiées et non discriminato (...)
49Sur le plan technologique, les monopoles verticalement intégrés pourraient essayer et réussir à bloquer les modifications réglementaires requises pour faciliter la décentralisation de la production.32 De plus, des sources énergétiques aujourd’hui mal perçues et en déclin (charbon, nucléaire) pourraient – au travers de nouvelles technologies d’exploitation – renaître en tant qu’options privilégiées.
- 33 Cette reconnaissance des bénéfices en termes d’innovation technologique associés aux marchés concu (...)
50Sur le plan des marchés de l’énergie, l’ouverture continue des marchés de détail fait face à des risques de déraillement, surtout dans la mesure où une « deuxième Californie » se produirait. Un tel déraillement pourrait freiner l’innovation qui accompagnerait l’ouverture des marchés niches.33
- 34 À brève échéance, la plus grande préoccupation concerne la ratification, la mise en vigueur et le (...)
51Sur le plan environnemental, les acteurs qui dominent les marchés énergétiques actuels (en particulier ceux dont le produit est intensif en carbone) pourraient parvenir à diminuer ou à reporter le renforcement des exigences environnementales et notamment celles visant les émissions de gaz à effet de serre (GES).34 De plus, il existe un risque que les plans de mise en œuvre des engagements de réduction des GES comptent sur les mesures dont, ou bien les bénéfices sont strictement limités au CO2 (i.e. qui ne créent pas de co-bénéfices tels l’assainissement de l’air), ou bien qui se font au dépens d’autres préoccupations environnementales (e.g. l’harnachement des rivières). Cette question des co-bénéfices et des co-coûts des mesures devrait occuper une place importante dans les débats à suivre sur la mise en œuvre des engagements du Protocole, au Canada comme ailleurs.
Sources : tendances – Hefner (2002) ; données brutes – Grübler (1998).
Figure 6. La transition à l’âge de l’hydrogène (1850-2150).
- 35 Entre 1995 et 2000, le capital-risque affecté aux technologies énergétiques décentralisées a augme (...)
52Enfin, sur le plan économique, un ralentissement ou une récession pan-occidentale d’envergure pourrait réduire de façon draconienne le capital-risque disponible aux fins de la RDD&C technologique, reportant ainsi le développement et la commercialisation de technologies prometteuses.35
53L’architecture précise du système énergétique à court et moyen terme est loin d’être décidée. Mais au-delà des revers temporaires potentiels, à long terme elle semble être décidément appelée à changer et ce, dans le sens décrit dans ce texte : miniaturisation, décentralisation et écologisation de la production d’électricité grâce à l’effet combiné des progrès technologiques, de la conscientisation environnementale, de la numérisation de l’économie et de l’ouverture des marchés.
54La solidité de cette tendance à long terme est d’ailleurs bien illustrée à la figure 6. Selon l’auteur initial de ce graphique, président d’une entreprise états-unienne de forage de gaz naturel, le caractère fondamental du changement tiendrait à la nature des sources énergétiques que nous utilisons. Ainsi, de sources solides (bois, charbon), nous évoluons vers le recours aux gaz (gaz naturel, hydrogène), en passant par les liquides (pétrole).
- 36 Si l’échéancier précis des changements attendus peut être sujet à débat (le rythme de changement p (...)
55Cette évolution – de même que l’électrification accrue qui l’accompagne – dénote des gains scientifiques notables ayant conduit à une dématérialisation intense de l’économie mondiale, survenue depuis la révolution industrielle.36 Cette dématérialisation – un symbole clair de gains de productivité économique – est non seulement porteuse d’espoir sur le plan environnemental, mais elle constitue une condition sine qua non de la viabilité des économies à long terme.
- 37 L’intellectuel Jeremy Rifkin évoque cette transition comme étant « la prochaine grande révolution (...)
56En somme, c’est au défi d’une transition sans précédent que le secteur de l’énergie est aujourd’hui convié.37 Notre réponse – celle des gouvernements comme des régulateurs, des entreprises et de la société civile – déterminera non pas si, mais comment et selon quelle échéance elle sera achevée.