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Dossier : Santé et environnement

L’éclatement géographique des itinéraires thérapeutiques : la perspective écologique est-elle en mesure d’y faire face ?

Nathalie Pinsonnault

Abstract

A partir du phénomène d’éclatement géographique des itinéraires thérapeutiques en Afrique, nous voulons faire apparaître le fait que les communautés recourent de plus en plus à l’émigration (avec l’ouverture des espaces économiques) afin de développer des stratégies leur permettant de gérer leurs difficultés, vécues localement.

Pour ce faire, nous démontrons à partir des nouvelles avenues de recherche qu’emprunte la perspective écologique, la légitimité de celle-ci pour l’analyse du phénomène en question. Nous vérifions par la suite ledit phénomène à la lumière du problème du paludisme en Guinée (région de la Moyenne Guinée). C’est ainsi que nos analyses témoignent dans quelle mesure les communautés transforment leurs relations avec l’environnement immédiat pour résoudre leurs problèmes de santé qui sont modulés par des facteurs écologiques et cherchent à signifier à leurs autorités locales leur volonté de se distancier des services de l’État.

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Full text

Introduction

1La question auquel nous voulons répondre met en position de dualité d’une part, les processus de recherche de soins dans le contexte de la mondialisation économique et d’autre part, le renouvellement d’un courant théorique qui tente d’actualiser ses fondements à partir des réalités environnementales. Le lien peut paraître à prime abord inusité. Mais il s’explique par la volonté que nous avons de rendre compte de l’impact de l’ouverture des espaces économiques sur les stratégies employées par les communautés pour gérer leurs difficultés au quotidien; l’intérêt étant dirigé sur celles qui conjuguent leur état de santé avec leur contexte environnemental.  

2Mais avant d’aller au cœur du sujet, nous devons apporter des précisions quant à l’usage que nous faisons du concept «d’itinéraire thérapeutique», qui est plus habituel de rencontrer dans la littérature issue de l’anthropologie médicale. Par «itinéraire thérapeutique», nous faisons référence aux parcours utilisés par les individus pour l’obtention de soins. Tel que l’a traité Janzon (1995), les individus prennent des décisions en matière de recours aux soins. Pour ce faire, ils développent des stratégies les mettant en relation avec divers lieux de traitements (tels : le marché public, le centre de santé, la clinique privée, le tradithérapeute, etc.), selon une trajectoire qui répond aux exigences de l’individu et de celle de son réseau social.

3Or, même si les chercheurs ont depuis les travaux de Janzon (1995) été sensibilisé à la prise en compte des itinéraires thérapeutiques dans l’étude des problèmes de santé dans le contexte africain, ce phénomène semble maintenant devoir être analysé à la lumière de la nouvelle économie. Cette dernière transforme profondément les enjeux collectifs en matière de soins de santé. Au-delà de l’accessibilité nouvelle de territoires et de marchés, la nouvelle économie modifie ni plus ni moins les cadres de référence des communautés qui vivent de profondes transformations quant à leur mode de vie et quant à leurs stratégies qu’elles déploient pour assurer à leurs membres une protection, voir une santé collective.

4C’est pourquoi, pour comprendre dans quelle mesure l’ouverture économique modifie l’envergure des itinéraires thérapeutiques en Afrique, nous proposons une démarche d’analyse en deux temps. Dans un premier temps, nous démontrons de quelle manière le phénomène d’ouverture économique à grande échelle est en train de transformer la perspective écologique dans l’étude des problèmes de santé. Dans un deuxième temps, nous portons notre regard sur le cas de figure du paludisme en Guinée afin de démontrer de façon exemplaire la transformation des relations qu’entretiennent les communautés villageoises de la région de la Moyenne Guinée avec leur environnement; cette transformation créant de nouveaux dictats quant à la manière de gérer les maladies fortement modulées par les facteurs écologiques.  

Le parcours de la perspective écologique dans les sciences sociales

5S’il nous est apparu important de faire référence à la perspective écologique c’est que celle-ci a depuis les années soixante marquée l’étude des collectivités dans leur environnement social et naturel.  Ses assises théoriques ont par ailleurs été remaniées à plusieurs reprises au cours de sa petite histoire : le cœur des bouleversements théoriques ayant toujours porté sur la manière de conceptualiser les rapports des collectivités avec leur environnement.  

6Il est intéressant de souligner qu’à ses débuts, les tenants de la perspective écologique portent un intérêt particulier pour l’étude des sociétés, vivant dans des aires culturelles bien délimitées (influence du courant culturaliste de l’anthropologie) pour témoigner des dynamiques sociales au sein des écosystèmes. En signifiant l’ancrage des sociétés dans leur milieu physique, les premiers ténors de la perspective écologique ont valorisé l’idée de cohérence entre les systèmes écologique, biologique et socio-comportemental (Rappaport, 1968; Vayda, 1969; Alland, 1970). Plus exactement,  le postulat de base a consisté à dire que l’émergence de nouveaux paramètres écologiques oblige les populations humaines à mettre en place des réponses adaptatives (réponses biologiques et anthropiques) pour répondre aux contraintes environnementales. Les phénomènes sociaux ont été représentés dans cette conception hiérarchique de l’adaptation comme une réponse aux besoins plus fondamentaux de l’adaptation écologique (Milton, 1993).

  • 1   D. Landy, Cultural, Disease and Healing, New York, Macmillan, 1977, p. 320; cité dans Merrill Sin (...)

7Dans les années quatre-vingt, la perspective écologique a subi de profondes transformations en réponse aux critiques qui ont été formulées au sujet de la cohérence  perçue entre les systèmes sociaux et écologiques. Du même coup, ce fut la vision cloisonnée des collectivités dans leur système écologique qui a été remis en question. En effet, dans la mesure où l’on s’est détaché de l’idée que les frontières sociales correspondent aux frontières écologiques, les raisons économiques et politiques des problèmes environnementaux ont émergé pour aussi faire valoir l’existence des phénomènes  d’exploitation des travailleurs, d’inégalités sociales (pour l’obtention des ressources), de pauvreté alimentaire,  etc. Pour témoigner de l’émergence de ces revendications, nous faisons référence à Singer (1989, p. 226)1 qui, se rapportant à la critique de Landy (1977) au sujet de l’interprétation des problèmes nutritionnels d’une population, a affirmé :

[...] the missing factor in the ecology-nutrition-disease calculus could well be not so much the consequences of tropical or warm temperate climate directly but their combination with an exploitative situation where the foods produced by a people are consumed by others. On other words, there may be a correlation between these climates and imperialist domination, so that the amount and nutritionnal quality of food produced is not a measure of the amount and quality of food consumed by the food-producers, since they are drained off by economically more powerful forces.

8C’est donc avec une préoccupation marquée pour les dimensions économiques et politiques qui s’imposent à une échelle globale que la perspective écologique a pris au cours des années quatre-vingt dix un nouvel essor. Ceci n’est pas sans rapport avec le fait que les débats internationaux qui ont eu cours lors de la dernière décennie ont imposé un momentum;celui-ci positionnant avec force les enjeux environnementaux à une échelle planétaire.

9C’est donc avec la volonté de pouvoir conjuguer à des échelles différentes les situations de crises environnementales que se tourne aujourd’hui les auteurs revendiquant une allégeance à la perspective écologique. C’est dans cette lancée que l’on amorce l’étude des situations de crises environnementales en terme de dépossession culturelle. Le postulat consiste à dire que l’ampleur des perturbations écologiques oblige de plus en plus les collectivités à déployer des stratégies nouvelles d’affiliations avec le territoire perdu ou détérioré. Les procédures juridiques de demandes de réparation dans le domaine de « l’écologie », la re-localisation forcée des populations, la désaffection progressive de celles-ci de leur terroir, tout comme les mesures visant à émigrer pour paradoxalement assurer la survie du milieu d’origine (le phénomène croissant des diasporas) font en sorte de décloisonner les collectivités de leur contexte écologique (Hircsh, et O’Hanlon, 1995; Descola et Gísli, 1996; Peet et Richard, 1996 ; Gezon, 1999; Kirsch, 2001).

10Dans une démarche similaire qui vise tout particulièrement à transcender l’aire écologique, des travaux mettent en évidence la multiplicité des systèmes écologiques dans lesquels participent les collectivités. Fairhead et Leach (1994, p. 12) illustrent cette tendance lorsqu’ils abordent l’hétérogénéité des contextes et des pratiques au sein d’un même cadre de vie et les représentations diverses (selon les catégories sociales, économiques, etc.) qui en découlent :

Les études sur l’utilisation de l’environnement et les modalités de son exploitation en Afrique introduisent souvent des typologies distinguant de manière radicale cultures permanentes ou itinérantes, terrains humides ou secs, cultures pluviales ou irriguées, systèmes intensifs ou extensifs, agro-écosystèmes de forêt ou de savane. De même, l’exploitation des différents types de ressources naturelles tels que les arbres, eau et animaux est fréquemment étudiée séparément. Cependant, un trait distinctif des approches locales est que ces différences sont souvent considérées comme faisant partie d’un continuum et de processus pensés et gérés de manière globale. De nombreux paysans exploitent simultanément des champs de façon plus ou moins intensive, et selon des degrés de pente et de contrôle des eaux variables. (...) Les approches africaines de l’environnement assimilent donc des processus écologiques qui intègrent des paysages et des espèces végétales et animales variés, permettant aux populations d’orienter ces processus dans leur intérêt propre. (...)  Il apparaîtra clairement que les différences sociales et politiques au sein des communautés africaines de même qu’entre ces communautés et les décideurs extérieurs, sont souvent reflétées par les diverses interprétations des questions environnementales.

11Tout ceci pour dire qu’une nouvelle génération de chercheurs critique l’idée des attributs fixes qui conduisent à considérer les populations comme homogènes et soumises à un seul type d’environnement (Deléage, 1991). Les conditions multiples de subsistance sur un territoire donné tout comme les mouvements de population créent en soi une multiplicité d’expériences et donc, une multiplicité de processus écologiques dans un cadre que l’on tente tant bien que mal de définir.

12Face à cela, il nous importe de vérifier les nouvelles bases de la perspective écologique à la lumière des observations que nous avons faites en Guinée concernant les formes d’affiliation nouvelles des collectivités avec leur environnement et l’impact de celles-ci sur les itinéraires thérapeutiques utilisés pour faire face au problème du paludisme.

Quelques repères au sujet de l’affiliation des collectivités avec leur environnement

13Dans le contexte de la région de la Moyenne Guinée (figure 1), les communautés villageoises qui sont majoritairement de l’ethnie peule exercent des activités agropastorales caractérisées par l’exploitation du fonio (photo 1) et de l’élevage d’espèces ovines et bovines. Toutefois, même si ces activités configurent le paysage de la région, il est trompeur de voir celles-ci comme étant déterminantes au plan socio-économique pour un bon nombre de familles. En effet, la Moyenne Guinée démontre des signes révélateurs d’une importante dégradation environnementale qui se révèle par le truchement des problèmes de maintenance des activités de subsistance.

14L’une des difficultés les plus importantes concernent la manifestation de nombreuses maladies épidémiques qui affectent de façon tangible les ressources du terroir : les arbres fruitiers (en raison du virus de la cercosporiose qui attaque les agrumes) tout comme les espèces ovines. Aussi, comme autre difficulté, les terres démontrent des signes importants d’érosion sans compter le phénomène de déforestation qui affecte de façon croissante la région.

Figure 1. Carte de la Guinée. La région de la Moyenne Guinée correspond à la zone teintée en vert. La préfecture de Lélouma est située au cœur de cette région. C’est dans celle-ci que le phénomène d’émigration des hommes, partis quelques années à l’étranger pour soutenir au plan socio-économique leurs familles, a été le plus observé.     

Figure 1. Carte de la Guinée. La région de la Moyenne Guinée correspond à la zone teintée en vert. La préfecture de Lélouma est située au cœur de cette région. C’est dans celle-ci que le phénomène d’émigration des hommes, partis quelques années à l’étranger pour soutenir au plan socio-économique leurs familles, a été le plus observé.     
  • 2   La plus importante ayant été l’agence onusienne du FIDA (Fonds international pour le développemen (...)

15Il faut savoir que les interventions de certaines organisations internationales2 dans la région de la Moyenne Guinée au cours des années quatre-vingt dix et qui ont eu pour but d’instaurer et d’améliorer les pratiques agropastorales ont été des échecs cuisants. L’implantation de nouvelles espèces végétales et animales sans moyen curatif a même rehaussé les difficultés déjà vécues par les villageois qui avaient accepté d’expérimenter l’élevage de nouvelles espèces ovines.

  • 3   Sous le pouvoir français, un rapprochement a eu lieu avec la métropole faisant en sorte de créer (...)
  • 4   Tel que l’indique Barry (1988), à partir du XVIII siècle, la région de la Moyenne Guinée et ses e (...)

16Sans soutenir l’idée que ces difficultés à répétition sont les seules responsables de la modification des stratégies de subsistance au sein de la région, nous avons observé un important processus d’émigration des hommes en âge de travailler (dès quinze ans) vers l’extérieur de la Guinée. Certes, des considérations socio-historiques ont fait en sorte, depuis la deuxième Guerre Mondiale, de favoriser l’émigration des hommes peuls (surtout ceux de descendance noble) vers les capitales étrangères3. Aussi, la région de la Moyenne Guinée qui correspond à peu de chose près à l’ancien empire du Foutah Djallon, a été témoin d’une affiliation différenciée des familles avec la terre selon le fait qu’elles soient de «descendance captive» ou de «descendance noble»4. En d’autres termes, il est vrai que l’histoire de la région a configuré une appartenance au terroir qui est différenciée, selon l’appartenance sociale des familles.  

Photo 1. La culture du fonio. En Moyenne Guinée, les sols sont appauvris. Les habitants y cultivent principalement le fonio; cette céréale exigeant peu de soins et une qualité de terre relativement faible.

Photo 1. La culture du fonio. En Moyenne Guinée, les sols sont appauvris. Les habitants y cultivent principalement le fonio; cette céréale exigeant peu de soins et une qualité de terre relativement faible.

17Toutefois, depuis le début des années quatre-vingt dix, les réseaux migratoires se sont étendus et encouragent non plus seulement les individus de descendance noble. Aussi, les réseaux migratoires ne se limitent plus aux seuls pays limitrophes de la Guinée (Côte d’Ivoire, Sénégal,…) ou à l’ancienne métropole française. Ces réseaux se sont développés tous azimuts de telle sorte que les ressortissants des villages peuls de la Moyenne Guinée se retrouvent installés en Australie, dans plusieurs pays de l’Asie, dans l’ensemble de l’Europe et depuis peu, en Amérique (la ville de New York étant jusqu’à tout récemment prisée).

  • 5   L’argent est transmis aux familles dans les villages, par des hommes qui agissent comme intermédi (...)
  • 6  Par ailleurs, il faut mentionner que des projets collectifs sont  financés au village par l’interm (...)

18Les possibilités limitées de pouvoir exploiter les terres en Moyenne Guinée et les maigres moyens dont disposent les communautés pour passer au travers des difficultés de la vie quotidienne font en sorte de créer un rapport antagoniste avec l’environnement immédiat. Surtout chez les familles de descendance noble qui ont centré leur vie socio-économique sur l’émigration de ses hommes, les difficultés les plus importantes concernent de moins en moins leur environnement qui est pourtant assujetti à une dégradation certaine et à une difficulté croissante au niveau de l’exploitation des ressources. C’est davantage la hantise de perdre la régularité des entrées d’argent venant des fils et des maris à l’étranger5, qui peut causer problème. La situation est telle, que l’argent obtenu des hommes sert à combler des besoins essentiels, (tel, l’achat du riz) alors qu’auparavant, cet argent servait davantage à combler des besoins non immédiats (construire ou rénover le domicile familial, par exemple)6.

L’impact des réseaux migratoires sur les itinéraires thérapeutiques

  • 7   Nous avons même été témoin de demandes de prescriptions chez quelques femmes et ce, pour obtenir (...)
  • 8  Cette observation corrobore les constatations faites par d’autres chercheurs auprès de communautés (...)

19A la lumière de la stratégie migratoire des hommes permettant aux villages de la Moyenne Guinée d’assurer leur subsistance, nous avons constaté que l’homme (fils aîné ou mari) joue un rôle-clé en matière de santé et ce, même s’il est à l’étranger (Photo 2). Nous l’avons constaté de façon remarquable au centre de santé de la sous-préfecture de Diountou en période intense du paludisme (en saison des pluies, de mai à août). Les femmes exigeaient au médecin, après l’établissement du diagnostic pour leur enfant, d’obtenir les prescriptions de médicaments sans pour autant en faire l’achat sur place7.  Pour le cas particulier du paludisme, les villageois ont démontré une forte tendance à privilégier l’usage de médicaments modernes et efficaces ne provenant pas des établissements publics de santé8.

  • 9   Par exemple, dans le cas d’un bébé de six mois (6 kg), on donne 1c. à thé, trois fois par jour, p (...)

20Cette revendication est aussi intéressante à saisir à la lumière de la stratégie employée par le médecin-chef du centre de santé de ladite sous-préfecture. En effet, lui-même était engagé dans une stratégie parallèle de recherche de médicaments pour le traitement du paludisme et ce, dans les pharmacies privées, situées dans la principale agglomération de la région et dans la capitale, Conakry. Le traitement donné alors aux villageois et en particulier aux enfants dans les cas sévères de paludisme comprenait, outre la chloroquine, du sirop de nivaquine9.

  • 10   La prescription excessive de chloroquine au sein d’une population procure un phénomène connu sous (...)

21Pour ce médecin, l’enjeu était de taille. Confronté au problème de ne pouvoir faire des tests de goutte épaisse dans les services de première ligne de santé  - ce test étant essentiel pour vérifier le niveau de parasitémie paludéenne  - il offre des prescriptions de chloroquine aux individus sans avoir l’assurance clinique de la présence du parasite10.

22Ainsi donc, les activités de soins en marge du réseau officiel sont initiées autant par les hommes du village qui envoient à leur famille respective les médicaments venant de l’étranger (la Gambie et le Sénégal étant privilégiés) que par certains médecins qui proposent aussi des alternatives de soins à partir du secteur privé.

  • 11  A travers le pays, le traitement de la chloroquine est largement accessible aux services de premiè (...)

23Si l’on regarde la problématique de la chloroquine du point de vue national, le Programme national de lutte contre le paludisme (PNLP), intégré au Ministère de la Santé publique en Guinée, témoigne d’une préoccupation ambiguë concernant le traitement efficace du paludisme. D’un côté, la prise en charge des cas de paludisme tout comme la chimioprophylaxie destinée aux femmes enceintes constituent les bases d’une politique élargie de traitement11 et de l’autre, les autorités sanitaires font de plus en plus preuve d’une hésitation quant au fait de prodiguer ce traitement sans vérification clinique. Cette ambiguïté émerge dans un document interne du PNLP (p.2) :

Le diagnostic au niveau périphérique doit être clinique et la tâche du programme antipaludique est de fournir les principes directeurs adaptés à la situation locale qui aideront les agents à administrer de la chloroquine aussi efficacement que possible sans procéder à des examens microscopiques. Toutefois, la propagation de la chloroquino-résistance rend de plus en plus impératif la nécessité de procéder à des analyses microscopiques dès le premier niveau de recours.

24L’inadéquation entre d’une part, l’expression locale des problèmes de santé et d’autre part, la réponse uniforme qu’offre les services publics en Guinée dépasse le seul problème de la dispensation de la chloroquine (sans test clinique). En effet, la donation réduite de médicaments (par les autorités préfectorales de santé) et ce, à un chef de centre de santé qui ne rentabilise pas son service est une tactique qui vise à accroître chez ce dernier sa clientèle et sa vente de médicaments. Or, elle ne fait que mettre en confrontation les services de première ligne de santé avec leurs autorités préfectorales et nationales surtout lors de la saison des pluies – période connue pour le paludisme mais aussi pour les difficultés économiques que vivent les communautés villageoises en attentes des nouvelles récoltes.

Photo 2. La contribution des hommes émigrés :  La contribution financière des hommes en situation d’émigration est visible dans la région de la Moyenne Guinée et ce, depuis quelques générations. Sur la photo, nous voyons les hommes retraités (anciennement en situation d’émigration) en réunion en vue de planifier en concertation avec leurs fils à l’étranger, les projets du village (tels que le financement de la cérémonie de la Lecture du Coran et de la construction d’infrastructures).

Photo 2. La contribution des hommes émigrés :  La contribution financière des hommes en situation d’émigration est visible dans la région de la Moyenne Guinée et ce, depuis quelques générations. Sur la photo, nous voyons les hommes retraités (anciennement en situation d’émigration) en réunion en vue de planifier en concertation avec leurs fils à l’étranger, les projets du village (tels que le financement de la cérémonie de la Lecture du Coran et de la construction d’infrastructures).
  • 12  Nous soulignons le fait que les manœuvres de contrôle des infrastructures de santé peuvent toucher (...)
  • 13  Dans le cas du paludisme, nous pouvons faire état de la stratégie employée par le PNLP, ici fortem (...)

25Or, dans ce système de contrôle, nulle contestation n’est possible pour remettre en question l’efficacité de certains médicaments ou pour témoigner de pathologies qui ne correspondent pas au portrait général des niveaux de morbidité en Guinée12. La rigidité du fonctionnement du système de soins qui vise à appliquer des programmes nationaux ou internationaux de santé ou à respecter des standards d’achalandage de clientèles créent une pression chez les communautés villageoises13.

26D’où notre argumentation qui est de dire que la rigidité du système de soins fait selon nous partie intégrante des conditions qui fragilisent les populations en regard au paludisme. Nos résultats révèlent la nécessité de prendre en compte ces conditions déficientes qui sont tout à fait rattachées aux réalités écologiques de celles-ci.

27C’est pourquoi, ces dernières signifient de par leurs choix socio-économiques l’impuissance de leur localité et de leurs administrateurs à leur offrir des services de qualité. Paradoxalement, les intervenants locaux de santé réitèrent ce point de vue de par le choix qu’ils ont fait de résorber le problème d’inefficacité de certains traitements tout en cherchant à combler, dans leur service même, le manque d’effectif de leur clientèle.

28Somme toute, les formes de soutien et de recours aux soins en rapport au paludisme sont liées à l’emprise que peuvent démontrer les familles et les autorités publiques à pouvoir gérer cette maladie. Or, cette emprise doit être comprise à la lecture des possibilités qu’ont les familles de se détacher de leur environnement immédiat pour obtenir à l’extérieur de leur village un appui assuré et plus efficace pour combler les besoins entourant leur quotidien. Il va s’en dire que les appuis provenant des hommes constituent une forme de pouvoir permettant aux familles de répondre à leurs épisodes de paludisme, dans le quotidien de leur vie.

Conclusion

  • 14   Ces sujets recevant une attention particulière depuis quelques années.

29Ainsi, au-delà de la seule question de l’accessibilité des médicaments étrangers ou de leur commercialisation illégale (Curry, 1999; United Nations Office for Drug Control and Crime Prevention, 1999)14, il est nécessaire de lier l’éclatement des itinéraires thérapeutiques avec la revendication manifestée de certaines collectivités de pouvoir assurer une qualité de vie de manière à neutraliser l’imprévisibilité des événements dont ceux en santé. En somme, c’est la recherche de soins de qualité qui est exprimée. Et pour cela, les collectivités témoignent d’une nécessaire distanciation avec les services de l’état pour obtenir des soins qui les protègent plus efficacement.

30Il serait inopportun de croire que notre propos vise à encourager dans le contexte africain le recours à des services privés de santé. Loin de là notre intention. Ce que nous voulons surtout souligner par l’entremise de cet article concerne le fait que l’engagement discontinue des instances internationales en matière de développement ainsi que les faiblesses du secteur public à pouvoir répondre aux besoins des collectivités constituent des paramètres importants faisant en sorte de décourager ces dernières à entreprendre des actions dirigées vers l’amélioration de leur environnement. N’y a t-il pas lieu de croire que le phénomène dont nous témoignons ici engage un bon nombre de collectivités dans les pays en voie de développement et doit être sérieusement traité au plan de l’analyse?  

31L’éclatement géographique des pratiques de subsistance qui modulent du même coup les itinéraires thérapeutiques nous sert de signal nous démontrant le paradoxe de la maintenance d’un environnement donné : il faut s’en dégager pour assurer sa survie et sa propre santé.

32Les assises actuelles de la perspective écologique orientées sur les relations d’interface entre les collectivités et leur environnement permettent de dépasser l’idée que les dimensions macro-économiques et macro-politiques ont une influence sur un environnement donné. En d’autres termes, par rapport au phénomène que nous avons traité ici, il ne peut être décrypté à partir d’une analyse fondée sur des mécanismes d’influences. Plutôt, il fait appel à la mise en place de relations nouvelles qu’ont les collectivités avec leur environnement immédiat. Et ce rapport configure de plus en plus les pratiques de soins dans les pays en voie de développement, tel qu’en Guinée. C’est donc à ce genre de questions que nous désirons apporter une contribution pour autant soi peu, faire de la perspective écologique, une perspective d’avenir.  

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Notes

1   D. Landy, Cultural, Disease and Healing, New York, Macmillan, 1977, p. 320; cité dans Merrill Singer, « The Limitations of Medical Ecology : The Concept of Adaptation in the Context of Social Stratification and Social Transformation », Medical Anthropology, vol. 10, no.4, 1989, p. 226.  

2   La plus importante ayant été l’agence onusienne du FIDA (Fonds international pour le développement agricole).   

3   Sous le pouvoir français, un rapprochement a eu lieu avec la métropole faisant en sorte de créer des circuits de migration temporaire pour les hommes qui ont exercé des tâches à titre de domestique, de chauffeur, de tailleur, de bijoutier, etc.  

4   Tel que l’indique Barry (1988), à partir du XVIII siècle, la région de la Moyenne Guinée et ses environs a connu des vagues successives de migration de Peuls, engagés dans une Révolution islamique. Ce fut une Guerre Sainte qui a aboutit à la formation d’un état théocratique, aux structures sociales fortement hiérarchisées. Dans ce système, les populations autochtones (devenus esclaves) ont dû historiquement exercer les activités agricoles pour subvenir aux besoins alimentaires des Peuls qui ont envahi le territoire. Cependant, nous devons souligner que des transformations majeures ont eu cours au plan de l’organisation sociale des sociétés foutaniennes avec d’abord, l’arrivée de la colonisation française à la fin du dix-neuvième siècle et ensuite, avec les bouleversements qu’a connu la Guinée depuis son Indépendance. Aujourd’hui, bien des individus provenant des familles de descendance captive ont des rôles importants au sein de leur région administrative, liées au fonction de l’État (policier, sage-femme dans un centre de santé, représentant politique, etc.). Par contre, les familles de descendance noble peuvent davantage s’impliquer dans des projets liés au devenir du village (réalisation des rituels, alliances matrimoniales, construction d’infrastructures villageoises, etc.).      

5   L’argent est transmis aux familles dans les villages, par des hommes qui agissent comme intermédiaires économiques

6  Par ailleurs, il faut mentionner que des projets collectifs sont  financés au village par l’intermédiaire des ressortissants qui sont en situation d’émigration (dans les différentes capitales ou métropoles). Regroupés au sein d’associations villageoises, les ressortissants financent les cérémonies religieuses (telle que la cérémonie annuelle de la lecture du Coran) et la construction d’infrastructures locales. Le rôle de ces associations dans certaines sous-préfectures est devenu crucial. Dans la sous-préfecture de Diountou, un village a pu construire une école, faute d’appui de l’État, à partir du soutien de son association villageoise. Cependant, le village en question a connu par la suite des difficultés importantes pour obtenir des professeurs et rendre ainsi effectif le fonctionnement de ladite école. En effet, la construction croissante d’infrastructures sans l’aval des autorités régionales du Ministère de l’éducation ou de la Santé, fait en sorte de créer des tensions entre ces dernières et les villages.

7   Nous avons même été témoin de demandes de prescriptions chez quelques femmes et ce, pour obtenir de la part du mari les argents nécessaires pour combler d’autres besoins jugés prioritaires. Pour le chef du centre de santé de Diountou, il s’agit d’une stratégie féminine auquel il est souvent confronté.

8  Cette observation corrobore les constatations faites par d’autres chercheurs auprès de communautés peules, vivant à Conakry (Gordon, 1998).  

9   Par exemple, dans le cas d’un bébé de six mois (6 kg), on donne 1c. à thé, trois fois par jour, pendant 5 jours, de nivaquine.

10   La prescription excessive de chloroquine au sein d’une population procure un phénomène connu sous le nom de chloroquino-résistance. Le parasite responsable du paludisme – le Plasmodium devient résistant à la chloroquine. Gentilini, en 1991, parle de l’existence de la chloroquino-résistance dans l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest.  

11  A travers le pays, le traitement de la chloroquine est largement accessible aux services de première ligne

de santé (centres de santé).

12  Nous soulignons le fait que les manœuvres de contrôle des infrastructures de santé peuvent toucher des dimensions qui vont au-delà du domaine d’intérêt : la santé. Nous évoquons brièvement ceci car c’est dans la région de la Guinée maritime et non dans celle de la Moyenne Guinée que nous avons pu été témoin de situations fortes de contrôle de la part des autorités locales de santé sur les communautés immédiates et ce, au plan politique. Plus exactement, certains lieux de santé sont devenus stratégiques pour les activités de propagandes en période électorale. Le rôle joué en Afrique par différents types d’institutions (académiques, de santé, etc.) au plan politique prend de l’importance dans les écrits en sociologie et en anthropologie. Didier Fassin (2000) a abordé cette problématique dans son livre : Les enjeux politiques de la santé.

13  Dans le cas du paludisme, nous pouvons faire état de la stratégie employée par le PNLP, ici fortement encouragé par l’OMS et qui vise à promouvoir l’utilisation de moustiquaires imprégnés d’insecticides. Chose étonnante, en 1997, l’implantation de ce volet a d’abord été initié à Conakry ainsi que dans l’ensemble de la région plus vaste de la Guinée maritime et de la Guinée forestière. Sans débattre de la nécessité d’implanter à travers ces régions de telles mesures de protection individuelle, des régions plus sèches au prise avec des périodes épidémiques de la maladie n’avaient pas encore été incluses en 1998 dans ce programme qui leur serait des plus cruciaux. En effet, il est admis que les programmes d’accès aux moustiquaires doivent prioritairement être mis en place dans les zones où la période de transmission du paludisme est de courte durée et non dans celles dites permanentes ou saisonnières longues. Dans ces dernières, se manifeste une grande stabilité du paludisme. Dans ce contexte éco-épidémiologique, la lutte antivectorielle ne peut aboutir à un arrêt de la transmission mais à une diminution. Par ailleurs, lorsque la transmission a lieu sur une brève période de temps, les campagnes antivectorielles peuvent théoriquement mener à un arrêt de la transmission (Gazin et al., 1985).

14   Ces sujets recevant une attention particulière depuis quelques années.

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List of illustrations

Title Figure 1. Carte de la Guinée. La région de la Moyenne Guinée correspond à la zone teintée en vert. La préfecture de Lélouma est située au cœur de cette région. C’est dans celle-ci que le phénomène d’émigration des hommes, partis quelques années à l’étranger pour soutenir au plan socio-économique leurs familles, a été le plus observé.     
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Title Photo 1. La culture du fonio. En Moyenne Guinée, les sols sont appauvris. Les habitants y cultivent principalement le fonio; cette céréale exigeant peu de soins et une qualité de terre relativement faible.
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Title Photo 2. La contribution des hommes émigrés :  La contribution financière des hommes en situation d’émigration est visible dans la région de la Moyenne Guinée et ce, depuis quelques générations. Sur la photo, nous voyons les hommes retraités (anciennement en situation d’émigration) en réunion en vue de planifier en concertation avec leurs fils à l’étranger, les projets du village (tels que le financement de la cérémonie de la Lecture du Coran et de la construction d’infrastructures).
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References

Electronic reference

Nathalie Pinsonnault, « L’éclatement géographique des itinéraires thérapeutiques : la perspective écologique est-elle en mesure d’y faire face ? », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Volume 4 Numéro 1 | mai 2003, Online since 01 May 2003, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/4847 ; DOI : 10.4000/vertigo.4847

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About the author

Nathalie Pinsonnault

Ph.D., Chercheure post-doctorale, Université du Québec à Montréal, Case postale 8888, Succ. Centre-Ville, Montréal (Québec), Canada, H3C 3P8  pinsonnault.nathalie@uqam.ca

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