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Dossier : Les actions collectives pour gérer l'environnement

Formes d’action collective pour la gestion locale de la forêt camerounaise : organisations « modernes » ou institutions « traditionnelles » ?

Guillaume Lescuyer

Abstracts

The involvement of rural population is now a compulsory step of any forest management in Central Africa. In Cameroon, both logging concessions and community forests provide interesting guidelines on how to commit the local stakeholders into the forest management process. These “participatory” approaches request an identification and then an “officialization” of the “local communities” under the form of constituent organisations (association, committee,...). However, the creation of constituent institutions often rests on fallacious assumptions regarding the local modes of using the forest resources.  

The major bias of such formal village organisation is to be built aside from kinship systems that remain the key variable to analyse and understand the forest uses. If local population is to become an essential stakeholder of sustainable forest management, the legal village organisations must be founded on customary socio-political institutions.

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Une implication à deux niveaux des populations locales dans l’aménagement forestier

1Dix ans après le Sommet de la Terre qui a fait du développement durable un objectif planétaire, la conférence de Johannesburg a mis en avant sa dimension sociale et a contribué à entériner le rôle central des communautés locales en matière de gestion des ressources naturelles. Cette volonté se trouve aujourd’hui inscrite dans la plupart des législations nationales qui préconisent le transfert de pouvoir, et des responsabilités associées, d'une structure centrale étatique vers une structure locale comme une communauté rurale (Ribot, 2002). La dévolution du pouvoir de gérer les ressources naturelles constitue aujourd'hui un volet indispensable de la gestion forestière durable en permettant d'atteindre trois objectifs:

  • Un accroissement des niveaux de bien-être des populations en milieu rural (Mannor, 1999).

  • Une meilleure conservation des ressources forestières et de la biodiversité. Plusieurs textes, comme la Convention sur la Diversité Biologique, étayent l’hypothèse que les ressources matérielles et immatérielles issues de la biodiversité n’existent et ne se sont maintenues jusqu’à nos jours que grâce aux savoirs et savoir-faire des sociétés humaines (Posey, 1999).

  • Une amélioration de la gouvernance locale par le transfert et la mise en œuvre démocratique des pouvoirs de gestion.

2L’implication des populations locales est donc aujourd’hui un passage obligé de tout aménagement de la forêt tropicale, notamment au Cameroun. Depuis le début des années 1990, plusieurs textes fondamentaux (la loi forestière n°94/01 du 20 janvier 1994 et la loi-cadre n°96/12 du 5 août 1996 relative à la gestion de l'environnement) tentent d’organiser la gestion durable de la forêt. Ces documents abordent directement l’implication des populations locales dans les décisions d’aménagement de la forêt. Par exemple, l’article 9 de la loi-cadre reconnaît un principe de participation, selon lequel « les décisions concernant l’environnement doivent être prises après concertation avec les secteurs d’activité ou les groupes concernés, ou après débat public lorsqu’elles ont une portée générale ». Il existe ainsi une obligation juridique d’impliquer les communautés locales dans le processus de prise de décision dès qu’une forêt fait l’objet d’un aménagement.

  • 1  Les forêts communales constituent également un autre cadre de mise en œuvre de la gestion particip (...)

3Plus largement, cette implication des parties prenantes induit un changement de paradigme pour la gestion forestière tropicale : d’un aménagement centré sur l’exploitation des ressources ligneuses et conçu selon les normes techniques de l’administration et de l’exploitant, on assiste depuis quelques années à une ouverture de la gestion forestière tropicale aux autres ressources de la forêt et aux autres groupes d’usagers (Wiersum, 2000). Au Cameroun, l’implication des usagers locaux dans le processus d’aménagement forestier est réalisée principalement dans deux cadres particuliers : celui des concessions forestières (affectées à l’exploitation des bois d’œuvre) et celui des forêts communautaires1.

Dans les concessions forestières

4Situées dans le domaine forestier permanent, toutes les concessions forestières doivent depuis 1994-95 faire l’objet d’un plan d’aménagement. Celui-ci précise les différentes modalités d’utilisation de la forêt afin, d’une part, d’optimiser l’exploitation des ressources ligneuses et, d’autre part, de garantir à long terme le maintien du couvert forestier. L’Arrêté n°0222/A du Ministère de l’Environnement et des Forêts (MINEF) de mai 2001 établit un canevas pour l’élaboration du plan d’aménagement et précise le rôle des populations locales dans cette procédure. Il dote notamment le plan d’aménagement d’une structure tri-partite regroupant l’administration compétente, le concessionnaire et les populations concernées. Cette structure a notamment pour fonction de superviser les différentes phases de l’aménagement global de la forêt, dont 4 étapes sollicitent tout particulièrement les populations locales :

  • La délimitation de la forêt domaniale, en vue de son classement, doit faire l’objet de consultations poussées avec les populations concernées (Collas de Chatelperron, 2005). Il est en de même du zonage interne de la concession, qui établit les différentes séries d’usage.

  • Les pratiques locales et les droits « traditionnels » d’usage doivent être appréhendés par le biais d’enquêtes socio-économiques. L’objectif est de coordonner ces usages coutumiers avec l’exploitation industrielle des ressources ligneuses.

  • Le plan d’aménagement doit également indiquer les mesures à mettre en œuvre en matières d’infrastructures sociales.

  • Enfin, il doit préciser comment la notion de gestion participative s’applique concrètement, notamment en décrivant les mécanismes à mettre en place pour la résolution des litiges et la participation de la population résidente aux activités d’aménagement.

Dans les forêts communautaires

  • 2  La convention de gestion est toutefois liée à l’établissement puis au respect d’un Plan Simple de (...)

5L’introduction du concept de « forêt communautaire » dans la législation au Cameroun a constitué une grande innovation dans la sous-région d’Afrique centrale. Conformément à l'article 37 de la loi forestière, "une forêt communautaire est une zone du domaine forestier non-permanent, pouvant mesurer jusqu'à 5000 ha, et faisant l'objet d'une convention de gestion entre une communauté villageoise et l'administration des forêts". La durée de la convention couvre généralement une période de 25 ans2. Pendant cette durée, l’ensemble des ressources tirées de la forêt appartient à la communauté. Dans ce cadre, les modes d’utilisation des ressources, leur gestion à long terme, l’utilisation des bénéfices,... relèvent pleinement de la communauté concernée.

  • 3  A titre de comparaison, les concessions forestières couvrent environ 6 millions d’hectares au Came (...)

6Cette possibilité de gérer directement un massif forestier, et surtout d’en tirer profit, connaît un succès grandissant au Cameroun puisqu’en décembre 2002, 194 demandes de forêt communautaire étaient formulées et portaient sur près de 700 000 ha (Cuny et al., 2006)3.

7Mais, dans le cas des forêts communautaires comme des concessions forestières, la participation des populations locales à l’aménagement forestier suppose que celles-ci se fédèrent en « communautés » ou en « groupements » officiels. C’est à la fois une obligation de la loi forestière pour solliciter une forêt communautaire et une recommandation forte de l’Arrêté 0222/A pour s’engager dans la procédure tri-partite d’aménagement d’une concession forestière.

Des formes variées d’institutions locales formelles de gestion forestière

8La participation des populations locales à l’aménagement forestier implique qu’elles soient disposées à s’engager de manière formelle dans un certain nombre d’actions/dispositions convenues avec les autres acteurs (administrations, exploitants,...). Un tel engagement contractuel ou réglementaire suppose d’identifier clairement les personnes concernées afin de leur attribuer un certain nombre de droits et d’obligations. Pour ce faire, la réglementation camerounaise incite les populations à se constituer en personnalité morale par la création d’une organisation formelle qui puisse légalement s’engager au nom de la communauté.

Tableau 1.  Principaux niveaux du système de parenté.

9Diverses formes de groupement permettent d’officialiser ces « communautés locales ». Pour les forêts communautaires par exemple, le MINEF (2003) prévoit quatre types d’entités juridiques : l’association, le groupe d’initiative commune (GIC), le groupement d’intérêt économique et la société coopérative. Seuls les deux premiers sont mis en œuvre au Cameroun car ils sont relativement faciles à créer et portent l’intérêt collectif (contrairement par exemple au groupement d’intérêt économique qui peut se restreindre à un faible nombre de personnes). Association et GIC présentent toutefois des limites légales spécifiques : l’association ne peut recevoir de subvention ou de don, et le GIC ne peut procéder qu’à des opérations entre membres. En pratique, ces deux structures fonctionnent pourtant de manière similaire, recevant des aides extérieures et vendant les produits de la forêt communautaire à des partenaires extérieurs.

10D’autres types de groupement sont également envisagés, notamment pour les plans d’aménagement des concessions forestières, comme les comités paysans-forêt, les comités villageois,... Ces différentes organisations présentent chacune des problèmes spécifiques, en termes de désignation des membres, de modalités d’enregistrement, de possibilités de recevoir des aides extérieures, de distribution des profits,... Mais leur caractéristique majeure est de partager trois inconvénients :

11un « noyautage » par les élites externes/internes : outre leur accès privilégié à l’information, ces élites sont en position d’intermédiaire systématique avec l’administration et l’exploitant : elles contrôlent alors bien souvent à leur seul profit les retombées positives de l’implication de la communauté dans l’aménagement forestier. La représentativité de la communauté dans ces entités de gestion est donc un problème crucial (Djeumo, 2001 ; Oyono, 2005; Lescuyer, 2006).

12un objectif de récupération de la rente : il apparaît en fait que nombre de ces comités villageois ont été constitués davantage pour modifier la répartition de la rente forestière à leur profit plutôt que dans une perspective de meilleure utilisation des ressources (Karsenty, 1999 ; Oyono, 2004). Pour les villageois membres de ces structures de gestion, l’intérêt à court terme consiste à profiter de l’exploitation du bois d’œuvre effectuée dans leurs terroirs, que ce bénéfice soit direct et personnel (sous forme de revenus,...) ou indirect et collectif (fourniture d’infra-structures, ouverture de marchés,...).

    • 4  A titre exemple, un document du MINEF (Poulin Thériault, 1998) indique que les comités paysans-for (...)

    une conception biaisée du groupe social : le défaut inhérent à ces groupements formels est d’être constitués selon un modèle qui se veut démo/techno-cratique et qui écarte toute considération sur les groupes de parenté4. De tels groupements ont le mérite de donner une portée légale aux actions des villageois mais ils présentent l’inconvénient majeur de dé-légitimer d’autres groupes sociaux comme les lignages, qui sont pourtant centraux dans l’accès à l’espace et aux ressources (van den Berg & Biesbrouck, 2000).

  • un objectif de récupération de la rente : il apparaît en fait que nombre de ces comités villageois ont été constitués davantage pour modifier la répartition de la rente forestière à leur profit plutôt que dans une perspective de meilleure utilisation des ressources (Karsenty, 1999 ; Oyono, 2004). Pour les villageois membres de ces structures de gestion, l’intérêt à court terme consiste à profiter de l’exploitation du bois d’œuvre effectuée dans leurs terroirs, que ce bénéfice soit direct et personnel (sous forme de revenus,...) ou indirect et collectif (fourniture d’infra-structures, ouverture de marchés,...).

    • 5  A titre exemple, un document du MINEF (Poulin Thériault, 1998) indique que les comités paysans-for (...)

    une conception biaisée du groupe social : le défaut inhérent à ces groupements formels est d’être constitués selon un modèle qui se veut démo/techno-cratique et qui écarte toute considération sur les groupes de parenté5. De tels groupements ont le mérite de donner une portée légale aux actions des villageois mais ils présentent l’inconvénient majeur de dé-légitimer d’autres groupes sociaux comme les lignages, qui sont pourtant centraux dans l’accès à l’espace et aux ressources (van den Berg & Biesbrouck, 2000).

13Plus globalement, ces formes officielles de groupement, entérinées par les législateurs nationaux avec l’appui convaincant des bailleurs internationaux, relèvent d’un certain nombre de pré-conceptions fallacieuses sur l’organisation des populations locales pour utiliser le milieu naturel. Celles-ci entérinent par exemple la notion d’une communauté déjà constituée, avec en arrière-plan une représentation hiérarchisée du pouvoir politique local. Or il s’avère plutôt que les modes locaux d’appropriation des ressources forestières trouvent leur explication et leur dynamique dans le système de parenté, qui est lui-même souple et soumis de manière permanente à interprétations.

Une gestion de la forêt par des groupes sociaux divers et fluctuants

Une lecture des usages forestiers par la structure de parenté

  • 6  Pour la définition de chacun des niveaux du système de parenté, se reporter à Augé (1975). Pour co (...)

14Pour comprendre la dynamique d’usage des ressources forestières par les populations du sud-Cameroun, l’étude de leur organisation sociale, spatiale et politique est indispensable. Celle-ci est fortement déterminée par le système de parenté6 qui existe entre les villageois et qui présente schématiquement plusieurs niveaux imbriqués (Tableau 1):

Figure 1.  Localisation de l’étude de cas

  • 7  Geschiere (1982) retient quatre caractéristiques importantes de ces sociétés segmentaires:

15Dans ces sociétés sans autorité politique centralisée, il n'existe pas de hiérarchie lignagère puisque l'ensemble des lignages/lignées d'un clan évoluent de manière autonome. A l'inverse des sociétés à Etat où le pouvoir est centralisé, ces sociétés présentent un système politique dit segmentaire où il n'existe pas d'instance ethnique ou clanique supérieure, censée exercer un leadership sur des groupes de taille plus modeste7. L’étude anthropologique de ces sociétés indique plutôt cinq cadres référentiels de l’action individuelle: le foyer, la famille étendue, le lignage, le village et le clan. Ces niveaux d'action constituent autant d'espaces de légitimité : ainsi chaque décision se justifie principalement par le contexte dans lequel elle est prise et par la place que l’individu s'assigne dans la structure lignagère.

Une illustration dans la province de l’Est du Cameroun

  • 8  Ce travail a été effectué lors d’un séjour d’une année dans la zone d’étude en 1995-96. Il a combi (...)

16Une étude de cas dans la forêt de l’est-Cameroun (figure 1) permet d’illustrer la structuration des usages forestiers en fonction des liens de parenté existants entre les usagers8.

17Deux villages, celui de Gouté comprenant le patrilignage Bogoh de l’ethnie Boli (environ 150 habitants) et celui de Djémiong comprenant deux segments de lignage Djebell et Djegnangoungla de l’ethnie Mézimé (environ 250 habitants), se partagent un espace forestier d’une taille approximative de 8 000 hectares. De nombreuses règles « traditionnelles » organisent l’usage des ressources présentes dans cette forêt. Elles sont récapitulées dans le tableau 2 en recourant à la matrice des droits d’usages élaborée par Le Roy et al. (1996). Cet outil d’analyse distingue, d’une part, les entités humaines titulaires de ces droits et, d’autre part, les différents droits d’usage s’exerçant sur les ressources forestières. Il se lit donc de la façon suivante : telle entité humaine (colonne) exerce tel droit (ligne) sur telle ressource (cellule).

18Ainsi un individu aura le droit individuel de vendre un arbre se trouvant dans son champ (mais pas dans la forêt proche appartenant à son lignage), pourra exclure autrui de prélever les fruits du moabi (Baillonnella toxisperma) qui se trouve dans la forêt riveraine de son champ (mais sans avoir le droit de vendre cet arbre), aura la charge personnelle de gérer les pièges qu’il a installés en forêt (sans pouvant toutefois exclure les autres de venir lui prendre ses gibiers), et pourra extraire à titre privé le miel de l’essaim d’abeilles qu’il a découvert. De plus, en tant que membre d’un lignage ou membre d’un village, il détiendra d’autres droits semi-collectifs et collectifs qu’il combinera avec ses droits individuels.

19A contrario, certains espaces peu appropriés par les populations, comme la forêt située à plus de 5-10 kilomètres du village, font l’objet de peu de règles et permettent le développement d’autres dynamiques sociales, notamment celles des populations pygmées.

Tableau 2.  Matrice des droits d’usage des ressources forestières à l’est-Cameroun.

20Une telle grille d'analyse est utile pour comprendre les modes explicites ou implicites d'appropriation de la ressource forestière par les populations locales. Comme on le voit, les modalités d’accès et d’usage de telles ressources forestières sont multiples et complexes. Il apparaît donc peu vraisemblable que des institutions locales créées ex nihilo et détachées des structures de parenté puissent formaliser puis réguler de tels modes d’utilisation des ressources.

S’appuyer sur les pôles de pouvoir structurant le système de parenté

21La flexibilité du système de parenté et l'absence de pouvoir centralisé permettent aux sociétés segmentaires de s'organiser selon une grande diversité de configurations. Deux principes stables semblent cependant pouvoir être énoncés: il s'agit, d'une part, de l'autorité qu'un père est en droit d'exercer sur ses descendants et, d'autre part, de l'ascendant des aînés sur leurs parents.

22Si le chef de famille détient un pouvoir coercitif direct sur les membres de son foyer, celui-ci s’amoindrit au fur et à mesure qu’il concerne un nombre croissant de parents. La coercition disparaît au sein de la famille étendue et l’autorité du chef est surtout morale à l’intérieur du lignage. Elle est toutefois peu remise en cause.

23Ce type d’autorité n’existe pas pour le village. Toute décision collective requiert l’aval au moins tacite des différents lignages. D’ailleurs, les villages se dotent bien souvent d’une instance de décision regroupant, entre autres, les aînés des lignages (Geschiere, 1982). Sa fonction est avant tout de constituer une enceinte aux discussions villageoises, et éventuellement de formuler certains conseils qui demeurent non contraignants. Cette institution présente ainsi l'intérêt d'être une structure de décision commune tout en respectant les principes fondamentaux de l'organisation villageoise: tous les lignages y sont représentés, il n'existe pas de moyens coercitifs pour faire appliquer une décision et, malgré l'ascendant relatif des aînés, tous les interlocuteurs sont considérés comme égaux.

24De telles structures « traditionnelles » de décision semblent aujourd’hui en concurrence avec de nouvelles institutions villageoises mises en place sous la pression de l’administration ou des intervenants extérieurs. Au Cameroun, chaque village est sous la houlette administrative d’un chef de village et comprend généralement deux ou trois comités « officiels » de développement, sans compter les associations et autres groupements. Pourtant, une analyse socio-économique fine montre que derrière ce paravent d’organisations villageoises « modernes », ce sont le plus souvent un petit nombre de personnes qui agissent; et que lorsqu’il s’agit d’ouvrir un champ, de prendre femme ou de construire sa maison, ce sont bien les relations de parenté qui dictent les comportements. Il paraît alors crucial d’intégrer cette forme coutumière de régulation dans toute tentative de gestion décentralisée des ressources, en concession forestière comme en forêt communautaire.

Une voie médiane entre institutions traditionnelle et moderne de gestion des ressources forestières

25Un aménagement forestier durable implique une double nécessité pour les communautés locales:

  • établir des institutions d’utilisation des ressources forestières qui soient pertinentes pour réguler les usages des communautés (légitimité et efficacité internes). Cela requiert que les formes d’implication des villageois dans l’aménagement reposent sur les organisations socio-politiques « coutumières », qui sont fortement structurées par le système de parenté.

  • ces institutions locales constituent des interlocuteurs fiables pour les autres acteurs de l’aménagement forestier, dans un but de coordonner l’ensemble des usages tout en maintenant la quantité et la qualité des ressources (légitimité et efficacité externes). Elles doivent donc être reconnues légalement.

  • Or, deux principes sous-jacents influencent la vie communautaire: celui d’ascendant du chef de lignage sur sa parentèle et celui d’influence des « doyens » sur les membres du village. Ces deux principes permettent d’envisager la création d’institutions locales modernes/traditionnelles de gestion durable de la forêt. Ainsi est-il proposé de retenir le village comme niveau de coordination des usages et les lignages comme niveau d'organisation des usages.

La coordination des usages forestiers locaux par une entité villageoise

26Pour être un interlocuteur crédible vis-à-vis des autres acteurs, il est nécessaire, pour chaque village, de mettre sur pied une institution en mesure de faire valoir les intérêts de ses habitants et de s'engager en leurs noms. Celle-ci doit à la fois faire autorité à l’intérieur du village et acquérir une légitimité à l'extérieur. Pour cela, il est souhaitable que cette institution locale associe les différentes formes d'autorités existant au village: représentants des groupes de parenté, chef du village, doyens, élites urbaines,... Il est également nécessaire qu’elle soit dotée d’une personnalité juridique en adoptant une des formes légales de groupement communautaire.

Tableau 3. Le lignage comme unité d'organisation de l’usage des ressources

27Sa vocation consiste à fournir le cadre d’un contrat de gestion à établir entre les différents lignages (Tableau 3). Celui-ci, d’une part, formaliserait les engagements de la communauté vis-à-vis des acteurs extérieurs en matière d’utilisation des ressources et, d’autre part, établirait les résultats attendus de chaque lignage pour mettre en œuvre ces engagements communautaires.

L’organisation des usages forestiers par les lignages

28Le lignage paraît constituer un niveau approprié pour organiser les usages forestiers, pour trois raisons: (i) chaque individu appartient à un lignage duquel il tire son statut et sa légitimité; (ii) les membres de ce groupement sont en mesure de désigner des représentants auxquels ils reconnaissent une certaine autorité; (iii) le lignage est généralement associé à un espace déterminé sur lequel il exerce des droits plus ou moins stricts. L'intérêt de solliciter les lignages pour organiser les usages est qu'une telle régulation se fait indépendamment de tout contrat formel entre ses membres mais découle des relations de parenté (Tableau 4). Contrairement à l’institution villageoise qui entérine un contrat convenu entre les différents lignages, l'organisation des usages à l'intérieur du lignage garde la souplesse et la légitimité du système de parenté.

Tableau 4.  Le village comme niveau de coordination de l’usage des ressources

29Par le biais de ses représentants dans l’institution villageoise, chaque lignage est en mesure d'influer sur la décision collective; et réciproquement, chaque lignage se voit engagé à respecter un certain nombre d'objectifs sans néanmoins préciser les moyens d'y parvenir. Le lignage se trouve devant une obligation de résultat qui prend la forme d'un contrat explicite vis-à-vis des autres lignages, mais qui ne fait pas obligation de moyen, au sens où c'est au lignage de s'organiser "en interne" pour respecter les objectifs assignés. L'organisation des usages à l'intérieur du lignage peut, par exemple, être déléguée aux foyers, aux familles étendues,… dont les dynamiques sont à interpréter au regard du système de parenté. Le contrôle formel des engagements pris au niveau du village est alors remplacé par la pression sociale, soumettant les contrevenants à l'opprobre du groupe lignager.

30Relevant de deux institutions imbriquées, ce système de gestion locale de la forêt allie la fluidité d'une régulation traditionnelle et la rigidité d'une gestion contractuelle. Il admet les lignages comme les principaux acteurs de gestion des ressources tout en les engageant vis-à-vis de la communauté villageoise et, au delà, des autres acteurs de l’aménagement forestier.

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Bibliography

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Notes

1  Les forêts communales constituent également un autre cadre de mise en œuvre de la gestion participative des forêts au Cameroun. Elles sont toutefois aujourd’hui trop peu nombreuses à être effectivement exploitées pour qu’on puisse tirer leçon de ces expériences (Poissonnet & Lescuyer, 2005).

2  La convention de gestion est toutefois liée à l’établissement puis au respect d’un Plan Simple de Gestion, qui précise comment la communauté compte utiliser sa forêt. L’administration est appelée, tous les cinq ans, à vérifier l’adéquation entre les objectifs du Plan et la réalité de terrain.

3  A titre de comparaison, les concessions forestières couvrent environ 6 millions d’hectares au Cameroun.

4  A titre exemple, un document du MINEF (Poulin Thériault, 1998) indique que les comités paysans-forêt doivent être composés de huit membres comprenant : le chef de village, un membre du comité de développement, un représentant des élites intérieures, un représentant des élites extérieures, deux représentantes des associations de femmes, un représentant des planteurs et un représentant des jeunes.

5  A titre exemple, un document du MINEF (Poulin Thériault, 1998) indique que les comités paysans-forêt doivent être composés de huit membres comprenant : le chef de village, un membre du comité de développement, un représentant des élites intérieures, un représentant des élites extérieures, deux représentantes des associations de femmes, un représentant des planteurs et un représentant des jeunes.

6  Pour la définition de chacun des niveaux du système de parenté, se reporter à Augé (1975). Pour comprendre comment fonctionne en pratique et en détail le système de parenté au sud-Cameroun, notamment dans sa relation à la terre, on peut lire l’ouvrage de Laburthe-Tolra (1981) ou le document synthétique de Diaw (1997).

7  Geschiere (1982) retient quatre caractéristiques importantes de ces sociétés segmentaires:

- chaque implantation est composée de petits groupes familiaux appartenant généralement au même lignage;

- il n'existe aucune relation explicite d'autorité entre ces villages;

- à l'intérieur de ces villages, les aînés ont un certain ascendant, mais leur autorité varie grandement selon leur réputation personnelle et leur pouvoir de persuasion. Il n'existe pas de pouvoir officiel: aucun leader ne peut espérer une stricte obédience à l'extérieur d'un cercle familial restreint;

- de manière générale, les positions de leadership sont contrebalancées par de fortes tendances égalitaristes.

8  Ce travail a été effectué lors d’un séjour d’une année dans la zone d’étude en 1995-96. Il a combiné entretiens semi-dirigés, histoires de vie, représentations topographiques des terroirs et discussions informelles. Ces méthodologies sont présentées dans la thèse de Lescuyer (2000).

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References

Electronic reference

Guillaume Lescuyer, « Formes d’action collective pour la gestion locale de la forêt camerounaise : organisations « modernes » ou institutions « traditionnelles » ? », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Volume 6 Numéro 3 | décembre 2005, Online since 01 December 2005, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/8029 ; DOI : 10.4000/vertigo.8029

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Guillaume Lescuyer

Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD), TA 10/D, 34398 Montpellier cedex 5, lescuyer@cirad.fr

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