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2003

Croisières et tourisme polaire : Des vacances aux confins de la géographie

Alain A. Grenier

Full text

1Nous sommes un peu après le solstice d'été, un 21 décembre. C'est un jour plutôt froid, en ce début d'été austral. Les gens en sont bientôt à leur deuxième journée de navigation. Ils ont passé la Cap Horn, franchi le détroit de Drake et ses vagues de 10 mètres, non sans y laisser leur estomac sens dessus dessous. À la fin du second jour, la mer retrouve un calme plat. Sur la passerelle, le capitaine et ses acolytes discutent autour du radar. Cette fois, ça y est : l'image ne trompe pas. Malgré l'épais brouillard, les flocons de neige, nous y sommes. Pourtant, rien en vue. Notre vaisseau, l'Akademik Ioffe de l'Académie des sciences de Russie, s'immobilise presque. Ses passagers font le guet sur les ponts extérieurs. Rien en vue.

2Tout à coup, quand chacun s'apprête à y renoncer, quelques rochers, saupoudrés eux aussi de neige, apparaissent à travers la brume, si clairs et à la fois si irréels, comme s'ils flottaient, suspendus presque au-dessus du navire. L'impression est si forte que la surprise fait place au silence, accompagné de larmes sur des joues rosées par le froid.

3Voilà comment plusieurs vivent leur première expérience polaire; celle de l'Antarctique.

4* * *

5De cette Antarctique, Dean MacCannell (The Tourist - A New Theory Of The Leisure Class) dit que "cet endroit, s'il en existe aucun autre du genre [...], est la frontière du monde du tourisme (1999: 186). En effet, l'Antarctique représente, pour plusieurs, le bout du monde, non seulement la fin géographique mais peut-être un peu aussi un peu, celle de l'imagination. C'est là, après tout, que la géographie perd son nom. Pour certains, l'Antarctique est aussi le commencement d'un autre univers. C'est le premier et le dernier des continents - le premier à avoir été imaginé par les grands penseurs. Le dernier que l'humain ait foulé. Mis à part une poignée de scientifiques, peu de gens séjournent dans ce bout perdu du monde. Mais voilà, les touristes arrivent !

6Ces voyageurs des temps modernes sont les lointains descendants des explorateurs; les touristes des premiers jours. L'être humain avait cependant commencé à bouger bien avant que les Colomb, Cook, Vancouver ou Cartier se lancent à la recherche de nouveaux mondes. L'Homme n'a peut-être pas encore pris domicile permanent en Antarctique mais cela ne saurait tarder. Aujourd'hui, on se déplace et on voyage de plus en plus par plaisir et sur des distances de plus en plus considérables. Des sondages réalisés aux États-Unis démontrent que 60 % des gens rêvent de faire une croisière (Morrison et al. 1996 : 16). Le tourisme de croisière est donc voué à un bel avenir puisque seule une infime partie du marché touristique a déjà consommé ce type de service.

7Plusieurs facteurs incitent les consommateurs à considérer une croisière comme type de vacances. Les croisières sont faciles à organiser puisqu'elles proposent des forfaits complets : hébergement, restauration, visites et divertissement. On peut choisir une croisière 'conventionnelle,' dans des latitudes où l'exotisme se mesure en chaleur et îles enchanteresses. Et puis il y en a d'autres, qui choisissent un enchantement d'un autre type : ils troquent le maillot de bain pour des vêtements d'hiver, une caméra ou des jumelles, et les voilà, au coeur de l'été, partis à la conquête des Pôles.

Survol historique du tourisme de croisière en Antarctique

8Les premières activités touristiques, en Antarctique, remontent à 1958. Cette saison là, l'Argentine et le Chili devaient mener un grand total de quatre croisières (Enzenbacher 1993: 143) et ainsi mener les 500 premiers touristes à visiter les îles Shetland du Sud. Mais c'est à l'agence new-yorkaise Lindblad Travel, propriété d'Eric Lars-Lindblad, que l'on doit l'apparition de la notion d'écotourisme en Antarctique. Lindblad mène ses premières croisières polaires en 1966 grâce au navire Lapataia, affrété auprès de la Marine argentine. Elle s'impose dans les années 1970 et développe un concept de croisières orientées vers la nature polaire, assaisonnées de conférences dites éducatives et d'excursions au sol pour visiter des sites fauniques, historiques et/ou scientifiques.

9La formule est vite récupérée par les nouveaux venus qui organisent des circuits similaires. L'ennui est que la navigation en milieu polaire nécessite des navires de classe polaire. Or, peu de navires de ce type peuvent accommoder des touristes. Tout va changer en 1991. C'est à la chute de l'économie soviétique, à la fin des années 1980, et la mort du régime communiste, en août 1991, que l'on doit le tourisme de croisières en milieux polaires. L'effondrement de l'URSS a libéré certains des meilleurs navires polaires jusque là employés à des fins scientifiques. Faute de pouvoir financer leurs nombreux programmes scientifiques, les Russes optent pour la location de leur technologie et de leurs équipages à des intérêts étrangers, ce qui permet non seulement de sauver quelques centaines d'emplois - ceux des marins - mais aussi de maintenir les navires en bon état.

10Les années 1990 voient ainsi une hausse marquée du tourisme de croisières polaires en Antarctique et en Arctique (quoique, à un niveau moindre). Mais dans une industrie où l'argent veut tout dire, les risques de ratées sont aussi élevés et à plusieurs titres (financement des opérations, roulement d'argent et approvisionnement des navires en nourriture et pétrole, salaires du personnel, conditions météorologiques parfois difficiles, etc.). Ainsi, les compagnies qui semblent faire la pluie et le beau temps sont constamment talonnées et menacées d'être remplacées par des concurrents plus agressifs. Les organisateurs ont donc recours à toutes sortes d'astuces pour rentabiliser leurs navires... et leurs destinations! C'est là l'un des paradoxes du tourisme de la nature : comment rentabiliser l'activité sans détruire la ressource?

11Ainsi, une saison touristique typique, dans la péninsule Antarctique, s'étire maintenant de la mi-novembre à la mi-mars. On sait cependant que les conditions météorologiques ne sont véritablement idéales pour le voyage qu'au coeur de l'été austral, soit en janvier et février. C'est aussi à cette période de l'année que l'Antarctique devient une sorte de maternité pour une faune abondante dont le temps et l'espace nécessaires aux fins de reproduction, sont très limités (moins de 0.4 % de l'Antarctique est libre de glace, pendant l'été). L'arrivée des touristes représente donc un risque de perturbations pour cette faune.

12En ce moment, la majeure partie des croisières polaires menées en Antarctique sont concentrées dans le nord-ouest de la péninsule. Malgré les quelques itinéraires consacrés à d'autres secteurs de l'Antarctique, soit à partir de l'Afrique du Sud, de l'Australie ou de la Nouvelle-Zélande, la péninsule Antarctique offre le meilleur rapport qualité prix, compte tenu de la diversité de la faune et des paysages observables et surtout, en raison des prix et de la durée des itinéraires, plus accessibles (la distance séparant la péninsule Antarctique de l'Amérique du Sud est de loin inférieure - 975 km - à celles qui séparent le continent polaire de l'Afrique du Sud - 3 000 km- ou de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande - 2 500 km). La péninsule Antarctique dispose aussi d'un climat beaucoup plus doux, ce qui explique en partie la diversité de ses espèces d'oiseaux et de ses mammifères marins et, du coup, la concentration imposante de stations scientifiques de plus en plus accessibles aux visiteurs. En revanche, le reste du continent, couvert par une épaisse calotte polaire pour le moins plate, offre peu en fait de paysages. Le reste de l'Antarctique attire plutôt les touristes qui veulent observer le manchot empereur où les campements historiques établis par Amundsen et Scott sur le bord de la mer de Ross, dans la quête du pôle Sud.

13Au cours des cinq dernières années, chaque été austral a ramené avec lui un nombre record de visiteurs vers l'Antarctique. En fait, plus de 45 % des touristes ayant déjà mis les pieds en Antarctique l'ont fait durant ou après 1995. Déjà 10 649 touristes avaient été enregistrés en Antarctique au cours de la saison australe 1994-95. La majorité (8 297) devaient effectuer leur voyage à bord de l'un des seize navires ayant offert 94 croisières, cette année là (Enzenbacher 1996: 3). Cela représentait une augmentation de plus de 6 % sur la saison touristique précédente.

14Le nombre d'organisateurs de circuits maritimes et le nombre de navires employés, en hausse durant les années 1990, ont tendance à se stabiliser. La taille des navires a cependant tendance à augmenter, accommodant plus de passagers (avec les mêmes petits équipages), ce qui est moins coûteux et moins exigeant pour l'organisateur. En fait, le trafic du tourisme maritime est tellement à la hausse qu'il devient difficile de passer une journée entière sans croiser un autre navire chargé de touristes.

Destination populaire

15Le tourisme polaire est souvent perçu comme un jumeau de l'écotourisme. L'un comme l'autre traduisent le besoin du touriste de vivre une expérience dans une région naturelle qu'il ou elle croit méconnue (besoin d'acquérir du prestige social) et encore 'pure' (héritage de la période romantique), parce que loin des destinations traditionnelles de masse. Dans ces régions qui, selon les touristes de la nature, doivent obligatoirement se trouver très loin de son environnement quotidien, le visiteur croit pouvoir enfin accéder à la vraie nature! Car un grand nombre de soi-disant écotouristes demeurent convaincus que plus loin se trouve leur lieu de villégiature, plus la nature y sera meilleure (Wood 1991 : 117).

16Cela ne pourrait être plus faux. Le trafic touristique est si important, de nos jours, en Antarctique, que les organisateurs de circuits doivent souvent tenter de 'cacher' ou 'dissimuler' navires et touristes dans la nature afin d'éviter que différents groupes ne s'y croisent. Cela permet alors à l'industrie touristique de faire croire à chacun de ses clients qu'il est le premier à visiter une région donnée (Vuilleumier 1996: 3). Nous ne pouvons cependant tous être les premiers.

17Le tableau 1 présente certains des sites les plus visités et le nombre de visiteurs reçus au cours par saison. Certains de ces sites (Cuverville, Port Lockroy, etc.) doivent leur popularité soit à la faune locale (chaque lieu est généralement propre à une espèce faunique ou encore dominé par l'une de ces espèces - manchots, albatros et autres oiseaux nicheurs, otaries ou phoques). En l'absence de faune (Baie du Paradis), c'est la qualité du panorama, souvent montagneux et accidenté, la présence d'une station scientifique, des vestiges se rapportant à l'histoire humaine du continent ou un phénomène naturel (géologique et géothermique, principalement) comme à l'Anse au Pendule, qui attire l'attention.

18De janvier 1958 à mars 1995, 559 croisières ont été répertoriées, au sud du 60e parallèle sud, ce qui représente plus de 68 000 visiteurs (Enzenbacher 1996: 3). Pour le seul secteur de la péninsule Antarctique, ces touristes - et les suivants - ont visité plusieurs sites, dont 51 au cours de la saison de 1992-93. Deux ans plus tard, les visites s'étendaient déjà à 91 sites.

Source: IAATO www.iaato.org/tourismstatistics/top5.xls

19Malgré les augmentations notables, les organisateurs de circuits maritimes continuent de qualifier leurs croisières d'expériences 'uniques.' Plusieurs qualifient même leur produit non pas de croisière mais plutôt d'expédition et d'exploration polaire. Les diverses compagnies s'entendent pour éviter de se marcher sur les pieds, et tentent dans la mesure du possible, de s'éviter.

20Il n'en demeure pas moins qu'à force de toujours vouloir être le premier à visiter les dernières régions dites de nature sauvage de la planète, le 'bon' tourisme commence à frôler les frontières de l'abus et menace même l'environnement. C'est le cas des régions polaires que des conditions climatiques extrêmes ont longtemps suffit à protéger contre la présence humaine et l'industrialisation. Elles sont devenues symbole de l'état naturel de notre planète parce qu'elles échappent encore à notre expérience directe. C'est pourquoi certains gouvernements et groupes environnementaux souhaitent voir l'Antarctique devenir un parc mondial. Paradoxalement, l'attention dirigée vers l'Antarctique à travers de telles campagnes contribue à accroître la demande des touristes qui veulent visiter le dernier continent, faisant du même coup augmenter les pressions sur cet environnement polaire déjà fragile (Wood 1991 : 116).

21Au cours de la saison de 1994-95, par exemple, par exemple, l'organisation étasunienne National Science Foundation (NSF) a enregistré les visites consécutives de deux navires sur onze sites différents en une seule et même journée. Trois des sites visités par ces deux navires avaient également fait l'objet d'au moins trois autres visites par d'autres navires, le même jour (Enzenbacher 1996: 8). Les impacts négatifs des touristes se traduisent surtout par le harcèlement de la faune sur terre et en mer, et, à une moindre échelle, le piétinement répété de la flore (ce problème est beaucoup plus accentué dans l'Arctique).

22Les experts s'entendent pour prédire que le nombre de visiteurs va continuer de s'accroître dans la péninsule Antarctique, que la taille des navires va encore augmenter et que le prix du billet va se stabiliser pour attirer doucement un nombre sans cesse croissant de voyageurs. Du reste, le prix d'une croisière de sept jours dans la péninsule Antarctique se compare déjà assez bien avec les séjours en Europe de durée équivalente, à partir de l'Amérique du Nord.

23Le tourisme polaire se développe un peu plus chaque année. Plusieurs compagnies touristiques déjà établies en Antarctique ont déjà commencé à se tourner vers l'Arctique. Mais c'est encore en Antarctique que l'on met à l'essai les nouveaux produits. Cela est dû à une saison touristique plus longue que celle de l'Arctique où les conditions de navigation demeurent très difficiles, même durant l'été.

24Les touristes qui rêvaient au début des années 1990 de pouvoir camper et dormir, au moins une nuit en sol antarctique, sont désormais comblés. Certains organisateurs proposent des circuits avec, en option, camping et alpinisme pour réaliser l'ascension de certains sommets de la péninsule Antarctique. D'autres circuits proposent aux voyageurs de pagayer le long des côtes polaires. Enfin, certains itinéraires semblent s'adresser de façon plus particulière aux besoins des photographes amateurs et professionnels.

25Le potentiel du tourisme de croisières, polaires ou autres, est en pleine effervescence et est encore loin d'atteindre son point de saturation. Dans les régions polaires, les touristes de croisières sont d'abord et avant tout états-uniens, tout comme un nombre dominant d'organisateurs de circuits maritimes. Cela n'a rien d'une coïncidence. Les Etats-uniens, et de façon plus particulière les citoyens retraités, constituent la masse principale des voyageurs qui disposent du temps de vacances et surtout des revenus nécessaires pour s'offrir ce type de loisir. Il est aussi beaucoup plus facile d'inviter des Etats-uniens à choisir des panoramas glacés pour y vivre leurs vacances que des Canadiens, par exemple, pour qui neige et glace n'ont rien d'exotique et qui choisissent généralement des destinations plus tropicales.

26Reste que la plupart des observateurs s'entendent pour dire que le nombre de touristes et de croisières dans les deux grandes régions polaires va continuer à gagner en nombre et en popularité au cours des prochaines années (Prokosch 1996: 1). Cela soulève alors une panoplie de questions quant à la conservation et la protection de ces environnements, sans parler de la sécurité des touristes, soulevée notamment par le naufrage du Bahia Paraiso (1989).

Conclusion

27Le tourisme de la nature en région polaire repose en grande partie sur un besoin d'alternatifs au tourisme de masse. En misant sur l'éducation, la conservation de l'environnement et l'observation de la nature, les organisateurs de circuits touristiques en régions polaires croient pouvoir capitaliser sur les derniers grands espaces de la planète sans pour autant compromettre les qualités qui ont fait la renommée de ces destinations. Dans les faits, la technologie que les Russes ont mis à la disposition de l'industrie du tourisme contribue d'abord et avant tout à démocratiser l'accès des dernières grandes frontières. Ce faisant, de plus en plus de gens y accèdent; souvent au détriment de la qualité de l'environnement. Pour les entrepreneurs et chercheurs, la solution passe par le développement de modèles de gestion du tourisme. Dans cette direction, la voie est pavée de bonnes intentions.

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Bibliography

ENZENBACHER, Debra J. (1993) 'Tourists in Antarctica: Numbers and Trends,' Tourism Management, Avril 1993.

ENZENBACHER, Debra J. (1996) Recent Developments in Antarctic Tourism, Antarctic Treaty XX Consultative Meeting, Agenda Item number 9, soumis par le Royaume-Uni.

IAATO (International Association of Antarctic tour Operators), www.iaato.org/tourismstatistics/top5.xls

MACCANNELL, Dean (1999) The Tourist - A New Theory of the Leisure Class, University of California Press, États-Unis.

MORRISON, Alastair M.; YANG, Chung-Hui et NADKARNI, Nandini (1996) "Comparative Profiles of travellers On Cruises And Land-Based Resort Vacations", The Journal of Tourism Studies, Vol. 7, No. 2, Australie..

PROKOSCH, Peter (1996) 'Guidelines for Arctic Tour ism on the Way,' WWF Arctic Bulletin, No. 1., Norvège..

VUILLEUMIER, François (1996), 'Negative Impact of Tourism on Antarctica Animals and Plants,' Southern Connection Newsletter, July 1996, Numéro 10, Australie.

WOOD, Katie et HOUSE, Syd (1991) The Good Tourist, Mandarin Paoer-backs, Royaume-Uni.

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References

Electronic reference

Alain A. Grenier, « Croisières et tourisme polaire : Des vacances aux confins de la géographie Â», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Regards / Terrain, Online since 29 May 2003, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/8444 ; DOI : 10.4000/vertigo.8444

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Alain A. Grenier

Université de Laponie, Faculté des sciences sociales,B.P. 122. Rovaniemi 96101, Finlande, Courriel : agrenier@urova.fi

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