- 1  Cette notion de concertation est l’objet de nombreux débats. Le sens que nous avons retenu ici ren (...)
1Aujourd’hui, nombre de dispositifs environnementaux sont soit, portés par des structures politiques locales, soit nécessitent l’assentiment des représentants de ces structures pour être réalisés. Ainsi, les équipes municipales et intercommunales se doivent d’organiser un débat public autour de ces futurs aménagements pour arrêter des décisions devant traduire l’intérêt général de la collectivité. L’hypothèse testée est que ce débat public permet d’adapter le dispositif environnemental à la structure de la société locale et aux enjeux portés par le pouvoir local en fonction de différents facteurs qui seront analysés. La démonstration reposera, dans un premier temps, sur l’explicitation de cette notion d’intérêt général et sur le rôle de la concertation1 dans la formation de l’intérêt général avant de présenter les situations étudiées. La discussion permettra de mettre en évidence les mécanismes d’adaptation au pouvoir local qui sont à l’œuvre dans les procédures de concertation.Â
2Selon Picon et Allard (2005), ce serait au milieu du XIXème siècle qu’en France les questions relatives à l’aménagement du territoire auraient été posées en termes d’intérêt général et, à ce titre là , prises en charge par l’Etat. Cette conception de l’intérêt général a reposé progressivement sur un assujettissement des capacités de décision des élus locaux à celles de l’administration (cf. Crozier et Thoenig, 1975). Puis, la décentralisation du politique à partir des années 1980 a remis en cause cette notion d’intérêt général. Selon Duran et Thoenig (1996), l’Etat se mettant en retrait depuis les lois de décentralisation, les élus locaux sont perçus comme responsables de l’ensemble des affaires de leur territoire. Ces enjeux d’aménagement sont devenus progressivement des enjeux politiques locaux forts et l’élu, attentif à son électorat, doit dans certains cas, assumer des divergences avec les aménageurs (Jobert, 1998). En d’autres termes, les conflits autour des projets d’aménagement aujourd’hui montrent les difficultés à les construire en intérêt général au sein des populations locales.
3Lascoumes et Le Bourhis (1998) ont analysé, plus précisément, le processus de construction de l’intérêt général dans ce nouveau contexte. Pour ces auteurs, il se construit collectivement le rendant indissociable du contexte dans lequel il est invoqué. L’intérêt général résulte de la confrontation d’identités d’action fournies aux acteurs. Ces identités s’affrontent dans des tournois, des arènes locales, dans lesquelles, à la fois, s’expriment les prétentions de chacune des parties et s’effectuent les échanges. Ainsi, ce serait au sein du débat public local que se construirait l’intérêt général localisé. Toujours selon Lascoumes et Le Bourhis (1998), le résultat ou l’accord ne se réduit pas à la victoire d’un point de vue sur l’autre, mais organise plutôt un changement relationnel entre des positions à l’intérieur d’un système de relation stable.
4Parallèlement à cette interrogation sur la construction d’un intérêt général localisé, une analyse du rôle des élus locaux dans les processus de concertation a montré que dans ces lieux les élus adaptent le projet et le mode délibératif aux contraintes locales (Baggioni et al., 2009). Plusieurs facteurs interfèrent dans ce processus d’adaptation. En l’analysant à partir de la fonction des élus locaux, Baggioni et al. (2009) ont montré que la concertation varie en fonction, en particulier, des conceptions portées par les élus locaux de leur rôle social dans une tension entre représentant d’une démocratie représentative, où l’élection à elle seule légitime l’action, et représentant d’une démocratie participative qui octroie à d’autres moments des lieux de débats. D’autres facteurs liés au processus de concertation en lui-même jouent également un rôle dans le processus d’adaptation d’un projet au contexte local comme l’a montré Beuret (2006), par exemple, avec la notion d’itinéraires de concertation. Toutefois, ces travaux cherchent des facteurs explicatifs plutôt dans le processus de concertation en lui-même sans le rapporter systématiquement à un contexte élargi. Or, Strauss (1992) a montré l’interdépendance dans les procédures de négociation entre les contextes de la négociation et celui plus vaste au sein duquel la négociation se déroule qu’il a appelé contexte structurel.
5Dans cette perspective, le processus de concertation sera envisagé comme un processus de formation d’un intérêt général localisé permettant l’adaptation des dispositifs en fonction des positions des parties à l’intérieur d’un système de relation. Ainsi, l’adaptation des dispositifs sera analysée à partir des positions des parties à l’intérieur des réseaux du pouvoir local. La démonstration de cette hypothèse repose sur une comparaison entre quatre situations mettant en regard le résultat de la concertation et la structure de la société locale saisie, à la fois, à travers les réseaux et l’organisation du pouvoir local. La collecte des données sur ces quatre terrains a été réalisée à partir de documents (archives, dossiers administratifs, statistiques socio-économiques, articles de presse, documents émanant d’associations, etc.) et d’entretiens effectués auprès des principaux acteurs (au total une trentaine d’entretiens semi-directifs furent réalisés). Les deux premières situations concernent la procédure de concertation qui a eu lieu en préalable à la construction de parcs éoliens dans deux communes du Finistère (Ouest-Bretagne). Les deux autres situations étudiées concernent un processus de réaffectation de l’espace rural dans deux communes de la baie du Mont-Saint-Michel (Nord-Bretagne) reposant là aussi sur une concertation. Dans ces situations, le débat public a été organisé par les structures politiques locales (mairie et communauté de communes). La population des deux premières communes est comprise entre 2 000 et 4 000 habitants tandis que les deux autres communes sont nettement plus modestes avec une population comprise entre 200 et 400 habitants. Dans les deux premières situations, la procédure de concertation fut longue et difficile, émaillée par de nombreux conflits arbitrés par les tribunaux. Dans les deux autres situations, la procédure de concertation fut rapide et consensuelle.
6Les projets d’implantation des éoliennes dans les communes étudiées débutent au début des années 2000. Dès le début de la procédure de concertation, deux argumentations se confrontent :
7L’intérêt général tel qu’il apparaît dans les documents et discours officiels de ces municipalités a été stabilisé autour de la première argumentation tout en intégrant des éléments relevant de la deuxième argumentation.
8Dans les deux communes de la Baie du Mont-saint-Michel, la Communauté de communes décide de mettre en place un réseau de chemins balisés puis des itinéraires interprétatifs afin de sensibiliser les habitants à la richesse de la diversité biologique locale grâce à des subventions européennes. Les autres objectifs de ces dispositifs sont de fournir un espace récréatif aux habitants et de renforcer la visibilité de cette nouvelle structure politique au sein même des communes. Les deux communes ont proposé des itinéraires après une mise en débat de ce projet qui n’a reçu aucune réserve particulière. En plus des arguments déjà mentionnés, les maires ont développé un argument économique, ces balisages devant attirer sur leur commune des touristes. Quelques individus ont toutefois contesté les tracés car ils passaient à proximité voire traversaient leurs parcelles.
9Concernant l’adaptation du contenu du projet, les réponses données ont été différentes. Les débats publics autour de l’éolien devaient permettre de dégager un accord sur la présence ou non d’éoliennes sur le territoire de la commune. En effet, pour que le permis de construire soit accordé, il est nécessaire aujourd’hui que la délibération du conseil municipal y soit favorable. Dans les deux cas l’accord du conseil municipal a été acquis sous conditions. Dans leur délibération, les conseils municipaux ont imposé des contraintes au promoteur pour que toutes nuisances éventuelles générées par les éoliennes et reconnues par des experts indépendants soient dédommagées, intégrant ainsi les objections au projet portées par les opposants.
10Dans la baie du Mont-Saint-Michel, les équipes municipales ont identifiées les chemins susceptibles d’être transformés en itinéraires après avoir fait connaître leur engagement dans l’identification d’itinéraires. Les enjeux étaient importants pour ces communes aux moyens limités. En effet, l’entretien des chemins inclus dans les itinéraires balisés incomberait à la Communauté de communes et non plus à la municipalité. En revanche, le problème posé par l’identification de chemins affectés à des itinéraires récréatifs est de voir ces chemins, jusqu’alors réservés à des usages principalement agricoles, appropriés par de multiples usagers. L’identification des chemins à baliser s’est faite entre ces deux injonctions.
11La procédure délibérative a été également adaptée aux contextes locaux. Au moment où les promoteurs éoliens ont déposé des demandes de permis de construire, les deux équipes municipales ont décidé d’ouvrir un débat. Celui-ci n’a jamais été clos depuis en raison de l’absence de consensus se traduisant par des recours devant les tribunaux. Les maires qui conçoivent leur rôle comme représentant d’une démocratie représentative, donc qui puisent leur légitimité des élections, marginalisent cette opposition en ayant recours à l’effet NIMBY pour discréditer les arguments des opposants, regroupés en association. Ici, l’opposition au projet a permis de structurer des relations sociales donc de modifier des positions dans le système de relations locales.
12Dans la baie du Mont-Saint-Michel, les équipes municipales ont discuté des itinéraires en conseil et avec leurs électeurs lors de rencontres informelles. Toutefois, un accord étant intervenu rapidement, la concertation a été de courte durée. En revanche, les contenus des panneaux des sentiers d’interprétation ont été discutés lors de réunions de concertation organisées par la Communauté de communes. Dans ces cas, le processus délibératif, en ne suscitant pas d’opposition organisée, n’a ni créé de nouvelles positions, ni modifier structurellement le système de relations. Â
13Deux aspects des modalités d’adaptation du processus de concertation seront abordés : le lien entre le contenu du projet et le pouvoir local ainsi que celui entre le processus délibératif et pouvoir local.
14Dans les deux communes avec des projets de parc éolien et dans une des deux communes de la baie du Mont-Saint-Michel, le pouvoir communal repose sur un consensus qui affecte à l’agriculture un rôle important. Cette place renvoie, à la fois, à son rôle économique (aujourd’hui environ 10 % des actifs de chaque commune travaillent dans le secteur agricole après une très forte diminution) et à sa fonction (les 2/3 de la superficie des communes sont toujours occupées par l’agriculture laquelle contribue ainsi à l’entretien de l’espace rural). La prégnance de l’agriculture se lit également dans la structure du pouvoir local lequel a longtemps reposé sur les familles d’agriculteurs avant de s’ouvrir de façon variable selon les communes. Ainsi, la place de l’agriculture demeure centrale pour des raisons fonctionnelles et symboliques. Dans les communes avec des projets de parc éolien, l’intérêt général élaboré lors du débat public a d’abord été défini par rapport à l’agriculture. Les maires ont souligné que les éoliennes seraient implantées sur un plateau à vocation agricole, c’est-à -dire là où les contraintes agricoles priment sur les autres (celles générées par un cadre de vie par exemple). Les bénéfices escomptés pour l’agriculture sont double : fournir un revenu annexe aux agriculteurs-propriétaires et transformer la représentation des agriculteurs dans la société locale, source de tensions en raison de la dégradation du milieu que le modèle agricole dominant a généré. La représentation de la zone d’implantation des éoliennes comme cadre de vie n’a été intégrée que sous la pression des riverains en acceptant sous conditions le projet.
Photo 1. Parcs éoliens implantés sur des plateaux agricoles qui sont aussi des lieux de résidence
Photo 2. Parcs éoliens implantés sur des plateaux agricoles qui sont aussi des lieux de résidence
- 3  D’après les entretiens, dans les années 1970, la réouverture de chemins pour la randonnée alors qu (...)
15Seule une des deux communes de la baie du Mont-Saint-Michel conserve un lien privilégié avec l’agriculture. La seconde commune s’est largement détachée de l’emprise agricole depuis les années 1980. A cette date le pouvoir local a été transféré des réseaux agricoles vers des nouveaux résidents investis dans une association de randonnée transformant les chemins agricoles en voies multi-usages. La transition ne fut pas conflictuelle, les tensions générées par l’ouverture des chemins à une multifonctionnalité s’étaient posées dans les années 19703. Dans ce contexte, les itinéraires proposés reprennent des chemins agricoles déjà largement ouverts à la randonnée. La seconde commune reste plus enclavée dans un territoire agricole. Le pouvoir local est encore dominé par les enjeux agricoles même si les réseaux ont pu évoluer. La réponse de la municipalité a donc été de proposer pour le balisage plutôt les « vieux » sentiers qui n’étaient plus utilisés par les agriculteurs préférant ainsi, à la multifonctionnalité, le développement séparé des activités. En effet, l’évolution de l’agriculture (spécialisation et concentration) a eu des répercussions sur le réseau de chemins. Les parcelles, moins nombreuses mais plus grandes, exploitées avec des engins plus puissants et plus lourds, ont conduit les agriculteurs à privilégier les accès par la route. Cette nouvelle organisation a profondément transformé l’usage des chemins. C’est ainsi que les chemins « remarquables » pour les habitants, mais n’ayant plus d’usage agricole ont été inscrits dans ces itinéraires, ce qui a permis de pérenniser leur entretien.
16Le processus délibératif est très contrasté entre les situations conflictuelles et celles où un consensus a pu être trouvé. Le processus de concertation le plus long a concerné l’implantation des deux parcs éoliens. Selon les opposants, ils se sont heurtés au pouvoir local et aux promoteurs lesquels ont refusé de revenir sur leurs décisions. Ils ont expliqué cette fermeture du débat par leur place marginale dans la société locale en raison d’un défaut d’intégration dû soit, à une arrivée plus récente dans une situation conflictuelle soit, au fait qu’ils ne sont pas affiliés aux familles éligibles (au sens d’Abélès, 1989). De ce fait, leur point de vue n’aurait pas été correctement relayé au moment de la prise de décision.
17Les conseils municipaux ont néanmoins tenté de construire un discours consensuel en donnant un accord sous conditions. Toutefois, la nature même de cette décision binaire, accepter ou non le projet sans possibilité de l’amender en lui-même (choix de la puissance ou du modèle d’aérogénérateurs, leur implantation précise, etc.), n’a pas permis de prendre en compte l’avis des opposants selon une modalité qui les satisfassent. Cette situation s’est traduite par des opposants qui ont eu recours aux tribunaux pour tenter d’avoir gain de cause alors même que les deux équipes municipales décrédibilisaient leur discours en convoquant l’effet NIMBY. Les opposants étaient décrits comme incapables de dépasser leurs intérêts particuliers. Aujourd’hui, les situations sont toujours aussi conflictuelles, certains riverains accusant les éoliennes des rendre malade en raison des nuisances sonores qu’elles génèrent. L’incorporation de la dénonciation ou de la plainte renvoie ici aux difficultés de la prise en charge collective des nuisances (Boltanski et al., 1984).
18L’identification des itinéraires de sentiers conduit à une situation différente. Le projet est là aussi porté par le groupe dominant, mais aucune opposition n’a pu se structurer. La brièveté de la prise de décision s’explique en partie par la nature de cette décision : c’est moins un choix binaire qui a été proposé qu’une possibilité de prendre en compte les contraintes locales en demandant aux équipes municipales de définir elles-mêmes les itinéraires. Dans ce contexte, les oppositions ont été gérées au gré à gré par les municipalités. Ainsi, le maire de la commune la plus agricole a négocié avec un agriculteur réfractaire. Celui-ci étant resté sur ses positions, ce sont aujourd’hui les usagers du sentier qui ajustent l’itinéraire aux contraintes qu’il a posées. Les quelques résistances sont de fait gérées de gré à gré entre les maires, les usagers et les réfractaires sans que ces ajustements ne fassent débat.
Photo 3. Chemin d’accès à une parcelle agricole
Photo 4. Chemin balisé
19Dans ces situations, il peut être observé que dans un premier temps les décisions des équipes municipales traduisent l’adaptation du dispositif environnemental aux contraintes locales telles qu’elles sont perçues, avant tout, dans les réseaux du pouvoir local. En même temps mais de façon marginale, cette décision tente d’intégrer les différents points de vue exprimés dans le débat public. Quand il n’existe pas d’opposition structurée en raison, en partie, d’une traduction du dispositif aux contraintes locales satisfaisante pour les parties, les quelques ajustements du dispositif sont négociés au gré à gré ou institués par l’usage. En revanche, en l’absence d’une adaptation des dispositifs qui satisfasse toutes les parties, le discours d’opposition structure progressivement des relations sociales, assurant la cohésion d’un groupe qui prolonge le débat public. Dans les deux cas étudié, cette opposition est organisée autour d’individus extérieurs aux réseaux du pouvoir local qui tentent de modifier les positions dans le système de relation. Leur marginalisation progressive montre qu’ils n’y sont pas parvenus.
20De nombreux facteurs ont été identifiés pour comprendre la variabilité des accords collectifs. La plupart de ces facteurs ont été recherchés à l’intérieur même de la structure de négociation et rapporté, soit à l’action des acteurs (Lyrette et Trepanier,2004 ; Alban et Lewis, 2005 ; Baggioni et al., 2009), à la nature des connaissances engagées (Lepage et al., 2003) ou bien encore aux conceptions de la gouvernance (Theys, 2003 ; Salles, 2006). En interrogeant la concertation dans sa relation à la structure de la société locale, elle a été envisagée comme une modalité d’adaptation des décisions au système de relations localisées. La concertation en elle-même devient un moment de mise en tension du système de relation. Les différents terrains analysés, qui témoignent d’un système de relation hiérarchisé reposant sur un principe de démocratie représentative où seule l’élection légitime l’action publique, ont montré que l’accord peut être géré de différentes façons :
21 Celui-ci peut intervenir sans remettre en cause le système de relation. Les oppositions sont alors gérées de gré à gré par des ajustements successifs individualisés, cette réduction à une dimension individuelle de l’opposition concourre à l’absence d’émergence de cause collective.
22Il arrive parfois que l’opposition puisse structurer des relations remettant en cause les positions au sein du système de relation. Les opposants aux parcs éoliens, en s’organisant, ont ainsi tenté de modifier les positions. Leur échec s’est traduit par leur marginalisation progressive dans le débat public aboutissant aujourd’hui à une incorporation de la plainte pour certains d’entre eux.
23Dans tous les cas, il est apparu que la recherche de l’accord se déroule à l’intérieur d’un cadre bien précis, fixé par le pouvoir local. Dans les communes étudiées reposant sur le principe de la démocratie représentative, ce cadre peut être questionné lors des élections (les électeurs peuvent choisir ou non d’accorder leur suffrage aux réseaux agricoles), mais il n’a pas pu être remis en cause en cours de mandat. Dans une réflexion sur la gouvernance et la démocratie, on peut s’interroger sur la concertation dans un système de relation non hiérarchisé quand un élu local conçoit son rôle comme représentant d’une démocratie participative au sein de laquelle d’autres moments pour légitimer une décision sont ménagés.