- 1 En particulier au Sénégal, contexte de la recherche doctorale en droit, mais également plus partic (...)
1Ma contribution s’inscrit au cœur de mes recherches actuellement menée au Laboratoire d’anthropologie juridique et politique de l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, d’une part, sur les rapports entre politique foncière et décentralisation, sur le continent africain1, d’autre part, sur les questions de territorialité et de gestion du territoire chez les autochtones au Québec dans le cadre du programme Peuples Autochtone et gouvernance de Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal.
2Dans le cadre de ces recherches, l’enjeu de la gestion locale des ressources naturelles consiste à trouver un équilibre entre utilisation durable et protection, notamment en mettant l’usager au cœur de la démarche et des réflexions. En effet, même si les politiques publiques sont produites au niveau national, influencées par le niveau international, c’est au niveau local, voire micro-local que se passent les choses.
- 2 Les processus de décentralisation dont on pourrait dresser un bilan très nuancé, ont connu un esso (...)
3D’un point de vue juridique, cet équilibre entre utilisation et protection repose sur l’équilibre entre les différents niveaux d’échelle de gestion. Une des manières de s’interroger et de tenter de résoudre cette question, est de s’orienter particulièrement vers les processus de décentralisation2, en particulier en s’intéressant aux différentes modalités retenues par les différents pays pour décentraliser la gestion des ressources naturelles et des terres, c'est-à-dire en tentant de répondre à la question : « comment les collectivités locales et les communautés gèrent-elles localement les droits fonciers et domaniaux ? »
4Avant tout, il me paraît utile de préciser un certain nombre d’éléments, pour situer ces recherches dans le contexte de la recherche francophone sur la question, mais également parce que certaines catégories juridiques et questions sont utiles pour établir le rapport que ces recherches sur le foncier ont avec la gestion des ressources naturelles.
5Ces précisions me paraissent d’autant plus nécessaires, pour transcender les univers disciplinaires auxquels nous appartenons et les cultures scientifiques différentes, aux contextes de recherche et aux vocabulaires propres. Ces précisions permettront de mieux éclairer la façon dont sera ensuite présenté l’enjeu foncier autour de la remise en question de la notion de propriété (I), et les nouvelles voies envisageables (II).
6Le foncier constitue « l’ensemble des relations entre les individus et la terre (et les ressources naturelles renouvelables que celle-ci supporte). Un domaine de droit spécifique, celui de la terre et des ressources naturelles. » (Rochegude 2005 : 59). Ainsi, avant d’être un rapport juridique, le foncier est « l’ensemble particulier de rapports sociaux ayant pour support la terre ou l’espace territorial. » (Le Bris, 1991 : 13).
7Partant de cette définition, il est important de préciser ce que signifie d’étudier le foncier et la gestion des ressources naturelles dans une démarche d’anthropologie juridique. L’anthropologie juridique est une démarche qui relève du droit comparé et intègre une approche interculturelle du droit et une dimension pluridisciplinaire. Dans la recherche, ça se concrétise par le croisement de données issues du corpus juridique basé sur les textes (recherche telle que l’effectue tout juriste), avec des données recueillies sur le terrain qui intègrent l’observation et l’analyses d’éléments tels que les représentations, les pratiques, les discours des différents acteurs impliqués. Le défi est d’embrasser et de combiner tant les textes du juriste que les terrains de l’anthropologue.
8Ce qui traduit une définition du droit qui intègre à part entière les pratiques coutumières et par conséquent le pluralisme juridique et les effets qu’il peut induire dans l’organisation, l’accès et la gestion des terres. Pour rappel, le pluralisme juridique, c’est « l'existence, au sein d'une société déterminée, de mécanismes juridiques différents s'appliquant à des situations identiques. » (Vanderlinden 1969). Ce qui en pratique se traduit pour les individus par « la soumission simultanée à une multiplicité d'ordonnancements juridiques » (Vanderlinden 1993), dont il faut démêler les logiques et les dynamiques.
9Les situations de pluralisme juridique tendent à compliquer les modalités de gouvernance, que je conçois comme étant l’ensemble des modes de régulation des problèmes auxquels les sociétés sont confrontées, mode de régulation plus large que celui du gouvernement par l’État car une pluralité d’acteurs sont censés être sollicités dans le processus d’élaboration des modes de gestion (Plançon, 2009).
10La notion de gouvernance pose des questions similaires à celles posées pour le droit : notamment concernant le fait que les deux sont souvent présentées comme universelles, alors qu’elles ne le sont évidemment pas. Le droit et les modes de gouvernance sont ancrés culturellement dans un territoire, ce qui renvoie à l’existence d’une pluralité de cultures juridique et de gouvernances. Il n’y a ni un seul mode de gouvernance, ni une seule manière de concevoir et de pratiquer le droit.
11On retrouve cette pluralité dans la façon de s’approprier et de gérer la terre et les ressources naturelles. L’enjeu de la gouvernance et des dispositifs juridiques susceptibles d’être mis en place porte davantage sur la « manière de concevoir la solution » que sur la solution elle-même. En effet, la gouvernance « serait donc non pas l’art de faire fonctionner des procédures mais l’art de concevoir et de faire vivre des processus collectifs d’élaboration des réponses pertinentes aux défis de la société. » (Calame 1997 : 195). C’est-à-dire qu’en lien avec la dimension juridique, la gouvernance telle que nous la concevons revient à réfléchir sur les procédures en amont de la production de droit, dit autrement, cela revient à réfléchir sur les règles, pratiques et modes de gestion identifiés en concertation avec les différents acteurs.
12Ce qui revient toujours à la même question : comment dans le processus faire intervenir les occupants des terres et les usagers locaux des ressources naturelles pour protéger leurs droits ? Dans cette perspective, le questionnement en matière foncière porte sur la propriété, plus précisément sur la structure des différents droits qui compose la propriété.
13La question est posée en particulier du point de vue des occupants des terres : de quels droits peuvent-ils se prévaloir ? « La principale revendication porte sur la reconnaissance des situations juridiquement établies selon la perception des usages, selon leurs coutumes et leurs pratiques. » (Rochegude 2008 : 419). Pour répondre à cette question, deux problèmes, d’ordre à la fois pédagogique et théorique, se posent : alors qu’intuitivement, chacun pense savoir ce qu’est la propriété, concernant l’appropriation de la terre, la structure des droits de propriétés, ce qu’on appelle les « droits démembrés du droit de propriété », est complexe. Une autre difficulté liée à la précédente tient à la difficulté de transmettre le plus clairement possible la logique et le langage du droit (tant celui traditionnel que celui relevant de l’État) qui est un langage à lui seul, avec ces faux-amis et ses chausses trappes. A cet égard, soulignons l’enjeu de la relation chercheur/décideurs/opérateur de projets, dans la construction des politiques publiques foncières, sujets éminemment sensibles.
14Ainsi, la propriété de la terre n’est pas seulement individuelle, exclusive, absolue, ni dans le droit occidental, ni dans la plupart des cultures juridiques. En Occident, la situation des locataires dans les immeubles, des servitudes de passage, le montage du trust et de la fiducie québécoise illustrent simplement la dualité des droits qui s’exercent sur un même immeuble. Dans le cas de nombreux pays africains, 90% des territoires ne font pas l’objet de titre de propriété exclusif, sur une parcelle différents droits peuvent s’exercer simultanément. La terre est occupée en vertu de droits coutumiers, parfois reconnu par l’État. Quand ils ne le sont pas, les occupants ont un droit d’usage reconnu sur le territoire détenu par l’État.
15Dans ces dispositifs, deux notions importantes doivent être précisées : la distinction entre domaine éminent et utile et celles entre les droits démembrés du droit de propriété.
- 3 Dans la logique occidentale, elle est issue du montage juridique médiéval qui distinguait les droi (...)
16La distinction entre domaine éminent et utile existait dans les droits pré-coloniaux, entre chefs traditionnels et sujets appartenant au groupe ; a perduré pendant la colonisation dans une stratégie de mainmise sur la terre3. Cette construction a été maintenue dans les dispositifs des États indépendants, au travers d’entité domaniale détenue (et non possédée) par l’État, qui appartient au peuple, à la nation. Cette construction s’explique dans un contexte de construction nationale post-coloniale et de programme politique de développement ; mais ce montage a pu, et peut encore, également s’interpréter comme un bon moyen utilisé par les États de « purger » les droits coutumiers et s’accaparer les terres.
17L’autre notion à préciser concerne celle des « droits démembrés du droit de propriété » qui concrètement renvoie aux différents droits qui constituent les droits de propriété, tels que droit d’usage, de passage, de pâturage, de collecte, d’accès à l’eau pour l’irrigation ou pour abreuver le bétail, etc. L’enjeu est de sécuriser ces différents droits et aujourd’hui, de les protéger des tentatives d’accaparement. L’idée est de faire se rencontrer la légitimité juridique des pratiques, basées sur le pluralisme des droits, et les éléments de légalité, basés sur le droit étatique. Cette rencontre entre légalité et légitimité est l’un des enjeux de la gestion locale des ressources.
18Concernant la question de la gestion locale des ressources naturelles une des questions est d’identifier quels sont les dispositifs expérimentés aujourd’hui, ceux envisageables ou à inventer ? On peut les évoquer du point de vue de la forme, c'est-à-dire l’originalité des dispositifs et des procédures d’élaboration, et du fond, c'est-à-dire du contenu et les objectifs de ces dispositifs. Sur la forme et la manière de faire, les voies poursuivies actuellement, dans de nombreuses localités, tant du point de vue théorique que sur le terrain, vont dans le sens d’un droit négocié et de conventions locales.
19C'est-à-dire que les outils juridiques utilisés ne sont pas forcément les lois nationales, même si cela peut en découler, mais sont surtout des mécanismes de gestion produit à un niveau local qui soulignent la procédure selon laquelle les différents acteurs trouvent un point d’accord ensemble. Le dispositif procédural en question, doit être « publiquement établi, légalement reconnu et doit permettre aux usagers de continuer de se référer à leurs pratiques, à leurs habitudes. (…) Il s’agit en fait de se positionner juridiquement au moment de la production de l’acte juridique » (Rochegude 2005 : 67). Notons que dans ce cas, la forme relève quasiment du fond, tant la manière de procéder est alors cruciale.
20Sur le fond, le but étant de concilier légalité et légitimité du droit, le mode de procédure qui retient notre attention est donc celui « des décisions sélectives des participants qui éliminent des alternatives, réduisent la complexité, absorbe l’incertitude », celle-là même qui pourrait ouvrir la porte à des contestations futures et déclencher des conflits. » (Rochegude 2005) Concrètement, pour les acteurs locaux concernés, l’enjeu est de continuer à avoir accès aux ressources. Les droits que ces dispositifs tendent à sécuriser sont des droits d’usage déjà évoqués plus haut. Le point important est qu’a priori, ce n’est pas le titre foncier qui est revendiqué, mais ces différents types de droit, réalisés quotidiennement qui peuvent être tout autant sécurisant car reconnu par tous dans le cadre de ces procédures, désignée par « convention, accords, contrats locaux… » selon les pays. Ainsi, le titre foncier n’est pas toujours la solution, et peut même être dans certains cas, un instrument juridique dangereux : en effet, en cas de vente de ce titre, la famille perd souvent sa seule richesse, l’accès à la terre.
21Ces dispositifs ont été mis en place, et depuis les années 1990, on observe la multiplication des exemples de Convention de gestion des ressources naturelles. Au Zimbabwe avec le programme Campfire, « Communal Areas Management Programme For Indigenous Resources), ou encore, au Cameroun, avec la mise en place des forêts communautaires du Code forestier en 1994, au Mali, avec les textes sur le pastoralisme portant Charte du pastoralisme loi 2001, à Madagascar, avec la Gestion locale sécurisée dite « Loi gelose », en 1996 et 1998, au Sénégal, avec la Charte du domaine irrigué de la vallée du fleuve Sénégal en 2007.
- 4 La participation des sociétés civiles, autre condition posée pour escompter bénéficier de programm (...)
22L’heure des bilans fait apparaître des biais importants dans la mise en œuvre de ces processus, en particulier en raison du caractère exogène des concepts mis en place. Les perspectives de recherches futures doivent prendre en compte ce type de problème méthodologique, que la participation de la société civile ne résout pas à elle-seule, et tend même, parfois, à provoquer4.
23Illustrons notre propos. Les politiques souvent citées comme le Programme CAMPFIRE au Zimbabwe, mis en place à la fin des années 1990, sont encore loin du compte, même si elles font une place plus ou moins grande à la participation populaire, elles demeurent portées par des idéologies et des concepts étrangers aux populations concernées et sont largement contrôlées par les acteurs extérieurs à la communauté villageoise : services déconcentrés de l’État, ONG ou experts nationaux ou étrangers (Compagnon 2000).
24D’ailleurs, la notion même de communauté pose question, elle est souvent une construction extérieure « problématique » (Karsenty 2008). Ainsi, même quand les acteurs de la gestion des ressources naturelles sont sensibilisés à la pluralité culturelle, prompts à écouter l’autre dans sa différence, ils ne sont jamais à l’abri d’imposer leur vision du monde. (Milol 2008) A cet égard, la décentralisation comporte elle-aussi des biais : ces processus issus comme dans la plupart des États en Afrique, des programmes d’ajustement structurel des années 1980, posent des problèmes de limitations des territoires, de fonctionnement des services administratifs et continuent d’être une conditionnalité des financements de programmes d’aide des différents bailleurs de fonds, nationaux ou internationaux, donc des processus exogènes, importés et imposés de l’extérieur.