- 1 Ces pratiques antérieures ont été qualifiées de : a) centralisatrices, parce que la gestion des re (...)
1Au Sénégal, la loi a consacré une nouvelle distribution des compétences entre l’État et les collectivités locales que sont la région, la commune et la communauté rurale, en matière de gestion des ressources naturelles (GRN). Cette réforme politico-administrative a été promulguée par la loi de la décentralisation de 1996 et rompt avec les logiques de GRN jadis en vigueur1. Dans ce cadre, est dévolue aux élus locaux réunis au sein du conseil rural - d’où l’autre dénomination de conseillers ruraux -, institution délibérative et exécutive de la communauté rurale, une compétence nouvelle d’autorisation préalable en matière de coupe :
« Le Président du conseil rural (PCR) a pour compétence de délivrer les autorisations préalables à toute coupe d’arbres dans le périmètre de la communauté rurale en dehors du domaine forestier de l’État. Le Président du conseil rural siège à la commission régionale de répartition des quotas. Il indique, sur la base des quotas affectés par la région, les chantiers d’exploitation dans les forêts de son ressort ouvertes à cette activité selon les possibilités des formations » (RDS, TITRE IV, Article 46)
2Á son tour, le code forestier de 1998 consacre cette réforme qui laisse supposer que désormais, en matière forestière, les élus locaux disposent d’une marge de manœuvre suffisante pour prendre des décisions et assumer leur responsabilité devant les populations rurales mandantes.
3 De 2004 à 2006, nous avons participé comme assistant de recherche à un programme intitulé « Pour une gestion décentralisée et démocratique des ressources forestières au Sénégal ». Les investigations que nous avons menées dans ce cadre sur l’exploitation du charbon de bois dans la communauté rurale de Foofu – nom qui signifie en langue wolof au Sénégal « là-bas » pour ne pas citer le vrai nom de la collectivité locale en question – nous ont permis de trouver des éléments de réponse aux questions suivantes : comment les élus locaux de Foofu défendaient-ils leurs intérêts en matière forestière avant la loi de 1996 ? Est-ce que la loi de 1996 s’est traduite concrètement par plus d’influence en faveur des élus locaux sur les décisions forestières ? Quelles stratégies les acteurs forestiers mettent-ils en œuvre pour faire prévaloir leurs intérêts ?
- 2 Récemment, en fin 2006 et début 2007, le pays a connu une sévère pénurie de gaz butane surtout dan (...)
4L’État en tant que garant de la gestion rationnelle des ressources naturelles nationales, et prestataire de services publics, redoute des pénuries de charbon dans les principales zones urbaines2. D’autre part, il veut engranger des retombées financières importantes. Les patrons charbonniers cherchent à faire du profit à travers les opérations de production et de commercialisation du charbon de bois. Les élus locaux ont un rôle pour le moins complexe d’arbitrage ; en tant que dépositaires de la prérogative d’autorisation préalable à toute coupe d’arbre dans leur communauté rurale, ils font face d’un côté aux intérêts de l’État et des exploitants privés ; d’un autre côté, ils sont censés être les porte-voix et défenseurs des intérêts des populations qu’ils représentent politiquement.
5Les populations villageoises, qui sont les premières concernées par le mode d’exploitation des forêts communautaires et ses multiples conséquences, désirent à bon droit préserver la durabilité des services et biens que ces forêts leur procurent au quotidien. Elles en tirent moult utilités en matière d’alimentation, de santé, d’énergie, de construction, etc. et d’activités génératrices de revenus.
6Depuis 1972, les populations rurales élisaient leurs représentants mais ceux-ci n’avaient pas d’influence déterminante sur les décisions forestières. De 1990 à 1993, les contestations des populations villageoises relayées par les conseillers ruraux obligent l’administration forestière et territoriale à convoquer des rencontres pour apaiser la situation. Durant ces réunions, l’argumentaire des forestiers s’articule autour des points suivants : la défense de la compétence exclusive de l’État sur les prises de décisions forestières ; la solidarité économique nationale qui implique des échanges de produits entre les différentes régions du pays ; la répartition nationale des revenus tirés de l’exploitation forestière ; la peur que l’attitude contestataire et revendicative ne fasse des émules dans d’autres localités. Qui plus est, selon les forestiers, la forêt de cette zone a eu le temps de régénérer et peut supporter à nouveau les coupes (Ribot, 1997, p 8).
7Du côté des patrons charbonniers, l’argument principal est qu’en tant qu’opérateurs économiques, ils ont le droit d’intervenir partout sur le territoire national où leurs activités sont autorisées par l’État. Les populations rurales quant à elles, à travers leurs élus, demandent : une prise en compte des usages agro-sylvo-pastoraux qu’ils font des forêts de leurs terroirs ; une replantation après les coupes ; le cantonnement des bûcherons dans des zones déterminées ; une délimitation de quelques km d’une zone de non coupe pour éviter d’éventuels conflits avec les pays voisins ; des retombées financières pour la communauté rurale ; le droit pour chaque village de refuser la production de charbon de bois.
8Mécontents de la « trahison » des promesses officielles, les conseillers ruraux demandent aux villageois d’expulser les sourgas (dénomination locale des bûcherons). Les exploitants mis au courant de cette décision font échouer la mobilisation en parlementant directement avec les chefs de village et en s’aidant de versements de « commissions ». Ceux qui ont « ouvert la main » parmi ces derniers acceptent finalement de laisser s’installer dans leurs villages des sourgas (Ribot, 1997, pp12-13).
9Durant cette période tumultueuse, on peut bien parler, en matière forestière, de représentation politique significative, au sens où : les élus locaux ont été les porte-voix des revendications de leurs mandants auprès de l’administration étatique territoriale et forestière qui a fait prévaloir une vision de l’intérêt national en opposition à celui local ; ils ont été des défenseurs assidus des populations locales contre les exploitants privés privilégiant leurs seuls intérêts commerciaux ; ils ont eu à prendre des décisions et conduire des actions publiques communautaires conformes aux attentes des populations villageoises ; populations rurales et élus locaux ont clairement imputé au gouvernement central et ses démembrements, des décisions qu’elles estimaient néfastes relativement à l’exploitation charbonnière. Mais en ces temps, du fait du déséquilibre dans les rapports de pouvoir entre l’État et les institutions locales élues et des jeux d’influence des exploitants charbonniers, les choix économiques et commerciaux de l’État et de ses clients finiront par s’imposer au plan local.
10Selon les textes de loi, les populations sont désormais administrées par des élus locaux dans tous les domaines à compétences transférées, selon le système de la démocratie représentative. Sous ce rapport, notre enquête sur les contraintes associées à l’exercice de la compétence d’autorisation préalable qui, théoriquement rend les élus locaux incontournables dans le processus décisionnel relatif à l’exploitation charbonnière, nous a permis de voir que la problématique d’imputabilité reste entière.
- 3 La représentation politique locale représente un critère significatif de mesure de l’effectivité d (...)
11Dans une certaine mesure, le manque de contre-pouvoir est étroitement lié à une crise d’imputabilité3. Les villageois ont claire conscience qu’en matière de production charbonnière, ce sont des intérêts importants et sensibles du gouvernement central qui sont en jeu. Selon leurs perceptions, le rôle de l’élu local se limite à signaler des fraudeurs aux forestiers. Le service forestier exerce au quotidien des activités administratives et répressives : confiscation de matériel des fraudeurs, amendes, vente de gré à gré des produits frauduleux, papiers administratifs remis aux exploitants qui les brandissent aux chefs de village, peu importe qu’ils sachent lire ou pas, etc. Ainsi, par manque de visibilité, le conseil rural n’apparait pas aux yeux des administrés comme une institution dépositaire de pouvoir décisionnel dans le domaine de la production de charbon de bois, et ont tendance à ne rien lui imputer en la matière. Là où les élus locaux ont été clairement identifiés comme décisionnaires, les administrés ont pu se positionner comme contre-pouvoir (cf. annexe : la marche).
12Même dans les cas où les élus locaux prennent des initiatives pour disposer d’un plan d’aménagement forestier, les dysfonctionnements du couple décentralisation/déconcentration s’affichent au grand jour, faisant dire aux évaluateurs ceci :
« Le mécanisme d’utilisation des services extérieurs de l’État n’est pas bien connu. L’utilisation des agents de l’État par les Collectivités Locales est devenue une source de tension entre représentants de l’État et élus locaux alors qu’elle devait être le premier facteur de succès de la décentralisation. En attendant que les Collectivités Locales aient leurs agents propres, il faut assouplir les conditions de mise à disposition des agents de l’État. » (Diarra, Fall et Niang, 2002)
13Pour comprendre les enjeux de l’exercice des compétences transférées, il faut s’intéresser aux pratiques qui sont en cours quand il s’agit d’ouvrir la campagne de carbonisation. C’est la commission nationale d’attribution des quotas qui, comme son nom l’indique fait des propositions relativement aux quotas et à leur répartition au plan national. Pour l’essentiel, les propositions qui sont retenues par cette commission ad hoc suivent celles du service forestier. Sa composition était souvent marquée par une sous-représentation des communautés rurales (Ba, 2006, pp17-18).
14Après le travail de cette dite commission, le président du conseil régional convoque en réunion dite de concertation, les présidents des conseils ruraux de sa région. Cette réunion est en réalité une séance de notification des mesures prises par l’État pour la campagne de production prochaine. Après, un arrêté régional comportant la liste des organismes d’exploitants agréés ainsi que les quotas qui leur sont affectés, les noms des villages retenus pour accueillir l’activité, entre autres indications, est envoyé aux PCR. (Ba, 2006) C’est quand ceux-ci signent cet arrêté qu’ils reçoivent de la part de la brigade forestière sise dans la communauté rurale, que l’autorisation préalable est considérée comme acquise, et que la campagne peut légalement démarrer.
- 4 Le processus décisionnel relatif à l’exploitation forestière marginalise en pratique les élus loca (...)
15En 2005, après avoir reçu l’arrêté régional des mains du chef de la brigade forestière, le PCR de Foofu a souhaité rencontrer les représentants des coopératives d’exploitation autorisées à opérer dans les forêts de sa communauté rurale. Á cet effet, il – le PCR – avait adressé une correspondance au chef de la brigade forestière. Ce dernier déclina cette demande arguant qu’une telle initiative ne relevait pas de sa compétence4. Le PCR refuse alors de signer l’arrêté précité. En raison de ce refus, le démarrage officiel de la campagne prend du retard et pose problème eu égard aux différences de temporalités des décisions politico-administratives et de leur application, et de la saison sèche qui constitue le temps optimal pour la production du charbon de bois. Devant ce blocage, le sous préfet, l’inspecteur forestier régional, et le patron le plus influent des organisations d’exploitants forestiers, mettent le PCR sous pression.
16Tous ces acteurs ont eu à « conseiller » au PCR de changer d’attitude pour éviter des « problèmes qui peuvent lui coûter son poste », et à lui signaler son « erreur » qui consiste à ne pas prendre la vraie mesure du degré de sensibilité de cette production pour l’État. Le PCR affirme avoir posé des conditions préalables à la signature de l’arrêté régional en ces termes :
« Quand j’ai pris fonction pour la première fois en 2002, le chef de la brigade forestière m’a rattrapé au sortir de la sous-préfecture et m’a demandé de signer un papier pour le démarrage de la campagne charbonnière. J’ai signé machinalement. Mais depuis, j’ai mieux compris les textes. Maintenant, nous voulons savoir qui est qui, qui fait quoi et où dans nos forêts. Il faut aussi que les exploitants participent à la replantation et aident financièrement la communauté rurale. Nous avons aussi demandé un moyen de communication (téléphones portables) pour pouvoir les joindre à tout moment. Mais j’ai subi trop de pressions. Dans la réglementation de la campagne, les textes prévoient une commission pour installer les exploitants dans les villages. Cette commission est composée entre autres personnes, du PCR, du chef de village et du forestier. La campagne est pourtant ouverte sans que cette condition ne soit respectée. Cette commission n’a pas été mise en place, elle n’a donc pas joué son rôle, pourquoi ? Tout le monde est intervenu, les forestiers, les exploitants, le sous préfet. Finalement, j’ai signé. » (Entretien réalisé en 2004)
17En réalité, dès que les élus locaux signent, ils cautionnent nombre d’options sur lesquelles leurs avis n’ont pas été les plus déterminants : les quotas attribués, les villages retenus pour la carbonisation, les organisations agréées, le début et de la fin de la campagne de production, les conditions d’installation des sourgas, les quotas d’encouragements aux exploitants « méritants », etc.
18Ainsi, dans une décentralisation qui se dit démocratique, des opérateurs privés demandent aux représentants de l’État d’infléchir la position du PCR. Lors d’un entretien, le sous préfet nous a confirmé qu’il a eu à « conseiller le PCR » pour lui éviter les représailles des patrons charbonniers et du gouvernement. En d’autres termes, les agents de l’État servent de courroie de transmission aux pressions de groupes d’intérêts économiques privés sur une institution locale élue qui n’a pas de compte à leur rendre.
19Cette lutte âpre entre le PCR et les autres acteurs de la production charbonnière qui finalement vont « gagner », renseigne sur quelque chose d’important, à savoir, la vulnérabilité des élus locaux dans l’exercice des compétences transférées ; d’où la différence somme toute significative que la décentralisation en cours révèle, entre compétence et pouvoir.
20Après avoir transféré sur le papier un certain nombre de compétences aux collectivités locales, l’État les récupère par le truchement de jeux d’influence pratiqués par ses représentants, se transformant ainsi en fossoyeur de sa propre réforme. Il pose à l’ombre de sa propre loi, les actes d’une recentralisation qui ne dit pas son nom, oblitérant ainsi l’avènement d’une libre administration effective des affaires locales.
21Une telle fragilisation des élus locaux résulte dans une certaine mesure d’une absence ou insuffisance de procédures de sécurisation et de protection juridique dans l’exercice des compétences transférées. Pour notre cas, l’énoncé de la cour de justice des Communautés Européennes en 1985, citée par Poncelet est très instructive et pertinente : « La règle de droit doit, selon elle, faire l'objet d'une formulation non équivoque qui permette aux personnes concernées de connaître leurs droits et leurs obligations d'une manière claire et précise et aux juridictions d'en assurer le respect » (Poncelet, 2000).
22Il y a une autre explication cette fois-ci d’ordre interne au conseil rural qui détermine partie de ses faiblesses. A l’instar d’autres domaines de la gestion des affaires communautaires, il n’est pas difficile de remarquer une sorte de glissement vers un « présidentialisme » local corroboré par l’exclamation du PCR lors d’un de nos entretiens : « Je suis le seul à agir, si je ne fais rien personne ne fait rien ! » Même au sein du conseil rural, seuls le PCR et quelques élus locaux qui lui sont proches – pour des raisons d’appartenance au même courant dans le même parti ou simplement d’ambitions personnelles-, étaient au fait des tractations avec les autres acteurs de la production de charbon de bois. Ils n’ont pas jugé nécessaire de rendre compte aux autres élus de ce qui se passait. L’absence ou l’insuffisance de consultation et de transparence au sein du conseil rural conduit au découragement de nombre d’élus et fait le lit d’un climat délétère qui affaiblit cette institution autour de laquelle devait s’organiser la vie démocratique locale.
23Malgré la décentralisation qui a consacré sur le papier, le transfert de compétences en matière forestière, les acteurs non élus que sont les représentants de l’État à travers ses administrations territoriale et forestière, et les exploitants privés ont encore les positions les plus déterminantes dans les prises de décision sur l’exploitation forestière. Ces écarts entre des textes assez favorables à l’émergence d’élus locaux véritablement décisionnaires sur les affaires locales et les rapports concrets de pouvoir qui empêchent leur effectivité peuvent trouver un début de réduction à travers des mesures plus protectrices de ceux-ci dans la prise de décision, sa mise en œuvre et son évaluation. Gageons que le processus de réflexion en cours sur le code forestier trouvera des solutions pertinentes à cette question. C’est devant de tels élus, que les populations rurales pourraient faire prévaloir leurs préoccupations vis-à-vis des forêts de leurs terroirs dont elles dépendent de façon si vitale. Le renforcement des institutions locales démocratiques revêt une importance cruciale pour la gestion durable et équitable des ressources naturelles et de l’environnement. En effet, pour éviter que les populations rurales ne soient des laissés-pour-compte dans les stratégies et politiques forestières notamment vis-à-vis des changements climatiques qui constituent un défi de taille, il ne faudra pas négliger la dimension socio-institutionnelle dans les réponses envisagées.
24Aux trois superviseurs du programme » Pour une gestion décentralisée et démocratique des ressources forestières au Sénégal » : Jesse Ribot (WRI), Ebrima Sall (CODESRIA) et Laurence Boutinot (CIRAD-FORÊT). A mes collègues assistants de recherche dans ce programme : Dialigué Ba, Sémou Ndiaye (décédé durant le programme), Papa Faye et Sagane Thiaw.