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Le jeu de la concertation autour des sites Seveso : une analyse des dispositifs de gouvernance locale dans l’agglomération dunkerquoise

Antoine le Blanc, Séverine Frère, A.-P. Hellequin, Hervé Flanquart, Frédéric Gonthier and I. Calvo-Mendieta

Abstract

À travers une approche territoriale menée dans l’agglomération dunkerquoise où sont concentrés pas moins de 14 sites industriels classés SEVESO, nous avons réalisé une étude des outils de gouvernance locale intervenant dans la gestion des risques et pollutions industriels. Nous avons interrogé les formes d’interaction entre les acteurs (entreprises, représentants de la société civile, acteurs institutionnels) et structures (SPPPI, CLIC, CLI…) concernés par ces risques afin de mettre en évidence les modalités de gouvernance à l’œuvre. Comment les acteurs locaux s’organisent-ils pour vivre et se prémunir  dans un environnement pollué par les rejets industriels et exposé aux risques ? Qui participe aux modes de gestion institutionnels, dans quelles structures ? Comment les différentes structures de concertation coexistent-elles et comment se structurent leurs interventions dans la gouvernance locale ?

Pour répondre à ces questionnements, une analyse des instances de concertation a été réalisée au moyen d’entretiens qualitatifs menés auprès des acteurs locaux y participant.

Les entretiens laissent notamment apparaître des attitudes ambiguës à l’égard des structures de concertation implantées sur le territoire. Bien que les participants critiquent les modalités de fonctionnement de ces dispositifs et leur absence de pouvoir décisionnel, le jeu de la concertation pratiqué dans ces instances semble pourtant accepté de tous, chacun y trouvant un intérêt stratégique. Au-delà de la mise en évidence d’une grande asymétrie des rôles et de la légitimité des acteurs, cette analyse des structures de concertation nous livre également une double lecture du jeu des acteurs locaux « multipositionnés » dans des réseaux formels et informels de relations dans lesquels se définissent les règles de la gouvernance locale.

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Introduction

1Les risques industriels constituent en France un prisme intéressant pour envisager la gouvernance des enjeux environnementaux. En effet, leur gestion implique de nombreux acteurs aux statuts différents, aux objectifs parfois éloignés, et qui éprouvent de grandes difficultés à se concerter, même s’il existe des dispositifs appropriés.

2Le Dunkerquois constitue un terrain idéal pour mener une étude sur cette question. Avec ses nombreux sites Seveso seuil haut et sa centrale nucléaire de production d’électricité « disséminés » dans l’agglomération, la gestion du risque technologique constitue un enjeu capital pour les pouvoirs publics, les industriels et les associations de riverains et environnementales, qui tous participent aux différentes instances de concertation. Cette communication aura pour but d’interroger le mode de fonctionnement de ces structures : quel regard les différents acteurs impliqués portent-ils sur le fonctionnement de ces instances ? Dans quelle mesure ces structures de concertation permettent-elles la production d’une « communauté » de gestion des risques ?

Présentation générale

Contexte et méthodologie de l’étude

3L’agglomération de Dunkerque compte 210 000 habitants (70 000 pour la ville centre) et abrite au total 13 sites classés « Seveso seuil haut », ainsi que la plus importante centrale nucléaire de production d’électricité d’Europe de l’Ouest (six réacteurs d’une puissance de 910 mégawatts chacun). Fortement liée à la présence des installations portuaires, l’industrie (raffinages de produits pétroliers, pétrochimie, sidérurgie « sur l’eau », etc.) est plus particulièrement présente sur une bande côtière de deux à trois kilomètres, dans l’ouest de l’agglomération, où a été « creusé » le nouveau port à partir des années 1970. Dans cette partie du territoire, déjà peuplée avant l’arrivée des installations portuaires et des sites Seveso, zones industrielles et zones d’habitation se côtoient de près.

  • 1  La recherche s’est déroulée dans le cadre de l’Institut de Recherche en Environnement Industriel ( (...)

4La recherche1 qui a fourni l’essentiel du matériau examiné ici a été menée à l’automne 2008 et au début de l’année 2009, par une équipe de recherche de l’Institut des Mers du Nord composée de géographes, de politistes, d’économistes et de sociologues. Faisant suite à une enquête par questionnaire effectuée auprès de la population (518 personnes interrogées à leur domicile), cette recherche, par entretiens semi directifs menés auprès d’acteurs clés (institutionnels, élus, industriels, représentants des associations…) des instances de concertations du Dunkerquois, apporte un éclairage complexe sur le mode de fonctionnement de ces dernières.

CLI, CLIC et SPPPI : trois organes de concertation aux missions transversales mais aux périmètres d’action différents

5Il existe trois principales structures de concertation dans le Dunkerquois: la Commission Locale d’Information (CLI) auprès du Centre Nucléaire de Production d'Électricité (CNPE) de Gravelines ; le Comité Local d’Information et de Concertation (CLIC) de la zone industrialo-portuaire de Dunkerque (divisé en collèges Est et Ouest, selon l’implantation géographique des sites industriels représentés) ; le Secrétariat Permanent pour la Prévention des Pollutions Industrielles de la Côte d’Opale-Flandre (SPPPI COF).

  • 2  Les deux sous-commissions se réunissent en moyenne trois fois par an ; la commission plénière, env (...)

6La CLI de Gravelines, créée en 1987, s’inscrit dans une démarche d’information concernant les grands équipements énergétiques. Elle comprend deux commissions spécialisées - « sécurité des populations » (questions portant sur la radioprotection, l’impact sur l’environnement, les mesures de crise, le transport des matières nucléaires) et « technique » (aspects techniques du fonctionnement de la centrale, analyse des incidents, nouveaux équipements) - et une commission « plénière », qui synthétise les activités des deux autres et traite de sujets généraux concernant l’activité nucléaire2.

7Le CLIC de Dunkerque, créé en 2006, est composé de 30 membres répartis en 5 collèges (administration, collectivités territoriales, exploitants, riverains et salariés). Cet espace d’échange doit contribuer à la prévention des risques d’accidents majeurs, et est destinataire du bilan d’exploitation annuel des industriels, des projets de modification ou d’extension des installations, des plans d’urgence et des exercices relatifs à ces plans.

  • 3  Plus de 70 projets ont ainsi été présentés entre 1993 et 2007.

8Le SPPPI Côte d’Opale-Flandre, créé en 1990, regroupe les arrondissements de Dunkerque, Calais, Saint-Omer, Boulogne-sur-Mer et Montreuil-sur-Mer. Instance participative à but consultatif, il constitue une structure partenariale relativement ouverte : outre ses membres, des personnalités compétentes peuvent être invitées à certaines réunions pour leur expertise sur des questions précises. Le SPPPI permet ainsi aux différents acteurs de l’environnement industriel local de débattre des problématiques relatives aux risques et aux pollutions d’origine industrielle. Il a une mission d’information et de communication auprès du public. Son champ d’action est large, comme le montre la diversité de ses commissions : « Air, odeurs et bruit », « Eau », « Risques industriels », « Déchets - Sites et Sols Pollués », « Nouveaux Projets3 ».

9Les missions de ces trois structures sont assez similaires, mais leur périmètre d’action diffère. Nous allons maintenant voir comment elles sont perçues par les différents acteurs ; on soulignera particulièrement les points de vue des industriels et des associatifs, souvent en opposition.

Une concertation difficile…

Des dispositifs consultatifs sans pouvoir décisionnel

10Une première critique adressée aux structures de concertation du Dunkerquois concerne leur rôle uniquement consultatif. Ces structures n’ont en effet aucun pouvoir décisionnel, et cela vient considérablement atténuer leur impact, si l’on en croit les discours des représentants du monde associatif. Ainsi cette présidente d’association :

 « On a gueulé pour avoir notre mot à dire. Pour être reconnu à ce niveau là, bon… surtout ici sur le coin, on peut dire qu’on est reconnu. On est plus ou moins élégamment écouté. Entendu, de temps en temps quand même, ça arrive. Heu, mais… comme c’est que consultatif, ils peuvent ne pas en tenir compte ».

11Un autre président d’association locale tient le même discours à propos du SPPPI, instance qui a pourtant plutôt « bonne presse » :

« Alors, le… la seule chose c’est que évidemment le SPPPI n’a pas de pouvoir décisionnel, si j’ose dire, hein ; il peut simplement élaborer, fixer des recommandations… euh… bon, suivies d’effets ou non suivies d’effets ; il n’y a rien de coercitif ».

12En l’absence de pouvoir décisionnel de ces structures, et alors que les attentes des parties prenantes sont souvent contradictoires, deux questions importantes se posent : Comment arbitrer les conflits ? À en juger par les propos des associatifs, la balance pencherait nettement du côté des industriels, qui arbitreraient essentiellement  en fonction de leur bonne volonté.

13L’absence de délibérations au sein de ces instances, ainsi que  l’interrogation qui demeure sur la prise en compte des avis exprimés, peut fournir une explication au sentiment de découragement éprouvé par certains acteurs vis-à-vis de leur participation à ces dispositifs de concertation. Jacques Chevallier (1999), dans ses travaux sur les expériences de démocratie locale, distingue trois niveaux pour celle-ci: l’information, la consultation et la concertation. Pour cet auteur, la concertation – niveau supérieur de la démocratie locale – implique que les décideurs s’engagent dans la voie du compromis et des marchandages avec les groupes locaux organisés. Or, le déroulement des réunions de concertation tel qu’on nous l’a décrit ne correspond pas à ce schéma, puisqu’il ne laisse visiblement que peu de place aux négociations et aux arbitrages. On serait donc plutôt au niveau intermédiaire de l’échelle définie par J. Chevalier : la consultation.

Une « technologie participative » mal maîtrisée

14Le deuxième point de convergence parmi les critiques formulées par les interviewés  concerne la difficile maîtrise de ce que l’on peut appeler la « technologie participative », et en premier lieu la trop grande technicité et la complexité des discours. Ce qui peut créer une « barrière à l’entrée » des dispositifs de concertation difficilement franchissable, même pour certains élus locaux, comme l’explique un représentant du monde associatif :

« Les nouveaux venus vont arriver, mais ils vont rapidement s’épuiser parce que techniquement c’est pas évident… […] Faut connaître un peu pour pouvoir siéger valablement, et bah ! visiblement les élus sont complètement dépassés… ».

15Le responsable d’une administration d’État déconcentrée, convient d’ailleurs  de cette difficulté lorsqu’il évoque de manière générale le fonctionnement des trois structures de concertation :

« On s’est aperçus qu’en fait, […] on avait eu tendance à se faire un domaine réservé du technicien, de l’expert, comme étant non abordable par les élus, et encore moins par la population ».

16Et quand il aborde le positionnement des services déconcentrés de l’État, il concède à nouveau l’excessive technicité des débats et déplore que tous ne fassent pas l’effort nécessaire pour rendre leur discours plus compréhensible par tous :

« Je pense qu’on a quand même une posture un peu technocratique ».

« ça reste quand même assez peu accessible […] En termes de langage… ».

17Cette technicité introduit alors une réelle complexité, à la fois dans le débat, mais aussi dans les documents de séance diffusés pour les réunions, qui a été évoquée à plusieurs reprises par les représentants associatifs. La technicité du vocabulaire et des problèmes traités constitue une difficulté couramment constatée dans les dispositifs de concertation environnementale. Cela pénalise la participation des représentants associatifs et introduit une sélection au sein même de ceux-ci, entre ceux qui possèdent une certaine expertise et les profanes (Frère, 2005). Dans certains cas, les militants opèrent une autocensure et préfèrent rester silencieux au cours des réunions, ou cessent d’y participer. Cette attitude peut être interprétée comme l’effet d’une crainte des administrations de l’État de donner trop de champ à la critique et de perdre une part de son autonomie ; Catherin (2000) l’a bien montré dans d’autres instances de concertation, quand elle souligne la réticence de l’administration à s’ouvrir au regard extérieur des usagers.

18Une deuxième limite de la technologie participative évoquée par les représentants associatifs à propos des structures de concertation concerne la restitution des propos des participants dans les comptes-rendus de réunions, dénonçant leur infidélité et le « filtrage » opéré. Evoquant les comptes-rendus du débat public sur l’éventuelle implantation d’un terminal méthanier dans le port Ouest, une présidente d’association locale tient ce propos :

« […] Et puis moi je suis toujours stupéfaite du contenu des compte- rendus : entre ce que l’on a dit et ce que vous avez entendu, alors là ! Y a des trucs qu’on dit, on peut dire à toutes les réunions, ça n’a jamais figuré dans un compte rendu. Et y a des trucs…  traduits ».

19Cela constitue alors un frein à la transparence et la traçabilité des débats sur lesquels insistent Callon et al. (2001) pour apprécier les procédures dialogiques.

20Enfin, dans la technologie participative, comme l’indiquent les travaux sur la professionnalisation du champ de la participation, l’animation des structures participatives joue également un rôle important. Le rôle d’animation consiste à réunir les conditions favorables au travail collectif, à l’échange et à l’appropriation de l’espace de débat par l’ensemble des acteurs concernés. Dans les dispositifs étudiés, l’impartialité et l’indépendance des animateurs des structures de concertation sont mises en doute. En ce qui concerne les animateurs du SPPPI, des doutes sont émis par ce représentant associatif sur la neutralité et l’absence de parti pris :

« Franchement mais quand on voit leurs connivences, pour pas dire leurs complicités. Même X [chargé de communication du SPPPI], bon il est sympa, il communique bien et tout le bataclan. […] Mais par exemple pour les capteurs de bruit, il met vraiment en avant, il tient le discours des patrons quoi ».

Un manque d’échanges et de dialogue au sein des structures de concertation : une incompréhension réciproque ?

21Les différents interviewés ont souvent souligné un manque d’échanges et de dialogue au sein des différentes structures. Le fonctionnement de ces espaces reposerait sur une juxtaposition de points de vue contradictoires, voire irréconciliables. Parmi les arguments des interviewés, le peu de temps consacré au débat et aux échanges dans les réunions a souvent été mentionné. Mais ce constat est décliné différemment parmi les différents interlocuteurs.

22Un représentant du monde industriel reconnaît ce problème et évoque la dissymétrie du statut des intervenants : eux, professionnels, assistent aux réunions sur leur temps de travail, tandis que les associatifs, sur leur temps de loisir,  ont un temps restreint à y consacrer :

« Avec aussi le problème que soulèvent souvent les associations, c’est de dire que « nous on peut pas rester jusqu’à tard on peut pas… » Je comprends que, euh, ils ont des contraintes et… ils sont pas entre guillemets payés pour assister à la réunion, alors que nous on est payés pour assister à la réunion, c’est… l’essentiel de notre travail ».

23De leur côté, plusieurs représentants associatifs se plaignent également du peu de temps dont ils disposent pour poser des questions lors des réunions, l’expliquant notamment par un ordre du jour très chargé et la durée des exposés qui se succèdent. La critique des associatifs porte plus particulièrement sur la répartition du temps entre participants :

« […] Rien que par la façon, souvent y a trois quatre intervenants qui ont vingt, vingt-cinq minutes chacun. Et puis on a droit à une question. Alors que normalement c’est pour développer notre connaissance et vous permettre éventuellement de reparler avec les gens dans nos assos. Alors la retransmission, c’est très difficile […] ».

24Ce point de vue n’est bien sûr pas partagé par les industriels, qui estiment au contraire que les associations utilisent le temps des questions pour s’« épancher » :

« L’industriel lui va se limiter à répondre à, euh, à répondre de façon la plus adéquate, mais sans s’épancher sur les choses quoi. On doit s’apercevoir que les associations passent beaucoup plus de temps [à poser des  questions] que nous on passe à répondre ».

25De même, sur la question des ordres du jour, les incompréhensions sont manifestes à travers l’expression de points de vue totalement opposés, puisque certains représentants associatifs disent n’être généralement pas consultés par les présidents de commission, à la différence des industriels ; ce que démentent ceux-ci.

26Avec cette faiblesse des échanges, les représentants associatifs mentionnent également la trop fréquente absence de réponses aux questions posées. On ne retrouve pas dans cette configuration ni le degré de sérieux des prises de parole ni la continuité des prises de paroles comme critères proposés dans les procédures dialogiques (Callon et al., 2001).

27En outre, les propos mettent en évidence une incompréhension due notamment aux fréquents décalages entre les attentes des acteurs et les réponses apportées. Par exemple, les représentants du monde industriel reconnaissent leur difficulté à apporter parfois des réponses pertinentes à des riverains qui les interrogent sur des nuisances quotidiennes :

« […] c’est pas forcément évident si la question n’est pas posée préalablement de pouvoir y répondre. Et souvent on a du mal à y répondre parce que… euh parce que ça nécessite un complément par rapport à la question qui a été posée… ».

28Une des explications avancées à cette absence de réponse des industriels réside dans l’absence de solutions techniques :

« Je pense que les industriels, les exploitants sont suffisamment armés mais toute question n’a pas forcément une réponse. Ou n’a pas forcément aussi une solution ».

29Mais l’incompréhension entre industriels et associations est-elle réelle ou tactique ? Les représentants associatifs s’interrogent sur cette attitude :

« Quand on dit quelque chose et puis qu’ils répondent carrément à côté. Ça c’est aussi une tactique dans toutes les concertations, c’est, c’est… il y a quelques trucs de fond comme ça ».

30Le phénomène d’hybridation couramment observé au sein de dispositifs participatifs n’opère que peu sur cette scène. On note d’ailleurs une méconnaissance réciproque des acteurs qui ne prennent pas le temps de faire connaissance, y compris en dehors des temps de réunion. Cela peut s’expliquer par la rotation importante des acteurs au sein de certains groupes, comme celui des représentants industriels. Cela constitue du point de vue des représentants associatifs une difficulté, car il n’est pas aisé selon eux de nouer le dialogue avec des « inconnus ». Le phénomène d’apprentissage au sein de ces instances passe en effet par la reconnaissance de l’autre.

« Alors l’emmerdement, c’est que nous on ne change pas mais que eux ils changent tout les 3 ans ou 5 ans. Et ça, c’est une réelle difficulté […]. Ah ! c’est un vrai casse-tête. Parce que eux ils savent qui on est, mais nous on ne sait pas qui ils sont. […] Donc à chaque coup faut d’abord apprendre à les connaître et quand on les connaît, ils dégagent ».

… Mais aussi appréciées

31Si l’ensemble des acteurs interrogés semble partager le sentiment exprimé par un représentant associatif de « ne pas avoir encore trouvé la formule », c’est-à-dire de ne pas parvenir à mettre en place les conditions d’un dialogue satisfaisant pour tous, ils n’en n’apprécient pas moins certains aspects des trois structures étudiées.

32En fait, tout se passe comme si ces structures pouvaient être simultanément envisagées à partir de deux échelles : la première, maximalisant les exigences des acteurs en présence, conduit naturellement à multiplier les critiques sur leur mode de fonctionnement ; la seconde, répondant à une logique d’attentes plus modestes, appelle alors des appréciations plus modérées, voire positives.

La force de l’habitude et les vertus de l’interconnaissance

33On retrouve dans les trois structures de concertation la présence systématique des mêmes interlocuteurs qui conduit en quelque sorte  à la pétrification des échanges par la répétition d’argumentaires préconstruits. Néanmoins, dans le cours des entretiens, même si les personnes interrogées évoquent le caractère « routinisé » de ces structures, pour autant, elles le considèrent comme générant également des avantages.

34La routinisation des échanges permet en effet des formes d’interconnaissance susceptibles de favoriser le bon fonctionnement de la concertation. Principal avantage, cela réduit les incertitudes cognitives, les coûts de transaction liés aux interactions avec de nouveaux entrants, et génère donc un cadre de travail psychologiquement confortable parce que relativement prévisible. Plusieurs interviewés ont ainsi évoqué, de façon plus ou moins directe, le sentiment positif d’« entre-soi » qui peut régner lors des réunions. Les acteurs ont, d’une certaine manière, appris à se connaître et à nouer, comme le souligne la présidente d’une association de défense de consommateurs, « des relations de confiance » :

« Parce que dans beaucoup des structures,  c’est plus ou moins les mêmes personnes. Quelquefois ça varie un peu mais dans l’ensemble il y a un tronc commun que c’est les mêmes. Donc on aurait été dix fois à ma même réunion, quoi ! Donc il y a des choses qu’on obtient heu… qui sont entendues ».

35D’où l’importance unanimement accordée aux agents chargés de faire fonctionner les structures de concertation ; la qualité des relations entre interlocuteurs – pré-requis au dialogue et à l’action collective – leur doit beaucoup.

36La même présidente d’association dira ainsi :

« X [le chargé de communication du SPPPI], bon ! il est sympa, il communique bien et tout le bataclan. […L’information aux populations], il sait que c’est ça qui m’intéresse le plus dans toutes les commissions. Donc si on  parle dans une des commissions de l’information des populations, il m’envoie l’invitation ».

37La structure formelle des interactions au sein des dispositifs de concertation semble ainsi sous-tendue par une structure réticulaire plus informelle, plus labile, où les sociabilités interpersonnelles se recomposent au gré des intérêts des uns et des autres, et où les échanges de bons procédés et autres renvois d’ascenseur, pour n’être que partiellement visibles, n’en sont pas moins fréquents.

Un élan commun

38L’ancienneté des structures est un point assez largement apprécié par les personnes interviewées. Cette prime à l’ancienneté est unanimement donnée au SPPPI COF et à la CLI de Gravelines : tous s’accordent à dire que leur présence sur le territoire dunkerquois depuis les années 1990 constitue un net avantage par rapport au CLIC, beaucoup plus récent.

39Cette ancienneté permet notamment de conjurer les discontinuités liées au fort taux de rotation des représentants des exploitants, et d’instituer un dialogue pérenne. Ainsi le responsable Environnement d’une raffinerie souligne que, même si les industriels se voient souvent attribuer le rôle de bouc émissaire, des convergences de vue ont pu progressivement s’établir entre ces derniers et les représentants associatifs. Comme l’explique cet industriel :

« Il y a 8 ans, pour résumer, le SPPPI c’était… une réunion on doit y être, on se fait taper dessus de toutes façons par les associations… et puis on n’y apprend rien. C’était un petit peu le schéma. Alors, c’est vrai que l’on se fait toujours taper dessus par les associations… […] C’est vrai que ça a beaucoup évolué, je trouve, depuis ces derniers temps, parce que je pense que les gens qui composent les associations ont évolué aussi… ».

40Convergences de vue d’autant plus solides qu’elles s’appuient, selon lui, sur un effort de compréhension mutuelle des problèmes auxquels les différentes parties prenantes sont confrontées.

« C’est vrai que le CLIC et le SPPPI, c’est une démarche qui satisfait des approches […] où on décide de travailler tous ensemble, où on a même un élan, où chacun reconnaît que ça peut prendre du temps. »

41Cette convergence progressive des points de vue est également mentionnée par les représentants du monde associatif :

« Bon, ça s’est fait là aussi progressivement, ne croyez pas que tout arrive comme ça. Euh… on a pu avoir notre mot à dire sur la fixation de l’ordre du jour, par exemple, des réunions, on peut présenter des questions etc. »

La spécialisation des structures, un gage d’efficacité

42Nombreux sont les interviewés à avoir souligné l’existence d’une division du travail entre structures d’information et de concertation. Le SPPPI COF, généralement présenté comme une structure souple et informelle, serait le plus adapté pour répondre aux préoccupations locales des riverains, pour prendre en charge les questions de cohabitation entre industries et riverains. Le CLIC, structure plus rigide et plus formelle, serait, de son côté, plus adéquat pour réunir une pluralité de parties prenantes et pour mettre en place un dialogue sur les risques industriels.

  • 4  Voir ici Michel Callon et Bruno Latour, « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? », in Michel Call (...)

43Les acteurs retraduisent ici, à la lueur de leur expérience, les différents périmètres de compétences et champs d’action dévolus par la loi aux structures d’information et de concertation. Cette « traduction » par les micro-acteurs des prérogatives des macro-acteurs4 est particulièrement intéressante : c’est cette spécialisation fonctionnelle que les acteurs considèrent souvent comme le meilleur gage d’efficacité

« La commission Air, odeurs et bruit [du SPPPI], c’est une commission appropriée car elle s’intéresse à tout ce qui est impact sur l’environnement. Air, odeur et bruit car nous, on émet des fumées, on rejette de l’eau… […].

[…] Le CLIC est plus orienté sur la sécurité, sur la prévention des risques. On va monter comment on répond aux exigences règlementaires ».

44Un représentant des services déconcentrés de l’Etat considère lui-aussi que « sur le SPPPI, on est sur de la cohabitation avec industries au sens large… sur le CLIC on est vraiment sur le risque en fait ». Et de la même façon que le cadre d’entreprise cité plus haut voit dans le CLIC un lieu où les exploitants s’acquittent de leurs obligations réglementaires, cet agent de l’État porte un regard résolument légaliste sur la division du travail mise en place entre le CLIC et le SPPPI.

« Les entreprises viennent rendre compte [au CLIC] d’un certain nombre de choses, de leurs obligations légales, finalement… On est, on est dans le cadre d’obligations légales… Donc, en fait, je pense que, devant le CLIC… Et puis à mon avis, elles font le minimum syndical, du coup ! ».

45Les représentants associatifs cautionnent eux-aussi la division fonctionnelle entre structures d’information et de concertation, bien qu’ils l’appréhendent plutôt sous l’angle stratégique des possibilités de représentation qu’elle leur offre. Ainsi, le président d’une fédération regroupant différentes associations de défense de l’environnement nous dira à plusieurs reprises tout son « attachement » à une structure ouverte aux représentants du milieu associatif et de la société civile :

« Bon, par exemple, moi je suis très attaché au SPPPI. […] Pendant longtemps on n’a pas eu de statut, donc ça a été… il y a un petit côté auberge espagnole qui est assez sympathique (rires). Je veux dire par là que par rapport au CLIC où tout est verrouillé, à la CLI la centrale tout est verrouillé, le SPPPI par exemple ».

Conclusion

  • 5  Direction Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement (dont la fusion avec la (...)

46L’acceptation du « jeu » de la concertation reste assez largement contrainte, pour les industriels – qui doivent s’accommoder de réglementations perçues comme coûteuses –, pour les élus – qui doivent s’inscrire dans une démarche plus participative que représentative –, et pour les associatifs, à cause des multiples coûts d’entrée, symboliques et matériels, dans la concertation. Seule exception, les agents intermédiaires de la DRIRE5 et du SPPPI, « professionnels de la concertation » qui y voient le prolongement et la légitimation de leurs prérogatives.

47Toutefois, tous les acteurs se plient aux règles de ce jeu de la concertation, avec ses cadres et ses limites. Les rationalités ne sont pas irréconciliables ; chacun s’impose de ne pas déchirer le consensus minimal, tissé autour de la conviction, plus ou moins exprimée, que le Dunkerquois a besoin de garder ses usines.

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Bibliography

Callon, M.et B. Latour, 2006,Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ?, in Callon, M., B. Latour et M. Akrich, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses de l’École des Mines de Paris, Paris, p. 11-32.

Callon, M., P. Lascoumes et Y. Barthe, 2001, Agir dans un monde incertain, Editions du Seuil, Paris, 358 p.

Catherin, V., 2000, La contestation des grands projets publics, L’Harmattan, Paris, 332 p.

Chevallier, J., « Synthèse » in CURAPP / CRAPS, 1999, La démocratie locale. Représentation, participation et espace public, PUF, Paris, p. 405-415.

Frere, S., 2005, Concertation et décision dans les dispositifs de planification de la loi sur l’Air (1996) Etudes dans le Nord-Pas-de-Calais, Thèse de doctorat de science politique, Université de Lille 2, 372 p.

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Notes

Un responsable Environnement d’une raffinerie interviewé fait une distinction entre les CLIC et le SPPPI en insistant sur la partition des problèmes entre les deux types de structures : aux premiers les questions de sécurité, de gestion des risques industriels, au second la question des nuisances (fumées, odeurs, bruits…) et les préoccupations environnementales :

1  La recherche s’est déroulée dans le cadre de l’Institut de Recherche en Environnement Industriel (IRENI) et a été cofinancée par la Fondation pour une Culture de la Sécurité Industrielle (FonCSI) et le Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement Durable et de la Mer.

2  Les deux sous-commissions se réunissent en moyenne trois fois par an ; la commission plénière, environ deux fois par an.

3  Plus de 70 projets ont ainsi été présentés entre 1993 et 2007.

4  Voir ici Michel Callon et Bruno Latour, « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? », in Michel Callon, Bruno Latour et Madeleine Akrich, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses de l’École des Mines de Paris, 2006, p. 11-32.

5  Direction Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement (dont la fusion avec la Direction Régionale de l’Environnement en  2009 a donné lieu à la DREAL – Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement).

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References

Electronic reference

Antoine le Blanc, Séverine Frère, A.-P. Hellequin, Hervé Flanquart, Frédéric Gonthier and I. Calvo-Mendieta, « Le jeu de la concertation autour des sites Seveso : une analyse des dispositifs de gouvernance locale dans l’agglomération dunkerquoise Â», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Hors série 6 | novembre 2009, Online since 04 December 2009, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/9140 ; DOI : 10.4000/vertigo.9140

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About the authors

Antoine le Blanc

Maître de Conférences en géographie, Université du Littoral Côte d’Opale, Laboratoire Territoires Villes Environnement et Société (ULCO-TVES), courriel : alb@univ-littoral.fr

Séverine Frère

Maître de Conférences en aménagement et urbanisme, ULCO-TVES, severine.frere@univ-littoral.fr Anne-Peggy Hellequin, Maître de Conférences en géographie, ULCO-TVES, courriel : aph@univ-littoral.fr

A.-P. Hellequin

Hervé Flanquart

Frédéric Gonthier

Maître de Conférences en science politique, IEP de Grenoble, PACTE, frederic.gonthier@iep-grenoble.fr Iratxe Calvo-Mendieta, Maître de Conférences en économie, ULCO-TVES, courriel : iratxe.calvo-mendieta@univ-littoral.fr

I. Calvo-Mendieta

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