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Dossier : Ethique et Environnement à l’aube du 21ème siècle : la crise écologique implique-t-elle une nouvelle éthique environnementale ?

L’agir respectueux de l’environnement comme but de la politique

Norbert Campagna

Abstracts

In this contribution the State is conceived as an instrument permitting the creation of the conditions of possibility of moral acting in general, and hence of environmental moral acting in particular. The initial hypothesis is that individuals can encounter obstacles to their acting morally. The major obstacles (epistemic, economic, material, cultural, moral) will be identified and we will then see which of these obstacles a democratic and liberal State, committed to the rule of law, may eliminate without violating its constitutive principles.

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Full text

Introduction

  • 1  Cela peut se faire de différentes façons. Ainsi, on pourra, en choisissant une voie extrême, accor (...)

1Certaines communautés politiques ont fait de la préservation de l’environnement naturel une valeur constitutionnelle qui encadre l’agir des pouvoirs publics1. Ainsi, l’État ne peut plus se lancer dans de grands projets sans procéder à une évaluation de leur impact sur l’environnement naturel. Dans certains États, des ONG qui ont fait de la protection de l’environnement leur cheval de bataille peuvent engager une action en justice contre les pouvoirs publics si elles estiment que des normes relatives à la protection de l’environnement ne sont pas respectées par ces derniers.

2Dans ce qui suit, je ne m’intéresserai pas aux moyens dont dispose la société civile, en s’appuyant le cas échéant sur les juridictions compétentes, pour obliger les pouvoirs publics à respecter leurs devoirs légaux ou même constitutionnels en matière de préservation de l’environnement. Je ne m’intéresserai pas non plus aux moyens dont disposent des acteurs du droit international public (États, organisations ou unions d’États) pour obliger un État à respecter ses engagements conventionnels – en l’absence d’un ius cogens international en matière de préservation de l’environnement naturel – de droit international. De même, je ne m’intéresserai pas aux moyens dont dispose un État pour obliger ses propres citoyens à respecter les lois nationales relatives à la préservation de l’environnement naturel. Ces questions sont importantes et urgentes, mais elles ne sont pas les seules à se poser et à mériter discussion.

3Si elle prend pour cadre la relation entre un État et ses citoyens, cette contribution se propose de voir comment un État peut mettre ses citoyens dans des conditions leur permettant d’agir en respectant non seulement les normes légales en matière de protection de l’environnement, mais aussi les normes morales particulières qui n’ont pas encore été traduites en normes légales ou auxquelles il serait très difficile – et coûteux en termes de libertés publiques – de traduire en normes légales. Il serait faux de penser, de manière abstraite, comme diraient Hegel et Marx, que le simple fait d’être soumis à un devoir implique automatiquement et surtout concrètement le devoir de remplir ce devoir. Le devoir de préserver l’environnement naturel est un devoir pour les êtres humains considérés dans leur généricité, mais si certains êtres humains concrets se trouvent dans une situation telle qu’ils ne se sont pas en mesure de remplir ce devoir ou même de savoir ce qui leur permettra de le remplir, on ne saurait condamner moralement ces individus sous prétexte qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils étaient moralement tenus de faire. Avant de les condamner, il faut d’abord les placer dans une situation où ils peuvent concrètement, volontairement et en toute connaissance de cause faire le choix.

4Ainsi on pourra, je pense, s’accorder sur le fait qu’un consommateur responsable – c’est-à-dire un consommateur qui tient compte des impacts de ses choix sur les autres individus et sur l’environnement – privilégiera des produits issus de l’agriculture biologique – non seulement parce que ces produits seront meilleurs pour sa santé, mais aussi parce que l’agriculture biologique comporte moins de risques pour la population en général, en comparaison avec l’agriculture intensive. Un consommateur responsable a le devoir moral de soutenir l’agriculture biologique, et l’achat de produits issus de cette agriculture constitue un tel moyen, du moins si nous supposons que ce type d’agriculture a moins de conséquences négatives sur l’environnement et la qualité de vie que l’agriculture intensive ou même raisonnée. Mais est-ce à dire qu’il faut aveuglément condamner moralement tout consommateur qui n’achète pas de produits issus de l’agriculture biologique ?

5S’il ne saurait être question pour l’État de rendre légalement obligatoire l’achat de produits issus de l’agriculture biologique, on peut néanmoins légitimement lui demander de créer des conditions dans lesquelles un nombre croissant de consommateurs sera susceptible d’acheter de tels produits. Un consommateur, avec une famille, disposant d’un budget général de 1500 euros par mois ne sera pas en mesure d’acheter des produits issus de l’agriculture biologique si cela double ses dépenses de nourriture ou s’il doit effectuer un trajet de 50 kilomètres pour se les procurer. Même si nous pouvons lui supposer la meilleure conscience écologique du monde, il sera néanmoins limité dans ses options réelles par des contraintes qui ne dépendent pas de lui et qui peuvent l’empêcher de faire ce qu’il est parfaitement prêt à accepter comme un devoir moral.

6Dans ce qui suit, je me propose d’identifier les principaux obstacles à un agir moral en matière environnementale, pour ensuite envisager des mesures permettant sinon d’écarter entièrement ces obstacles, du moins de les réduire. Dans un premier temps, je voudrais toutefois présenter et défendre ma thèse selon laquelle il incombe aussi à l’État de rendre possible un agir moral en écartant des obstacles à un tel agir. Cette première partie de la contribution présentera donc une certaine conception de l’État, alors que la troisième partie cherchera à montrer comment cette conception générale pourra s’appliquer à une question particulière.

Politique et morale

  • 2  Pour faire simple, nous pouvons dire que les conceptions traditionnelles estimaient que le prince (...)

7Lorsqu’il est question des rapports entre la politique et la morale, on pense d’abord et avant tout au problème des limites morales à l’agir politique, un problème que les miroirs des princes tranchent en faveur de la morale et que Machiavel tranchera en faveur de l’agir politique2. Même s’il y a des auteurs qui le nient, estimant que ce qui est politiquement efficace coïncide toujours avec ce qui est d’abord perçu comme moralement juste, force nous semble néanmoins d’admettre que l’agir politique peut parfois requérir des actions qui contreviennent aux lois morales communes (voir aussi Weber 1988). Un exemple concret et actuel serait celui du recours à la torture. Un tel recours est couramment perçu comme faisant l’objet d’un interdit moral absolu, ce qui n’empêche toutefois pas certains auteurs de dire que, confronté à un choix tragique – comme dans le cas de la time ticking bomb –, un individu investi d’un pouvoir public peut décider de recourir à la torture, mais devra ensuite assumer pleinement la responsabilité de son choix et en subir d’éventuelles conséquences pénales. Le fait de vivre dans un monde imparfait nous autorise, et nous oblige peut-être même parfois à accomplir des actes immoraux – ce qui n’implique pas encore que la loi doive sanctionner ces actes en les légalisant (voir sur cette question Levinson (ed.) 2004 ; Beestermöller et Brunkhorst 2006 ; Terestchenko 2008).

  • 3  En parlant ici de morale, je ne veux pas donner une dimension religieuse à mon discours ou militer (...)

8Sans nier l’importance de ce genre de problème, je voudrais ici aborder sous un autre angle le rapport entre la politique et la morale et m’interroger sur ce que peut et doit la politique pour favoriser l’agir moral des individus3. Car il est un fait incontestable que de nombreux individus n’agissent pas en conformité avec ce qu’exigent d’eux les normes morales qui n’ont pas encore trouvé leur expression dans le code pénal. Que doit et peut faire l’État face au décalage – qui pour certains est déjà un gouffre, si ce n’est même un abîme – entre les exigences morales et le comportement effectif des individus ? Deux réponses extrêmes à cette question peuvent être distinguées.

  • 4  Le critère de l’universabilité – d’une maxime ou d’une action – est un critère moral et non pas un (...)

9D’une part, on pourrait affirmer que l’agir moral est de la seule compétence des individus et que le pouvoir politique ne doit d’aucune manière s’en occuper. On concèdera tout au plus que les actes violant le harm-principle formulé par John Stuart Mill pourront faire l’objet d’une pénalisation, mais que l’intervention de l’État doit s’arrêter là. S’il a le droit d’intervenir lorsque quelqu’un déverse de l’acide chlorhydrique dans un bassin servant de réservoir d’eau potable à une commune, il n’a pas le droit d’intervenir, de quelque manière que ce soit, lorsque quelqu’un veut acheter un véhicule consommant 20 litres de carburant aux 100 kilomètres. Dans le premier cas, les victimes potentielles sont facilement identifiables et il est également aisé d’établir un lien causal entre l’acte et les possibles conséquences. Dans le second cas, les choses sont loin d’être aussi claires, car le fait qu’une personne conduise un tel véhicule n’a aucune incidence notable sur l’environnement4.

10D’autre part, on trouve une position qui conçoit le pouvoir politique comme devant utiliser tous les moyens dont il dispose, y compris les moyens coercitifs du droit pénal, pour non seulement placer les individus dans une situation leur permettant d’agir moralement, mais pour les obliger à agir moralement, même lorsqu’il n’y a pas violation du harm-principle. Ainsi, on attendra par exemple de l’État qu’il interdise la vente et l’achat de véhicules consommant plus de 10 litres de carburant aux 100 kilomètres.

11Aucune de ces deux positions ne me semble satisfaisante. La position intermédiaire que je voudrais adopter ici insiste sur une double distinction.

  • 5  On observe parfois l’absence d’une distinction entre la dimension morale et la dimension légale. U (...)

12Tout d’abord, il me semble nécessaire de distinguer entre des actions immorales qui doivent faire l’objet d’interdits légaux et d’autres dont l’État doit se désintéresser au niveau de l’intervention pénale5. Appartiendraient à la première catégorie le meurtre, le vol ou encore la violence physique, alors que le mensonge, l’adultère à l’insu de l’époux ou de l’épouse appartiendraient à la seconde catégorie. Un État qui se veut libéral et qui veut laisser une part de responsabilité aux citoyens qui le composent, respectant ainsi leur liberté négative, ne peut pas se permettre de tout interdire sans trahir son caractère libéral. On acceptera donc de la première position l’idée que certaines sphères de notre agir doivent être immunisées contre une intervention de nature pénale. Cela n’implique toutefois pas que l’État doive rester entièrement passif en ce qui concerne cette sphère.

13C’est ici que joue la seconde distinction que je voudrais faire et qui est celle entre une intervention que l’on pourrait qualifier de capacitante et une autre qui pourrait être qualifiée d’incapacitante. L’influence incapacitante consiste à ôter aux individus les moyens d’agir de manière immorale, alors que l’influence capacitante consiste au contraire à leur procurer les moyens d’agir de manière morale ou, de manière plus générale, à les placer dans une situation où l’agir moral devient pour eux une option non seulement théoriquement, mais aussi et surtout pratiquement possible.

14Cette approche s’inspire de l’approche capabiliste développée notamment par Martha Nussbaum (Nussbaum 2007) et ajoute une capabilité aux huit proposées par la philosophe américaine, à savoir celle consistant à agir en accord avec les normes morales. La liberté négative de ne pas être obligé d’acheter des produits issus de l’agriculture biologique devrait avoir pour pendant la liberté positive d’être économiquement en mesure d’acheter de tels produits.

15C’est de l’intervention capacitante qu’il sera avant tout question dans cette contribution. Avant de voir comment elle peut s’exprimer en matière environnementale, je voudrais la présenter sous une forme plus générale.

  • 6  Nous trouvons une telle énumération dans les principaux écrits politiques de Hobbes, le nombre des (...)

16Le philosophe britannique Thomas Hobbes me semble être l’un des auteurs qui a le plus insisté sur cette intervention capacitante de l’État (Hobbes 1999). Dans son Léviathan, Hobbes pose l’hypothèse méthodologique de l’état de nature. Il s’agit d’un état sans pouvoir public et dans lequel chaque individu est libre d’agir comme il l’entend. Toutefois, Hobbes pose l’existence de lois naturelles – qui chez Hobbes ne sont concevables que sous la forme de décisions divines, leur caractère naturel se réduisant au fait qu’elles obligent tous les hommes et non seulement un peuple (comme c’est le cas pour les lois de Moïse) –, la plus fondamentale étant celle qui nous impose de préserver notre vie et d’œuvrer pour la réalisation d’une situation dans laquelle cette vie sera préservée aussi bien que possible. Une telle situation est une situation de paix, et cette situation de paix n’est possible que si les hommes acceptent de soumettre leurs différends à des juges ou arbitres dont ils respectent les décisions, s’ils se considèrent tous comme égaux, etc. – Hobbes énumère une vingtaine de lois naturelles6 que la raison peut extraire de la loi naturelle nous imposant la paix. Toutes ces lois de nature sont d’abord des lois morales et elles le restent tant qu’il n’y a pas de législateur humain pour les transformer en lois légales. Dans l’état de nature, elles n’obligent l’individu qu’en conscience – foro interno – et l’individu demeure par ailleurs le juge ultime quant à la question relative à leur respect dans ses actes. En d’autres termes, tant que les normes dont le respect est nécessaire pour garantir la bonne vie, voire la survie peuvent être violées impunément, les individus ne parviendront pas à échapper à la guerre de chacun contre chacun qui caractérise l’état de nature. Il faut qu’un pouvoir politique impose ces normes en menaçant de sanctions tous ceux qui ne les respecteraient pas.

17Hobbes sait que tant que chaque individu n’aura pas la garantie que les autres individus respecteront les lois naturelles, il n’estimera pas prudent pour lui-même de les respecter. En d’autres mots : dès lors que tous les autres respectent les lois naturelles ou sont du moins prêts à les respecter, le meilleur moyen de préserver ma vie sera de les respecter également ou au moins d’exprimer ma volonté de les respecter, alors que si je sais que les autres ne respectent pas les lois naturelles, le meilleur moyen de préserver ma vie sera de ne pas les respecter non plus. Dans un monde où les loups peuvent continuer à être loup, il n’est pas prudent de se faire agneau. Mais dans un monde où tous sont agneaux, l’espérance de vie sera plus grande que dans un monde où tous sont des loups.

18La garantie recherchée par les individus prendra vie sous la forme du Léviathan, c’est-à-dire de l’État absolutiste, dont une fonction importante est, certes, de garantir à chacun la protection de sa vie contre les agressions de ses concitoyens, mais dont une fonction guère moins importante est aussi de permettre à chacun de respecter sans danger pour lui-même les lois naturelles. Si je sais que l’autre acceptera la décision du juge et si l’autre sait que j’accepterai aussi cette décision, nous aurons recours au juge plutôt qu’au duel, c’est-à-dire au droit plutôt qu’à la guerre. Chez Hobbes, il incombe à l’État de faire en sorte que chacun puisse respecter les lois naturelles sans risque pour lui.

  • 7  Pour le texte de Kant et la controverse entre cet auteur et Constant, voir Boituzat 1993.
  • 8  Les tenants d’une morale exigeante regretteront peut-être que les situations qui nous obligent à l (...)

19Un petit passage par Kant ne sera pas inutile pour clore cette première partie de ma contribution. Kant, on le sait, partait du principe selon lequel devoir implique pouvoir (Tu peux car tu dois). Dès lors que ma raison conçoit un acte comme moralement obligatoire, je ne peux pas excuser mon action immorale en disant : « J’aurais bien voulu agir moralement, mais je ne le pouvais pas ». Pour Kant, il n’y a donc pas d’obstacles insurmontables à l’agir moral, de même que pour lui il ne saurait y avoir de conflits moraux tragiques. Dans l’un de ses exemples les plus célèbres, il nous présente le cas d’un homme qui voit entrer chez lui un individu poursuivi par des gens qui veulent apparemment le tuer7. Ces derniers n’ont pas vu l’individu pénétrer dans la maison et demandent au propriétaire s’il a vu quelqu’un passer. Selon Kant, le propriétaire doit dire la vérité, car l’impératif catégorique condamne le mensonge. Si nous supposons que l’individu poursuivi est un Juif et les poursuivants des nazis, nous sommes immédiatement sensibles au caractère problématique de la réponse kantienne. Indépendamment de la question de savoir si nous aurions eu le courage de mentir aux nazis – question psychologique –, nous sentons que dire la vérité dans une telle situation serait, pour le moins, moralement problématique – affirmation philosophique. Et peut-être nous dirions-nous : « Si seulement nous vivions dans un monde où nous n’aurions pas à faire ce genre de choix ». À partir des années 30 du 20e siècle, l’Allemagne, et ensuite une grande partie de l’Europe, constituaient un monde dans lequel des individus étaient confrontés à ce genre de choix. Pour ceux d’entre eux convaincus que le mensonge était effectivement interdit, même pour sauver une vie, le choix était tout sauf facile et ils auraient préféré y échapper. Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, les individus ne se trouvent plus dans une telle situation de choix. Ou soyons plus prudents et disons que ce genre de situation n’est plus la règle, mais tout au plus une exception. L’établissement d’un État de droit démocratique et la reconnaissance par cet État de son devoir d’édicter des lois pénales protégeant la vie et l’intégrité physique des individus a réduit les risques qu’un individu se trouve dans une situation telle que celle décrite par Kant de manière générale et à laquelle nous avons donné un contenu plus concret. Nous ne sommes pas tous devenus des héros, mais les situations exigeant de nous d’agir de manière héroïque se font de plus en plus rares – du moins si nous limitons notre regard à l’intérieur des sociétés riches8.

  • 9  En anglais on parle de supererogatory actions. Il ‘agit d’actions qui vont au-delà de ce qui est m (...)

20Grâce à l’intervention de l’État qui a créé les conditions de possibilité de l’agir moral, nous passons du « Tu peux car tu dois » kantien à un « Tu dois car tu peux ». La morale commune est une morale pour des hommes et non pas une morale pour des héros ou des saints. Lorsqu’elle s’adresse à nous, elle ne nous conçoit pas comme des héros moraux, mais comme des humains dont on peut certes exiger certains sacrifices, mais pour lesquels subsiste la distinction entre des actions exigées et des actions qu’en philosophie morale on qualifie de surérogatoires9. La morale exige de moi que je sauve un enfant qui est en train de se noyer dans un bassin dont l’eau ne dépasse pas les 50 cm, et ce même au risque d’attraper un gros rhume. Mais elle n’exige pas de moi que je plonge dans un fleuve en furie pour tenter de sauver un enfant qui s’y noie.

21L’une des tâches de l’État est de créer les conditions de possibilité d’un agir moral. Certes, l’État ne pourra rien faire dans le cas du fleuve en furie. Mais dans le cas du bassin, la personne qui en sauvant l’enfant contracterait un gros rhume sait qu’elle pourra bénéficier de mesures sanitaires appropriées dont le coût sera en grande partie pris en charge par la sécurité sociale. La réduction des risques liés à l’agir moral ôte certes un certain panache à cet agir, mais où est-il écrit qu’il ne saurait y avoir de vrai agir moral que s’il y a risque et sacrifice ? Sauver une vie est un acte moral, qu’on la sauve au risque de la sienne propre ou non.

  • 10  Selon les cas, le fait de créer de telles options pourrait éventuellement avoir pour conséquence d (...)

22Ce qui m’intéresse ici n’est pas la question de l’obligation que l’État pourrait m’imposer de sauver une vie. Un libertarien refusera sans nul doute l’imposition d’une telle obligation en invoquant le « solidaire, si je le veux » utilisé par Alain Laurent comme titre de l’un de ses livres (Laurent 1991). Mais ici il ne s’agit pas d’obliger, mais de faciliter. Il s’agit de voir si ceux qui voudraient être solidaires mais qui ne le peuvent pas ne devraient pas être aidés par l’État. L’État doit-il me donner les moyens d’être solidaire, c’est-à-dire m’ouvrir des options qui m’étaient jusqu’ici fermées10 ?

  • 11  Il se peut bien entendu que les individus aient mauvaise conscience de ne pas agir selon ce que le (...)

23Admettons que des personnes aient collecté un stock très important de livres – plusieurs dizaines de milliers – et qu’elles veuillent les faire parvenir en Afrique – pour des écoles, des universités ou des bibliothèques publiques. Aucune compagnie aérienne privée n’accepte de les transporter – ou elle demande un prix exorbitant, supérieur à la valeur des livres. Pourquoi l’État ne devrait-il pas mettre gratuitement à disposition de ces personnes un avion de l’armée de l’air ? En quel sens serait-ce là une atteinte inadmissible à la liberté de ces personnes ? L’État n’oblige personne à collecter des livres et il n’oblige personne à les faire transporter par l’armée de l’air. Il n’impose pas, mais il offre, et chacun est libre de profiter de l’offre ou non. Tant que les individus ne verront pas de possibilité pour « réaliser » ce que leur dicte leur bonne conscience, ils ne chercheront pas à agir moralement et on ne pourra que difficilement leur reprocher de ne pas agir ainsi11.

  • 12  Pour une réflexion beaucoup plus générale sur la compatibilité entre le libéralisme et la protecti (...)

24Retenons donc de cette première partie l’idée que dans la mesure où nous supposons chez les individus une volonté d’agir comme l’exige la morale, rien ne s’oppose à ce qu’un État libéral écarte des obstacles qui les empêchent de traduire cette volonté en actes. En faisant cela, il ne les oblige pas à agir moralement et il me semble même exagéré de dire qu’il les incite à agir moralement. Il leur donne tout simplement l’occasion d’agir moralement12.

  • 13  Nous pouvons néanmoins supposer, du côté des individus, un intérêt légitime à agir moralement. (...)

25Trois remarques pour clore cette première partie. Tout d’abord, je ne m’intéresse ici qu’à l’agir extérieur des individus, c’est-à- dire à la légalité de leurs actes et non pas à la moralité de leur volonté, pour parler avec Kant. Je ne veux donc pas savoir comment l’État pourrait s’y prendre pour écarter les obstacles qui empêchent une volonté mauvaise de se transformer en volonté bonne – qui est une volonté qui agit uniquement par respect pour la loi morale –, mais je limite mon enquête à la question de savoir comment l’État peut faciliter cet agir que Kant qualifie de légal, c’est-à-dire l’agir comme la loi nous le demande, sans pour autant que cet agir soit aussi un agir parce que la loi nous le demande13. S’il serait certes préférable que les individus aient aussi une volonté bonne, au sens kantien du terme, on est toutefois en droit de se demander premièrement si l’État peut agir au niveau de cette volonté – Quels seraient, par exemple, les obstacles à écarter et est-il possible de les écarter ? – et deuxièmement si un État libéral peut se permettre d’intervenir à ce niveau sans trahir ses valeurs ou ses principes constitutifs.

  • 14  Des intérêts qui, il est important de le noter, ne se réduisent pas à l’intérêt purement biologiqu (...)

26La deuxième remarque que je voudrais faire concerne la justification de la préservation de l’environnement naturel. Je me situe dans une optique individualiste et anthropocentrique. C’est pour éviter des souffrances et de mauvaises conditions de vie aux individus humains qui existent actuellement et à ceux qui naîtront en toute probabilité dans les décennies et les siècles qui viennent que nous sommes moralement – et aussi parfois légalement – obligés de renoncer à certaines actions. Je n’attribue donc pas de valeur intrinsèque à l’environnement naturel, comme le font les tenants de la deep ecology. L’unité de référence ultime pour la réflexion morale est l’individu humain, et la protection ou la préservation de tout autre bien ne se fait qu’en vue de la protection des intérêts légitimes des individus14.

  • 15  Un développement qui ne saurait être légitime – condition nécessaire, mais pas suffisante – que po (...)
  • 16  Parmi les biens dont doit se préoccuper une théorie de la justice distributive internationale figu (...)

27Troisième et dernière remarque. S’il incombe à l’État de rendre possible pour ses citoyens un comportement en conformité avec les normes morales, nous pouvons aussi poser un tel devoir pour la communauté internationale, à ceci près que ce sont cette fois les États pour lesquels il s’agit de rendre possible un tel comportement. Si le développement d’un État15 ne lui est possible que par l’exploitation massive et rapide de ses ressources naturelles, on ne saurait moralement attendre de cet État une exploitation plus raisonnée. Le condamner moralement sans lui offrir d’alternative, c’est se placer sur le terrain d’une morale abstraite, aveugle aux réalités. Dans une telle situation, il incombe à la communauté internationale, et notamment aux pays les plus riches, d’offrir à cet État la possibilité d’un développement ne rendant pas nécessaire l’exploitation massive et rapide de ses ressources naturelles. Ce que nous dirons dans ce qui suit se limitera aux citoyens d’un État, mais pourra aussi être adapté à la situation des États faisant partie de la communauté internationale16.

Les empêchements à l’agir moral en matière environnementale

28Si tout le monde respectait naturellement l’environnement, les hommes n’auraient pas besoin de normes morales et légales qui leur prescrivent un certain comportement à adopter vis-à-vis de la nature. Et la question qui nous préoccupe dans cette contribution ne se poserait pas si nous supposions en outre que la volonté des hommes d’agir comme la morale l’exige ne rencontre aucun obstacle.

  • 17  Les exemples qui seront utilisés dans ce qui suit pourront apparaître comme ayant un côté anecdoti (...)

29Or il est un fait que les hommes ne respectent pas naturellement leur environnement naturel et il est un fait également que dans de nombreux cas, ce non-respect peut s’expliquer par la présence d’obstacles. Notons dans ce contexte que le non-respect se traduit soit par des actes, soit par des omissions. D’un côté, nous aurions l’exemple de la personne qui achète un gros 4X4 qui consomme 20 litres au 100 kilomètres et de l’autre l’exemple de la personne qui ne fait pas contrôler ni, si cela s’impose, changer le filtre à particules de sa voiture17. La première personne fait quelque chose qui est pour le moins moralement problématique, surtout à une époque où nous savons que les réserves en pétrole ne sont pas inépuisables et que la consommation d’essence entraîne une importante pollution atmosphérique – et nous supposons que la personne en question ne vit pas dans un pays où les routes sont en mauvais état et qu’elle n’exerce pas un métier rendant nécessaire ce genre de véhicule. La seconde personne ne fait pas quelque chose qu’elle devrait moralement faire – sans même parler d’une obligation légale. De prime abord, il n’y aucune raison de limiter la discussion aux seuls actes, en laissant de côté les omissions.

30Dans cette seconde partie de ma contribution, je voudrais dresser une liste des principales causes et raisons qui peuvent expliquer pourquoi les hommes font ce qu’ils ne devraient pas faire ou ne font pas ce qu’ils devraient faire pour préserver leur environnement naturel. Ce n’est qu’à partir d’une connaissance de ces causes et raisons que nous pourrons envisager, dans la troisième partie, des actions étatiques destinées à créer les conditions de possibilité d’un agir moral en matière environnementale.

31Sans prétendre à l’exhaustivité, je pense néanmoins que la liste qui suit contient au moins les principales causes et raisons qui empêchent les individus d’agir de manière à préserver leur environnement naturel. Nous pouvons distinguer plusieurs grands types d’obstacles, à savoir les obstacles épistémiques, les obstacles matériels, les obstacles économiques, les obstacles culturels et les obstacles motivationnels et moraux.

32Les obstacles épistémiques sont liés à une absence de connaissance et peuvent être de deux sortes. D’une part, nous pouvons avoir des individus qui ne savent pas que l’environnement naturel est menacé par certaines de leurs actions et qu’ils sont donc sous l’obligation morale de renoncer à ces actions – ou au moins de réduire le nombre de fois où ils agissent de la sorte. C’est dans cette situation que se trouvaient les personnes qui, jusque dans les années 80 du 20e siècle, utilisaient des bombes aérosols ayant des CFC (combinaison chlore-fluor-carbone) comme gaz propulseurs. Ces personnes ne se doutaient pas qu’elles contribuaient, par leurs actions apparemment anodines, à la destruction de la couche d’ozone.

  • 18  Le problème se pose surtout lorsque l’impact environnemental résulte d’une accumulation d’actions (...)

33Il va de soi que celui qui ne sait pas qu’il est en train de causer des dommages à l’environnement ne saurait être tenu moralement responsable de ces dommages. Si les personnes concernées l’avaient su à l’époque, elles auraient peut-être renoncé à l’utilisation de ces bombes aérosols ou en auraient au moins limité l’utilisation au strict minimum. Si nul n’est censé ignorer la loi morale qui nous oblige à préserver notre environnement naturel, on ne saurait attendre des hommes qu’ils connaissent à tout moment les effets de chacun de leur type d’actions sur l’environnement naturel18. On pourra tout au plus attendre d’eux qu’ils cherchent à s’informer – ce qui suppose bien entendu qu’ils aient la possibilité de le faire – et que dans certains cas ils adoptent un principe de précaution.

34Les obstacles épistémiques entrant dans la seconde catégorie présupposent une connaissance des effets néfastes sur l’environnement d’un certain type d’action, mais les individus ne connaissent pas d’option alternative - ou du moins pas d’option alternative leur permettant de continuer à profiter des avantages liés à leur agir. Il existe probablement à l’heure actuelle en France encore des millions de personnes qui savent que l’utilisation de certains produits de nettoyage est dangereuse pour l’environnement naturel, mais qui ignorent l’existence de produits tout aussi efficaces, mais bien moins nocifs. Ici également, on ne saurait attendre des hommes qu’ils connaissent, dès leur apparition sur le marché, tous les nouveaux produits.

35Par obstacle matériel, j’entends la non-existence ou tout au moins la non-disponibilité d’un moyen permettant un agir plus respectueux de l’environnement. Nous pouvons nous imaginer un individu qui sait qu’un certain type de comportement nuit à l’environnement naturel, qui serait aussi prêt à agir autrement, mais qui ne dispose tout simplement pas des moyens de le faire, soit parce que ces moyens n’existent pas (encore), soit parce qu’ils existent, mais qu’il ne réussit pas à se les procurer. Un cas concret serait celui d’un individu vivant dans un endroit isolé sans réseau d’assainissement public et ce avant l’invention des fosses sceptiques ultra-performantes modernes. À moins de renoncer à un certain nombre d’actes qui constituent le quotidien de la condition humaine et à moins de déménager, cet individu polluera.

36Les obstacles que je qualifie d’économiques concernent le pouvoir d’achat – pour les individus – ou d’investissement – pour les entreprises. Ainsi, un particulier peut très bien savoir que son véhicule est polluant et qu’il existe des véhicules bien moins polluants sur le marché, mais ne pas disposer des moyens financiers pour acheter un tel véhicule. De même, un patron d’entreprise peut très bien savoir qu’il existe des machines ou des procédés de production moins polluants, mais ne pas disposer des fonds nécessaires pour se rééquiper. La protection de l’environnement a un coût, et même dans les sociétés riches, il existe de nombreuses personnes qui ne sont tout simplement pas en mesure d’acheter des capteurs solaires ou, plus banalement et au quotidien, des produits issus de l’agriculture biologique. Ou prenons le cas d’une famille modeste de 4 personnes qui, pour se rendre en vacances, a le choix entre un voyage en train qui lui coûtera 1000 euros et un voyage en voiture qui ne lui en coûtera – en ne tenant compte que de la consommation en carburant – que 200. L’agir respectueux de l’environnement a encore très souvent un coût sensiblement plus élevé qu’un agir qui ne tient pas compte de la préservation de l’environnement, et les personnes ne disposant que d’un revenu modeste sont de ce fait souvent contraintes d’acheter des produits dont le coût économique est assez bas, mais dont le coût écologique est assez élevé, qu’il s’agisse au niveau de la production ou du sort réservé au produit après utilisation.

37Sous la catégorie générale d’obstacles culturels sont comprises toutes les habitudes, traditions, « nécessités » sociales etc., dont certaines sont devenues comme une sorte de seconde nature, de sorte qu’un individu, même s’il sait que sa manière d’agir n’est pas compatible avec la préservation de l’environnement, continue néanmoins d’agir comme il l’a toujours fait, comme ses parents, grands-parents, etc. l’ont fait avant lui ou comme la société attend de lui qu’il le fasse. Prenons un exemple banal. Alors qu’il existe aujourd’hui des produits permettant de réduire à trois minutes le temps de cuisson pour la confiture, certaines personnes continuent à faire leur confiture « comme au bon vieux temps », c’est-à-dire en la cuisant pendant plusieurs heures. Nous pouvons également regrouper sous ce genre d’obstacles les comportements que je qualifierais de facilité ou de confort –réel ou apparent –, comme par exemple le fait de prendre la voiture pour un trajet de 200 mètres, alors que rien ne l’impose ou ne l’exige.

38La société de consommation, qui a introduite une distance importante entre les hommes et leur environnement, a crée des besoins spécifiques, inconnus à nos ancêtres, et dont certains ne peuvent être satisfaits qu’au prix de la détérioration de l’environnement naturel. Un exemple serait les vacances dans des pays exotiques, qui sont devenues comme un certificat de respectabilité. Il y a quelques années, une famille du Luxembourg s’était enfermée dans sa cave en faisant croire aux voisins qu’elle passait ses vacances en République Dominicaine – vacances qu’elle ne pouvait bien sûr pas se payer.

39Les obstacles que je qualifie de motivationnels et de moraux regroupent un certain nombre de cas, le cas le plus extrême étant celui de la personne –personne peut-être plus hypothétique que réelle – qui ne veut tout simplement pas agir moralement et qui se fait presqu’un malin plaisir d’agir de manière immorale. Une telle personne sait très bien qu’en agissant comme elle le fait, elle nuit gravement à l’environnement et elle sait également qu’elle pourrait, sans grande difficulté, agir autrement. Mais elle ne veut tout simplement pas agir autrement. La destruction de l’environnement naturel est devenue pour elle une sorte de fin en soi.

  • 19  La question se pose aussi au niveau national. Les dirigeants de tel ou tel pays pourraient bien vo (...)

40Un cas moins extrême et bien plus proche de la réalité quotidienne est celui d’une personne qui voudrait agir moralement, qui aurait aussi les moyens d’agir moralement, mais qui refuse d’agir moralement aussi longtemps que les autres n’agiront pas également moralement. Une telle personne voit qu’elle encourrait des inconvénients en étant la seule à agir moralement –inconvénients relatifs par rapport aux autres. Le cas le plus significatif est peut-être celui du chef d’entreprise qui doit tenir compte de la concurrence. S’il est le seul à faire des efforts en matière de préservation de l’environnement dans le cadre du processus de production – des efforts non obligatoires du point de vue légal, mais hautement recommandés du point de vue moral –, ses coûts de production augmenteront et il cessera d’être concurrentiel par rapports aux autres qui ne font pas ces efforts19. Et cela pourra alors bien se terminer par le dépôt de bilan. Ce qui pourra le sauver, ce sera la présence de consommateurs éco-responsables qui disposent des moyens financiers pour acheter les produits éco-compatibles.

  • 20  Un croyant pourra tout au plus espérer que son sacrifice sera honoré dans l’au-delà.

41Dans le même ordre d’idées, une personne qui s’apprête à renoncer à un certain comportement peut s’interroger sur l’impact de son renoncement particulier. Ainsi, je peux très bien décider de renoncer à prendre l’avion pour partir en vacances, renonçant ainsi à voir des endroits dont je rêve depuis longtemps. Mais si un nombre conséquent d’autres personnes ne prennent pas la même décision que moi et acceptent donc également les sacrifices que je suis prêt à accepter, mon renoncement ne contribuera en rien à la réduction de la pollution produite par le trafic aérien, et mon sacrifice ne servira donc à rien – si ce n’est à me donner bonne conscience20. La question est donc de savoir si je suis prêt à renoncer à certains biens, alors que je vois que les autres continuent à les consommer. L’idée de sacrifice n’a ici aucune connotation religieuse, mais renvoie tout simplement au fait que certains individus sont prêts à renoncer à la satisfaction de certains de leurs désirs. La question est de savoir s’il faut leur rendre ce sacrifice plus facile à supporter en interdisant à tous la satisfaction de ces désirs. Si je renonce à partir en vacances en avion et que je vois que mon voisin n’a pas les mêmes scrupules écologiques que moi, je peux être amené à me dire que mon renoncement n’a aucun impact notable et plutôt que de renoncer pour rien, je pourrais décider de faire comme mon voisin.

42Comme je l’ai déjà indiqué, cette liste ne prétend pas à l’exhaustivité, même si je pense néanmoins avoir tenu compte des principaux obstacles et par là aussi des obstacles dont l’élimination devrait prioritairement intéresser les pouvoirs publics. Dans ce contexte, il ne s’agit pas pour l’État de partir de l’hypothèse que les citoyens sont tous mauvais, au sens où ils ignoreraient volontairement le devoir moral de préservation de l’environnement. Il devrait plutôt partir de l’hypothèse que la plupart d’entre eux seraient prêts à agir dans le respect de l’environnement naturel si certains obstacles qui les en empêchent étaient écartés. S’il est parfaitement légitime pour l’État de créer des obstacles à certains types d’agir qui détériorent de manière significative l’environnement naturel, il ne devrait pas se limiter à ce genre d’actions incapacitantes, mais également explorer la voie d’actions capacitantes, c’est-à-dire d’interventions ayant pour objet de permettre pratiquement aux individus d’agir d’une certaine manière. Dans la partie qui suit, nous donnerons un bref aperçu sur ce genre d’actions.

Créer les conditions d’un agir moral en matière environnementale

43Dans la partie précédente, j’ai dressé une liste des principales causes et raisons pouvant expliquer pourquoi les êtres humains n’agissent pas d’une manière compatible avec la préservation de l’environnement. En agissant sur ces causes et raisons, les pouvoirs publics peuvent amener les individus à changer de comportement.

  • 21  Le libertarien attirera par exemple l’attention sur le sort des homosexuels. Ceux-ci ne sont certe (...)

44Comme nous l’avons déjà suggéré, une telle intervention de l’État au niveau du comportement des individus sera bien entendu perçue d’une manière hostile par un libertarien, qui dira qu’après avoir – et encore21 – renoncé à intervenir pour réguler le comportement sexuel des individus, l’État s’en prend maintenant à la dimension écologique de leur comportement, cherchant à intervenir au niveau des actes qui ont ou qui sont soupçonnés avoir des conséquences sur l’environnement naturel. Et comme il n’y a guère d’actes qui n’aient pas de telles conséquences – en rédigeant cette contribution sur mon ordinateur, je consomme par exemple de l’électricité –, le libertarien agitera le spectre d’un État paternaliste et tout-puissant. Et pour montrer le bien-fondé de ses craintes, le libertarien pourra puiser dans certains textes canoniques de la pensée écologiste contemporaine, dont notamment Das Prinzip Verantwortung de Hans Jonas. L’auteur y suggère en effet qu’une dictature serait mieux à même de nous aider à sortir de la crise écologique qu’un État de droit libéral et démocratique.

45Les craintes du libertarien me semblent légitimes et doivent être prises au sérieux. Mais il ne saurait être question, pour m’exprimer de manière imagée, de jeter l’enfant avec l’eau du bain. Plutôt que de condamner en bloc toute intervention de l’État ayant comme objectif un changement du comportement des individus, il faudrait s’interroger sur les modalités possibles que peut prendre une telle intervention. De même faudrait-il s’interroger sur la situation des individus eux-mêmes. Certains d’entre eux se trouvent peut-être dans une situation où, pour des raisons indépendantes de leur volonté, ils ne sont pas capables de faire ce qu’ils veulent. Devra-t-on, dans ce cas, condamner un État qui les met dans une situation où ils en sont capables – sans pour autant les obliger à agir d’une certaine manière ? Avant de prononcer une condamnation en bloc, le libertarien devrait plutôt se demander si les changements de comportement voulus par l’État ne sont pas aussi voulus par les individus eux-mêmes, l’État n’étant que l’instrument dont se servent les individus pour créer les conditions de possibilité d’un type d’agir voulu par eux. Il ne s’agit donc pas de soumettre les individus à des fins qui leur seraient radicalement étrangères, mais de leur permettre de réaliser leurs propres fins.

46Le problème peut aussi se formuler en termes d’autonomie. Le libertarien semble présupposer que les individus sont déjà parfaitement autonomes, et ce à tous les niveaux. Or tel n’est pas le cas. Dans la mesure où l’autonomie présuppose une connaissance aussi adéquate que possible, il faut faire en sorte que l’individu puisse accéder à cette connaissance. Mais on ne saurait bien entendu s’arrêter au niveau de la connaissance. L’autonomie d’un individu est d’autant plus grande qu’il peut choisir entre un nombre plus grand d’options. Et ce choix ne doit pas seulement être un choix théorique, mais un choix réel. Dès lors, il faut aussi le rendre capable de choisir. Il ne s’agit donc pas nécessairement de forcer l’individu à s’informer et à choisir l’option que l’on estime être la seule bonne, mais de lui permettre de s’informer et de choisir cette option. Il ne s’agit pas de rendre les individus autonomes, mais de leur permettre de se rendre autonome – ou du moins de se rapprocher autant que possible de l’idéal de l’individu autonome, un idéal qui est aussi, sauf erreur de ma part, partagé par le libertarien.

47Dans cette troisième partie de ma contribution, je voudrais indiquer certains moyens par lesquels un État de droit libéral et démocratique peut, sans nécessairement violer les principes qui le fondent, intervenir pour créer les conditions de possibilité d’un agir moral en matière environnementale. Je me baserai sur les causes et raisons identifiées dans la partie précédente.

48Commençons par les obstacles épistémiques. Par ses seuls moyens, le citoyen lambda ne saurait savoir qu’il existe une crise écologique à l’échelle mondiale, de même qu’il lui est souvent impossible de savoir quel impact un certain type d’actes aura sur l’environnement s’il est accompli par un très grand nombre d’individus. Notre capacité à détériorer de manière irréversible l’environnement naturel est loin en avance sur notre capacité à reconnaître le potentiel destructeur de nos actes.

49Mettre tout en œuvre pour informer – de manière contradictoire – les individus sur les problèmes environnementaux et sur leurs causes et conséquences ne me semble pas incompatible avec les principes d’un État de droit libéral et démocratique, mais me semble, bien au contraire, être présupposé par ces principes. Car l’individu dont part le libéralisme est un individu autonome, et cette autonomie, comme nous l’avons déjà remarqué, et on n’insistera jamais trop sur ce point, ne saurait être dissociée de la connaissance. Seul celui qui sait ce qu’il fait en agissant peut être dit agir de manière autonome et responsable. En diffusant un savoir relatif à la situation globale de l’environnement naturel et aux moyens permettant sa meilleure préservation, l’État promeut l’autonomie des individus ou du moins promeut-il les conditions de possibilité de son exercice.

50L’État peut ici agir à deux niveaux, à savoir à celui de la production et à celui de la diffusion de la connaissance. Au niveau de la production, il s’agit de promouvoir la recherche relative aux impacts sur l’environnement naturel de nos actions et des produits que nous utilisons. Au niveau de la diffusion, il s’agit de faire connaître à un public aussi large que possible les résultats de cette recherche. Une fois informés, et à moins de supposer que l’État réglementera de manière prohibitive dans tous les cas, les citoyens devront prendre une double décision, à savoir d’une part s’ils acceptent comme vrais les résultats obtenus – par exemple s’ils acceptent comme vraie l’affirmation selon laquelle le réchauffement climatique serait en majeure partie dû aux activités humaines – et d’autre part s’ils changeront de comportement – par exemple s’ils réduiront le volume de leurs activités génératrices de gaz à effet de serre pour le cas où ils accepteraient l’origine anthropique du réchauffement climatique.

51À ce premier niveau, il s’agit donc avant toute chose de faire prendre conscience, ce dernier terme pouvant être pris dans son double sens, épistémique (en allemand : Bewusstsein) et moral (en allemand : Gewissen). Les citoyens doivent devenir conscients du fait que certaines de leurs actions ne sont pas si anodines qu’ils le pensent et ils doivent ensuite réévaluer leur comportement à la lumière de ce qu’ils viennent d’apprendre.

52Les obstacles matériels concernaient l’inexistence ou la non-disponibilité de moyens réduisant l’impact négatif de nos actions sur l’environnement. À ce niveau, l’État pourra investir dans la recherche et le développement de technologies plus éco-compatibles, non pas en se substituant au secteur privé, mais de manière complémentaire ou subsidiaire, les priorités économiques auxquelles obéit même un secteur privé prenant en compte le souci de la préservation de l’environnement ne correspondant pas nécessairement aux priorités écologiques. Si les États avaient dès les années 70 investi massivement dans la recherche de moteurs plus propres, nous aurions aujourd’hui peut-être déjà un parc automobile qui polluerait bien moins qu’il ne le fait.

53En ce qui concerne l’indisponibilité de moyens, l’État en particulier et les pouvoirs publics en général devraient faire de la mise à disposition généralisée de tels moyens une priorité. Cela ne signifie pas, loin s’en faut, que les pouvoirs publics doivent raccorder au réseau d’assainissement public toutes les maisons isolées ne disposant que d’une fosse sceptique. Il s’agit ici de mettre en balance l’impact sur l’environnement et les coûts. On pourra toutefois attendre de l’État qu’il promeuve la recherche portant sur des fosses sceptiques plus performantes.

54À ce deuxième niveau, il s’agit de faire en sorte que la prise de conscience recherchée au premier niveau ne soit pas condamnée à la stérilité, placée qu’elle serait devant l’impossibilité complète de se traduire en actes – sauf à abandonner la poursuite des biens que l’on se proposait d’obtenir par le comportement dont il a été montré qu’il a des effets destructeurs sur l’environnement.

55Passons maintenant aux obstacles de nature économique ou financière. Nous avons vu que des comportements plus éco-compatibles pouvaient avoir un coût économique plus élevé que les comportements moins éco-compatibles et que cette différence au niveau des coûts empêchait de nombreux consommateurs d’acheter des produits plus éco-compatibles ou des dirigeants d’entreprise d’opter pour des machines ou des procédés moins polluants ou destructeurs de l’environnement naturel. Comment l’État peut-il écarter ces obstacles ou au moins en limiter l’incidence ?

  • 22  1000 euros de prime à la casse plus 700 euros de prime écologique. Pour certains types de véhicule (...)

56En ce qui concerne ces obstacles, les moyens d’intervention possibles de l’État sont multiples et variés. Citons par exemple la prime à la casse ou le bonus écologique, mesures adoptées par le gouvernement français suite au « Grenelle de l’Environnement », la première étant une mesure destinée à inciter les propriétaires de voitures de plus de dix ans – en principe plus polluantes que les modèles plus récents – à acheter une nouvelle voiture, et la seconde étant une mesure destinée à inciter à l’achat d’une voiture à plus faible émission de dioxyde de carbone. Par le cumul des deux mesures, un acheteur pouvait épargner jusqu’à 1700 euros22, voire plus dans certains cas, lors de l’achat d’un véhicule neuf. L’État subventionne ici un comportement favorisant la préservation de l’environnement. Il peut aussi pénaliser financièrement un comportement défavorable à la préservation de l’environnement en taxant plus lourdement les véhicules âgés de plus de dix ans et/ou en introduisant un malus écologique – taxe sur les véhicules neufs émettant une quantité relativement élevée de dioxyde de carbone.

  • 23  La forme la plus radicale que peut prendre ce bâton est bien entendu la forme pénale. Mais dans ce (...)

57L’État peut donc en principe agir par le biais de la carotte ou du bâton23. En choisissant la carotte, il risque de creuser les déficits budgétaires – la prime à la casse a eu un succès bien plus grand qu’escompté. En outre, certains pourront lui reprocher de récompenser un comportement qui devrait aller de soi. À ces derniers, on répondra toutefois que pour une personne qui se trouve dans une situation économique précaire, certaines choses ne vont tout simplement pas de soi. Affirmer que même une personne touchant le SMIG a le devoir moral d’acheter une voiture hybride polluant moins et qu’il faut donc la condamner moralement si elle ne le fait pas, c’est se placer dans un univers abstrait où tout est possible pour tout le monde. Dans le monde réel, il faudrait commencer par mettre la voiture hybride à la portée économique des personnes aux revenus plus faibles, soit en réduisant les frais de production et donc aussi, en principe, le prix de vente, soit en subventionnant l’achat d’un tel véhicule – en liant éventuellement la hauteur de la subvention aux revenus.

  • 24  Ici se posera alors la question de la justice sociale. Une augmentation conséquente du prix de pro (...)

58Alors qu’en choisissant la carotte l’État intervient de manière positive dans la liberté de choix des individus – il leur offre un plus grand nombre d’options réelles et non seulement théoriques –, il y intervient de manière négative en maniant le bâton. L’introduction d’un malus écologique rend certaines options plus onéreuses et peut donc les éliminer pour certaines catégories de personnes. Si l’achat d’un gros 4X4 ou d’une voiture très gourmande du point de vue de la consommation entraînait un malus équivalent à 100 % de son prix d’achat normal, de nombreuses personnes ne pourraient tout simplement plus acheter un tel véhicule24.

  • 25  C’est également à ce niveau qu’il faut situer le débat relatif à la fiscalité écologique. Voir à c (...)

59Ce qui vaut pour le particulier vaut aussi pour le chef d’entreprise. À ce niveau également, les pouvoirs publics peuvent intervenir par la carotte ou le bâton, c’est-à-dire soit en rendant moins onéreux le choix pour des moyens ou des procédés de production plus éco-compatibles, soit en rendant plus onéreux le choix pour des moyens ou des procédés de production moins éco-compatibles – on songera là par exemple à une internalisation des coûts environnementaux et au principe du pollueur-payeur. Dans le premier cas, de nouvelles options deviennent économiquement abordables, alors que dans le second, des options jusqu’ici économiquement abordables cessent de l’être ou ne le sont plus si facilement25.

60En ce qui concerne les obstacles de nature culturels, ils posent, sous certains aspects, des problèmes autrement plus redoutables que les autres types d’obstacles, notamment lorsque les comportements sont constitutifs ou sont au moins perçus comme constitutifs d’une certaine identité. La situation est alors analogue à celle que l’on retrouve dans le contexte de la question de la protection animale au sujet de la corrida : on peut très bien s’imaginer un afficionado qui condamne le sort réservé aux animaux dans les abattoirs, mais qui n’accepte en aucun cas l’interdiction de la corrida, cette dernière étant pour lui un élément constitutif d’une certaine culture à laquelle il s’identifie.

61Dès lors qu’il s’agit d’intervenir au niveau des identités culturelles, un État libéral, du fait de son adhésion au pluralisme des valeurs, se trouve confronté à certains problèmes. Ce que l’on peut attendre de lui, c’est qu’il promeuve un climat favorable à la réflexion permanente sur les valeurs, les traditions et les modes de vie. Le sujet du libéralisme n’est pas l’individu perdu dans l’immanence de ses désirs, traditions, etc., mais il est toujours ouvert à un dépassement possible de ce qu’il est. Il ne perçoit pas celui qui met en question son mode de vie comme un ennemi, mais plutôt comme l’occasion de réévaluer ce mode de vie à la lumière d’autres modes de vie possibles, une réévaluation qui ne doit pas nécessairement conduire à son abandon.

62Restent à mentionner les réactions possibles à la présence d’obstacles motivationnels et moraux. En ce qui concerne les individus radicalement mauvais, c’est-à-dire qui, en toute connaissance de cause et sans se retrancher derrière une identité culturelle constitutive continuent à agir d’une manière incompatible avec la préservation de l’environnement, alors qu’ils ont les moyens d’agir autrement, l’État libéral devra décider au cas par cas quels types d’action il pénalisera et quelles peines seront prévues pour ces types d’action. Notons que ce sont surtout ces individus qui rendent nécessaire le recours au droit pénal.

63Pour ce qui est des personnes qui estiment que leurs actions isolées ne contribueront pas à une amélioration de la situation, elles pourraient être amenées à changer d’avis en voyant que des mesures sont prises qui doivent permettre à un nombre aussi important que possible de personnes d’agir de manière compatible avec la préservation de l’environnement. Elles pourront de ce fait se dire que leur comportement pourra servir d’exemple à d’autres personnes, à des personnes qui pourront désormais effectivement changer de comportement.

64Pour ces personnes réticentes, on pourrait aussi éventuellement prévoir des récompenses, comme il en existe d’ailleurs déjà dans certains pays. Au niveau des entreprises, on a par exemple dans de nombreux pays des prix destinés à récompenser les entreprises qui font des efforts, au-delà de ce qui est exigé par la loi, pour rendre leur processus de production compatible avec la préservation de l’environnement.

65Il s’agit, en somme, de créer une situation générale telle que ceux qui se comportement comme la morale l’exige ne fassent pas, comme l’on dit, les frais d’un tel comportement. Même si l’on ne réussit pas à créer une situation qui leur permettra de sortir gagnants, au moins devra-t-on faire en sorte qu’ils ne soient pas perdants.

66Dans cette troisième et dernière partie de ma contribution, il ne s’agissait pas de dresser une liste complète des mesures qu’un État libéral pouvait prendre pour rendre pratiquement possible un comportement plus respectueux de l’environnement, mais uniquement de suggérer certaines voies et de montrer que ces voies sont parfaitement compatibles avec un État libéral, du moins si le libéralisme est conçu selon un modèle kantien.

67Un tenant de l’héroïsme moral nous reprochera certes d’ôter tout panache à l’agir moral. Si on peut admirer d’un point de vue moral une personne qui dépense 20000 euros pour acheter un véhicule à la pointe du progrès écologique en matière de motorisation alors qu’elle gagne le SMIG – elle devra faire de nombreux sacrifices –, on aura bien moins d’admiration morale pour une personne qui, en achetant la même voiture, bénéficie d’un soutien étatique de 10000 euros. À cette objection je répondrai que même si l’héroïsme moral est admirable, il ne saurait être exigé de tout le monde et dans toutes les circonstances.

Conclusion

68La préservation de l’environnement naturel est devenue aujourd’hui une priorité mondiale, et interpelle, au niveau moral, tant la communauté internationale que les États, les entreprises ou encore les individus. Si de nombreuses obligations morales peuvent prendre la forme d’obligations légales, dont la non-observation sera sanctionnée, cela ne vaut pas pour toutes les obligations morales, du moins pas dans le cadre d’un État qui se veut libéral et qui donc s’impose des limites assez strictes relatives à ses interventions dans la sphère privée de ses citoyens ou même au contrôle de cette sphère.

69Cela ne signifie toutefois pas que l’État doive ou puisse se désintéresser complètement de ce qui se passe dans cette sphère. Comme nous avons tenté de la montrer dans cette contribution, l’État, même l’État libéral, peut, voire doit présupposer que les citoyens sont disposés à agir comme la morale l’exige d’eux. Entre le paradigme machiavélien qui recommande au souverain de supposer que tous les hommes sont méchants et le paradigme angélique qui pose que tous les hommes sont naturellement bons, il y a de la place pour un paradigme intermédiaire, qui part du principe que les hommes sont en principes disposés à agir comme la morale l’exige. Le paradigme machiavélien aura tendance à ne favoriser que le recours au droit pénal, alors que le paradigme angélique aura tendance à ne pas intervenir.

70En même temps, il faudra que l’État tienne compte du fait qu’un tel agir conforme aux exigences morales n’est pas à la portée de tous les citoyens, c’est-à-dire que beaucoup d’entre eux voudraient adapter leur comportement à ce que la morale exige, mais rencontrent des obstacles. Un des principaux rôles des pouvoirs publics est d’écarter ces obstacles, pour ouvrir ainsi de nouvelles options aux citoyens. Libre alors à eux de les saisir ou non, et s’ils les saisissent, libre à eux également de les saisir pour des motifs intéressés ou désintéressés. Un État libéral peut exiger des citoyens un comportement conforme aux lois positives – sans néanmoins pouvoir exiger qu’un tel comportement se fasse par pur respect de la loi. Un État libéral ne peut toutefois pas exiger de ses citoyens un comportement conforme aux lois morales et il ne peut transformer en lois positives toutes les lois morales. Comme nous l’avons montré, il peut toutefois rendre possible, non seulement abstraitement, mais aussi pratiquement, un comportement conforme aux lois morales, du moins pour certains types d’actions.

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Bibliography

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Norbert Campagna est né en 1963. Spécialiste de philosophie du droit et de l’État ainsi que de philosophie morale appliquée, il est l’auteur de 18 livres.

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Notes

1  Cela peut se faire de différentes façons. Ainsi, on pourra, en choisissant une voie extrême, accorder des droits constitutionnels à la nature. Dans un style moins extrême, on se contentera de faire de la préservation de l’environnement un but que la constitution fixe à l’État (Staatszielbestimmung) – c’est la voie choisie par l’Allemagne. De nombreux ouvrages ont été consacrés à cette question. Voir notamment Pernthaler-Weber-Wimmer 1992 et Rèmond-Gouilloud 1989.

2  Pour faire simple, nous pouvons dire que les conceptions traditionnelles estimaient que le prince devait privilégier le salut de son âme et renoncer à l’application de certaines mesures, voire à l’exercice du pouvoir s’il devait être amené à utiliser des moyens immoraux pour préserver la communauté politique ou l’État. Avec Machiavel, nous changeons de paradigme : celui qui accepte de gouverner doit être prêt à sacrifier le salut de son âme si la nécessité politique l’exige. Voir Machiavelli 1992 (plus particulièrement Il Principe et Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio) et Campagna 2003.

3  En parlant ici de morale, je ne veux pas donner une dimension religieuse à mon discours ou militer en faveur de je ne sais quelle religion verte ou écologiste. La notion de morale, telle qu’elle est ici employée, renvoie à une conduite respectueuse de la dignité d’autrui et des conditions rendant possible à autrui la perception de sa dignité. Il ne s’agit donc pas de conférer des droits moraux à l’environnement, et les devoirs moraux des citoyens sont des devoirs qu’ils ont vis-à-vis des autres êtres humains et non pas vis-à-vis de l’environnement en général ou des écosystèmes en particulier.

4  Le critère de l’universabilité – d’une maxime ou d’une action – est un critère moral et non pas un critère juridique. Pour savoir si un type d’action doit faire l’objet d’une interdiction légale, le législateur n’essayera pas d’abord de savoir ce qui arriverait si tout le monde se mettait à agir de cette manière.

5  On observe parfois l’absence d’une distinction entre la dimension morale et la dimension légale. Une action immorale ne doit pas automatiquement devenir une action illégale. De même, il peut y avoir des actions illégales qui sont en soi tout à fait morales. Ainsi, il n’est pas en soi immoral de rouler de rouler sur la voie de gauche.

6  Nous trouvons une telle énumération dans les principaux écrits politiques de Hobbes, le nombre des lois naturelles connaissant une légère variation d’un livre à l’autre, sans que cela change toutefois quoi que ce soit à la substance.

7  Pour le texte de Kant et la controverse entre cet auteur et Constant, voir Boituzat 1993.

8  Les tenants d’une morale exigeante regretteront peut-être que les situations qui nous obligent à l’héroïsme moral et au sacrifice tendent à disparaître au profit de ce que Gilles Lipovetsky a appelé l’éthique indolore des siècles démocratiques. La question exigerait un développement qui dépasserait de loin le cadre de cet article et je me contenterai donc de cette simple mention du problème.

9  En anglais on parle de supererogatory actions. Il ‘agit d’actions qui vont au-delà de ce qui est moralement requis. La difficulté sera bien entendu de tracer une limite claire entre ce qui est encore requis et ce qui dépasse le requis. Est-ce moralement requis pour toute personne gagnant plus de 5000 euros par mois de faire un don à une organisation caritative ? Et si oui, quelle somme l’individu pourra-t-il être moralement requis de verser et à partir de quelle somme entrons-nous dans la dimension du surérogatoire ?

10  Selon les cas, le fait de créer de telles options pourrait éventuellement avoir pour conséquence de permettre une sanction de ceux qui ne les utilisent pas. Mais il ne devra pas toujours en être ainsi.

11  Il se peut bien entendu que les individus aient mauvaise conscience de ne pas agir selon ce que leur dicte leur conscience, et ce même si elles savent qu’un tel agir exigerait d’elles un très grand sacrifice, un sacrifice que le saint ou héros moral sera peut-être prêt à supporter, mais que l’on ne peut pas moralement attendre d’un individu que, faute de mieux, nous pouvons qualifier de normal.

12  Pour une réflexion beaucoup plus générale sur la compatibilité entre le libéralisme et la protection de l’environnement, voir Kergoat 1999.

13  Nous pouvons néanmoins supposer, du côté des individus, un intérêt légitime à agir moralement.

14  Des intérêts qui, il est important de le noter, ne se réduisent pas à l’intérêt purement biologique de survie, mais qui comprennent également des intérêts esthétiques ou moraux. L’être humain ne veut pas simplement vivre, mais il veut aussi bien vivre, et il ne veut pas seulement bien vivre comme individu biologique, mais également comme individu social, moral et culturel.

15  Un développement qui ne saurait être légitime – condition nécessaire, mais pas suffisante – que pour autant qu’il profite à la population et notamment aux moins bien lotis.

16  Parmi les biens dont doit se préoccuper une théorie de la justice distributive internationale figure aussi ce bien qu’est l’agir moral.

17  Les exemples qui seront utilisés dans ce qui suit pourront apparaître comme ayant un côté anecdotique, les principaux responsables des dégâts écologiques n’étant pas les particuliers, mais les grandes entreprises ou même les États. On pourrait donc me reprocher de ne pas tenir compte des vrais enjeux. S’il est vrai que j’aurais aussi pu rédiger un article ayant comme objet l’action capacitante de l’État pour les entreprises, j’ai préféré me concentrer sur l’action capacitante de l’État pour les individus, car il est plus facile de conceptualiser l’agir moral et la responsabilité qui y est liée au niveau des individus que des grandes entreprises.

18  Le problème se pose surtout lorsque l’impact environnemental résulte d’une accumulation d’actions particulières qui, prises isolément, ont un impact minime. L’individu voit les trois sacs d’ordures qu’il produit par semaine, mais il ne voit pas les 60 millions de sacs d’ordures que produisent hebdomadairement les 20 millions de concitoyens qui se comportent comme lui.

19  La question se pose aussi au niveau national. Les dirigeants de tel ou tel pays pourraient bien vouloir imposer des normes environnementales plus strictes à leurs entreprises et même se sentir moralement obligés de le faire, mais en même se dire qu’en le faisant, leurs entreprises, dont les coûts de production seront plus élevés, ne seront plus concurrentielles sur le marché international et pourront peut-être même être tentées de délocaliser dans des pays où les normes environnementales sont moins strictes, voire inexistantes.

20  Un croyant pourra tout au plus espérer que son sacrifice sera honoré dans l’au-delà.

21  Le libertarien attirera par exemple l’attention sur le sort des homosexuels. Ceux-ci ne sont certes plus soumis à des sanctions pénales, mais dans la majorité des pays, ils n’ont pas la possibilité de se marier et donc de profiter des avantages liés au mariage. De la sorte, l’État soutient le modèle hétérosexuel.

22  1000 euros de prime à la casse plus 700 euros de prime écologique. Pour certains types de véhicules, la prime écologique pouvait même être plus conséquente.

23  La forme la plus radicale que peut prendre ce bâton est bien entendu la forme pénale. Mais dans ce contexte on peut distinguer entre un maniement souple et un maniement rigide du bâton. À ce sujet, voir Hawkins 1984.

24  Ici se posera alors la question de la justice sociale. Une augmentation conséquente du prix de produits ayant un impact négatif sur l’environnement réduira certes l’achat de ces produits, mais cela se fera en limitant cet achat à ceux qui peuvent se le permettre. On aura ainsi deux catégories sociales : d’une part les personnes qui ont les moyens financiers pour continuer à acheter des produits de prestige, mais très polluants, et d’autre part un nombre toujours plus grand de personnes qui ne peuvent plus acheter de tels produits. Une interdiction pure et simple semble au moins avoir pour soi l’avantage de ne pas créer deux groupes sociaux – du moins aussi longtemps que les infractions ne font pas seulement l’objet de sanctions purement financières.

25  C’est également à ce niveau qu’il faut situer le débat relatif à la fiscalité écologique. Voir à ce sujet Wilhelm 1990.

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References

Electronic reference

Norbert Campagna, « L’agir respectueux de l’environnement comme but de la politique Â», VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Volume 10 Numéro 1 | avril 2010, Online since 20 April 2010, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/9446 ; DOI : 10.4000/vertigo.9446

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About the author

Norbert Campagna

Docteur en philosophie, Professeur-associé, Université du Luxembourg / Campus walferdange, Route de Diekirch, B.P. 2, L-7201 WALFERDANGE, Luxembourg, Courriel : norbertcampagna@hotmail.com

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