1Le concept de développement durable fait l'objet depuis la publication en 1987 du rapport Brundtland et sa mise sur l'agenda politique d'un succès considérable, presque étonnant eu égard aux potentielles contradictions internes dont il est porteur : difficile en effet de croire que rentabilité financière, protection de l'environnement et prise en compte des aspects sociétaux fassent infailliblement système avec moult boucles de rétroactions positives conduisant à une croissance infinie ! La soutenabilité dite faible (par opposition à celle dite forte qui admet l'existence de capitaux naturels non substituables (Neumayer, 2003)), en supposant la substituabilité possible entre facteurs humains et naturels (optimisme technologique), traduit les nécessaires compromis et laisse ouverte la possibilité de politiques « optimales », y compris en termes temporels. Toutefois, à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, on a pris conscience de l'existence de certaines irréversibilités dans le domaine de l'environnement et des ressources naturelles : second principe de la thermodynamique en physique et gestion optimale des ressources forestières et minières en ingénierie. Avec les problématiques contemporaines de la co-évolution des espèces humaines et non humaines (biodiversité), cette prise de conscience a conduit à des interrogations sur les conditions de la pérennité des sociétés humaines (Diamond, 2006) : peut-on dire qu'il y ait par exemple une trajectoire optimale de consommation des ressources épuisables assurant « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » non seulement maintenant, mais aussi dans le futur ? A l'échelon individuel ou de l'entreprise, le concept micro-économique d'actualisation permet de déterminer l'allocation temporelle des coûts et bénéfices, et en l'absence d'externalités, cette détermination peut conduire à un optimum social. Mais dès que l'on s'intéresse à des questions faisant intervenir un horizon temporel intergénérationnel – et les questions environnementales sont souvent dans ce cas – les décisions des acteurs n'impliquent pas qu'eux-mêmes, mais aussi les générations futures, ce qui constitue une forme d'externalité difficilement internalisable (à la Pigou) ou négociable (à la Coase) étant donné que toutes les parties prenantes ne sont pas (et ne peuvent être) présentes.
2Dès lors, un problème d'éthique environnementale se pose : un décideur agira certes toujours dans son intérêt si cet intérêt est vital pour lui (d'où la justification évolutionniste d'un certain égoïsme générationnel : il faut déjà penser à sa propre survie pour pouvoir procréer), mais dans la mesure où ses décisions impactent ses successeurs, ne doit-il pas prendre en compte leur existence ? Là intervient nécessairement la notion de responsabilité, quand bien même aucun signal ou sanction de la part des générations futures ne puisse influencer les décisions présentes. Avant même que le concept de développement durable ne se popularise dans les années 1990, Rawls, Roegescu-Roegen ou Jonas ont chacun à leur manière invité les générations présentes à prendre en compte les générations futures, et de nombreux économistes ont essayé de formaliser cette exigence éthique qu'est l'équité intergénérationnelle, qu'on se propose de formuler ainsi : puisque les êtres humains ne choisissent pas leur date de naissance, ils n'ont pas à en être responsables, et donc l'importance accordée ex ante par un décideur à leur bonheur ne devrait pas dépendre de la génération (en termes spécifiquement démographiques : la cohorte) à laquelle ils appartiennent. Bien évidemment, les aléas de l'histoire montrent bien qu'il y a des inégalités entre générations : mieux vaut pour certains européens ne pas être nés au XIVème siècle (siècle de la peste noire et de la guerre de cent ans) ou à la fin du XIXème siècle (enrôlement probable dans une guerre mondiale). Mais lorsque des décisions lourdes de conséquences sur l'avenir doivent être prises (pensons aux systèmes énergétiques par exemple), on ne voit pas au nom de quoi le bonheur d'un être humain naissant dans deux siècles devrait moins compter que le bonheur d'un être humain naissant dans un siècle ou dans un an. Or, cette éthique élémentaire, initiée par certaines religions monothéistes (du moins si « l'amour du prochain » ou l'altruisme paternaliste - ne pas faire aux autres ce qu'on n'aimerait pas qu'on nous fasse - se comprennent même entre non contemporains) et « laïcisée » par Kant et Jonas, entre en contradiction avec la pratique de l'actualisation en économie (préférence pour le présent), et avec les comportements individuels et collectifs concrets : comment justifier que les générations des XXème et XXIème siècles auront épuisé pour leur seul profit (et en léguant un climat modifié) en moins de deux siècles des ressources carbonées fossiles accumulées en plusieurs millions d'années ? Le même raisonnement est probablement valable aussi pour les ressources vivantes, certaines espèces ayant déjà disparu tandis que d'autres sont en voie d'extinction, engendrant des irréversibilités problématiques (on ne sait pas encore recréer artificiellement tout ce que la nature a mis des millions d'années à construire, même avec l'ingénierie la plus sophistiquée).
3Si cette problématique de la prise en compte des générations futures est ainsi niée dans les comportements et dans les évaluations économiques standards, qu'en est-il dans les évaluations environnementales ex-ante et ex-post qui fleurissent depuis quelques années dans les politiques publiques et privées ? Quelques exemples sont donnés à partir de deux outils d'évaluation que sont l'analyse de cycle de vie et l'empreinte écologique, et d'une nouvelle approche de l'actualisation en économie conciliant préférence individuelle pour le présent et équité entre générations. Des applications à la gestion des déchets sont présentées, en particulier concernant la mise en décharge des « déchets ultimes », inévitable conséquence des métabolismes industriels et domestiques et « côté cour » de la société de consommation se rappelant au bon souvenir (par définition perpétuel) des territoires d'accueil.
4Toute activité humaine produit des externalités environnementales. Les choix technologiques contemporains ont maintenant une telle influence sur l'environnement que la nécessité d'une évaluation de leurs impacts s'est fait jour dès les années 1960. On peut distinguer les évaluations environnementales multicritères qui caractérisent les différents flux polluants sans nécessairement chercher à les hiérarchiser ou pondérer entre eux (études d'impact au niveau local, analyse de cycle de vie à un niveau plus global), et les évaluations monocritères, typiquement l'analyse coût-bénéfice avec la monétarisation des externalités, mais aussi l'empreinte écologique. S'il est logique que les décideurs publics promeuvent et appliquent ces évaluations, les entreprises y ont aussi contribué, d'abord dans une optique d'optimisation de procédés, puis dans une optique d'évaluation environnementale dans la mesure où l'accès à certains marchés en est maintenant facilitée. Il n'est pas exclu également que leur image même soit ici en jeu, ainsi qu'une certaine volonté de contrôler l'usage de ces outils, car ces évaluations donnent des résultats pouvant sensiblement dépendre d'hypothèses de calcul plus ou moins explicites.
5Or, certaines d'entre elles reposent in fine sur des choix éthiques.
6Quoi de plus « neutre » et « scientifique » a priori qu'une évaluation en termes de concentrations ou de flux d'une molécule ou d'un groupe de molécules, voire d'un indicateur agrégatif ? En réalité, et tout particulièrement pour l'analyse de cycle de vie, ces données « dures » supposent d'avoir défini les frontières du système objet de l'évaluation. Quantifier la pollution de l'incinération des déchets ne donne pas les mêmes résultats suivant que l'on inclue ou non l'usage des résidus, en particulier des fumées d'incinération (Hellweg, 2000). L'analyse de cycle de vie comme l'analyse économique cherchent à intégrer l'ensemble des conséquences, directes et indirectes, d'un choix technologique, sachant qu'il y a un moment, éventuellement difficile à déterminer, où il n'est plus rentable de quantifier des effets si indirects que leurs conséquences en deviennent négligeables eu égard au coût des recherches d'information nécessaires. Il peut typiquement s'ensuivre des flux évités, comme cela est explicite en matière de recyclage, mais aussi en matière d'énergie : par exemple, l'incinération produit une énergie thermique qui peut être valorisée sous diverses formes et se substitue alors à d'autres sources d'énergie, ce qui contribue en général, du moins pour les installations conformes aux réglementations en vigueur en Amérique du Nord et en Europe, à un bilan énergétique global positif par rapport à d'autre techniques de traitement des déchets. Toutefois, rien que sur ces questions de substitution, des aspects liés à la temporalité viennent compliquer la tâche : substitue-ton de la chaleur, de l'électricité de pointe, de l'électricité de base, laquelle peut être produite de façon fort diverse, et donc avec des émissions évitées fort différentes selon les pays (nucléaire, hydraulique, gaz, charbon, éolien…) ? Comment intégrer et quantifier le caractère épuisable et essentiel de certaines ressources énergétiques que le marché, court-termiste pour des raisons à la fois subjectives (psychologie du temps et du risque) et objectives (caractère coûteux et incertain des informations), n'intègre pas nécessairement ?
7Mais l'objet de cet article est d'insister tout particulièrement sur les questions d'équité intergénérationnelle. Or, s'il est un facteur dont l'importance a souvent été minorée dans les analyses de cycle de vie et plus généralement les outils d'évaluation environnementale, c'est bien le temps. D'une part parce qu'il faut se donner une frontière temporelle d'analyse et que celle-ci n'est pas neutre eu égard à la question de l'équité intergénérationnelle. D'autre part à cause de la dilution temporelle des émissions sur l'horizon temporel considéré, alors que le critère pertinent peut être leur concentration instantanée.
8L'évaluation environnementale de tout choix (technologique, réglementaire) nécessite d'avoir défini la période sur laquelle les externalités sont prises en considération. En effet, de nombreuses émissions peuvent être différées au sein même d'un système technique, et bien évidemment dans le milieu naturel : temps décennal de résidence dans l'atmosphère du méthane, gaz à fort effet de serre issu de la dégradation anaérobie des déchets organiques au sein des décharges, temps pluri-séculaire du transfert des lixiviats (liquides ayant percolé à travers les déchets) vers les eaux souterraines, périodes décennales à multi-millénaires des éléments radioactifs des déchets nucléaires. Or, ce qui se produit souvent, c'est un choix d'une durée arbitraire inférieure à la période d'occurrence des externalités environnementales. Le cas du changement climatique est exemplaire à ce pont de vue, car non seulement le pouvoir de réchauffement global des différentes molécules concernées dépend de la période considérée (les cent ans souvent implicitement utilisés sont-ils toujours les plus pertinents ?) mais les conséquences des phénomènes à forte inertie comme le réchauffement des océans peuvent s'étaler sur plusieurs siècles. Concernant la gestion des déchets, les analyses de cycles de vie considèrent des périodes allant de 15 ans à l'infini (Finnveden et Nielsen, 1999 ; Finnveden, 1997). Si seules des techniques de gestion de flux sont concernées (incinération, méthanisation, compostage) sans inclure leurs sous-produits, les impacts environnementaux peuvent être considérés comme instantanés. Mais dès qu'on introduit une technique où des externalités de long terme peuvent apparaître, ou bien s'il s'agit de gérer un stock (la mise en décharge), les émissions peuvent se produire sur des durées pluri-décennales, voire pluri-séculaires, et l'occupation définitive d'espace (au mieux sous forme de colline boisée, de parc de loisirs ou d'exploitation énergétique du relief, au pire sous forme de verrue paysagère (Fortin, 2009)) engendre un coût d'opportunité pour le territoire d'accueil. On peut donc se retrouver dans la situation où les générations futures peuvent être impactées alors que l'horizon temporel utilisé pour l'analyse est bien plus court. Outre la question des « simples » déchets ménagers où les émissions de méthane et de lixiviat des décharges ont des effets pouvant s'étaler sur plusieurs siècles (Bayer et Méry, 2005), la question de l'incinération, bien que traitant des flux, reste d'actualité dès qu'on y inclut les résidus de fumées d'incinération qui partent dans des installations de stockage de déchets dangereux (Hellweg, 2000). Bien évidemment, les évaluations environnementales s'intéressant à la filière énergétique nucléaire sont nécessairement dans ce cas puisque les périodes radioactives de certains déchets relèvent davantage des durées géologiques que des durées historiques ! Cette troncature temporelle revient donc à une forme de non reconnaissance des générations futures les plus éloignées du présent, et l'on voit ici qu'il peut être très facile de présenter une technologie comme « durable » en n'explicitant pas l'hypothèse de temporalité sous-jacente aux évaluations, aussi « scientifiques » fussent-elles. Même si la problématique de l'horizon temporel, en particulier appliqué à l'évaluation environnementale du stockage des déchets, avait fait l'objet de questionnements dans les années 1990 (Finnveden, 1999), et que les choix de pondération entre indicateurs d'impact, qui dépend in fine des valeurs des décideurs, a fait l'objet de formalisations (Hofstetter, 1998) rendant possible l'intégration de parties prenantes potentiellement radicales favorisant la prise en compte d'un futur éloigné (écologistes « catastrophistes » plus ou moins « éclairés » (Dupuy, 2002), décroissants, profonds …), ce n'est qu'à partir des années 2000 qu'elle a été explicitée en intégrant la question de l'actualisation (Hellweg et al, 2003).
9L'empreinte écologique pourrait être considérée comme un cas particulier d'analyse de cycle de vie où l'agrégation de consommations et d'émissions de différentes natures a été rendue possible par l'usage d'une mise en commensurabilité surfacique (Boutaud et Gondran, 2009). Toutefois, il y a des hypothèses sous-jacentes à cette méthode comparant offre et demande de ressources naturelles qui doivent être explicitées sous peine d'incompréhensions entre scientifiques, élus et public (l'expression « empreinte écologique » étant largement médiatisée), et qui ressortent également d'une question d'équité intergénérationnelle. En effet, une des hypothèses fondamentales mais pas toujours explicitée de cette méthode est qu'une société n'est durable que si elle demande des ressources non épuisables, en plus de la nécessité que cette demande soit compatible avec l'offre (taux de consommation inférieur au taux de renouvellement des ressources et au taux d'assimilation des déchets). C'est pourquoi il y a une hypothèse, apparemment d'ordre technique, de neutralité du cycle du carbone, interprétable à la fois en terme de durabilité de la ressource énergétique (toute combustion de carbone fossile doit être compensée par une surface forestière énergétiquement équivalente) et en terme de durabilité écologique (toute émission de gaz carbonique fossile doit être compensée par une surface forestière puits, afin de ne pas modifier l'effet de serre naturel). Cette hypothèse très forte est souvent critiquée, notamment par les économistes qui affirment que d'autres moyens existent tant du côté de l'offre que de la demande pour répondre à l'exigence de neutralité du cycle du carbone, sans parler de ceux qui ne voient pas en quoi cette exigence de neutralité serait justifiée (CGDD, 2010 ; CESE, 2009 ; Fiala, 2008). Et la réalité semblerait justifier ces critiques puisque la teneur en gaz carbonique s'accroît et les réserves fossiles sont consommées sans que la « fin du monde » ne soit advenue. Du moins pour l'instant, car qu'est-ce que cette hypothèse implicite de durabilité dans l'empreinte écologique sinon l'existence d'une offre de ressources naturelles support de vie sur un temps infini à l'échelle de l'espèce humaine (condition nécessaire, à défaut d'être suffisante, du « développement durable ») ? Et temps infini signifie fort trivialement que toutes les générations futures sont prises en compte. Ainsi, à partir d'hypothèses explicites et techniques de l'empreinte écologique fondées sur des calculs de surfaces bioproductives, il est possible de remonter à une exigence éthique d'équité entre générations, aussi éloignées dans le temps fussent-elles. Un des intérêts de l'empreinte écologique, souvent reconnu comme tel, est ainsi de montrer que l'état de développement des pays riches n'est pas généralisable à la planète entière à terme (Boutaud et Gondran, 2009), d'où l'irréalisme en l'état actuel de la planète de l'hypothèse de neutralité du cycle du carbone via la plantation d'immenses surfaces forestières. En se fondant toutefois sur la seule énergie pérenne à l'échelle géologique et donc intergénérationnelle, le flux radiatif solaire (Georgescu-Roegen, 2006), il est néanmoins probable que si l'on considère qu'il est bon que l'espèce humaine se perpétue, alors la demande devra bien finir par être compatible avec l'offre. En ce sens, l'empreinte écologique constitue une des expressions les plus abouties d'éthique environnementale.
10Le cas des évaluations économiques est beaucoup plus explicite car les horizons temporels sont ici nécessairement formulés du fait que les flux d'utilité ou monétaires n'ont pas la même valeur suivant leur date d'occurrence. La technique de l'actualisation, fondée du point de vue du consommateur-citoyen sur une donnée positive de la psychologie (la préférence pour le présent), s'applique sans problème particulier aux individus tant que les horizons temporels n'impliquent pas de responsabilité extra-générationnelle. Dès que ce n'est plus le cas, comment procéder sans déprécier le futur ? Il a été suggéré de ne pas tenir compte de la préférence pour le présent en contexte intergénérationnel, et de n'actualiser que sur la base de l'utilité marginale décroissante (suivant le niveau de richesse des générations futures, souvent supposé nécessairement supérieur par les théoriciens de la croissance, ou suivant la probabilité de « fin du monde » comme dans le rapport Stern sur l'économie du changement climatique (Stern, 2006)). Le fait de passer d'une actualisation proche des taux d'intérêt sans risques des marchés financiers comme dans la doctrine française (8 % jusqu'en 2005, et désormais de 4 % en contexte intragénérationnel jusque 2 % en contexte intergénérationnel (Lebègue et al, 2005)) à une actualisation quasi-nulle change sur le long terme les résultats d'évaluation du tout au tout du fait du caractère exponentiel du facteur d'actualisation.
11Kula (1997) a proposé une condition suffisante permettant le respect simultané de la souveraineté du consommateur individuel court-termiste (libre préférence pour le présent) et du critère éthique d'équité intergénérationnelle du long terme collectif, ce qu'un historien pourrait qualifier d'enchevêtrement du temps court (individuel, événementiel) et du temps long (collectif, structurel) (Braudel, 1958). L'idée est simplement de décompter le temps dans le formalisme de l'actualisation à partir de la date de naissance de chaque génération au lieu d'une date d'origine commune à toutes les générations impactées par une externalité environnementale. Bayer (2003) a ainsi développé un calcul de valeur actuelle nette (somme des coûts et bénéfices actualisés) en temps discret proche des modèles à générations imbriquées, où il est possible de différencier les préférences pour le présent des différentes générations (suivant par exemple qu'elles sont plus ou moins riches, plus ou moins sensibles aux questions d'éthique environnementale). L'emploi d'un temps discret est en effet plus adapté pour les applications où les externalités environnementales peuvent prendre des distributions temporelles très diverses. La formulation analytique suivante (dont la complication apparente des sommes indicées n'est que l'expression d'une sommation en horizon fini de coûts et bénéfices de générations mortelles successives), présente ainsi l'intérêt de traduire comment une externalité en contexte intergénérationnel peut être valorisée en tenant compte à la fois du critère positif de préférence individuelle pour le présent et du critère normatif d'équité entre générations.
12Valeur actuelle nette selon Bayer (2003)Â :
13Avec
14T : horizon temporel considéré
15L : espérance de vie de chaque génération (ou cohorte annuelle)
16ck : consommation (coût ou bénéfice externe) à l’année k, nulle pour k>T
17Gk : nombre de générations vivant simultanément l’année k
18rk : taux de préférence pure pour le présent de la génération née l’année k
19ek : élasticité marginale de l’utilité de la génération née l’année k
20gk : taux de croissance de la consommation de la génération née l’année k
21avec k égal à i ou l, indices associés aux générations vivant les années i ou l
22Le premier terme représente la valeur pour les générations présentes au moment de l’établissement du projet, actualisée selon leur taux de préférence pour le présent « à la Kula », c’est-à -dire depuis la date de naissance de chaque génération. Le second terme représente la valeur pour toutes les générations futures par rapport à l’année d’établissement du projet, laquelle est actualisée pour l’effet de richesse, mais pas pour une préférence pour le présent (rl =0). Un effet de richesse non nul conduisant à un terme multiplicatif en décroissance exponentielle comme l’actualisation classique à taux constant, plus l’horizon temporel et le nombre de générations sont grands, plus ce terme prend de l’importance sur l’effet de l’actualisation à la Kula, conduisant à la limite la valeur actuelle à dépendre surtout du taux de croissance économique : en général, r est plus grand que g et tout se passe comme si le taux d’actualisation équivalent décroît de r vers g quand l’horizon temporel s’accroît. On retrouve là un résultat proche des travaux classiques sur l'actualisation du long terme (Gollier, 2002, 2005 ; Weitzman, 1998, 2001) qui ont conduit à l'usage de taux d'actualisation décroissants dans le temps pour l'évaluation des projets publics (HM Treasury, 2003 ; Lebègue, 2005). Enfin, à horizon temporel donné, plus l’effet de richesse (exprimé par une décroissance exponentielle dans le temps comme l’actualisation classique en cas de croissance économique positive) est réduit, plus l’effet de l’actualisation « à la Kula » se fait sentir, et plus la différence avec l’actualisation classique est nette (tableau 1).
Tableau 1. Comparaison de l’actualisation classique (PV) et à la Kula (PVGAD) d’une valeur 400 située un siècle dans le futur, pour un même taux d’actualisation corrigé de l’effet de richesse de 5 % et une élasticité de l’utilité marginale de 1, soit d = r (taux préférence pour le présent) + g (taux de croissance économique)
d =r+g
|
d =0,05
r =0,05
g =0,00
|
d =0,05
r =0,04
g =0,01
|
d =0,05
r =0,03
g =0,02
|
d =0,05
r =0,02
g =0,03
|
d =0,05
r =0,01
g =0,04
|
d =0,05
r =0,00
g =0,05
|
PV
|
3,042
|
3,042
|
3,042
|
3,042
|
3,042
|
3,042
|
PVGAD
|
180,17
|
76,52
|
33,16
|
14,66
|
6,612
|
3,042
|
Ratio PVGAD/PV
|
59
|
25
|
10,9
|
4,8
|
2,17
|
1
|
Source : modifié d’après Bayer (2003).
23Avec des horizons temporels supérieurs au siècle, le ratio PVGAD/PV atteint facilement plusieurs ordres de grandeur, comme le montre le tableau 2 quand l’horizon temporel est de 300 ans.
Tableau 2. Comparaison de l’actualisation classique (PV) et à la Kula (PVGAD) d’une valeur 400 située trois siècles dans le futur, pour un même taux d’actualisation corrigé de l’effet de richesse de 5 % et une élasticité de l’utilité marginale de 1, soit d = r (taux préférence pour le présent) + g (taux de croissance économique)
d =r+g
|
d =0,05
r =0,05
g =0,00
|
d =0,05
r =0,04
g =0,01
|
d =0,05
r =0,03
g =0,02
|
d =0,05
r =0,02
g =0,03
|
d =0,05
r =0,01
g =0,04
|
d =0,05
r =0,00
g =0,05
|
PV
|
1,8.10-4
|
1,8.10-4
|
1,8.10-4
|
1,8.10-4
|
1,8.10-4
|
1,8.10-4
|
PVGAD
|
1024275
|
59466
|
3582
|
226
|
14,7
|
1,8.10-4
|
Ratio PVGAD/PV
|
1024275
|
59466
|
3582
|
226
|
14,7
|
1
|
Source : modifié d’après Bayer (2003).
24Ces derniers résultats traduisent, au delà de chiffres dont il ne faut bien sûr retenir ici que les ordres de grandeur, une différence de nature quant à la prise en compte des générations futures dans les évaluations.
25A notre connaissance, seul le critère de Chichilnisky (1996) avait jusqu'à présent pu traduire cette imbrication du court terme et du long terme via une somme pondérée d'un coût de court terme classiquement actualisé et d'un coût en horizon infini. Mais cela au prix d'une indétermination laissée vacante dans la pondération entre ces deux coûts (cette pondération résultant des deux hypothèses a priori consensuelles de non-dictature du présent et de non-dictature du futur : les générations présentes étant en nombre bien inférieur à l'ensemble des générations futures, il peut y avoir en effet dictature de ces dernières). L'intérêt de ce critère est donc plus académique qu'opérationnel (d'où l'absence d'application numérique ici), avec en particulier la démonstration qu'il constitue une condition non seulement suffisante mais aussi nécessaire de respect simultané des deux critères (du moins dans le cadre analytique utilitariste utilisé par Chichilnisky).
26Ces critères sont quantitatifs, ce qui pose la question de la validité de raisonnements marginaux (calculs économiques se faisant « toutes choses égales par ailleurs ») dans un contexte d'autant plus incertain que l'horizon temporel est éloigné : qui peut dire quel sera l'état de la société et de l'environnement dans un millénaire, notamment en fonction de l'évolution des ressources énergétiques ? C'est pourquoi, compte tenu des données historiques qui montrent qu'une société ne reste guère stable au-delà d'un demi-millénaire (seuls les empires égyptien et chinois, voire byzantin, ont peut-être fait exception), toute réflexion sur l'importance à accorder aux générations futures au-delà de cette durée ne peut probablement plus ressortir d'une analyse quantitative, et ce même si les économistes les plus distingués ont formalisé les théories de la croissance par des calculs utilitaristes en horizon infini (impliquant une dépréciation du futur afin que les utilités intégrées dans le temps ne divergent pas, et dont la validité sur des horizons finis pertinents est à analyser au cas par cas). Même si des considérations philosophiques comme le principe de responsabilité de Jonas peuvent paraître peu opérationnelles pour la prise de décision (faut-il développer ou au contraire arrêter la filière énergétique nucléaire par exemple ?), il faut bien reconnaître que le cadre utilitariste marginal de la science économique atteint ici ses limites. Certains économistes ont tenté de les dépasser en se focalisant sur les transferts intergénérationnels ou en intégrant davantage les incertitudes et les irréversibilités dans les raisonnements, conduisant au principe de précaution (Ferrari et Méry, 2008).
27Afin de montrer en quoi les considérations d'éthique environnementales présentées ici peuvent avoir des répercussions concrètes, nous évoquons le cas de la mise en décharge des déchets ménagers et assimilés, pour laquelle une évaluation des externalités environnementales a été effectuée sous différentes hypothèses concernant la prise en compte des générations futures et les choix techniques (Méry et Bayer, 2005). Ces externalités comprennent les pertes de bien-être d'une part (les risques dits « perçus », évalués par la mise en relation d'une variation de qualité environnementale avec soit un consentement à payer ou à recevoir, soit avec les prix immobiliers ou fonciers) et les dommages physiques d'autre part (les risques dits « réels », domaine de prédilection de l'évaluation des risques sanitaires, mais à l'expression toutefois inadéquate car les risques « perçus » ne sont pas irréels pour autant, même en l'absence de causalité physique). La fiscalité environnementale en gestion des déchets est censée être en grande partie fondée sur la prise en compte des externalités des différents modes de traitement, et la politique de nombreux pays est ainsi de taxer la mise en décharge, en conformité avec la récente directive européenne sur les déchets 2008/CE/98. En réalité, le niveau de la taxe est très variable au sein même de l'Europe (ADEME, 2008), de 0 à une centaine d'euros par tonne de déchets, traduisant l'incertitude inhérente aux évaluations monétaires des atteintes à l'environnement, mais aussi plus prosaïquement la résultante aléatoire des inévitables rapports de force lors de l'établissement d'une taxe. Une décharge étant sur un territoire pour toujours par définition même, elle impacte l'ensemble des générations futures, et se pose donc la question de l'équité intergénérationnelle dans l'évaluation des externalités.
28Nous ne faisons ici que rappeler les principaux résultats de Méry et Bayer (2005) qui concernent spécifiquement la prise en compte de l'équité intergénérationnelle : les coûts externes de la mise en décharge dépendent fortement, toutes choses égales par ailleurs, de la méthode et du taux d'actualisation choisi (ce qui était prévisible), et donc de la plus ou moins forte prise en compte des générations futures dans le calcul, mais aussi, de fait de l'utilité marginale décroissante, du taux de croissance économique :
-
si celui-ci est de l'ordre de 3 % par an sur les prochains siècles, les coûts externes sont de l'ordre de 10€/t. Les actuelles taxes sur la mise en décharge sont alors suffisantes en France,
-
si celui-ci est de l'ordre de 0 à 1 % par an sur les prochains siècles, les coûts externes sont de l'ordre de 100€/t. Les taxes nord-européennes sont alors juste suffisantes, mais pas les taxes sud-européennes (dont la France),
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si l'Occident connaît un lent déclin économique (ce qui ne peut être exclu a priori), soit une croissance nulle voire légèrement négative, ce coût peut approcher les 1000€/t. Ce chiffre très élevé traduit que si les générations futures sont plus pauvres que les générations présentes, elles seront particulièrement affectées par toute variation de qualité environnementale. Ce constat doit toutefois être modulé par le fait que la sensibilité environnementale peut dépendre du niveau de richesse. Reste à savoir si cette dépendance, qui peut être pertinente concernant l'économie positive de l'individu, le reste concernant l'éthique environnementale collective : une société doit-elle davantage accepter de subir des pollutions du simple fait qu'elle est pauvre ?
29Cet article a présenté quelques problématiques d'éthique environnementale concernant les outils d'évaluation. Il a été mis en évidence que la question de la temporalité, du choix de l'horizon temporel d'analyse au choix d'un taux d'actualisation, était directement liée à la question éthique de l'équité intergénérationnelle qui est, faut-il le rappeler, au cœur du concept de développement durable. Expliciter les valeurs sous-jacentes au choix des paramètres de calcul de chaque outil est donc une condition nécessaire d'appropriation par les parties prenantes des politiques environnementales. Il est en effet bien connu que si ces outils sont utilisés à la façon du paradigme de la modernité comme science de la décision (plutôt que science d'aide à la décision), des manipulations sous couvert de technicité sont toujours possibles (adapter par exemple le taux d'actualisation de façon à hiérarchiser des scenarii dans un sens souhaité au départ). Ouvrir explicitement le débat apparemment technique du choix du taux d'actualisation permet alors de discuter les valeurs sous-jacentes et une meilleure appropriation des controverses environnementales par les différentes parties prenantes. Il reste qu'un effort pédagogique est nécessaire pour faciliter ce genre d'appropriation :
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des outils comme l'empreinte écologique peuvent y contribuer moyennant une explication claire du concept, ce qui est rarement fait à l'heure actuelle, le terme étant largement dévoyé en étant utilisé comme synonyme d'impact environnemental. C'est un défi que pourraient relever les concepteurs de l'empreinte écologique que d'expliciter la qualité environnementale dans l'offre de biocapacité (en particulier pour la capacité d'assimilation des déchets, la fonction puits de la biosphère pouvant concerner d'autres éléments que le carbone) et ainsi de tendre vers un véritable indicateur de soutenabilité environnementale.
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la question du choix du taux d'actualisation, devenue plus subtile avec ses développements récents (Lebègue et al, 2005 ; Bayer, 2003), pourrait sans doute être simplifiée par la mise en avant d'un taux équivalent (taux fixe, spécifique à la distribution temporelle des externalités considérées, donnant une même valeur de coût externe que celle résultant de l'application de procédures d'actualisation à taux variable - ici, à la Kula - à cette même distribution temporelle d'externalités). En comparant ce taux au taux de référence du calcul usuel somme du taux intragénérationnel et du taux de croissance, on obtient un différentiel pouvant être interprété comme un déficit de soutenabilité (Bayer et Méry, 2009), soit le pendant économique du déficit de ressources naturelles dans l'empreinte écologique.
30Je remercie le programme bilatéral franco-allemand Egide-Procope qui a conduit en collaboration avec Stefan Bayer à l'application au stockage des déchets d'une procédure d'actualisation intégrant l'exigence éthique d'équité intergénérationnelle, ainsi que Sylvie Ferrari, pour m'avoir incité suite à une précédente collaboration, à la rédaction de cet article.