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2010

Réflexion sur l’utilisation de groupes de discussion comme outil de documentation du savoir écologique traditionnel

Nancy Tanguay

Abstracts

Prior to the consideration and integration of traditional ecological knowledge, documentation is required. One of the most established semi-directed interview method to achieve this task is through focus groups. Many procedural aspects of this method have been discussed in the literature. However, few authors have addressed the additional challenges posed by conducting focus groups within an aboriginal community. The purpose of this paper is to examine these issues throughout the different stages of documenting traditional ecological knowledge, including the input of four focus groups conducted in two Atikamekw communities in Quebec, Canada. It is important to take into account the cultural context when conducting focus groups in order to tailor the research stages, primarily the analysis.  

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Editor's notes

Pour réagir à ce texte, visitez le carnet de recherche de [VertigO] en cliquant ici : http://vertigo.hypotheses.org/919

Full text

Introduction

1Le savoir écologique traditionnel (SET) fait l’objet d’un intérêt grandissant depuis quelques décennies, comme le démontre le nombre impressionnant de publications à son sujet. Le constat des limites de la science pour relever à elle seule les défis environnementaux actuels ainsi que la reconnaissance croissante de perspectives autres ont contribué à cet essor (Berkes, 2008 ; Grenier, 1998 ; Huntington, 1998). La prise en compte de cette forme de savoir est de plus en plus recommandée, à un point tel qu’elle est même exigée dans plusieurs programmes nationaux et internationaux (Berkes, 2008). L’utilisation des données issues du savoir traditionnel dans le contexte de la recherche scientifique demeure toutefois laborieuse. Cela notamment parce que la documentation de ce savoir constitue souvent un projet préalable supplémentaire et parce que la difficulté de réalisation de ce projet est exacerbée par la nécessité d’utiliser des méthodes qualitatives afin de recueillir des données biologiques, transformant l’étude et l’utilisation de ce savoir en une entreprise multidisciplinaire (Huntington, 2000). L’incorporation du SET ne vient pas avec un mode d’emploi et chacune des étapes de sa documentation présente des difficultés particulières reliées à la nature même de ce savoir ainsi qu’au contexte culturel auquel il appartient. Cet article présentera les différents défis rencontrés lors de la réalisation de groupes de discussion auprès d’aînés, de chasseurs et de pêcheurs des communautés atikamekw de Manawan et d’Opitciwan, situées au Québec (Canada). Ces rencontres avaient pour objectif de documenter le SET concernant l’évaluation de l’état de santé des animaux et la sélection des prises propres à la consommation. Les propos de cet article sont issus d’une étude menée de 2007 à 2009 dans ces deux communautés (Tanguay, 2010) dans le cadre d’un programme de recherche sur les contaminants et l’alimentation traditionnelle.

Le groupe de discussion

2La méthode utilisée pour recueillir le SET a consisté en la réalisation de quatre groupes de discussion : un groupe composé d’hommes d’âge moyen (25-59 ans) et un groupe mixte regroupant des aînés (60-79 ans) dans chacune des deux communautés. Le groupe de discussion constitue l’une des méthodes d’entrevue semi-dirigée largement utilisées dans la collecte du savoir traditionnel, et celle à privilégier selon certains auteurs (Huntington, 1998). Ces rencontres, regroupant plusieurs participants et dirigées par un animateur, se déroulent avec un degré de liberté élevé permettant de recueillir une information riche d’un point de vue ethnographique sur des sujets établis à l’avance (Bernard, 2006), mais aussi d’explorer des thèmes insoupçonnés par le chercheur en suivant les liens effectués par les participants (Boutin, 2007 ; Huntington, 1998). Les éléments apportés par un participant permettent de stimuler la mémoire des autres, offrant la possibilité d’échanges dynamiques ainsi qu’une certaine validation mutuelle puisqu’il est normalement facile d’identifier les consensus et les points de désaccord. L’entretien peut même prendre la forme d’une conversation où le chercheur se transforme par moments en un simple observateur (Huntington, 1998).

Les défis du recrutement

3Le problème principal d’une recherche faisant appel à des groupes de discussion concerne le recrutement (Morgan, 1997), particulièrement dans le contexte de la documentation du SET puisque la qualité des données recueillies dépend considérablement de la sélection des participants (Davis et Wagner, 2003). Le SET n’est pas réparti de façon uniforme dans une communauté et nécessite donc un échantillonnage raisonné par lequel les participants sont choisis selon leur connaissance d’un sujet particulier, généralement acquise à travers la fréquentation du territoire et la pratique d’activités traditionnelles. Ainsi, notre étude visait à rassembler des participants qui, par leur expérience de chasse, de pêche ou encore de préparation de la viande ou du poisson, possédaient une bonne connaissance de l’état de santé des animaux chassés et pêchés.

4Notre expérience nous a appris que puisqu’il est rare que les chercheurs possèdent une bonne connaissance préalable de la communauté participante, ce type de recrutement bénéficie énormément de la coopération de membres issus de la communauté ainsi que de l’utilisation de chaînes de références. Des assistants de recherche issus des communautés ont en effet facilité la rencontre des premiers individus répondant à nos critères de sélection, desquels nous avons pu obtenir de nouvelles références, et ainsi de suite. L’aide de ces assistants s’est révélée d’autant plus précieuse que les moyens de contacter des participants potentiels s’avéraient plutôt limités. En effet, les résidents des communautés participantes ne possédaient pas tous le téléphone, en plus de changer souvent de demeure. Les coordonnées obtenues au cours d’une visite s’avéraient donc souvent désuètes lors de la visite suivante. On peut de plus croire que les assistants de recherche, puisqu’ils sont connus et respectés de la communauté, ont facilité l’établissement d’un lien de confiance entre les participants et les chercheurs.

Le nombre de participants

5Afin qu’un groupe de discussion puisse bien fonctionner, plusieurs auteurs s’accordent sur l’importance de la taille du groupe. Ils suggèrent généralement un nombre de participants se situant entre six et douze (Boutin, 2007 ; Bernard, 2006 ; Geoffrion, 2003 ; Morgan, 1997), et mentionnent qu’il est prudent de prévoir un taux d’absentéisme de 20 % (Geoffrion, 2003 ; Morgan, 1997). Au-delà de douze personnes, il devient difficile d’éviter que plusieurs ne parlent en même temps ou que la conversation ne se brise en sous-groupes, compliquant l’enregistrement et pouvant occasionner une perte d’information (Morgan, 1997). Un groupe de moins de six participants entraîne pour sa part une conversation où la dynamique et le flot sont difficiles à maintenir.

6Lors de notre étude, les taux de participation aux groupes de discussion se sont avérés très variables. Le groupe qui devait rassembler des femmes d’âge moyen a tout simplement été annulé puisque seulement deux participantes s’y sont présentées. Si pour certains des autres groupes tous les participants étaient présents, l’un d’entre eux ne comptait que la moitié des personnes qui avaient indiqué qu’elles y seraient. Ce faible taux de présence peut s’expliquer par le fait que, à notre insu, cette rencontre avait été planifiée au même moment qu’un ressourcement en forêt. Ce type de problème est exacerbé dans les communautés de petite taille, puisqu’une activité concurrentielle présente de fortes chances d’attirer plusieurs des participants potentiels. D’autres facteurs, par exemple le fait de procurer un moyen de transport aux aînés, semblent pour leur part avoir favorisé un meilleur taux de participation. La collaboration d’un assistant issu de la communauté permet de mieux déterminer le moment propice à la réalisation des groupes de discussion. Lors de notre expérience, nous avions ainsi été avisées que plusieurs résidents participaient fidèlement au bingo radiophonique hebdomadaire, et qu’il était donc préférable d’exclure ce moment si on voulait augmenter le taux de participation. Le calendrier culturel des communautés a ainsi avantage à être connu par le chercheur qui compte s’y rendre pour y pratiquer des entrevues. Par exemple, chez les Atikamekw, les semaines culturelles, qui ont lieu à l’automne et au printemps, constituent un moment pendant lequel les écoles ferment afin de permettre aux familles de se rassembler en forêt et d’y pratiquer des activités traditionnelles. Il peut donc s’agit d’un moment à éviter ou, au contraire, favorable afin de conduire des entrevues, selon le désir des communautés d’accueillir des chercheurs lors de ces événements et la possibilité de se déplacer sur le territoire.

La composition des groupes

7Afin de s’assurer de rassembler les individus considérés « experts », certains auteurs proposent de juger les participants selon le nombre de fois qu’ils ont été référés. Dans les circonstances où le taux de participation demeure très incertain, cette stratégie de sélection nous a semblé inappropriée. Un choix devait être fait entre le risque de rassembler un nombre trop restreint de participants pour pouvoir considérer le groupe de discussion comme valide et celui de ne pas obtenir exclusivement les individus les plus « connaissants ». Sachant que plusieurs des participants ayant confirmé leur présence avaient été référés, nous avons opté pour une approche flexible et décidé d’accepter tous ceux qui souhaitaient participer afin d’éviter de vexer quiconque et ainsi de préserver le lien de confiance depuis longtemps établi entre les communautés et l’équipe de recherche.

8Dans le but de faciliter la comparaison entre les groupes ainsi que le flot de la discussion, plusieurs ouvrages insistent sur l’importance de former des groupes homogènes (Bernard, 2006 ; Geoffrion, 2003 ; Morgan, 1997), notamment en ce qui concerne l’expérience, le niveau social et économique, l’âge, le sexe, l’appartenance ethnique, etc. (Boutin, 2007). En ce qui concerne le sexe des participants, la formation de groupes mixtes chez les aînés s’est effectuée de façon naturelle puisque les membres du couple, pour la plupart retraités, se trouvaient tous les deux à domicile lors de notre première visite ayant pour but de recruter. Il aurait été difficile, et possiblement mal perçu, de les inviter à participer séparément, surtout lorsqu’on considère qu’ils ont généralement vécu ensemble sur le territoire et que, bien que les femmes et les hommes ne partagent pas toutes les mêmes activités traditionnelles, ils ont souvent entendu les mêmes histoires, légendes et conversations, composantes importantes du savoir traditionnel (Johnson, 1992). De plus, comme ce sont les femmes qui pratiquaient majoritairement la trappe au petit gibier et qui cuisinaient les produits de la pêche et de la chasse, elles peuvent détenir un savoir spécialisé que les hommes ne possèdent pas. De nombreuses informations concernant des aliments consommés autrefois, notamment à propos de la martre, du vison, du lynx et du bouillon de poisson, ont ainsi été partagées par les femmes.

9Certains ouvrages mentionnent de plus que les groupes composés de gens qui ne se connaissent pas sont à privilégier puisque la « familiarité » aurait tendance à inhiber la divulgation de certaines informations ou opinions et à produire des opinions plus homogènes (Bernard, 2006 ; Geoffrion, 2003). Un autre danger à regrouper des gens qui se connaissent implique que certaines informations pertinentes pour la recherche peuvent être tenues pour acquises, les participants n’ayant alors pas tendance à en discuter (Morgan, 1997). Rassembler des étrangers ne semble toutefois pas réaliste lorsque le groupe de discussion se tient au sein d’une communauté de taille relativement faible et que le profil recherché augmente les probabilités que les participants se connaissent. Ainsi, non seulement certains des participants à nos groupes de discussion se connaissaient, mais ils étaient parfois même des partenaires de chasse et de pêche, partageant conséquemment un lot d’expériences communes. Ceci ne semble toutefois pas avoir nui au bon fonctionnement des entretiens. Les participants qui avaient l’habitude de chasser ou de pêcher ensemble pouvaient s’interroger entre eux afin de mieux se remémorer certains événements en plus d’ajouter de nouveaux éléments aux propos tenus par leurs confrères. Selon Morgan (1997), la nécessité de rassembler des individus qui ne se connaissent pas constitue en effet un mythe, et ce qui importe en réalité est de s’assurer que le groupe peut discuter confortablement du sujet de recherche.

10Il paraît donc important de remettre en question les règles suggérées dans la plupart des guides portant sur la réalisation de groupes de discussion en regard des caractéristiques culturelles de la communauté étudiée. Par exemple, bien qu’il semble évident que le sexe constitue un critère à prendre en considération dans la formation de groupes homogènes, il est possible de croire, si l’on considère les changements colossaux qui ont marqué le mode de vie atikamekw au cours du dernier siècle, que les hommes et les femmes aînés présentent une homogénéité de background plus importante que les hommes de différentes générations, laquelle s’avère nécessaire à la réalisation de groupes de discussion (Morgan, 1997). Plusieurs participants aînés sont nés et ont vécu une partie de leur vie en forêt, ont pratiqué les activités de chasse et de pêche à des fins de subsistance et certains d’entre eux parlent exclusivement l’atikamekw. Pour la majorité, les hommes d’âge moyen ont quant à eux fréquenté les pensionnats, qui visaient leur assimilation (Poirier, 2001), et s’expriment couramment en français. Comme l’explique Morgan (1997), les participants de différentes générations peuvent ainsi avoir des problèmes à communiquer entre eux soit parce qu’ils possèdent des expériences distinctes par rapport au sujet de discussion, ou encore parce que des expériences similaires sont teintées par des perspectives générationnelles différentes. Enfin, l’âge et le genre à privilégier lors du recrutement des participants devraient être discutés directement avec les conseillers locaux afin de s’assurer de tenir compte des données pouvant être détenues par un sous-groupe particulier de la population (Ferguson et Messier, 1997).

Le déroulement du groupe de discussion

11Afin d’assurer le bon déroulement du groupe de discussion, l’animateur doit démontrer un intérêt constant envers l’information transmise et adapter son vocabulaire et son attitude en fonction du groupe (Boutin, 2007). Les participants devraient se sentir en confiance et non jugés afin d’assurer la validité des données (Strickland, 1999). Certains aspects du rôle de l’animateur en tant que modérateur tel qu’il est décrit dans la littérature méritent néanmoins d’être remis en question. Alors qu’on suggère que le modérateur devrait intervenir afin d’inciter certains participants discrets à contribuer à la discussion ou de recadrer ceux qui tendent à trop parler, il semble que des commentaires au sujet du niveau de participation puissent être perçus comme impolis et culturellement inappropriés dans certains contextes culturels autochtones (Strickland, 1999).

12Lors des groupes de discussion, les questions mal comprises, les problèmes de mémoire et les erreurs de langage et de traduction constituent des sources possibles de biais (Grenier, 1998). La collecte du savoir traditionnel nécessite souvent de recueillir les propos dans une langue autochtone, avec la présence d’un interprète, et de faire traduire les données par la suite. La présence de l’interprète s’avère nécessaire afin de traduire chacune des prises de parole lorsque le chercheur ne maîtrise pas la langue de communication. Cette traduction spontanée peut entraîner la perte de certaines informations et, par le fait même, empêcher de relancer la discussion sur des pistes qui auraient bénéficié d’un approfondissement.

13Cette perte est d’autant plus grande lorsque le mode de communication ressemble beaucoup plus au monologue qu’à une conversation, tel qu’observé au sein des groupes rassemblant des aînés. Ceux-ci favorisent en effet les « cercles de paroles » et le « storytelling », où un locuteur parle pendant un certain temps, racontant des histoires qui incluent souvent des situations vécues et des exemples concrets concernant le sujet de discussion, alors que les autres participants écoutent attentivement. Ce mode de discours, propre aux cultures autochtones, rend difficile la création du dialogue interactif nécessaire afin de capturer la réponse du groupe, et non celle de l’individu (Strickland, 1999). Malgré le faible degré d’interaction observé dans les groupes d’aînés, il nous a tout de même été possible d’identifier un certain niveau de consensus puisque, lorsque venait leur tour de prendre la parole, plusieurs participants mentionnaient leur accord avec ce qui avait été partagé précédemment par les autres participants.

14De plus, ce mode de discours complique le travail de l’interprète, qui doit se remémorer la multitude d’informations transmises à chaque prise de parole. Dans notre cas, c’est donc souvent seulement au moment de la traduction subséquente des entretiens qu’une majorité des données sont devenues disponibles pour l’équipe de recherche. Il arrive par ailleurs que la terminologie ne parvienne pas à rendre compte de certains concepts exprimés en langue autochtone, ce qui entraîne une perte de savoir (Grenier, 1998 ; Johnson, 1992). De là l’importance de recourir à un traducteur possédant une connaissance approfondie des deux langues, lui permettant de saisir les nuances culturelles et d’effectuer les meilleurs choix terminologiques (Ferguson et Messier, 1997). Lors de notre étude, ce sont d’une part une assistante de recherche et d’autre part un technolinguiste de l’Insititut linguistique atikamekw qui ont effectué la traduction des enregistrements de l’atikamekw au français. Le fait de faire appel à un traducteur qualifié a permis de s’assurer de la qualité de la traduction, mais a aussi retardé le travail d’analyse puisque qu’il a fallu un certain temps avant d’obtenir la traduction. Le recours à une assistante de recherche peut avoir entraîné une traduction moins juste, mais sa disponibilité a permis un accès aux données beaucoup plus rapide. Enfin, il n’est pas toujours possible de trouver une personne qualifiée et disponible pour effectuer le travail de traduction.

L’analyse du SET

15Les défis entourant la documentation du savoir traditionnel ne se limitent pas qu’à sa collecte, bien au contraire. Alors que la littérature portant sur l’incorporation du SET se concentre sur la façon de le recueillir, son analyse et son interprétation comportent plusieurs difficultés qui demeurent peu documentées. La plupart des articles scientifiques au sujet d’études portant sur le SET ne font pas mention, sinon que brièvement, des méthodes d’analyse utilisées.

16Plusieurs critiques de la documentation du SET concernent sa décontextualisation et son intégration dans des structures fortement occidentales (Berkes, 2008). Les méthodes d’étude du SET empruntent généralement à l’analyse ethnographique et incluent un ensemble de techniques comprenant l’identification de catégories et de concepts et la liaison de ces concepts en théories. Les catégories utilisées lors d’une telle analyse découlent souvent de la science occidentale, la plupart des chercheurs choisissant de présumer que le SET est factuel et de le considérer simplement comme une collecte de données au sujet de l’environnement. Cette décision de ne considérer qu’un aspect du SET est critiquée puisqu’elle néglige de reconnaître le système de valeurs et le contexte dans lesquels ce savoir a été produit et dans lesquels il trouve son sens (Houde, 2007). La recherche portant sur le SET s’est donc majoritairement concentrée sur sa documentation, sur son analyse par une comparaison avec le savoir scientifique ainsi que sur la publication de résumés accompagnés de discussions sur les leçons apprises et les ajouts faits à la compréhension collective (Huntington, 2002).

17L’intégration du SET et de la science occidentale est confrontée à des difficultés épistémologiques et idéologiques, le SET étant fondamentalement multidisciplinaire et percevant les individus comme une partie intégrante de l’environnement, alors que la science voit souvent une séparation entre les phénomènes naturels et sociaux (Furgal et al., 2006). Il est difficile de croire que l’utilisation d’approches réductionnistes positivistes constitue le meilleur choix pour rendre justice aux savoirs traditionnels. Selon Agrawal (2002/3), la compréhension de la notion de savoir autochtone nécessite de suivre une multitude de liens complexes de nature sociale, culturelle et métaphysique, et l’isolement des données pratiques entraîne donc sa transformation et son remodelage. Le SET est intégré dans une vision du monde spécifique et la compréhension de certaines pratiques autochtones nécessite donc une connaissance de la culture dans son ensemble. Par exemple, il existe des signes et des signaux très spécifiques de la qualité de l’environnement et de la santé des animaux, telles la couleur et l’épaisseur du gras, qui sont surveillés par les chasseurs autochtones et qui peuvent être considérés comme un savoir factuel. La simple documentation de ces derniers sans leur remise en contexte ne permet toutefois pas de saisir la vision holistique de la santé de l’écosystème dans laquelle ces signes et signaux sont surveillés (Berkes et al., 2007). Comme l’explique Lévesque (2004), des habiletés de compréhension et de traduction culturelle et une vision globale sont nécessaires afin de dépasser la simple collecte de données environnementales et de permettre la compréhension des systèmes de savoirs autochtones.

Validité et incorporation du SET et de la science

18Autant les scientifiques que les détenteurs de savoir traditionnel peuvent adopter une attitude sceptique envers les compréhensions qui ne correspondent pas aux leurs (Berkes, 2008). Les problèmes d’attitude, les barrières culturelles et les malentendus les empêchent de reconnaître la valeur du système de savoir de l’autre (Johnson, 1992). La nature, les modes d’acquisition et les critères de validité de ces formes de savoir diffèrent grandement. Les scientifiques ont tendance à rejeter le SET pour son caractère anecdotique, non quantitatif et sans méthode (Hobson, 1992) ainsi que sa base spirituelle (Johnson, 1992). Ils essaient de fournir des données objectives, basées sur des faits, d’exclure les jugements de valeur subjectifs afin de répondre aux critères de validité de leur propre discipline, alors que les participants autochtones incluent de façon explicite autant les jugements basés sur les faits que les jugements de valeur (Turner et al., 2008). De leur côté, les peuples autochtones sont sceptiques envers l’enseignement par les livres et considèrent que pour être légitime, un savoir doit être obtenu par expérience directe en apprentissage avec un détenteur de savoir local (Berkes, 2008). L’incertitude se trouve à la base de la validité des données scientifiques alors qu’elle n’est pas abordée de façon explicite dans le SET (Huntington et al., 2004). Le SET résulte d’observations à long terme à un endroit donné, par exemple lors de l’évaluation de la santé des animaux par l’observation du comportement ainsi qu’au moment du retrait de la peau et du dépeçage, de consultations entre chasseurs pendant lesquelles les conditions environnementales sont comparées et partagées, ainsi que de conseils demandés aux aînés et à d’autres personnes connaissantes lors de la rencontre de circonstances inhabituelles (Huntington et al., 2004). Sa validité consiste donc à déterminer la crédibilité de l’individu effectuant l’observation, ce qui s’effectue normalement sur la base de son expérience de vie et de sa réputation (Huntington et al., 2004). Afin de rendre possible une incorporation de la science et du SET, il est nécessaire de reconnaître que la science occidentale ne constitue qu’une façon parmi d’autres de penser au sujet du monde et que la validité du savoir ne peut être déterminée selon un standard universel unique (Berkes, 2008).

Conclusion

19La réalisation de groupes de discussion en milieu autochtone revêt plusieurs particularités tant au niveau du recrutement, du déroulement, que de l’analyse des données produites. Certaines des règles suggérées dans la littérature peuvent ne pas s’avérer pertinentes dans ce contexte et devraient être remises en question en regard des caractéristiques culturelles de la population à l’étude afin de permettre d’adapter les différentes étapes du processus et d’améliorer la validité des données. Le défi majeur dans la documentation du SET demeure toutefois de l’analyser et de l’interpréter sans pour autant le décontextualiser. La science occidentale se fait de plus en plus interdisciplinaire, une évolution qui s’avère essentielle à une collaboration avec les porteurs de savoirs traditionnels (Furgal et al., 2006). La vision holistique des peuples autochtones réunit en effet des variables qui sont normalement séparées et étudiées par différents groupes de scientifiques des sciences naturelles et sociales (Peloquin et Berkes, 2009). Ceci ne représente toutefois qu’un premier pas. Il est facile d’ignorer les aspects du SET qui ne font pas directement partie de l’objet d’étude, de catégoriser celles qui nous intéressent et de compléter ainsi les données scientifiques déjà existantes. Toutefois, afin de répondre aux intérêts des communautés étudiées par la combinaison du SET et de la science et de proposer des solutions adaptées qui prennent réellement en considération leur compréhension et leur vision du monde, les scientifiques devront faire preuve d’ouverture. Une réelle incorporation du SET et de la science exige en effet un élargissement des horizons et la reconnaissance de la valeur du SET. Plusieurs nouvelles pistes pourraient être explorées, mais elles nécessitent d’accepter l’idée que les peuples autochtones détiennent des connaissances qui vont peut-être au-delà de ce que les outils scientifiques permettent de mesurer à l’heure actuelle. Certains auteurs font en effet mention de la capacité exceptionnelle qu’ont les chasseurs et les pêcheurs autochtones à détecter des conditions anormales, qu’elles aient trait à des caractères physiques, au goût et à la consistance de la viande, ou encore au comportement de l’animal (Berkes et al., 2007). La simple documentation du SET en tant que valeurs discrètes d’indicateurs employés normalement par les scientifiques, bien qu’elle procure souvent des données à des échelles spatiales et temporelles complémentaires à celles utilisées en science, laisse dans l’ombre la façon holistique dont ses détenteurs parviennent à traiter de la complexité des écosystèmes (Berkes, 2008). Celle-ci pourrait orienter les scientifiques vers de nouvelles approches afin d’aborder les problématiques environnementales actuelles.

Remerciements

20L’auteure tient à remercier Éric Duchemin, Johanne Saint-Charles et Sylvie de Grosbois pour les commentaires qu’ils ont apportés à la version préliminaire de cet article et les nombreuses discussions qui ont alimenté cette réflexion. L’étude sur laquelle cet article est basé a bénéficié de l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) et des Fonds à l’accessibilité et à la réussite des études (FARE) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

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21visitez le carnet de recherche de [VertigO] en cliquant ici : http://vertigo.hypotheses.org/​919

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References

Electronic reference

Nancy Tanguay, « Réflexion sur l’utilisation de groupes de discussion comme outil de documentation du savoir écologique traditionnel », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Débats et Perspectives, Online since 08 September 2010, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/9836 ; DOI : 10.4000/vertigo.9836

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About the author

Nancy Tanguay

Candidate à la maîtrise en Sciences de l’environnement
Institut des sciences de l’environnement, Université du Québec à Montréal, C.P. 8888, Succ. Centre-Ville, H3C 3P8, courriel : nancytanguay@hotmail.com

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