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La question linguistique



Guy Bouthillier
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1987-1988

· Rubrique : La question linguistique



La bataille pour le français a continué d'occuper dans l'actualité la place qui est la sienne depuis quelque vingt ans. Cette année n'a pas été une année de grande intensité, comme l'avaient été 1969, 1977 ou la période 1981-1983. Elle n'en a pas moins été marquée par trois traits: l'hostilité d'Ottawa, la tiédeur de Québec, l'inquiétude de Montréal.



L'hostilité d'Ottawa

L'État fédéral et ses dirigeants n'ont jamais accepté la loi 101. Ils ont soutenu et soutiennent encore de leurs deniers les adversaires de cette loi, aux premiers rangs desquels figure Alliance Québec qui reçoit une subvention annuelle supérieure à un million de dollars et dont on a appris au printemps 88 - ce qui lui a quand même coûté quelques plumes devant l'opinion publique - qu'elle jouissait de surcroît d'avantages fiscaux. Ils ont dénoncé et dénoncent encore l'esprit de cette loi, allant même parfois jusqu'à en dénaturer le sens, comme l'a fait, dans son attaque saugrenue d'avril 1988, M. D'Iberville Fortier, le Commissaire aux langues officielles, qui n'a pas craint de présenter la loi 10 1 comme une sombre entreprise visant à « humilier » les anglophones. Surtout, ils s'en sont pris à celles de ses dispositions qui étaient les plus immédiatement accessibles à leurs attaques, comme celles relatives à la langue de la législation et de la justice, annihilées par la Cour suprême en décembre 1979, ou encore cette « clause Québec » relative à l'accès à l'école anglaise et qu'est venue annuler la réforme constitutionnelle d'avril 1982.

Manifestée d'entrée de jeu, à l'époque des Libéraux de Trudeau, cette hostilité de l'appareil fédéral a survécu au changement d'équipes de septembre 1984. En effet, si le ton a pu paraître différent, la détermination, elle, n'a pas changé: le gouvernement Mulroney, en faisant adopter en juillet 1988 sa loi sur les langues officielles, vient même de doter l'État fédéral d'un nouveau moyen d'action. Présentée par le nouveau secrétaire d'État, M. Lucien Bouchard, bien qu'elle eût été préparée avant que celui-ci n'entre en fonction, le 31 mars 1988, cette loi C-72 consacre l'intention d'Ottawa d'intervenir plus profondément encore qu'il ne l'a fait jusqu'ici dans le tissu social du Québec pour y assurer la défense et la promotion de l'anglais.

Certes, cette loi n'est nouvelle ni par ce qu'elle représente pour la cause du bilinguisme au Québec, ni par le principe, invoqué pour la justifier, de la symétrie entre ce qu'Ottawa doit à l'anglais au Québec et ce qu'il doit au français ailleurs. Elle l'est en revanche - d'où le caractère inattendu de l'opération - par les domaines qu'elle vient placer dans le collimateur linguistique de l'État fédéral: les administrations provinciales et municipales où Ottawa pourra venir soutenir la cause de l'anglais (comme à Rosemère, dernière-née des affaires issues de la loi 10 1), et aussi, et surtout, le domaine de la langue du travail où Ottawa promet encouragements et subventions à quiconque, entreprises, associations ou syndicats, y défendra la cause de l'anglais. Mais par-dessus tout, ce qui donne à cette affaire son caractère inattendu - et qui explique peut-être la lenteur et la difficulté à la dénoncer, comme ont réussi à le faire le Conseil de la langue française en avril, le Parti québécois en juillet, le MQF en août -, c'est qu'elle se produit au moment même où plusieurs au Québec pensaient que l'entente du lac Meech et sa clause de la « société distincte » consacraient la réconciliation d'Ottawa avec la loi 101, sa lettre et son esprit.

Mais si la loi 101 vient de subir, de la part du gouvernement d'Ottawa, cette attaque inattendue, en revanche, l'attaque que tous attendent de la part de la Cour suprême d'Ottawa, relative à la langue de l'affichage, n'est pas encore venue (en date du 1er octobre 1988). Sans doute ne saurait-elle tarder dans une affaire plaidée en novembre 1987: peut-être même est-ce pour préparer les esprits à moins mal l'accueillir que la Cour suprême a rendu, en septembre 1988, son jugement dans l'affaire Forget, maintenant les dispositions de la loi 101 relatives à la connaissance du français exigible de ceux qui veulent exercer certaines professions.




La tiédeur de Québec

Une histoire récente où l'on trouve l'appui au bill 63 (1969) et l'adoption d'une loi ambiguë, la loi 22 (1974); des dirigeants où se coudoient pourfendeurs de l'interventionnisme, défenseurs du lien avec un Canada anglophone et admirateurs de tous les continentalismes; des rapports privilégiés avec les anglophones (d'origine ou d'adoption) qui lui fournissent électeurs, députés et ministres et à qui il a fait des promesses relativement à l'affichage: tout ça, et d'autres choses encore, donne aux libéraux de Robert Bourassa le profil d'une équipe peu encline à soutenir la loi 10 1 - sa lettre et moins encore peut-être son esprit -, à l'adoption de laquelle, du reste, ils s'étaient opposés en 1977, certains férocement.

Ce naturel du Parti libéral s'est ainsi exprimé dans certaines mesures législatives: en juin 1986, règlement de l'affaire dite des « illégaux », au profit de l'école anglaise, que ces derniers pourront continuer de fréquenter et à laquelle leurs descendants auront accès; en novembre 1986, présentation, dans l'esprit du rapport Lalande, du projet de loi 140 qui visait à affaiblir le dispositif administratif mis en place par la loi 10 1 et qui proposait notamment la disparition pure et simple du Conseil de la langue française, alors présidé par Jean Martucci ; en décembre 1986, adoption de la loi 142 qui consacrait la place de l'anglais comme langue du système hospitalier et du service social québécois, cette mesure étant plus importante par sa valeur de symbole pour la langue anglaise que par sa valeur de solution à des problèmes plus supposés que réels.

Mais ce naturel s'exprime aussi autrement. Par les propos de tel ministre vantant aux touristes les beautés du bilinguisme ou, au contraire, par le silence de tel autre qui n'a pas cru bon de s'étonner de ce que les tribunaux d'un pays francophone imposent à des citoyens francophones des jugements en anglais (affaire Pilote). Par la lenteur de tel ministre à faire appel au bras séculier en matière d'affichage illégal, ou par le refus de tel autre de faire respecter les directives de son ministère relatives à l'enseignement des langues secondes. Par la lenteur de tel ministre à prendre conscience de la menace de la loi fédérale C-72, par la réintroduction de l'anglais dans la pratique linguistique de telle ou telle administration (que ne manque jamais de dénoncer à l'Assemblée nationale le député Claude Filiori), par l'extrême susceptibilité de tous à l'endroit de ce que pourraient dire la Gazette ou Alliance Québec, comme dans l'affaire de l'enquête projetée par le CLF et pour laquelle le Conseil a été rabroué par Mme Bacon.

Certes, il y a aussi, dans un parti qui a compté dans ses rangs un Georges-E. Lapalme, un Pierre Laporte, un Jean-Paul L'Allier, une ligne de force favorable à la francisation. Le gouvernement Bourassa n'a-t-il pas sonné l'alarme dans la question, si importante pour la langue, de la natalité ? N'a-t-il pas aussi joint ses efforts à ceux d'Ottawa pour renforcer la consistance de la francophonie mondiale ? Mme Bacon n'a-t-elle pas témoigné de son souci pour la qualité de la langue et annoncé son intention d'étendre la francisation aux entreprises de 25 employés ? N'a-t-elle pas eu la main heureuse, en confiant à Pierre Martel, entré en fonction le 1 er janvier, la succession de Jean Martucci à la tête du Conseil de la langue française? M. Ryan n'a-t-il pas présenté au printemps deux projets de loi qui prévoient l'institution de commissions scolaires linguistiques ? Et, surtout, n'y a-t-il pas le lac Meech et sa « société distincte » ?




L'inquiétude de Montréal

Tout cela n'est pas rien, mais apparaît néanmoins insuffisant, du moins à une certaine opinion. Vouloir améliorer la qualité de la langue, c'est bien, mais futile si le statut n'est pas là pour étayer l'effort. Franciser les entreprises de 25 employés, c'est bien, mais, de la part de ce gouvernement, ce sursaut inattendu d'énergie n'est peut-être qu'un moyen de faire oublier une éventuelle capitulation sur la question clé de l'affichage. Les projets Ryan ? Mais ils ne s'attaquent pas au vrai problème que posent ces commissions protestantes qui tiennent des milliers d'enfants et les francisent à leur façon. Le lac Meech? Une montagne qui pourrait bien accoucher d'une souris linguistique, si l'analyse qui est faite de la loi C-72 est juste.

L'inquiétude monte, à Montréal surtout, et pour cause. Parce qu'il y a l'État fédéral, sa loi nouvelle et son prochain jugement de cour. Parce qu'il y a des problèmes dans nos écoles, dans nos rues, dans nos commerces. Mais, surtout, parce qu'il y a, à Québec, une équipe qui semble ne voir dans la loi 10 1 qu'un difficile problème à gérer, et non le projet de société qu'ont voulu ses inspirateurs ; une équipe qui, à l'heure de la loi 10 1, cache mal ses nostalgies pour son bill 22 d'il y a quinze ans; une équipe tellement absorbée par les questions d'affaires qu'on y cherche celui qui aurait le sens de la question linguistique.

Certains répondent à l'attentisme par le graffiti. Mais les plus nombreux s'organisent. Plus exactement: ils se réorganisent après l'erreur, commise depuis 1977, de s'assoupir. Un premier succès, le 13 décembre 1986 - 5 000 personnes au Centre Paul-Sauvé -, leur a donné quelque confiance et conduit le gouvernement à retirer (provisoirement ?) son projet de loi 140. Un deuxième succès les renforce encore: 25 000 personnes dans les rues de Montréal, le 17 avril, à l'appel de la SSJB-M et du MNQ, ce n'est pas rien. Mais l'affaire sera rude. Le gouvernement Bourassa maintient sa cote. Ottawa a sa loi. Le jugement de la Cour suprême ne saurait tarder. La personnalité encore floue de M. Guy Rivard, nommé ministre de la langue, annonce peut-être de quoi demain sera fait.