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L'héritage de René Lévesque



Denis Monière
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1987-1988

· Rubrique : Articles divers



« Les idées restent, les hommes passent, fussent-ils des hommes d'État... »
Pierre Assouline, Une éminence grise, Paris, Balland, 1986, p. 426

L'année politique qui vient de s'écouler a été fertile en événements historiques; que ce soit l'accord du lac Meech, la 'négociation et la signature de l'accord de libre-échange canado-américain ou encore les ventes d'électricité fermes aux États américains limitrophes. Mais l'événement qui a le plus marqué l'actualité et qui a le plus soulevé l'émotion populaire fut sans contredit le décès inattendu de René Lévesque. On a dit avec raison que la disparition de cet homme, qui avait été le symbole de la révolution tranquille et de la modernisation du Québec, marquait la fin d'un chapitre de notre histoire nationale.

Rares ont été les hommes d'État québécois qui, n'étant pas en fonction au moment de leur décès, ont suscité un tel concert d'éloges et ont reçu un hommage quasi universel de leurs compatriotes. Généralement, on fait peu de cas de la mort d'un politicien qui n'est plus en fonction. Mais celle de l'ancien premier ministre a déclenché un déferlement d'affection et d'émotion. « Merci, merci », criait la foule lorsque la dépouille mortelle quitta la basilique de Québec. Cette unanimité dans la douleur et la reconnaissance est d'autant plus paradoxale que René Lévesque a eu une carrière politique mouvementée et a plus souvent qu'à son tour soulevé débats et controverses, ce qui signifie sans doute que l'homme dépassait son personnage. On pourrait peut-être le comparer à John F. Kennedy qui est devenu une figure mythique après sa mort tragique, même s'il avait été très contesté de son vivant.

Homme sincère, intègre, modeste et passionné, il était fier de s'identifier aux gens du peuple sans jamais toutefois tomber dans le populisme. Il pouvait se montrer impitoyable envers ses adversaires mais il était toujours respectueux des opinions des autres. Il a incarné pendant plus d'un quart de siècle l'audace, le changement, la confiance en soi mais aussi l'identité torturée. En 25 ans de carrière politique, il a connu des succès retentissants mais aussi des échecs cuisants, et il y a peu d'hommes au Québec qui ont exercé une influence aussi profonde sur notre histoire politique.



Le ministre libéral

Entré dans la vie publique et dans de nombreux foyers du Québec par le petit écran de la télévision, Lévesque s'est d'abord imposé par ses reportages et ses analyses très fouillées de la politique internationale. L'émission Point de mire fut le rendez-vous de toute une génération qui, en s'ouvrant sur le monde, prenait conscience d'elle-même, de sa spécificité et de son potentiel. C'est par cette action intellectuelle qu'il devint leader d'opinion et qu'il acquit sa popularité. Lévesque avait compris que l'information et la communication étaient les deux piliers de la politique moderne. Le besoin d'informer et de faire comprendre l'animait. « Être informé, c'est être libre » aimait-il à répéter.

Son engagement social et politique fut le prolongement de cette prise de conscience. De vedette du petit écran, il devint sans transition ministre vedette de la révolution tranquille. La politique active lui permettait non seulement d'élargir son audience, mais aussi de participer activement à la réalisation du programme de modernisation du Québec. Il accepte de porter les couleurs du Parti libéral aux élections de 1960 où il est élu. Devenu ministre des Richesses naturelles, il conduira à terme la nationalisation des compagnies d'électricité, devant pour réaliser ce grand projet collectif combattre de sourdes résistances au sein même du Parti libéral.

Les embûches rencontrées sur la route de cette première grande réalisation, qui deviendra le symbole de la fierté et de la force du nouveau Québec, le conduiront à s'intéresser à la démocratisation des structures partisanes afin d'éliminer l'influence des puissances occultes sur le destin collectif. Il jouera aussi un rôle déterminant dans la création de la Caisse de dépôt et de Sidbec qui ont été des outils de développement économique indispensables. Il sera un des principaux artisans de la séparation organisationnelle des libéraux du Québec de ceux d'Ottawa, et il s'associera aux modernisateurs Paul Gérin-Lajoie et Eric Kierans pour faire de la Fédération libérale du Québec un parti moderne contrôlé par ses membres et non plus par l'oligarchie financière. Cette première expérience de démocratisation d'un parti politique lui servira de creuset pour mettre en place plus tard une structure politique correspondant à son idéal démocratique: le Parti québécois.

L'année 1966 marque un temps d'arrêt et de réorientation politique. Pour la première fois dans l'histoire moderne du Québec, des partis indépendantistes briguent les suffrages et réunissent suffisamment de votes pour faire battre le Parti libéral et asseoir René Lévesque sur les banquettes de l'opposition. L'Union nationale prend le pouvoir avec le slogan: « Égalité ou indépendance ». Daniel Johnson hausse les enchères et réclame de nouveaux pouvoirs pour le Québec, surtout en matière de taxation. Et le général de Gaulle en criant « Vive le Québec libre » jette de l'huile sur le feu des rapports Québec-Canada.

Depuis 1960, les exigences de la modernisation des institutions ont accru les dépenses de l'État. Pour effectuer son rattrapage, le Québec a besoin d'investissements considérables dans son système d'éducation, dans les services de santé et de sécurité sociale. Ces pressions financières, liées au désir d'affirmation sociale et politique des Québécois et à la montée d'une nouvelle classe sociale plus scolarisée, remettent en cause le partage des pouvoirs au sein de la fédération canadienne et pour certains l'appartenance même au Canada. Le système politique canadien entre en crise de légitimité.




La traversée du désert

Durant l'été 1967, René Lévesque définit sa position constitutionnelle et tente au congrès du Parti libéral de faire entériner son manifeste sur la souveraineté-association. Sa thèse n'ayant aucune chance de l'emporter, il quitte le Parti libéral le 4 octobre, mobilise une poignée de partisans et met en branle le processus qui devait conduire à la fondation du Parti québécois, le 14 octobre 1968. Ce nouveau parti qui fait de l'honnêteté et de la participation démocratique sa marque de commerce reçoit son baptême électoral le 29 avril 1976. Il recueille 24% des voix et fait élire sept de ses candidats, tandis que René Lévesque est battu dans sa circonscription électorale de Laurier. Ce jeune parti résiste à la tempête de la crise d'octobre et revient devant les électeurs en 1973. Il obtient alors plus de 30% des voix et forme l'opposition officielle, ce qui confirme sa montée et fait mentir les fédéralistes qui le considéraient comme un groupuscule. Mais René Lévesque qui s'était présenté dans la circonscription de Dorion est défait. Exclu encore une fois de l'arène parlementaire, il renoue avec le journalisme en signant une chronique dans Le Journal de Montréal et en dirigeant un nouveau journal, Le Jour, qu'il a fondé avec ses compagnons de route, Yves Michaud et Jacques Parizeau. En 1974, le PQ adopte une démarche étapiste et promet s'il est élu d'organiser un référendum sur l'avenir politique du Québec. Pendant ce temps, la popularité du Parti libéral s'effrite. La crédibilité du parti gouvernemental est minée par les inconséquences de sa politique linguistique, par les grèves dans le secteur public et par les scandales. La logique de l'alternance inhérente au système bipartiste amène le Parti québécois au pouvoir le 15 novembre 1976. René Lévesque est élu dans la circonscription de Taillon et devient premier ministre du Québec.




Le premier ministre

À titre de premier ministre, René Lévesque a présidé à plusieurs réformes majeures qui ont eu des répercussions profondes sur la société québécoise: celle du zonage agricole, le réaménagement des municipalités régionales de comté, la réforme de la fiscalité municipale, le régime d'assurance-automobile, la loi anti-scabs et la loi de la santé et de la sécurité au travail, l'abolition des clubs privés de chasse et de pêche, la loi sur la protection du consommateur, le régime d'épargne-action, l'aide aux PME, la création du ministère du Commerce extérieur. Il dut par contre céder aux pressions de ses propres députés et abandonner avec regret la réforme du mode de scrutin.

Ses deux plus grandes réussites furent sans conteste la démocratisation des partis politiques grâce à l'adoption de la loi 2 sur le financement des partis politiques (cette loi plaçait le Québec à l'avant-garde des démocraties occidentales en limitant à 3000 $ le montant des contributions annuelles aux partis politiques et en n'autorisant que les individus à faire de telles contributions, ce qui abolissait les caisses occultes) et l'adoption d'une politique linguistique qui redonnait aux francophones la place légitime qui leur revenait. La loi 10 1 non seulement modifiait le paysage linguistique du Québec, mais elle s'accompagnait aussi de changements dans les rapports de forces économiques. Robert Bourassa faisait ainsi le bilan de l'oeuvre politique de René Lévesque: « Le plus grand héritage qu'il nous laisse, c'est d'avoir permis un meilleur équilibre des forces économiques entre la majorité francophone et les minorités. L'héritage qu'il nous laisse a fait faire des pas de géant au Québec. »

Mais tout bilan comporte un passif. René Lévesque commit des erreurs et connut des échecs qui l'ont profondément marqué, le plus important étant celui du référendum de 1980 où les Québécois ont refusé de le suivre sur la voie de la souveraineté-association, préférant les promesses de Pierre Trudeau. Il dut ensuite porter l'odieux du recul constitutionnel du Québec en 198 1, alors que durant la nuit des longs couteaux les provinces anglophones et le gouvernement fédéral en l'absence du Québec décidèrent d'une formule d'amendement qui enlevait au Québec son droit de veto sur les changements constitutionnels. Il dut enfin affronter les rigueurs de la récession économique qui l'obligea à sacrifier son préjugé favorable envers les travailleurs et à adopter des décrets pour couper les salaires des employés de la fonction publique. Il déclencha enfin le virage idéologique de son parti en décidant de prendre « le beau risque du fédéralisme » et de faire confiance au Parti conservateur, ce qui provoqua la démission de ses compagnons d'armes et des ministres les plus importants de son gouvernement. Le parti qu'il avait fondé sortit profondément divisé de ces rudes épreuves et Lévesque, fatigué des conflits et démoralisé par la tournure des événements, préféra mettre un terme à sa carrière politique.




Lévesque et la question nationale

L'évolution intellectuelle de Lévesque a toujours été au diapason de celle de la société québécoise. Son leadership se manifestait surtout par sa capacité de synthèse et de communication. Il reflétait les angoisses et les ambiguïtés de la conscience collective. Il était à cet égard plus rassembleur que précurseur. Il a porté comme la plupart de ses concitoyens l'ambivalence inhérente à la double identité. Il avait intériorisé le regard de l'autre, mais aussi conservé une formidable puissance de révolte contre l'injustice et un sens profond de la dignité. Il oscillait ainsi constamment entre le pôle de l'acceptation des faits tels qu'ils sont et celui de la transgression de l'ordre établi. Il était prêt à contester mais pas à rompre. Lysiane Gagnon, en lui rendant hommage, a bien résumé cet état d'esprit complexe et tiraillé:

Il aura représenté plusieurs symboles, à la fois celui du Canadien français qui se rebelle, celui du Canadien français qui compose avec l'ordre établi et tente de négocier sa place, celui du Canadien français belliqueux mais prudent qui revendique tout en protégeant ses arrières. Le symbole enfin du Québécois, retranché dans sa province-patrie parce qu'il n'a pas d'autre endroit au monde où il puisse être entièrement lui-même. La Presse, 8 novembre 1987.

En ce sens, il était plus près intellectuellement d'un André Laurendeau que d'un Pierre Bourgault. Il préférait le pragmatisme à la doctrine, la négociation et le compromis à l'intransigeance. Il était réformateur et non pas révolutionnaire. Il a voulu se situer dans la lignée de ses prédécesseurs qui se sont toujours battus pour faire reconnaître l'existence de la nation canadienne-française à l'intérieur d'une confédération canadienne. Lévesque n 1 a jamais vraiment préconisé la sécession. Il a plutôt, à sa façon, cherché à préserver le Canada de l'éclatement.

Les dirigeants canadiens ne se sont pas trompés quand ils ont décidé de mettre tous les drapeaux en berne sur les édifices fédéraux lorsqu'il est décédé, geste sans précédent pour un homme qui n'occupait plus aucune fonction publique et qui avait constamment contesté le régime fédéral. Le premier ministre canadien expliqua cette décision en disant que René Lévesque était un personnage d'envergure nationale. Par une ruse de l'Histoire, il avait contribué à la prise de conscience de l'identité canadienne. Bill Davis résumait ainsi cette perception du Canada anglais: « L'ironie de l'histoire personnelle de René Lévesque, c'est qu'en menaçant de séparer sa province du reste du pays, il a obligé le Canada anglais à donner à la question québécoise toute l'attention qu'elle méritait et à réfléchir plus sérieusement à l'importance de faire une place au Québec dans la confédération. » (Le Devoir, 3 novembre 1987) Le Globe and Mail lui rendit un hommage significatif en publiant une caricature qui résumait parfaitement l'héritage de René Lévesque. On y voyait neuf feuilles d'érable agitées par un vent automnal avec au milieu d'elles une fleur de lys. Cette image témoignait à sa façon de l'impact de son action sur la réalité politique canadienne: l'unité préservée avec et en dépit de la spécificité québécoise.

La pensée constitutionnelle de Lévesque n'a pas été des plus limpides. Elle a varié en tonalité selon les conjonctures et les nécessités du combat politique, la cohérence ou l'esprit de système n'étant pas le premier souci de l'homme d'action qui doit composer avec l'aléatoire de l'opinion publique. À cet égard, on peut dire que son discours sur la question nationale était beaucoup plus métaphorique qu'analytique, qu'il cherchait plus à convaincre par l'image que par le raisonnement logique.

De l'avis de ceux qui l'ont connu, c'est à l'occasion de la grève des réalisateurs de Radio-Canada que sa conscience nationaliste s'est éveillée, la société d'État traitant les francophones en citoyens de seconde zone. -Cette conscience de la discrimination aiguisera son analyse des contradictions politiques au sein de la société canadienne. Il a par la suite suivi avec passion la montée du néo-nationalisme québécois dans la jeune génération à laquelle il s'identifiait. Il a contribué à la fois à canaliser et à amplifier la nouvelle conscience politique québécoise qui, au début des années 60, se reconnaissait dans le slogan « Maître chez nous ». Il a incarné cette fierté naissante avec la nationalisation de l'électricité et la réalisation de la Manic qui devinrent les symboles d'une nouvelle identité collective. Mais il a en même temps tenté de freiner la roue de l'histoire en refusant de cautionner toute radicalisation du mouvement national.

Il a essayé de récupérer le mouvement d'émancipation nationale en prenant sa direction et en le mettant sous le chapeau du renouveau du fédéralisme, d'abord avec la thèse des États associés, ensuite avec l'option souveraineté-association. Il pensait dénouer la crise constitutionnelle canadienne et mobiliser les énergies constructives des nouvelles générations en modifiant le statut constitutionnel du Québec sans rompre le lien avec le Canada.

La position de Lévesque sur l'indépendance du Québec était pour le moins ambiguë. Ainsi, force est de constater qu'il n'a jamais fait la promotion d'une vision positive de l'indépendance du Québec. Il n'a pas toujours paru convaincu de la nécessité ou encore de la faisabilité de l'indépendance. Il la considérait souvent comme une police d'assurance, ce qui était loin d'être enthousiasmant. D'ailleurs, il n'employait le terme qu'avec beaucoup de réticences et qu'à de rares occasions, l'utilisant principalement comme une menace. Il lui préférait le concept de souveraineté, plus souple, plus élastique, car la souveraineté peut s'inscrire dans une démarche gradualiste et n'implique pas de rupture avec la puissance tutélaire.

L'essentiel de sa pensée constitutionnelle s'est manifesté le plus clairement à l'occasion de son discours d'ouverture du débat référendaire à l'Assemblée nationale, discours culminant de sa carrière politique. Or, dans ce discours, il emploie de nombreuses formules pour définir la souveraineté sans jamais recourir au concept d'indépendance. « Posséder notre pays comme c'est normal pour tous les peuples », « Prendre ses affaires en main », « arriver à une entente d'égal à égal », « être l'égal comme partenaire du Canada anglais », toutes ces périphrases témoignent de sa volonté de conciliation. Plus tard, il parlera même de participer à la définition d'une nouvelle communauté canadienne.

Lévesque avait peut-être en tête le modèle de l'émancipation canadienne de la Grande-Bretagne, processus qui a mis plus d'un siècle à se réaliser et que finalement Pierre Trudeau a complété. Son véritable objectif, celui qu'il espérait voir réaliser de son vivant, était probablement beaucoup plus près idéologiquement et politiquement de l'accord du lac Meech que de l'indépendance du Québec. Il n'a d'ailleurs pas dénoncé cet accord du lac Meech. L'indépendance n'était pas selon lui la seule solution pour assurer l'avenir du peuple québécois; il la considérait comme une option de dernier recours. Il s'en servait comme outil de négociation, comme moyen de pression ou comme repoussoir. Sa devise aurait pu être: « L'indépendance si nécessaire, mais pas nécessairement l'indépendance. »

Sur la question nationale, l'homme était plus animé par des considérations stratégiques qu'idéologiques, et il ne tenait pas à être associé à une quelconque volonté de rupture avec le Canada. Il avait intériorisé le modèle de la négociation syndicale où on utilise la menace de la grève pour obtenir des concessions, mais où aussi on est prêt à accepter au moment opportun de lâcher du lest et de faire des compromis. Cette logique fut à la base de la stratégie référendaire dont l'objectif était de négocier une nouvelle entente avec le Canada. Si le oui l'avait emporté au référendum, il est probable que le statut constitutionnel du Québec aurait été changé, mais il est douteux que le Québec eût acquis tous les attributs de la souveraineté nationale puisque le projet de souveraineté-association n'impliquait pas la récupération de la politique monétaire. Le Canada aurait pu devenir un Etat binational et confédéral.

Le pari de Lévesque était séduisant car il confiait au peuple québécois le pouvoir de déterminer son avenir politique, il lui permettait d'exercer pour la première fois de son histoire le droit à l'autodétermination, ce qui lui avait toujours été refusé dans le passé par la très démocratique élite politique canadienne. Il ouvrait aussi une dynamique politique où tout était possible, le meilleur et le pire. Mais la démarche comportait des risques, entre autres celui d'affaiblir la position constitutionnelle du Québec en cas d'échec.

Lévesque préconisait donc une stratégie de rénovation institutionnelle permettant de rallier autour d'un même projet à la fois les partisans du nationalisme traditionnel, qui revendiquaient un statut particulier pour le Québec et l'égalité des droits pour les francophones, et les militants de l'indépendance politique du Québec. Si le rassemblement était une condition sine qua non d'une action politique efficace, cette position par son ambiguïté même recelait des tensions qui s'avéreront paralysantes par la suite, d'une part parce qu'elle faisait cohabiter des tendances à la limite incompatibles et d'autre part parce qu'elle impliquait une participation active des autorités canadiennes au processus de changement politique. Elle faisait certes avancer le débat mais contribuait aussi à diluer l'objectif de l'indépendance nationale. La stratégie étapiste était profondément ancrée dans l'échelle de valeurs et la pensée politique de René Lévesque.

Cette logique aurait pu réussir si elle avait été prise en charge par le Parti libéral du Québec en 1967, car alors il y aurait eu consensus des deux grands partis vis-à-vis du gouvernement fédéral. La force de pression du gouvernement du Québec aurait alors été considérable dans les négociations constitutionnelles qui s'annonçaient. Mais le parti de Jean Lesage, soit pour se démarquer de l'Union nationale, soit parce qu'il était encore contrôlé en sous-main par son grand frère fédéral, refusa de suivre Lévesque sur la voie de la souveraineté-association. Lévesque fut donc forcé de quitter le Parti libéral avec une poignée de militants et de construire une nouvelle force politique vouée à la promotion de la souveraineté du Québec. Nul ne pouvait le prévoir à l'époque mais cette nouvelle conjonction des forces politiques allait aboutir à un affaiblissement politique du Québec puisque le consensus politique de la société québécoise devenait impossible à réaliser.

Dès 1968, avec la fondation du Parti québécois et l'arrivée au pouvoir à Ottawa du « French Power », les dés étaient jetés. Les partisans du fédéralisme pouvaient compter sur deux formations politiques, le Parti libéral du Québec et le Parti libéral fédéral, pour s'appuyer réciproquement et faire prévaloir leur conception de l'unité canadienne, alors que les forces souverainistes ne devaient compter que sur elles-mêmes, c'est-à-dire sur les convictions, le militantisme et les ressources financières des partisans. Le poids des institutions fédérales créait un déséquilibre dans le rapport de forces.

Avec l'échec du référendum, le Québec se retrouvait sur la défensive et le gouvernement Lévesque dut revenir à la stratégie traditionnelle de promotion des pouvoirs du Québec à l'intérieur du régime fédéral. Le Parti québécois réussit à garder le pouvoir en 1981 en promettant de « rester fort au Québec ». Mais, dans cette partie de bras de fer, le gouvernement Lévesque n'était plus capable de mobiliser les énergies collectives. Le choc en retour de l'échec référendaire non seulement fit perdre des pouvoirs au Québec mais fit aussi ressortir les contradictions internes du Parti québécois qui entra en crise et fut amené à renier sa raison d'être. Le rêve s'était transformé en désillusion.




La suite de l'histoire

Après le cafouillage de l'affirmation nationale, les forces souverainistes se sont ressaisies. La mort de René Lévesque aura interpellé la conscience nationale, sonné le rappel des militants et relancé le Parti québécois. Le père étant disparu, la famille a serré les rangs et s'est donné un nouveau chef qui s'est engagé à relancer le combat souverainiste. Six mois après la mort de René Lévesque, Jacques Parizeau a réussi à refaire l'unité du Parti québécois, à doubler le nombre de ses membres et à raffermir son opposition à l'Assemblée nationale. Il y a tout lieu de croire que revenu à sa vocation d'origine le Parti québécois survivra à son fondateur car les raisons qui l'avaient fait naître sont toujours d'actualité.

L'avenir linguistique du Québec est de nouveau menacé par le laisser-faire des libéraux. Si les anglophones ont fait des concessions de façade au français, ils ont conservé leur puissance d'assimilation à l'endroit des immigrants, qui envoient certes leurs enfants à l'école française mais n'en continuent pas moins de s'angliciser dans la vie active. Les divers jugements de la Cour suprême ont érodé les pouvoirs de la loi 101 et ont aussi montré que le Québec n'était plus maître de sa politique linguistique, que la loi 10 1 était inefficace sans l'indépendance. Le prochain jugement de la Cour suprême confirmera sans doute cette évolution et pourrait aussi agir comme détonateur d'une nouvelle conscience nationaliste. La manifestation qui a réuni plus de 25 000 personnes en avril dernier est un bon indicateur 'du potentiel de mobilisation populaire que porte la question linguistique.

Il y a ensuite la question démographique. L'importance démographique du Québec régresse depuis des décennies. En l'an 2000, nous ne représenterons plus que 20% de la population canadienne. Notre poids politique dans les institutions canadiennes en sera d'autant réduit, ce qui affectera le sentiment d'appartenance des Québécois à l'État canadien. Déjà, la nouvelle carte électorale fédérale accroît la représentation des provinces de l'Ouest et affaiblit celle du Québec. Cet état de fait se répercutera par la suite sur la distribution des postes de pouvoir, sur la composition du cabinet et sur les nominations dans la haute fonction publique fédérale.

Les arrivées massives de faux réfugiés ont révélé encore une fois l'impuissance du gouvernement du Québec à contrôler les mouvements de population sur son territoire. Le contrôle des politiques de la population deviendra un autre enjeu majeur qui accroîtra les tensions entre le Québec et le fédéral.

Mais c'est probablement la question du développement économique qui sera le principal moteur de la prochaine vague nationaliste. Au début des années 60, le nationalisme québécois s'est construit sur la conscience de l'oppression linguistique. La langue française était alors un facteur de discrimination dans le commerce, dans les entreprises et dans les postes de pouvoir aussi bien du secteur public que privé. La première vague nationaliste a eu pour effet de corriger partiellement et peut-être provisoirement cette situation. Grâce au soutien de l'État québécois, l'entrepreneurship québécois s'est développé de même que les attentes de réussites. Les francophones ont occupé une plus grande place dans l'économie du Québec même si celle-ci, dans plusieurs secteurs, est toujours contrôlée par des capitaux canadiens-anglais ou américains. Cette garde montante a acquis la maîtrise de la gestion et une part plus importante du capital, comme en témoigne l'essor d'entreprises telles que le Mouvement Desjardins, Provigo, la Banque nationale, la Laurentienne, Bombardier, Lavalin, etc. Mais déjà le marché canadien s'avère trop étroit pour absorber ce nouveau dynamisme. Les lois de l'expansion économique nécessitent de nouveaux horizons, des marchés plus vastes pour écouler la production, maintenir la valeur des investissements et le niveau de l'emploi. Ces nouvelles aspirations pourraient devenir sources de frustration et de conflit pour cette nouvelle classe d'entrepreneurs à l'intérieur du fédéralisme canadien.

Ces nouvelles contradictions sont de plus en plus apparentes. Le débat sur le libre-échange avec les États-Unis a révélé des fissures et des divisions entre les bourgeoisies régionales. Alors que les milieux d'affaires québécois ainsi que le gouvernement Bourassa de même que les ténors du Parti québécois se sont tous prononcés en faveur du libre-échange, l'Ontario s'y oppose ainsi que le Parti libéral fédéral qui s'est engagé à déchirer l'accord de libre-échange s'il était élu.

Enfin, l'accord du lac Meech qui visait à reconnaître la spécificité de la société québécoise et à ramener le Québec dans la communauté politique canadienne a du plomb dans l'aile. Le Canada pourrait encore une fois dire non au Québec. Ce refus aurait pour conséquence d'évacuer l'hypothèse du statut particulier pour le Québec et convaincra peut-être les partisans de cette thèse de grossir les rangs souverainistes.

Il n'est pas impossible que dans les prochaines années la courbe de l'intérêt individuel rejoigne celle de l'intérêt collectif. En effet, tous ceux qui depuis dix ans ont profité de la montée du nationalisme pour améliorer leur situation sociale et qui depuis cherchent le succès par l'action individuelle pourraient être obligés de revenir à l'action collective. Dans la mesure où la politique économique fédérale pourrait nuire à leurs succès individuels, ils pourraient alors avoir intérêt à adopter une stratégie de développement économique axée sur l'indépendance politique, celle-ci leur permettant de négocier directement sur le marché international.

Le combat de René Lévesque n'aura pas été vain car il nous a laissé des outils institutionnels et intellectuels pour prendre la relève. C'est le message politique qu'il nous a livré dans son dernier discours à titre de président du Parti québécois: « Depuis 1967, 68, 76, on n'a pas été un accident de parcours et il ne dépend que de vous de ne jamais le devenir. » Les hommes passent, mais les idées restent.