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Requiem pour l'Entente constitutionnelle de 1987



Gérard Boismenu
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1988-1989

· Rubrique : Les affaires constitutionnelles et les relations fédérales-provinciales



L'heure est à l'attente. Les uns s'accrochent à l'idée que le temps fera sans doute son oeuvre, en ayant raison des réticences affichées à l'égard de l'Entente constitutionnelle de juin 1987. Les autres se montrent prêts à s'incliner devant une fatalité qui aura réussi - sauf pour le Canada Bill, mais dans quelles circonstances! - à mener quasiment toutes les négociations constitutionnelles à l'impasse. Pour plusieurs, enfin, la perspective n'est pas détestable car, par son refus d'entériner l'Accord du lac Meech, le Canada anglais pourrait réussir le tour de force à la fois de tirer le Québec d'un mauvais pas constitutionnel, lui qui avait souscrit à une entente minimaliste, et de signifier son incapacité à consentir à des compromis significatifs pour le Québec. Quels que soient les états d'âmes, les calculs politiques ou les désillusions de tout un chacun, le dénouement que l'on tait avec pudeur, mais qui semble s'imposer, reste le même: au terme des trois ans accordés aux gouvernements fédéral et provinciaux pour ratifier l'Accord du lac Meech, ce dernier aura sans doute vécu.

Le temps qui coule ne semble pas propice à l'imagination politique. La monotonie du discours des acteurs et l'utilisation inlassable des mêmes rengaines, qui donnent une version rabougrie d'argumentations souvent défaillantes, composent l'information distillée jour après jour avec une totale absence d'esprit de renouveau. Sous les apparences d'une misérable inertie, semble pourtant s'opérer en sourdine la maturation d'un refus de ratification de l'Entente constitutionnelle dans sa version originale. Dans de telles circonstances, les opposants gagnent du temps et fourbissent leurs armes.

Pour l'observateur, il est utile de cerner les intentions et les intérêts des divers camps, pour finalement identifier, le cas échéant, les voies virtuellement « carrossables ». Mais d'abord, revenons sur les principaux éléments de cette Entente constitutionnelle.



Une Entente constitutionnelle à plusieurs composantes

Au Québec, à la fois la classe politique et les observateurs ont présenté une lecture passablement unidirectionnelle de l'Entente constitutionnelle. Pour beaucoup, cette entente se résume essentiellement à la notion de société distincte. C'est oublier toute une série de retombées institutionnelles qui sont tributaires de cette entente. Distinguons ces deux niveaux.

L'entente propose d'introduire de nouveaux critères d'interprétation de la Constitution canadienne. Depuis 1982, cette dernière possède comme pierre angulaire une Charte des droits et libertés qui pose l'individu comme atome premier de la société canadienne. Il est de plus convenu que l'interprétation de la Constitution doit se concilier avec le patrimoine multiculturel canadien et les droits ancestraux des nations autochtones.

Le lac Meech vient ajouter sur ce plan que le Canada a pour caractéristique fondamentale la dualité linguistique, qui, du fait de sa distribution inégale, conduit à constater que le Québec est doté d'une société distincte, à tout le moins par l'inversion du rapport entre les composantes de cette dualité linguistique. Ajoutons à cela que tous les gouvernements sont tenus de protéger la dualité linguistique et, qu'en plus, le gouvernement du Québec a une mission de protection et de promotion du caractère distinct de sa société. Sachant qu'un critère d'interprétation n'est pas une règle de droit, mais une mise en perspective dont l'usage dépend du bon vouloir de la magistrature, ces ajouts ont un caractère non contraignant et, par le fait même, d'abord et surtout virtuel. Mais on ne peut fixer notre attention sur ce seul niveau de la réforme constitutionnelle.

Cette Entente constitutionnelle renferme plusieurs modifications institutionnelles dont l'impact sur le système politique ne fait pas de doute. Pour plusieurs, nettement plus nombreux au Canada anglais, ces modifications contribuent à une érosion du pouvoir fédéral.

Ces dernières représentent certes une réponse à certaines demandes du Québec, mais l'obstination avec laquelle on refuse toute forme d'asymétrie constitutionnelle conduit à généraliser quelque compromis que ce soit à toutes les provinces. Par exemple, un droit de veto consenti au Québec concernant la modification des institutions fédérales devient, par la force des choses, un droit de veto consenti à l'Île-du-Prince-Édouard.

Lorsqu'on est tenté de parler d'érosion du pouvoir fédéral, l'on retient plus particulièrement le droit de retrait des provinces avec compensation financière, qui est prévu à la fois dans la formule d'amendement, quand il s'agit d'un déplacement de juridiction des provinces vers le gouvernement fédéral, et dans la formule d'encadrement du pouvoir d'intervention fédéral dans les compétences provinciales, si la province qui se retire met en place un programme respectant les mêmes objectifs. On peut ajouter aussi que le pouvoir exclusif de nomination du gouvernement fédéral au Sénat et à la Cour suprême est entamé, car dorénavant ce gouvernement devrait faire son choix parmi les noms suggérés par les provinces. Cela sans parler de la reconnaissance formelle d'un droit de cité des provinces en matière d'immigration et de la nouvelle obligation de la règle de l'unanimité pour modifier les principales institutions fédérales et pour la création de nouvelles provinces.

Cette dimension institutionnelle de l'Entente n'est pas banale. Et il y a matière, au nom de l'unité nationale, des valeurs communes et du nécessaire leadership politique fédéral, à noircir le devenir politique du Canada. On ne s'en prive d'ailleurs pas.

Selon la formule contenue dans le Canada Bill (ait. 38 et 39) le Parlement et les assemblées législatives jouissent, pour la plupart des matières traitées dans l'Accord du lac Meech, d'un délai maximum de trois ans pour ratifier un amendement à la Constitution. Au début de l'automne 1988, c'est-à-dire à la mi-course de l'échéance, seulement deux provinces ne s'étaient pas exécutées. Un an plus tard, la situation n'a pas changé. C'est dire que l'heure est aux opposants.




La valse hésitation de Fredericton

La réticence du gouvernement du Nouveau-Brunswick à l'égard de l'Entente constitutionnelle est bien connue. Il n'est cependant pas aussi facile de cerner l'importance des griefs et l'alternative qu'il pourrait proposer. Nous sommes dans un flou artistique. Frank McKenna croit que cette entente peut porter atteinte aux droits des femmes; il voudrait que l'on assigne aux gouvernements le devoir de promouvoir les minorités ; il se préoccupe de l'évolution des compétences constitutionnelles en matière de pêche. Au total, il n'est pas contre l'Entente, mais une bonification s'impose.

La liste des griefs semble cependant devoir se plier aux aléas de l'actualité politique. Peu après la sanction au Québec de la Loi 178, qui confirme l'unilinguisme dans l'affichage commercial extérieur et le bilinguisme dans l'enceinte des petits commerces, il donne de l'extension à ses doléances. Dans son esprit, il y a clairement nécessité de renégocier l'Entente et il emprunte à la rhétorique des trudeauistes ; même si cela coulait de source de toute façon, il ne se limite plus à parler de subordonner la notion de société distincte au seul droit à l'égalité des femmes, mais à l'ensemble de la Charte des droits et libertés1 ] . Il affirme, de plus, souhaiter que soit retirée la clause dérogatoire, dite clause nonobstant. Il se préoccupe de plus de l'affaiblissement des pouvoirs fédéraux.

McKenna a cependant tout son temps pour préciser sa pensée. Il a promis des audiences publiques qui commencent en septembre 1988 et se poursuivent au cours de l'hiver 1989. Il annonce, dès le départ, que les audiences auront une grande influence sur la décision finale de son gouvernement. La quasi-totalité des intervenants montrant leur insatisfaction et désirant des modifications de taille, on peut croire qu'elles l'auront conforté dans ses doutes et sa volonté de revoir le compromis arrêté en juin 1987. Apparaissant comme l'une des occasions pour faire obstacle au processus de ratification déjà très avancé, mais désormais en panne, les audiences publiques ont constitué un forum propice pour diffuser la « vision trudeauiste » du Canada et de son devenir constitutionnel. Notamment, l'on condamne le droit de retrait avec compensation des provinces lorsqu'elles refusent de participer aux programmes nationaux mis en place par le gouvernement fédéral dans leurs champs de compétence. De même, plusieurs tiennent à s'assurer la primauté de la Charte des droits et libertés sur les critères d'interprétation dont celui de la société distincte. Lors de sa déposition en commission parlementaire, le responsable de l'application de la politique linguistique du gouvernement de Fredericton a considéré que l'Accord du lac Meech n'est pas une entente constitutionnelle, mais que c'est plutôt un compromis politique effectué par un gouvernement central sans vision nationale et par des provinces assoiffées de pouvoir2 ] .

Dans l'ensemble des travaux de la commission parlementaire, les préoccupations linguistiques des Acadiens furent minoritaires. On retient d'ailleurs trois dimensions à l'intervention des représentants de la communauté acadienne.

Ils sont généralement en accord avec l'Entente constitutionnelle pour ce qui est de la reconnaissance de la société distincte du Québec. Cependant, ils considèrent qu'eux-mêmes constituent une réalité qui ne se satisfait pas de la désignation de « Canadiens d'expression française présents dans le reste du Canada ». Ils forment une société distincte qui jouit juridiquement d'un statut d'égalité. Mais plutôt que de prendre ombrage de la reconnaissance faite au Québec, ils chercheront surtout à consolider leur statut constitutionnel, non pas en proposant une renégociation de l'Entente, mais en faisant en sorte que leur gouvernement provincial donne un statut constitutionnel à la loi provinciale qui reconnaît l'égalité des deux communautés linguistiques. Curieusement cependant, même si le gouvernement McKenna plaide pour une bonification, voire une renégociation, de l'Accord du lac Meech, il ne veut répondre à cette demande qu'ultérieurement, lorsque le lac Meech sera réglé.

Les Acadiens croient aussi que les droits des minorités francophones ne sont pas assez protégés, mais ils gardent un esprit fort critique à l'égard de certains de leurs « défenseurs ». Au sujet du premier ministre McKenna, le président de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick nourrit beaucoup de scepticisme sur ses bonnes intentions; Michel Doucet déclare: « Frank McKenna est un ardent trudeauiste qui s'inquiète plus du sort des anglophones au Québec que de celui des Acadiens de sa propre province. C'est parce qu'il tient au pouvoir central fort qu'il bloque le processus. Le reste, ce sont des prétextes3 ] . »

Conscients de l'asymétrie des conditions d'existence des minorités francophones et anglophones au Canada, la Société des Acadiens se dissocie des revendications d'Alliance Québec: d'abord, en considérant que le Québec a le droit de promouvoir le fait français même si cela le conduit à faire usage de la clause dérogatoire; ensuite, en proposant que le libellé de l'Entente constitutionnelle fasse état non pas du devoir de promotion (s'ajoutant à la protection) de la dualité linguistique, mais plutôt de promotion de la francophonie canadienne. Michel Doucet s'explique: « Nous ne croyons pas que l'anglais soit menacé au Québec. Contrairement aux francophones, les anglophones de ce pays n'ont jamais eu à se battre pour obtenir des écoles, des postes de télévision et des stations de radio4 ] . » En ce sens, s'il devait y avoir un front commun des minorités, ce ne serait pas celui de la minorité anglo-québécoise et des minorités francophones; ce serait celui de ces dernières et de la majorité francophone du Québec qui, elle-même, constitue une minorité en Amérique du Nord et au Canada. Chez les Acadiens, l'accent est d'abord mis sur les droits collectifs des minorités et non sur les droits individuels.

En somme, quoique n'étant pas formellement désignés dans cette entente, les Acadiens, par l'intermédiaire de leurs représentants, montrent une certaine sympathie pour les revendications du Québec qui posent beaucoup plus crûment le problème de l'existence de leur collectivité que ce n'est le cas avec Alliance Québec. Leur revendication de consolidation de leurs droits collectifs relève essentiellement du gouvernement provincial et n'impose donc pas de renégociation de l'Entente constitutionnelle.

Même si le rapport de la commission parlementaire n'est pas encore rédigé, McKenna peut affirmer qu'il retient de ses travaux « qu'il existe une pression énorme du public pour que l'Accord du lac Meech soit amélioré ». Et il continue: « Avec le temps et l'occasion de réfléchir sur la pleine signification du lac Meech, se manifestent un mécontentement croissant et un besoin de réforme5 ] . » Les audiences de cette commission ont fourni une caution morale à la position déjà ancienne du gouvernement qui ne semble pas d'ailleurs avoir retenu la perspective acadienne sur la question.

L'attitude gouvernementale est certainement encore plus résolue qu'elle pouvait l'être antérieurement. Mme Landry, ministre responsable du dossier constitutionnel, déclare: « Nous sommes convaincus d'avoir raison, on n'a pas de reproches à se faire » et « Il n'y a pas de pression qui nous fera changer d'idée. Nous estimons que l'Accord du lac Meech doit être modifié, et on se dit que si Ottawa et les autres provinces y tiennent tellement, ils n'ont qu'à venir s'asseoir avec nous et discuter6 ] . » Pour le gouvernement McKenna, le temps presse, non pas pour la ratification de l'Entente constitutionnelle, mais pour sa rectification, quitte à ce que, pour ménager les « susceptibilités », cela prenne la forme d'un « accord parallèle » qui serait concurrent et ratifié au même moment.




Quand le nationalisme canadien s'aigrit

Pour plusieurs au Canada anglais et ce, surtout chez les néo-démocrates de l'Ouest et chez les trudeauistes, la réélection du Parti conservateur le 21 novembre 1988 représente une amère défaite pour la souveraineté politique du pays. L'Accord du libre-échange, perçu comme le reniement de l'indépendance du Canada et la subordination à l'« American way of life » - avec ce que cela comporte de reculs pour une stratégie industrielle autonome et pour les programmes sociaux - met en péril le devenir du Canada comme pays et société politique. Au lendemain des élections, il est apparu dans ces rangs que l'Accord du libre-échange, lorsque couplé à l'Entente constitutionnelle, était le gage assuré d'un fractionnement économique et politique du Canada et la fin du leadership fédéral. Cette analyse devait aussi conduire à identifier les responsables de cette catastrophe nationale appréhendée. Or, le vote québécois, massivement porté sur les conservateurs, et l'appui ouvert du gouvernement Bourassa au libre-échange furent bientôt pointés du doigt.

Dans les jours qui ont suivi les élections fédérales, les commentateurs politiques à Ottawa ne s'y trompèrent pas, en notant que le nombre des opposants à l'Entente constitutionnelle ne faisait que croître de jour en jour. De son point d'observation à Vancouver, Philip Resnick s'interrogeait: « En gagnant la bataille du libre-échange, Robert Bourassa vient-il de perdre celle du lac Meech ? » Il notait que, pour les opposants au libre-échange, libéraux ou néo-démocrates, « il s'agissait de quelque chose de si vital que le Canada risquait d'y perdre son âme ». À la suite des déclarations de Bourassa et de Parizeau, il lui semble que « les sentiments envers le gouvernement du Québec et sa classe politique risquent [ ... ] d'être beaucoup moins tendres au Canada anglais ». S'agissant du Manitoba, il conclut: « On savait Mme Carstairs hostile d'avance; il faut maintenant supposer que les néodémocrates provinciaux, indignés par l'attitude de M. Bourassa sur la question du libre-échange, seront tentés de lui rendre la monnaie de sa pièce en lui refusant l'approbation du projet constitutionnel auquel lui et M. Mulroney tiennent tellement7 ] . » Cette déduction devait se vérifier.

Pour Gary Doer, chef du NPD du Manitoba, l'élection fédérale a changé beaucoup de choses car le libre-échange est désormais une réalité; il faut donc s'assurer que les effets du lac Meech ne viennent pas s'ajouter à ceux du libre-échange. Deux jours après le verdict électoral, il menace de « tuer le lac Meech » s'il n'obtient pas des amendements. Il accumule les exigences: - garantir que la « société distincte » n'affaiblit pas la Charte des droits et libertés; - donner plus de droits aux autochtones; - s'assurer que la réforme du Sénat ne puisse être bloquée par la règle de l'unanimité; - faciliter la création de nouvelles provinces. Pour donner la mesure de son sentiment, il laisse entendre qu'il faut tourner la page et commencer à neuf: « Il faut bâtir au-delà du lac Meech ; les 18 mois qu'il reste avant juin 1990 sont suffisants pour apporter des amendements8 ] . »

Ce changement d'attitude annonce d'ailleurs le revirement que l'on connaîtra dans la position officielle du NPD dans l'Ouest. Au début décembre, le NPD albertain revenait sur l'appui qu'il avait déjà donné à l'Entente constitutionnelle, le NPD de Saskatchewan réévaluait sa position de même que le NPD de Colornbie britannique. Le changement de cap des néo-démocrates de l'Ouest est affiché officiellement au printemps, à l'occasion du Conseil fédéral du NPD9 ] , et est à l'origine de la constitution d'un comité chargé de reconsidérer la position du NPD-Canada à l'égard de l'Entente constitutionnelle.

Du côté libéral fédéral, Jean Chrétien n'a de cesse de dénoncer l'Entente constitutionnelle. Elle trouvera grâce à ses yeux uniquement lorsqu'il sera certain que la reconnaissance de la société distincte du Québec ne prévaudra pas sur la Charte des droits et libertés. Il dit: « Si [la société distincte] ne veut rien dire, les Québécois se sentiront trompés ; si ça veut dire quelque chose, les Canadiens pourraient se sentir trompés. » Il est bien connu qu'il constitue l'une des sources d'inspiration de Mme Carstair qui livre une farouche opposition à l'entente. De même, on le verra fraterniser avec Frank McKenna.

Au-delà de ce personnage, la députation libérale fédérale, qui a survécu aux élections, se démarque radicalement de la position favorable à l'entente, prise sous la direction de John Turner. Ces temps sont révolus. On est même tenté de mettre en doute le crédo fédéraliste de Robert Bourassa. Fraîchement réélu au Parlement, l'ex-ministre libéral Roy McLaren constate: « Vous aurez de la difficulté à trouver quelqu'un au Canada anglais qui vous dira que Bourassa est un fédéraliste10 ] . » Pierre De Banné, quant à lui, pourfendra la politique de Bourassa. Il conclut, au terme de deux longs articles: « En vérité ce que M. Bourassa essaie objectivement de faire, par étape et en brandissant le drapeau de l'unité nationale, c'est l'établissement d'une province française et neuf provinces anglaises. En un mot, la souveraineté-association, et à rabais par-dessus le marché »11 ] .

Au printemps, les libéraux fédéraux d'Ontario dégagent un solide consensus au sujet de l'entente: désormais, ils sont contre. D'ailleurs, la démission de Turner de la direction du Parti libéral et l'ouverture de la campagne au leadership qui s'ensuit, ne sont que plus propices à la dénonciation de leur « étourderie » des derniers mois sur la question constitutionnelle. Las d'être en marge, le député Berger, de Saint-Henri-Westmount, exhorte les militants et dirigeants libéraux à faire connaître, au cours de la campagne pour le leadership, leur opposition à l'Entente constitutionnelle : il en va de « l'intérêt de la nation »12 ] . Les libéraux fédéraux doivent soutenir le Nouveau-Brunswick, le Manitoba et Terre-Neuve dans leur opposition à l'entente.

Si, dans le camp des opposants, est venu s'ajouter une nouvelle province, c'est qu'il semble que chaque victoire électorale de libéraux qui n'étaient pas à la table de négociation au lac Meech, signifie l'ajout d'un opposant tenace. Successeur de Brian Peckford, le conservateur Tom Rideout voulait poursuivre la même politique constitutionnelle et militer pour hâter la ratification finale de l'accord. Terre-Neuve s'était acquitté de ce devoir le 7 juillet 1988. Mais il devait essuyer, le 20 avril 1989, la défaite électorale aux mains du libéral Clyde Wells. Ce dernier, adversaire déclaré de l'Entente constitutionnelle, s'est engagé au cours de la campagne électorale de faire passer une résolution révoquant la ratification de l'Accord qui avait été donnée par l'Assemblée législative, si des amendements n'y sont pas apportés. Les mises en garde, les appels à la prudence et les avertissements n'ont pu à ce jour éliminer cette menace. La résolution de Wells et les intérêts qui ont appuyé sa campagne, sont probablement plus tenace qu'une bravade passagère.




La dérobade

Au Manitoba, les événements suivent un cours accidenté. Le premier ministre Gary Filmon dont le gouvernement est très nettement minoritaire à l'assemblé législative (24 conservateurs, 21 libéraux et 12 néo-démocrates), s'engage au début novembre 1988 à saisir l'Assemblée du projet de ratification, en espérant la démarche concluante car les partis d'opposition ne sont pas prêts à défaire le gouvernement sur cette question. Mais l'évolution du climat politique, particulièrement la victoire conservatrice au fédéral, brouille le scénario.

Le gouvernement conservateur Filmon dépose à l'Assemblée législative la résolution sur l'Entente constitutionnelle le 14 décembre 1988. Le débat parlementaire de cinq jours doit être suivi d'audiences publiques. Au début du débat, Filmon invite avec insistance ses adversaires à appuyer l'Entente telle quelle car il ne saurait être question de l'amender et un refus constituerait un recul appréciable dans les discussions constitutionnelles. Mais, face aux partis d'opposition, qui entendent conjointement exiger des modifications à cette entente qui entraverait les pouvoirs fédéraux, menacerait les droits constitutionnels, compromettrait la réforme du Sénat, et profitant du prétexte de la Loi 178 que s'apprête à voter l'Assemblée nationale du Québec, Gary Filmon coupe court au débat parlementaire, le 19 décembre 1988, en retirant la résolution constitutionnelle. Il s'explique ainsi: « [ ... ] la décision prise par le gouvernement du Québec de restreindre les droits linguistiques des minorités dans cette province violait l'esprit même de l'Accord du lac Meech, qui impartissait précisément à tous les gouvernements l'obligation fondamentale de protéger ces droits13 ] . »

Gary Filmon prévient qu'il ne soumettra cette Entente à l'Assemblée législative que lorsqu'elle aura été modifiée, notamment en introduisant des dispositions touchant la protection des droits des minorités. Par la suite, c'est-à-dire enjanvier 1989, il incite les gouvernements provinciaux à faire pression sur Ottawa afin qu'il en réfère à la Cour suprême pour lui demander son avis quant à l'interprétation de la notion de société distincte. Cette démarche est vaine, mais elle indique l'une des composantes de l'entente qui lui apparaîtrait litigieuse.




Nonobstant tout le reste, la question est de taille

Le recours à la clause dérogatoire dans la Loi 178 par le gouvernement Bourassa afin que cette dernière échappe à la rigueur de l'interprétation judiciaire de la notion de liberté d'expression a eu des répercussions sur le débat constitutionnel, comme nous venons de le voir. Ajoutons que la nouvelle de ce recours s'est répandue comme une traînée de poudre et qu'elle a suscité de nombreux commentaires. Cette clause est soudainement apparue comme un nouvel élément à considérer dans les modifications consitutionnelles.

C'est à Ottawa que l'on a davantage fait les gorges chaudes, partant de John Turner sommant Mulroney d'interdire le recours à la clause dérogatoire au Parlement fédéral, jusqu'à Mulroney qui saisit l'occasion pour pourfendre l'acceptation par Trudeau d'introduire cette clause dans le Canada Bill afin de rallier plusieurs gouvernements provinciaux à sa cause. Il ajoutera que la constitution négociée par son prédécesseur « ne vaut pas le papier sur lequel elle est écrite » et « constitue le gâchis du siècle »; il faudra donc travailler, à la suite de la ratification de l'Accord du lac Meech, à supprimer cette clause car elle laisse « en sous-traitance le droit aux premiers ministres provinciaux d'abroger »14 ] les libertés fondamentales.

Cet épisode de la clause nonobstant a mis le Québec sur la défensive. Son gouvernement est prêt à fouler au pied le droit d'expression pour protéger sa société distincte ! Qu'est-ce que cela sera si l'Entente constitutionnelle est finalement ratifiée ? Dans la tourmente, Bourassa titube, puis se redresse. En février, il hasarde l'idée qu'une fois l'Entente constitutionnelle définitivement réglée, il serait prêt à discuter la clause nonobstant avec les provinces anglophones. Craignant les effets de cette ouverture, Bourassa affirmera solennellement qu'il n'abandonnera jamais la clause nonobstant, Entente constitutionnelle ratifiée ou pas; il en va de la sécurité culturelle du Québec. Il dira: « La position de principe du gouvernement, c'est que le Québec ne peut déléguer sa protection culturelle à un gouvernement responsable à une majorité d'une autre culture15 ] . » Pour renchérir face à une menace potentielle d'élimination de cette clause de la Constitution, il affirme que le Québec jouit d'une protection absolument étanche sur cette question. Conviction profonde ou fanfaronnade, les juristes ne sont pas tous convaincus de cette protection « absolument étanche ».

Cette clause, faut-il le rappeler, a été imposée lors des tractations constitutionnelles de 1981, desquelles le Québec était exclu; en dépit des cris d'indignation que l'on entend suite à la Loi 178 du Québec, cette clause est toujours largement désirée. Cela fait dire à Lowell Murray, ministre des Relations fédérales-provinciales, que « plusieurs gouvernements provinciaux [ ... ], et pas seulement le Québec, n'accepteront pas facilement la disparition [de cette clause]. C'est une réalité. Ça m'étonnerait qu'elle soit bientôt supprimée16 ] . » Il n'en reste pas moins que cette pièce fait maintenant partie du contentieux et qu'elle place le Québec dans une position défensive, même si à terme, on se servira de cet épisode pour illustrer tous les « torts » qui peuvent être commis au nom de la société distincte et conclure qu'il serait téméraire d'ajouter par l'Entente constitutionnelle à l'arsenal déjà bien garni des nationalistes québécois.




L'impuissance fédérale

Depuis que l'Assemblée législative de Terre-Neuve ratifiait l'Entente constitutionnelle, deux provinces restent en retrait sans que le gouvernement fédéral semble y pouvoir quelque chose. De la menace voilée, à la culpabilisation, en passant par la patiente compréhension, rien n'y fait. Si en janvier 1989 Lowell Murray se disait confiant de pouvoir convaincre les deux premiers ministres récalcitrants, force est de constater, à la suite du déjeuner de travail du 27 février à Ottawa, que l'impasse persiste. Témoignant certainement de son inquiétude, Bourassa dit croire qu'il est « tout à fait prématuré de parler d'échec du lac Meech ». À tout le moins, lorsque le dialogue n'est pas rompu les espérances peuvent toujours s'attiser. Trois autres occasions sont d'ailleurs prévues pour poursuivre les discussions: la conférence des premiers ministres provinciaux en août à Québec, la conférence fédérale-provinciale de Charlottetown en septembre et la conférence annuelle sur l'économie qui se tiendra en Alberta en novembre.

Entre-temps, Brian Mulroney se fait le chantre de cette Entente et reprend une argumentation rebattue mais sans doute utile, ne serait-ce que pour occuper le terrain. Son pouvoir de conviction ne semble pas porter, en tous cas sur les premiers ministres récalcitrants qui ont convaincu leurs collègues que, contrairement à ce qui était prévu initialement, il était inutile de réouvrir la discussion au moment de la conférence annuelle des premiers ministres provinciaux en août.




L'hypothétique accord parallèle

La rumeur publique, les allusions qui émaillent les déclarations et, plus récemment, des énoncés plus formels sur la question, voudraient que la seule manière de dénouer l'impasse sans renégocier formellement l'Entente constitutionnelle originale, consiste à mettre au point un accord parallèle qui répondrait aux objections posées de part et d'autre. Mais quel serait le statut d'un tel accord et que comprendrait-il? Là-dessus les réponses s'embrouillent.

Pour McKenna, Gary Filmon et vraisemblablement Clyde Wells, un tel accord parallèle devrait être substantiel et répondre aux objections posées. En tout premier lieu, il devrait être clair que la notion de société distincte est soumise à la Charte des droits et libertés et que le gouvernement fédéral doit promouvoir les droits des minorités linguistiques. À strictement parler, il ne s'agit pas ici de sujets parallèles à l'Entente de juin 1987, car ces propositions viennent l'amender, la rectifier ou l'interpréter. Cet accord serait plutôt concurrent dans sa nature même; c'est en ce sens qu'il est tout à fait normal que les premiers ministres qui en sont partisans insistent tant pour qu'il soit adopté simultanément avec l'Entente de 1987.

Pour ne pas être en reste et pour contrer à l'avance une opposition du Canada central qui, jouissant d'un veto, compromettrait une future réforme, les premiers ministres de l'Ouest, plus particulièrement, qui avaient insisté pour que la réforme du Sénat apparaisse nécessairement à l'ordre du jour des futures négociations constitutionnelles, désirent désormais que cette question soit déjà débattue, réglée dans ses principes et partie intégrante de l'« accord parallèle ». Sur le fond, cette question ne porte pas atteinte à l'économie générale de l'Accord du lac Meech, telle qu'elle est perçue à tout le moins de la part du Québec. Mais de toute évidence, il y a là un « forcing » de dernière minute qui hérisse l'Ontario et le Québec.

Malgré que l'on ait officiellement écarté les discussions constitutionnelles de la rencontre annuelle des premiers ministres provinciaux à Québec, à la fin août 1989, l'idée de l'accord parallèle était sur toutes les lèvres et présentée comme une panacée. Les espérances que l'on met dans cette démarche reposent sans doute pour une part sur une illusion et, à tout le moins, sur des ambiguïtés.

Certains obstacles se dressent déjà. D'abord, les propositions des premiers ministres récalcitrants constituent, quels que soient les artifices utilisés, une reconsidération de fond de l'Entente de 1987; à moins d'un virage à 180 degrés, le Québec ne saurait y souscrire. Ensuite, la réforme du Sénat qui prendrait l'allure d'une « chambre de compensation régionale » peut sans doute plaire à plusieurs régions, mais il apparaissait nettement en août dernier que la question n'est pas aussi simple que l'on voudrait bien du côté de Toronto et de Québec; le Canada central a en cette matière des intérêts institutionnels qui ne seront pas sacrifiés à la vavite.

Enfin, le Québec pose une objection préliminaire tout à fait essentielle; pour Robert Bourassa, un accord parallèle ne saurait être autre chose qu'un document d'accompagnement qui fixerait les thèmes à l'ordre du jour pour les futures négociations. À l'opposée, pour les McKenna et Filmon, cet accord, plus qu'un vague document politique, doit être composé d'engagements politiques formels qui traitent du fond des questions. C'est la nature même du document tout autant que son contenu qui risque ici de poser problème.

En somme, pour le Québec, cet accord parallèle risque de devenir un traquenard. Dans sa version McKenna-Filmon, il neutralise les virtualités de l'Entente de 1987 au chapitre de la société distincte et laisse libre cours à une intervention fédérale dans le domaine linguistique en autorisant ce qui pourrait être compris comme des « lois réparatrices » en matière de droits linguistiques. Dans sa version Getty, il force le Québec à consentir à une réforme institutionnelle qui, sans doute, la minoriserait en tant que région. Finalement, si le Québec pose une objection préliminaire sur la nature du document, il a l'odieux de refuser le jeu de la négociation et pourra possiblement être désigné comme le responsable de l'échec de l'Entente de 1987.

La dynamique politique de la dernière année fait en sorte que de plus en plus de milieux ont apprivoisé l'idée de la mort de l'Entente constitutionnelle et se sont résignés à cette éventualité. Par ailleurs, les premiers ministres récalcitrants et autres opposants ont conjuré l'opprobre publique et se targuent d'être les défenseurs de la « nation ». Dans un des revirements politiques dramatiques que l'on ne peut plus écarter, Robert Bourassa pourrait être mis en demeure d'accepter un accord parallèle neutralisant le lac Meech comme condition de ratification finale. Il devra choisir entre la pure symbolique d'une société distincte définitivement neutralisée ou se faire, par son refus, le fossoyeur de son entente qui devait incarner la réconciliation du Québec et du Canada. Selon la plupart des hypothèses plausibles, les jours de l'Entente constitutionnelle sont comptés. La question la plus lancinante, c'est sans doute: qui sera responsable de son exécution?




Note(s)

1.  Le Devoir, 21 décembre 1988.

2.  La Presse, 3 février 1989.

3.  La Presse, 25 octobre 1988. Léon Thériault, historien, déclarera: « Au pire, c'est une occasion ratée de n'avoir pu faire inclure d'autres clauses. Notre problème n'est pas avec les Québécois, mais avec les anglophones ».

4.  Le Devoir, 8 février 1989.

5.  Le Devoir, 8 mars 1989.

6.  La Presse, 10 février 1989.

7.  Le Devoir, 26 novembre 1988.

8.  La Presse, 25 novembre 1988.

9.  Le Devoir, 4 mars 1989.

10.  La Presse, 2 décembre 1989.

11.  Le Devoir, 28 juin 1989.

12.  Le Devoir, 22 juin 1989.

13.  La Presse, 20 décembre 1988.

14.  La Presse, 7 avril 1989.

15.  Le Devoir, 7 avril 1989.

16.  La Presse, 11 avril 1989.