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Lucien Saulnier



Guy Bourassa
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1988-1989

· Rubrique : Articles divers



Dans l'histoire des élites politiques de Montréal, Lucien Saulnier occupe une place à part. Pour l'essentiel, il représente le type de leader qui fut avant tout un administrateur de haut niveau qui a dû composer avec les exigences de la vie partisane et dont on reconnaît que, de concert avec un chef charismatique exceptionnel, il a été le maître d'oeuvre d'une phase cruciale de l'évolution de la communauté et des institutions politiques montréalaises. Certes, il y eut bien dans le passé, depuis le milieu du siècle dernier, de grands administrateurs qui ont accédé à la direction des affaires de la plus grande ville du Québec mais ceux-ci avaient déjà fait leur marque dans d'autres domaines (les affaires, l'éducation et même la politique). Au contraire, c'est à travers l'expérience même du gouvernement de Montréal que Lucien Saulnier a révélé sa véritable stature. À ce titre, il constitue un cas unique. Le profil de sa carrière révèle quelques traits tout à fait nouveaux qui ont ouvert des voies que plusieurs autres leaders municipaux empruntent aujourd'hui.

Remarquons d'abord que bien peu de choses dans sa vie personnelle laissaient présager la trajectoire politique qu'il a connue. Né en 1916 dans le quartier qu'il a représenté au Conseil municipal pendant quatorze ans, il était issu d'un milieu modeste et la mort prématurée de son père l'empêcha de faire les études de droit qu'il souhaitait. Il dut se mettre au travail tout en suivant des cours du soir à l'Université de Montréal en sociologie et sciences économiques. Le principal diplôme qu'il reçut fut sans doute un doctorat honoris causa de cette même université en 1966. Puis, pendant vingt-sept ans il a participé à la publication de la revue L'Actualité que dirigeaient les jésuites en même temps qu'il s'engageait dans un commerce de vêtements.

Pendant ces années, son intérêt pour la chose publique se manifeste déjà. Il milite à l'Action libérale nationale puis au Bloc populaire sans pour autant s'engager assez pour se porter candidat. De fait, son passage à l'action municipale se fit quelque peu par hasard lorsqu'au moment de l'enquête sur la moralité, en 1954, il fut plus ou moins contraint de se présenter, pour la première fois sous la bannière de la Ligue d'action civique que venait de fonder Pierre Desmarais. À partir de là, sa carrière publique se divise en deux périodes qui, chacune à sa manière, illustrent bien les deux composantes de cette forte personnalité: le gestionnaire et l'homme politique.

Une première phase va de 1954 à 1972: elle est marquée par l'action partisane mais c'est tout autant la marque de l'administrateur qui s'impose. Quelques dates constituent des repères clés. Première élection donc en 1954 en compagnie de Jean Drapeau mais la défaite de celui-ci en 1957 fait de Lucien Saulnier le chef de l'opposition au Conseil municipal. Puis, survient 1960 et la création du Parti civique. Saulnier sera réélu, avec les majorités énormes qu'on connaissait à l'époque, en 1962 et 1966 jusqu'à son retrait de la politique. C'est bien évidemment comme président du tout-puissant Comité exécutif, sorte de cabinet dans le système politique de Montréal, qu'il a été en mesure de jouer un rôle de premier plan qui a façonné l'évolution de Montréal. En 1970, il devient le premier président de la nouvelle Communauté urbaine de Montréal, en quelque sorte le premier ministre de cette vaste agglomération, pour se retirer de façon quelque peu abrupte, en 1972.

Les acquis de cette action sont vastes et variés. Résumons-en ici l'essentiel. Avant tout, modernisation d'une administration publique désuète et inefficace où les francophones devinrent très largement majoritaires, assainissement des moeurs publiques. L'image d'intégrité de Lucien Saulnier fut déterminante pour lutter contre l'influence d'une corruption bien enracinée. Mise en oeuvre de travaux d'envergure dans de multiples secteurs: le transport avec le choix du métro qu'il sut imposer, la rénovation urbaine et l'habitation, notamment le Projet de la Petite Bourgogne, les « grands projets » comme l'Exposition universelle de 1967 et, assurément pas la moindre de ses réalisations,, la mise sur pied d'un gouvernement métropolitain pour la région montréalaise. Bref, le jugement souvent formulé se révèle de plus en plus juste vingt ans plus tard: aux côtés d'un maire flamboyant, Lucien Saulnier aura été, au meilleur sens de l'expression, l'homme de la gestion, celui qui veillait à concilier les moyens administratifs et financiers et les fins ambitieuses qui étaient proposées.

1972 sera l'année d'une rupture nette. Dès lors, la carrière de Lucien Saulnier est axée essentiellement autour des responsabilités administratives alors qu'il était tout à fait concevable que, par son immense prestige, ce leader s'engage dans une action politique à l'échelle du Québec ou du Canada. Ses ressources et habiletés vont dorénavant pouvoir s'exprimer sans autre préoccupation. Et, se détournant des grands milieux d'affaires (Air Canada, I.T.T.-Rayonier), Saulnier occupa près de quinze ans divers postes qui le situent sans conteste parmi les grands technocrates québécois. Il dirigea successivement la Société de développement industriel (1972), la Société d'habitation du Québec (1975), l'Hydro-Québec (1978) puis la Régie des installations olympiques et la Société d'énergie de la Baie James (1980).

Dans ces quelque trente ans consacrés aux affaires publiques affleurent deux lignes directrices. La première prend racine dans une conception de la Cité, et plus précisément bien sûr de Montréal, comme pierre angulaire du développement de la société québécoise. Lucien Saulnier a l'un des premiers esquissé une vision de Montréal, vaste entité géographique résolument tournée vers l'an 2000 «< La Cité de l'avenir... centre névralgique d'un grand pays » disait-il dès 1970) qui sous-tend encore aujourd'hui les vastes projets définissant avant tout Montréal comme ville internationale. S'il faut bien noter que ses ambitions se sont butées à des oppositions et querelles qui ont fait que Montréal n'est pas encore aujourd'hui la puissante agglomération dont il rêvait, il n'est certes pas exagéré d'affirmer qu'il a puissamment contribué à susciter cette évolution. Lucien Saulnier témoigne par ailleurs de l'aspiration des Québécois issus de la Révolution tranquille où la chose publique devient avant tout affaire de compétence, d'intégrité et de dynamisme. Le souci de la promotion politique de ses compatriotes fut une de ses préoccupations constantes. Dans ses nombreuses entreprises, la défense du français constitue un leitmotiv capital et c'est avant tout à travers la définition d'un statut économique solide qu'il a cherché à fonder cette promotion.

En somme, ce « self-made man » bien de son époque a proposé et illustré un type de leadership encore largement imité aujourd'hui à Montréal et ailleurs au Québec. À ce titre, il a peut-être laissé un héritage plus original et durable que son illustre compagnon de route. Et si dans la difficile équation efficacité administrative-démocratie son apport a davantage été du côté du premier pôle, il reste une figure de proue dans cette génération de leaders qui ont bâti le Québec d'après 1960.