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La question linguistique



Guy Bouthillier
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1988-1989

· Rubrique : La question linguistique



Contrairement à la précédente, l'année 1988-1989 aura été, sur le plan linguistique, une année faste, avec, en lever de rideau le jeudi 15 décembre, la décision tant attendue de la Cour suprême dans l'affaire de l'affichage.



La Cour suprême, la Loi 101 et Robert Bourassa

Ce n'était pas la première fois que la Cour suprême était appelée à donner son interprétation de la Loi 101, mais cette fois-ci elle allait provoquer un grand remous. En décembre 1979, la Cour suprême avait frappé d'inconstitutionnalité les articles 7 à 13, rétablissant du coup le bilinguisme prévu à l'article 133 du B.N.A. Act dans les domaines parlementaire, législatif et judiciaire. Ce n'était pourtant pas rien, puisque cette décision faisait du Québec le seul État au monde qui se déclare d'une langue officielle mais doit néanmoins adopter ses lois également dans une autre langue; le seul aussi dont les citoyens ne peuvent exiger d'être jugés par les tribunaux dans leur langue qui est pourtant aussi la langue officielle! Le jugement, rendu le 13 décembre, donna lieu tout au plus à un ou deux barouds d'honneur, puis tout rentra dans un ordre inscrit dans la prudence préréférendaire des uns et dans l'insensibilité des autres à une question dont seule la valeur symbolique était grande. En 1984, c'était au tour des articles 72 et 73 - ceux qui codifiaient ce que l'on a appelé, en matière scolaire, la « clause Québec » - d'être frappés d'inconstitutionnalité, au nom de cet article 23 de la Charte des droits de 1982, qui définissait une « clause Canada ». Cela non plus ce n'était pas rien, puisque bon an mal an, c'est quelque deux mille élèves que la « clause Canada » permet d'orienter vers l'école anglaise. Mais, cette fois encore, tout resta calme,' sans doute parce que, si l'idée de franciser par l'école les allophones immigrants commençait enfin à s'enraciner dans les esprits, en revanche, l'idée d'en faire autant pour d'authentiques anglophones, citoyens canadiens de surcroît, se heurtait à un sentiment s'apparentant du reste moins à l'indifférence qu'à l'incrédulité.

Mais en 1988, on n'était plus dans le domaine éthéré de la langue des institutions, ni dans celui de la langue de l'école: on était dans le domaine on ne peut plus visible - et quotidiennement visible! -de la langue de l'affichage commercial. Cette fois, on n'était plus en 1979, où il ne fallait pas faire de vagues, ou encore en 1984, où l'on aurait été bien incapable d'en faire, mais à l'automne de 1988, après plus de deux ans d'une campagne menée d'abord par la SSJB, puis par le Mouvement Québec Français tout entier, sur le thème « Ne touchez pas à la loi 101 ». Cette fois, on n'était plus en présence du gouvernement qui avait fait la Loi 101, mais bien devant un gouvernement tiré d'un parti qui avait combattu cette loi, après avoir appuyé le bill 63 et conçu la Loi 22, et qui, dans son programme électoral, s'était commis en faveur des anglophones. Cette fois, surtout, on n'était plus dans le domaine des horizons fermés de l'article 133 ou de l'article 23, mais bien dans celui, plus flou, de l'interprétation des libertés publiques, lequel, de surcroît, offrait l'échappatoire de ce qu'il est convenu d'appeler la clause nonobstant.

Ce jugement du 15 décembre 1988 s'est fait attendre (c'est en décembre 1986 que la Cour d'appel du Québec avait jugé l'affaire), mais ses conclusions n'étaient pas inattendues: l'Assemblée nationale, jugea la Cour suprême, pouvait en toute légalité prendre des lois pour le français, voire même des lois qui donnaient un coup de pouce supplémentaire à cette langue, mais elle ne pouvait interdire l'usage de l'anglais (ou de toute autre langue). C'est le jugement que souhaitaient entendre Ottawa et les Canadiens anglais, notamment ceux du Québec. C'est aussi celui que redoutaient les partisans de la Loi 101, dont certains s'étaient pris à rêver un moment d'une décision de conformité constitutionnelle. Surtout, c'est le jugement que craignait par-dessus tout le gouvernement Bourassa, car il le plaçait dans la douloureuse obligation d'avoir enfin, après tant d'atermoiements, à choisir entre plusieurs solutions.




« Ne touchez pas à la Loi 101 »

La réaction ne tarda pas de la part de ceux qui sentaient bien que céder là-dessus c'était envoyer le reste de la Loi 101 à vau-l'eau. Le dimanche 18 décembre, le Centre Paul-Sauvé fut pris d'assaut par des milliers de Québécois (certains, dont R. Bourassa lui-même, avanceront le chiffre de 20 000) venus entendre écrivains et artistes (dont Michel Tremblay et Gilles Vigneault), dirigeants syndicalistes et nationalistes, et ovationner pendant cinq minutes Jacques Parizeau. Tous ces manifestants, tous ces orateurs venaient protester contre le jugement de la Cour suprême, et plus encore contre une éventuelle décision chèvre et chou du gouvernement, comme ils le feraient plus tard, mais dans les rues de Montréal, cette fois le dimanche 12 mars, au cours d'une manifestation qui allait être la plus importante de l'histoire du Québec (du moins par le nombre de ceux qui y participèrent: 60 000 selon la police et les médias, 80 000 selon les organisateurs).




« Down with Bill 178 »

La réaction était trop forte en effet: le gouvernement ne pouvait pas ne pas en tenir compte. C'est au nom du « visage français » qu'on a manifesté à Paul Sauvé? Dans ces conditions, donnons à l'expression son sens littéral, et maintenons 1'unilinguisme à l'extérieur des établissements de commerce, dans les rues, dans les centres commerciaux. C'est au nom de la liberté d'expression des petits commerçants que clame la Gazette? Autorisons donc le bilinguisme, mais à l'intérieur seulement (comme le prévoyait déjà la Loi 101), et encore pour les seuls commerces comptant moins de cinquante employés!

Votée à la veille de Noël, cette Loi 178 était bien du genre de celle que l'on craignait à Paul-Sauvé: et on le fera savoir derechef le 12 mars à Montréal, puis le 14 à l'Assemblée nationale. Mais, surtout, cette « inside, outside » allait provoquer l'ire des anglophones. Trois ministres anglophones allaient démissionner, Richard French, Herbert Marx et Clifford Lincoln (mais non John Ciaccia, qui préféra rester, contrairement à ce qu'il avait fait en 1974 au moment de la Loi 22). L'opinion anglophone allait prendre le relais: mise sur pied d'un « Committee 178 » (qui fera longjeu), sous la direction d'un certain Stephen Nowell, projet de pétition à travers l'Amérique du Nord, démarches auprès de l'O.N.U., le tout au milieu des vitupérations et des sarcasmes de la Gazette; rupture entre les libéraux et Alliance Québec dorénavant personnifiée par Peter Blaikie, qui prendra la place d'un Royal Orr devenu commentateur pour une station de radio. Cette opinion chercherait même à faire payer le prix de ce « lâchage » à l'occasion des prochaines élections: Peter Blaikie exhortera les anglophones à ne pas voter pour les libéraux, tandis que deux partis se formeront, le Unity Party à l'extérieur de Montréal, le Equality Party à l'intérieur, pour capter un électorat qui ne veut plus être captif. Ce dernier parti, formé en juin et qui s'appelle aussi Parti de l'égalité (il compte quelques francophones), dirigé par un jeune Montréalais, Robert Libman, et qui jouit, selon les récents sondages (sept. 1989) d'une audience certaine, met en ligne quelque vingt candidats, dont Richard Holden à Westmount, et Gordon Atkinson, vedette de la radio, dans Notre-Dame-de-Grâce.




La Loi 178 et la suite

Mais si la Loi 178 - dont les règlements d'application, arrêtés par Claude Ryan, nommé ministre responsable de la langue le 3 mars, ont été publiés le 3 mai et sont entrés en vigueur le 3 juillet - est objet des querelles électorales chez les anglophones, elle ne l'est pas chez les francophones. Certes, le Parti québécois a annoncé son intention d'abolir cette loi dès son retour au pouvoir. Certes, le M.Q.F. continue, dans l'esprit du 18 décembre et du 12 mars, à y être hostile. Mais le sentiment qui domine c'est que l'affaire est classée provisoirement et qu'il faut maintenant s'occuper de la question de la langue du travail. Pourtant on continuera à dénoncer cette loi ne serait-ce que pour éviter qu'un gouvernement libéral réélu ne cède un peu plus de terrain encore. En tout état de cause, la clause nonobstant, qui la protège, ne vaut que pour 5 ans (jusqu'en décembre 1993), et il y a bien d'autres manières pour les libéraux triomphants de se faire pardonner la Loi 178, comme en témoigne l'étonnante entente Robic-Weiner de la fin de mai qui introduit les autorités fédérales dans l'administration d'une partie de notre législation linguistique (Loi 142).