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Les relations fédérales-provinciales: « de paradoxes en impasse »



Paul-André Comeau
Rédacteur en chef au Devoir


L'année politique au Québec 1988-1989

· Rubrique : Les affaires constitutionnelles et les relations fédérales-provinciales



D'Edmonton à Québec, entre deux sessions de la Conférence intergouvernementale des premiers ministres, les 'relations entre Québec et Ottawa ont curieusement évolué sans se modifier intrinsèquement. Le poids des autres gouvernements provinciaux dans cet équilibre subtil a non seulement prolongé des « paradoxes feutrés », mais il a surtout gelé un certain nombre de dossiers importants. Autour des enjeux majeurs portés par les Accords du lac Meech, les clivages traditionnels entre Québec et le reste du Canada ont ressurgi avec une netteté, avec une brutalité qu'assourdit à peine la pratique d'une diplomatie interne. Sur plusieurs fronts se dessine une formidable impasse qui ramène la fédération à des interrogations existentielles un peu fanées.

Au moment des retrouvailles des premiers ministres à Québec, à la veille des élections législatives québécoises, les termes de cette impasse se précisent avec une certaine netteté. Un mouvement de ressac - le « backlash » qu'affectionnent les commentateurs politiques - ébranle le bel optimisme du Québec d'après l'arrivée au pouvoir des libéraux de M. Robert Bourassa, en décembre 1985. D'importants segments de la population anglophone, plusieurs leaders politiques remettent en cause le « oui» sorti de la bouche des neuf premiers ministres rassemblés au lac Meech, au printemps 1987. La mariée était-elle trop belle ? Le premier ministre du Québec admet maintenant jongler avec l'hypothèse d'un rejet de ces accords.

Cette impasse a de quoi surprendre. Non pas qu'elle ne s'explique de façon relativement simple. Mais bien parce qu'elle coexiste avec une sérénité exceptionnelle des rapports entre Québec et Ottawa. Rarement a-t-on été témoin d'une aussi longue et aussi profonde harmonie entre les premiers ministres du Canada et du Québec. Malgré sorts et prophéties, les liens tissés entre MM. Bourassa et Mulroney ont résisté aux incidents de parcours, à l'usure du temps aussi fugace en politique qu'en amour.

Mais l'impasse est là, ou presque. Elle va vraisemblablement hanter le mandat du gouvernement élu à Québec le 25 septembre 1989. Et peut-être modifier sensiblement le cheminement de la fédération de 1867. À ce moment-ci, l'impasse se traduit par la réaffirmation plus précise que jamais de la coexistence des « deux solitudes ». Elle aboutit de façon inquiétante à engager le « découplage » des francophones de la diaspora et du Québec. Sans avoir bloqué toutes les avenues, elle colore toutes les relations fédérales-provinciales. Elle hypothèque les courses au leadership au sein du parti libéral et du NPD.

Et pourtant, à compulser les rapports des multiples rencontres entre fonctionnaires d'Ottawa et de Québec, l'impression de crise latente ne s'impose pas d'emblée. On serait plutôt enclin à s'en remettre aux hypothèses habituelles au sujet des tensions inhérentes au fonctionnement d'un système fédéral. Jeu de contre-poids, lieu des politiques divergentes, ce fédéralisme s'incarne aussi dans les tractations où le pouvoir se mesure au gré des concessions et des décisions. La politique politicienne y trouve son compte, qui s'exprime parfois crûment. Des ententes se soudent grâce à des promesses de subventions, de création de programmes.

Inutile de répéter ici ce qui constitue le banal rituel des échanges obligés entre l'appareil fédéral et l'administration québécoise. Mais, de l'ensemble des échanges et tractations qui créent un flot incessant entre Québec et Ottawa, il est possible de dégager deux types de relations qui prennent assise dans des faits politiques.



A. Les conséquences du nouveau cours fédéral

Le discours politique, les programmes électoraux comportent leur part de vérité, malgré ce qu'on veut bien en dire ou écrire. Depuis son accession au pouvoir, le gouvernement conservateur a traduit en législations un certain nombre de projets qui constituent plus que de banales réactions aux événements, aux pressions du moment. Privatisation de certaines sociétés, déréglementation de secteurs jusque-là soumis à des législations serrées, ces lois traduisent un accord avec certaines thèses du projet néo-libéral. Peu importe le décalage dans le temps entre l'implantation ici d'initiatives lancées ailleurs par Mme Thatcher ou l'ancien président Reagan, le nouveau cours n'épargne pas les relations fédérales-provinciales.

Budget d'austérité pour tenter de réduire le déficit des finances publiques déposé en avril 89? C'est là fidélité à l'un des éléments du credo conservateur. Impossible d'y échapper à cause des mauvaises notes décernées par les investisseurs étrangers, par les décideurs de l'extérieur, par les organismes de « monitoring » international comme l'OCDE. Impossible pour le Québec de ne pas réagir lorsque se répercutent ces mesures d'austérité, sur le volume des transferts fiscaux et autres, d'Ottawa vers les provinces.

Réforme de la fiscalité et mise en oeuvre d'une version « locale » de la TVA s'inscrivent dans la poursuite de cet objectif fédéral. C'est évidemment la décision d'Ottawa d'aller de l'avant avec la TPS - taxe sur les produits et les services - qui a provoqué les réactions les plus vives à Québec. L'impact en sera sérieux, sévère même. Outre l'incidence vraisemblable sur l'inflation en courte période, le Québec et les autres provinces - voient s'amenuiser l'assiette où continue à asseoir la plus prometteuse et la moins odieuse des formes de fiscalité.

Début mai 89, le premier ministre, M. Robert Bourassa, évoque la possibilité de constituer un front commun des provinces pour forcer Ottawa à réviser sa décision de lancer l'entreprise en solitaire, sans harmonisation avec les régimes de fiscalité analogue déjà en place de Saint-John's à Victoria. A ce chapitre, les négociations avec les provinces n'ont jamais été véritablement engagées. Les ministres des Finances ont eu beau se réunir autour du grand argentier fédéral, M. Michael Wilson, l'ombre de la double taxation se profile de nouveau, comme aux beaux moments de Maurice Duplessis. À la différence cette fois-ci, que toutes les provinces y joueront leurs cartes, vraisemblablement en rang dispersé en raison des écarts considérables entre les divers taux de taxation déjà en vigueur - ces taux varient de zéro à neuf ou dix pour cent, d'une province à l'autre.

Les mauvaises langues - et elles ne manquent pas dans les milieux politiques! - prétendent ne voir venir de solution à cette éventuelle double taxation avant les prochaines élections... ontariennes ! De quoi voir le train passer... Démantèlement de Via Rail? Gouffre à sous, mais symbole d'un pays qui s'est bâti grâce aux chemins de fer, la société Via Rail survivra-t-elle au dernier budget fédéral ? Fin août 89, la décision finale n'est pas encore tombée à Ottawa où l'on maintient la décision de couper graduellement les vivres à cette société, selon un échéancier rigoureux et, annonce-t-on, impitoyable.

La riposte québécoise s'organise ici du côté des élus municipaux de Montréal et de Québec, même si elle n'est pas indifférente au ministre québécois des Transports. Les maires des deux villes protestent à Ottawa, appuient ostensiblement les manifestations d'opposition à ce projet. L'enjeu est de taille. Outre la disparition d'un moyen de transport utilisé avant tout par les jeunes et les personnes âgées, il y va de plusieurs milliers d'emplois, notamment à Montréal. Déjà fortement touchée par un chômage persistant, Montréal subirait un autre très dur coup si Via Rail devait congédier cheminots et autres travailleurs. Le ministre québécois du Travail, M. Marc-Yvan Côté, multiplie les voyages discrets à Ottawa où il devient un visiteur assidu de son homologue fédéral, M. Benoit Bouchard.

Réforme du régime d'assurance-chômage. Deux ans après l'enterrement première classe du Rapport Forget, Ottawa modifie radicalement ce régime établi durant la Seconde Guerre mondiale. Pas une réformette, mais des changements majeurs. À preuve: Ottawa se retire du financement direct du régime; seuls employeurs et travailleurs cotiseront désormais en vue de garnir ce fonds. De plus, Ottawa écourte des deux bouts la durée des prestations versées aux chômeurs. Pour avoir droit à ce régime d'assurance, le travailleur, forcé au chômage, devra avoir accumulé un plus grand nombre de semaines de cotisation; ses prestations lui seront accordées durant une période nettement plus brève.

Conséquences directes et inévitables pour le Québec où persiste un taux de chômage très élevé, oscillant entre 9 et 11 % : une charge supplémentaire au moment où une partie de ces chômeurs ne toucheront plus leurs prestations d'Ottawa et n'auront pas réussi à dénicher de nouvel emploi. Ces personnes viendront grossir les rangs du contingent des « BS », pour reprendre l'expression usuelle, mais tragique dans sa dérision. De même, les incitations à la réinsertion au marché du travail sous forme de programmes de recyclage ou autres vont sans doute inévitablement relancer le vieux litige entre Québec et Ottawa au sujet de la formation professionnelle.

Mise entre parenthèses du projet de garderies. Agitée avec constance, la promesse d'établir un régime de garderies quasiment universel s'est traduite par un projet de loi important... mort au feuilleton, selon l'expression consacrée. Les élections faites, le gouvernement a tourné la page et renoncé au projet qui avait suscité tant d'espoirs dans une large couche de la population. Le régime de garderie était lui aussi sacrifié sur l'autel de la réduction du déficit.

Le coup est difficile à encaisser du côté de Québec où le gouvernement jongle avec les éléments d'une politique nataliste qui n'ose se présenter telle. On avait beaucoup misé sur le régime fédéral. Il faut ramener à la baisse les prévisions. Québec se contente en juin 1989 de modifier sa propre loi sur « les services de garde à l'enfance » sans créer les quelque 2 500 nouvelles places prévues et espérées.


Mise en oeuvre du Traité de libre-échange

L'entrée en vigueur, le premier janvier 1989, du Traité de libre-échange entre le Canada et les États-Unis donne également un sens très concret à certains dossiers où s'entrecroisent les intérêts du Québec et les visées d'Ottawa.

Dans un premier temps, des ajustements mécaniques - à commencer par l'élimination progressive au cours des dix prochaines années, des derniers droits de douane entre le Canada et les États-Unis - vont tout simplement achever une tendance amorcée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Mais des problèmes plus complexes vont inévitablement surgir lorsqu'on fera appel aux mécanismes prévus dans l'accord pour trancher les litiges. Le test véritable de la portée réelle de ce traité canado-américain se jouera au moment où se dérouleront les négociations au sujet des subventions étatiques considérées comme entraves à la liberté des échanges commerciaux. On évoluera alors dans une zone sensible où les priorités des gouvernements de la fédération canadienne seront soumises à un examen extérieur. On peut déjà imaginer des affrontements majeurs entre Québec et Ottawa à ce chapitre. On peut déjà imaginer l'ampleur des interrogations à la lumière de certaines démarches déjà engagées par Ottawa.


Ressources et exportations hydroélectriques

Le ministre fédéral des Mines, de l'Énergie et des Ressources a déjà amorcé des pourparlers préliminaires avec son homologue américain au sujet des exportations hydroélectriques vers les États-Unis. Objectif avoué: mettre en oeuvre la déréglementation de cette industrie, essentiellement étatique au Canada, en vue d'en libéraliser les exportations.

Secteur névralgique au Québec, l'hydroélectricité devrait précisément être délestée des lourdeurs d'une législation fédérale confiée à l'Office national de l'énergie (ONE). Déjà, l'ancien ministre fédéral, M. Marcel Masse, avait, en juin 1988, annoncé l'intention du gouvernement de réduire les pouvoirs et les tâches confiés à l'ONE. Démarche qui répond aux voeux du Québec, gêné à plusieurs reprises par les exigences bureaucratiques et souvent centralisatrices de l'ONE. Bémol important, la démarche de M. Masse comportait une demande de précision de la notion de « collaboration inter-provinciale dans le domaine de l'électricité ». Hantise pour le Québec de voir réapparaître, par la porte-arrière, ce qui vient d'être dégagé de l'entrée principale.

Deux événements presque concurrents ont contribué à dégager un climat assez lourd dans ce domaine. Il s'agit tout d'abord du jugement de la Cour suprême qui donne finalement raison au Québec dans le vieux litige au sujet du contrat négocié, il y a des années, avec Terre-Neuve au sujet des chutes Churchill. De même, les ministres de l'Énergie, réunis en conférence inter-gouvernementale, ont rétabli les ponts, après les années tumultueuses de l'après-choc pétrolier.

La remise en chantier, à Ottawa, de la Loi sur les banques et, de façon plus générale, des législations sur l'ensemble des institutions financières soulève questions et problèmes à Québec. Cette révision législative découle tout à la fois de la volonté de déréglementer un secteur névralgique et de l'inévitable harmonisation des services financiers des deux côtés de la frontière. La tentative d'American Express illustre d'ailleurs cette facette de l'exercice entrepris par Ottawa.

Dans ce domaine, est-il besoin de le rappeler, Québec a pris une bonne longueur d'avance. Engagé sous le gouvernement du Parti québécois, le décloisonnement des institutions financières a déjà permis la transformation d'une partie importante de ce milieu, à commencer par le monde des Caisses populaires. Aussi a-t-on poussé un soupir de soulagement, lorsque début juin 89, le ministre Michael Wilson a renoncé au projet d'assujettir les maisons de courtage et le marché des valeurs à un contrôle fédéral, style Commission de valeurs mobilières du Québec.


Vers la mise en oeuvre de l'Accord du lac Meech

Il y a loin de la coupe aux lèvres! L'Accord du lac Meech est loin d'être entériné, même si l'échéance de ratification ne tombera que fin juin 1990. Dans la perspective d'une mise en oeuvre de cet addendum à la loi constitutionnelle de 1982, des échanges et des tractations entre Québec et Ottawa ont été engagées, il y a déjà deux ans. D'autres lois et certains projets prennent de même un sens particulier en regard de ces accords toujours en suspens.

Au chapitre des institutions, Ottawa a pris l'initiative de recourir à une disposition de l'Accord du lac Meech pour combler trois vacances au sénat fédéral. C'est en effet à même la liste - restreinte, faut-il le préciser - de candidats établie par le gouvernement du Québec que M. Brian Mulroney a effectivement choisi les quatre nouveaux sénateurs qui complètent la représentation du Québec au sein de la Chambre haute. Il s'agit de Mme Solange Chaput-Rolland, journaliste et essayiste, du constitutionnaliste Gérald Beaudoin, de l'homme d'affaires Jean-Marie Poitras et de M Roch Bolduc ancien mandarin de la fonction publique du Québec.

Politique d'immigration. Rien de nouveau à signaler. Les bloquages rencontrés dès l'an dernier, ne paraissent pas avoir été levés, qui permettraient au Québec non seulement d'avoir un contingent assuré d'immigrants, d'année en année, mais aussi d'exercer un meilleur contrôle sur leur recrutement et de mieux assurer leur intégration. Ces problèmes se cantonnent encore à l'échelon des fonctionnaires. Impossible d'imaginer une solution autrement qu'à la faveur d'une intervention ministérielle, hypothèse vraisemblablement liée à la ratification même des Accords du lac Meech. Rien à espérer de ce côté avant juin prochain.

Au chapitre des relations internationales, calme plat. Les tractations habituelles ont précédé la convocation du Sommet de la francophonie, tenu à Dakar en mai 1989. Le comité du suivi, où Québec et Ottawa s'étaient partagés les rôles majeurs, a bien fonctionné. Le Sommet lui-même n'a donné lieu à aucun coup d'éclat. Le premier ministre du Québec a fait mentir le dicton « Jamais deux sans trois » en ne lançant à Dakar aucune proposition inédite, comme il en avait pris l'initiative à Paris et à Québec.

Il faut signaler la tenue des premiers Jeux de la francophonie à Casablanca où le Québec s'est présenté avec une délégation d'athlètes et d'artisans. Ces célébrations sportives n'ont pas suscité grand intérêt, même si le bilan officiel a été très positif. On n'oubliera cependant pas la fleur à ajouter au cahier des souvenirs loufoques. Il s'agit de l'accord rocambolesque établi entre Québec et Ottawa sur la question des drapeaux respectifs lors de ces jeux. Vaut mieux en sourire...

Question de la langue. En juillet 1988, l'entrée en vigueur de la Loi C-72 sur les langues officielles a sans doute été saluée comme une nouvelle étape sur la voie de l'établissement du bilinguisme dans ce pays. Au Québec, les interrogations ont pris le relais des célébrations dans la capitale fédérale.

Le 24 mai 1988, Ottawa et Québec signent une première entente sous le parapluie de la Loi C-72 sur les langues officielles... dans le domaine des services de santé offerts aux anglophones du Québec. L'entente, étoffée d'une contribution initiale de plus de un million de dollars, devrait permettre de lancer des programmes d'accès aux services de santé et aux services sociaux prévus par une loi votée par l'Assemblée nationale, à l'automne 1986 (Loi 142). Cette entente a été acquise malgré l'absence d'accord-cadre Québec-Ottawa en vue de la mise en oeuvre sur le territoire québécois de la Loi sur les langues officielles. Promesse en avait été faite par M. Lucien Bouchard, à sa nomination au secrétariat d'État, de retour de son ambassade à Paris. Cet accord-cadre paraît encore indispensable en regard du rôle dévolu au gouvernement du Québec pour assurer la sauvegarde et la promotion de la langue française. Là où Québec favorise et inspire une francisation accrue, Ottawa peut-il intervenir pour soutenir et développer le bilinguisme ? Aucune cogitation théorique ou partisane dans cette question: elle résume clairement les appréhensions les plus manifestes lorsqu'on compare les objectifs de la Loi C-72 et ceux de la Loi 101.

Mais ce n'est pas cette divergence d'approche qui a dominé les relations Québec-Ottawa au chapitre des questions linguistiques au cours des douze derniers mois, encore moins l'ensemble des relations fédérales-provinciales. Il faut aborder un certain nombre de faits politiques si l'on veut cerner l'impasse évoquée au début de ce texte...




B. L impact des élections fédérales de novembre 1988

L'impact en question, c'est d'abord et avant tout l'isolement relatif du Québec au sein de la fédération. Et cette situation nouvelle, qui contraste singulièrement avec la lune de miel des deux précédentes années, s'est dessinée sur plusieurs fronts, à des paliers différents. Le déroulement et le résultat des élections fédérales de novembre 1988 ont servi de détonateur dans un ciel apparemment serein. La crise linguistique de décembre 1988 peut, elle, être assimilée à un catalyseur qui a précipité des tendances latentes.

Le 21 novembre 1988, le Québec a « bien voté ». Et il en subit les conséquences. Ce n'est ni le premier, ni le dernier des paradoxes dans cette fédération. Les électeurs québécois ont massivement exprimé leur confiance au Parti conservateur. C'est en fait au Québec que M. Brian Mulroney a assuré sa réélection. Une partie du Canada anglais, à commencer par l'intelligentsia torontoise et tous ceux que l'on peut regrouper sous l'étiquette de néo-nationalistes canadiens, ne s'expliquent pas, ne pardonnent pas cette décision collective. Et ils en tiennent rigueur au Québec.

Inutile de refaire ici la chronique de ces élections qui ont été jouées sur un mode quasi référendaire. Le choc a été brutal pour les Libéraux fédéraux qui ne reconnaissent plus, « leur » Québec, autrefois d'une fidélité sans condition. Même déception chez les néo-démocrates, qui, précédent dans leurs relations boiteuses avec le Québec, ont investi argent et énergie dans cette campagne. La croisade anti-accord lancée par le leader du NPD, M. Ed Broadbent, épousée par son homologue libéral, M. John Turner, n'a pas ébranlé la conviction des Québécois à l'égard du Traité de libre-échange.

Confiance ou conviction ? Difficile de répondre lorsqu'on envisage l'ensemble des électeurs. Du côté des leaders politiques, notamment chez MM. Bourassa et Parizeau, jamais il n'a été question de douter des vertus, des avantages de cet Accord. Les liens traditionnels avec le parti-frère libéral, les relations nouvelles avec le premier ministre de l'Ontario, M. David Peterson, rien de cela n'a réussi à ébranler la détermination du chef du gouvernement du Québec. Tout au long de la campagne, ce dernier est intervenu pour réaffirmer sa foi profonde envers le libre-échange, version canado-américaine.

Au vu des résultats des élections au Québec, les réactions ne se sont pas fait attendre. Dans un caucus où le Québec se trouve réduit à quelques survivants, les libéraux d'Ontario, fortement opposés à l'Accord, font désormais la pluie et le beau temps. Les néo-démocrates ne voient plus aucun avenir au Québec, au moins dans l'immédiat. Bref, il y a isolement du Québec dans des partis qui se lancent dans l'aventure du changement de leader... Isolement et marginalisation, la différence est ténue, mais un fait s'impose: le poids du Québec s'y amenuise sérieusement. Conséquence immédiate, l'appui libéral et néo-démocrate, officialisé par les deux leaders maintenant démissionnaires, cet appui aux Accords du lac Meech est lui aussi rapidement remis en question. On y reviendra...

Au Canada anglais, on en arrive rapidement à formuler des reproches qui, sotto voce dans un premier temps, vont aboutir à une remise en question de ces mêmes Accords. Si les Québécois ne réagissent aucunement lorsqu'on leur demande d'ordonner leurs préférences en fonction d'une vision cohérente de la fédération canadienne, pourquoi se soucier d'eux? Pourquoi vouloir obstinément répondre à leurs souhaits. Peu à peu, ce thème réprobateur va pénétrer la classe politique, le cercle des mandarins des autres provinces... Mais il n'y a pas encore d'éclats. Officiellement, seuls le Nouveau-Brunswick et le Manitoba osent afficher ouvertement leur opposition à ces mêmes Accords.


Langue et nonobstant

Le 15 décembre 1988 la Cour suprême du Canada interdit... d'interdire l'utilisation de toute autre langue que le français dans l'affichage publicitaire. Dans un climat de crise, le premier ministre du Québec recourt, dès le 21 du même mois, à une disposition dérogatoire de la Charte des droits et libertés pour rétablir, avec une modification de façade, la disposition de la loi jugée anti-constitutionnelle par le plus haut tribunal du pays.

Immédiatement, le premier ministre du Manitoba, M. Gary Filmon, saute à pieds joints sur le prétexte qu'il attendait. Il met fin aux travaux de la Commission parlementaire à,qui avait été confié l'examen des Accords du lac Meech. Une Commission qui n'allait nulle part et qui menaçait indirectement la fragile majorité d'un premier ministre d'ailleurs peu enclin à favoriser les droits de la minorité francophone dans sa propre province. Est-il besoin de rappeler à ce propos son attitude durant la crise de 1983.

Les événements déboulent en une furieuse cascade. Au Nouveau-Brunswick, la Commission parlementaire ad hoc achève ses travaux en février 1989. Son rapport ne sera pas très difficile à rédiger. La presque totalité des mémoires soumis, des représentations formulées, tout converge vers une même conclusion: il faut renoncer à cet Accord. Et dire que le Québec y a dépêché le président du Parti libéral pour lancer un vibrant plaidoyer en faveur de cette entente qu'a dénoncée avec autant de ferveur le représentant d'Alliance Québec!

On baigne alors dans la confusion la plus invraisemblable. Il faut aller au-delà des apparences. Le recours à la clause « nonobstant » par le gouvernement du Québec a fourni a plusieurs le prétexte le plus commode, le plus mobilisateur que l'on puisse espérer. Dans une simplicité brutale, l'argumentation s'énonce rapidement: la décision « antidémocratique » du Québec préfigure de ce que pourrait faire une Assemblée nationale à qui on aurait reconnu réalité et pouvoir d'une société distincte. Pas besoin d'étoffer la démonstration. Conclusion conséquente: il faut renoncer à cette entente qui vise à insérer dans la loi suprême de la fédération cette notion avant tout sociologique, mais imprécise aux yeux du droit.

Dans les circonstances, la réunion des premiers ministre convoqués à Ottawa par Brian Mulroney, fin février 1989, prend l'allure d'un déjeuner social. On devait y aborder la question devenue litigieuse des Accords Meech-Langevin. On se contente de constater des désaccords profonds. Dans toutes les rencontres officielles entre premiers ministres, on prend alors la précaution d'écarter ce sujet de discorde: c'est du moins ce que s'évertuent à répéter leurs porte-parole. À leur arrivée à Québec, le 20 août 1989, en vue de la réunion annuelle des premiers ministres des dix provinces, ces derniers demandent à leurs attachés de presse de répéter le même message.

Aucune surprise à constater l'échec de la mission confiée, un an auparavant à la réunion d'Edmonton, au ministre des Affaires canadiennes d'Alberta, M. James Horsman, dans l'espoir de dénouer l'impasse qui commençait à peine à se préciser. De capitale en capitale, le porte-parole de M. Getty se fait l'apôtre de la réforme du Sénat, selon la formule des trois E (élu, égalitaire et équitable). C'est d'ailleurs le voeu de l'Ouest - à l'exception peut-être de la Colombie britannique - où on a enfourché le cheval de bataille en exigeant l'inclusion de cette réforme dans le même Accord. Les leaders néo-démocrates de ces mêmes provinces, auxquels vient se joindre M. Anthony Pinnicket, du Yukon, font choeur pour dénoncer ces Accords plus ou moins maudits (3 mars 1989).

Le ministre fédéral chargé de défendre ce dossier, le sénateur Lowell Murray, a beau prendre son bâton de pélerin ou sa plume des grands jours, rien ne va plus. L'impasse devient à peu près totale au tout début de 1989. Et depuis, aucun progrès malgré les tractations de corridor, malgré les appels du pied lancés de Québec ou d'Ottawa. Jusqu'à la rencontre de Québec, aucun des premiers ministres réfractaires n'a laissé entrevoir la moindre possibilité de revenir à de meilleurs sentiments. Pis encore, l'élection d'un libéral à la tête du gouvernement de Terre-Neuve (le 20 août 1989) risque de grossir les rangs des opposants officiels. M. Clyde Wells, qui a tâté du droit constitutionnel pour le compte du gouvernement fédéral du temps de M. PierreElliot Trudeau, menace même de faire voter, par l'Assemblée législative de sa province, une résolution pour rescinder l'appui déjà signifié, sous le précédent gouvernement, aux Accords Meech-Langevin. De même, certains premiers ministres, jusque-là fidèles à la parole donnée, à la signature apposée, en juin 1987, laissent deviner leurs réticences.

Se lézarde aussi le front commun constitué à Ottawa entre les trois partis fédéraux. Dès le lendemain des élections de novembre 1988, les néo-démocrates ne résistent plus à la tentation de contredire leur chef qu'ils savent déjà démissionnaire. Chez les libéraux où John Turner ne peut plus s'accrocher à ses fonctions, l'unité de façade est allègrement rompue. Plus aucun doute à ce sujet lorsque M. Jean Chrétien entre officieusement en campagne en vue de la course au leadership. Même si le ministre responsable de l'adoption de la loi constitutionnelle de 1982 évite de se prononcer, on le sait peu enclin à bénir l'entente conclue pour permettre au Québec de rejoindre le bercail constitutionnel.

Dans l'ensemble du Canada, l'isolement du Québec et la remise en question de ces Accords polarisent l'opinion publique. En juin 1989, plus de 46 % des Canadiens avouent leur opposition au projet constitutionnel contre 36% d'électeurs qui y voient encore quelque utilité (sondage Gallup).

Seul le premier ministre du Canada, M. Brian Mulroney, continue à répéter sa confiance. Il assortit pourtant ses propos d'évocations inquiétantes pour l'unité du pays. M. Bourassa renchérit, quant il rappelle la crise de la conscription de 1942. Seuls, semble-t-il, MM. Joe Ghiz (Île du Prince-Édouard) (réélu le 29 mai 1989) et surtout David Peterson, de l'Ontario, ne changent pas d'avis parmi les chefs de gouvernement de provinces...

En un mot, l'isolement du Québec se concrétise, l'avenir constitutionnel paraît plus bouché que jamais. C'est dans ce climat que M. Robert Bourassa déclenche, le 9 août 1989, des élections législatives. Aux premiers moments de la campagne, il évite de revenir sur cette question. Sybillin, il se contente de confirmer (l 3 août 1989) la mise au point d'une stratégie si jamais, au cas où... Tactique ou résignation? Le thème n'est guère mobilisateur. Beaucoup se sont déjà faits à l'idée d'un échec. La plupart des Québécois ont, quant à eux, perdu depuis un bon moment, tout intérêt à l'égard de la question constitutionnelle.

LAC MEECH, impossible mission? La question vient spontanément sur les lèvres, d'un bout à l'autre du pays. Les Accords du lac Meech sont-ils mort-nés ? Pareille interrogation paraissait invraisemblable, il y a un an. Elle s'inscrit maintenant dans le quotidien. Elle hypothèque l'ensemble des relations inter-provinciales du point de vue du Québec, et, dans une certaine mesure, elle stérilise partiellement les échanges Québec-Ottawa.

Toutes les décisions d'Ottawa sont, plus que jamais interprétées comme des concessions inadmissibles et inutiles en faveur d'une province qui n'est jamais satisfaite. Le premier ministre d'Alberta, M. Don Getty, n'a-t-il pas résumé toute cette question en affirmant haut et clair que Québec est « l'enfant gâté de la confédération » (28 septembre 1988). La décision d'installer l'Agence spatiale en banlieue de Montréal (2 mai 1989) a donné prétexte à de jolis quolibets dont le Québec a fait les frais, exactement comme ce fut le cas lors de l'octroi à Canadair du contrat d'entretien des appareils CF-18 de l'armée canadienne.

Quant aux relations inter-provinciales, le gouvernement du Québec cherche, sans l'avouer, à compter ses alliés. Cette volonté de ménager des alliances tactiques a amené le gouvernement du Québec à prendre ses distances par rapport à la diaspora francophone.

Cette attitude était manifeste lors de la tournée de M. Bourassa dans l'ouest canadien au printemps 1988. Elle a aussi inspiré, en juin 1989, le comportement mi-chair, mi-poisson de Québec devant la Cour suprême à l'occasion de la requête d'un groupe de franco-albertains (16 juin 1989) qui réclament le droit de gérer leurs propres établissements scolaires. Le danger de découplage Québec/ diaspora francophone chagrine et inquiète les francophones hors Québec qui n'en reviennent pas. Après avoir été « oubliés« par le précédent gouvernement à Québec, doivent-il encore considérer que leur salut viendra uniquement d'Ottawa?

Qu'aura réglé la réunion des premiers ministres à Québec, de la fin août? Peu de choses en regard de l'impasse actuelle. Elle aura vraisemblablement permis la constitution d'un front commun bancal contre la nouvelle taxe d'Ottawa, comme l'a proposé le premier ministre Robert Bourassa, il y a un moment déjà. Les fronts communs du genre durent peut-être plus que le temps d'une rose, mais ils s'effondrent rapidement lorsque les intérêts provinciaux l'exigent. Quant à l'impasse de la révision constitutionnelle, il faudra attendre les premières neiges, les résultats des élections du 25 septembre pour y voir un peu plus clair. À ce moment-ci, le ciel demeure bouché, même si, à la toute fin de la conférence de Québec, les premiers ministres McKenna, du Nouveau-Brunswick, et Filmon, du Manitoba, laissaient deviner un rayon de soleil derrière les nuages. Proposition sincère ou courtoisie électorale envers leur hôte, le premier ministre du Québec à la veille du scrutin du 25 septembre ? Difficile de percer les nuages, même dans la symbolique politique.