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Les mouvements sociaux * ]



Pierre Hamel
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1988-1989

· Rubrique : Les mouvements sociaux



Si l'on admet que la vie politique ne se limite pas aux grands débats constitutionnels et aux palabres médiatiques des politiciens professionnels, force est de considérer les événements et les conflits non pas en marge de la scène politique mais plutôt à sa périphérie. Revendications relatives à l'amélioration des conditions de vie des plus démunis, action collective pour la conservation du patrimoine et la défense de l'environnement, participation des citoyens aux consultations publiques, interventions très ciblées des groupes communautaires auprès de certains segments de l'administration, voilà autant d'approches que mettent en pratique régulièrement les acteurs de la société civile, entre les périodes électorales, pour faire valoir leur participation à la vie démocratique et contribuer, par la même occasion, à la vie politique locale, régionale et nationale.

Qu'est-ce qui a caractérisé les mouvements sociaux ou les diverses formes d'action collective mises de l'avant par le secteur communautaire entre septembre 1988 et août 1989 au Québec? Peut-on parler de conflits et d'enjeux majeurs? Quels sont alors les principaux éléments d'interprétation qui peuvent en être dégagés ? Et avant tout, comment parler aujourd'hui des mouvements sociaux ?



1. Parler des mouvements sociaux à partir d'un point de vue politique

Dans les années 1970, la sociologie des mouvements sociaux a donné lieu à une certaine effervescence sur le plan des discussions théoriques relatives à la configuration des mouvements sociaux. Ces débats et les études qui leur étaient associées ont permis de mettre à jour l'existence d'une réalité complexe, diversifiée sinon contradictoire et dont l'interprétation - concernant notamment leur portée politique - était loin de faire l'unanimité. De quoi ces mouvements étaient-ils porteurs? De changement social ou de nouveaux modes d'intégration au profit des classes dominantes qui pouvaient désormais compter sur une participation active des classes dominées à leur propre sujétion? Ce questionnement, résumé ici d'une manière sans doute outrageuse, n'a jamais été vraiment clos. Il est demeuré une aporie qui a été reprise par les études des années 1980, même si, dans l'ensemble, celles-ci ont élargi et déplacé la discussion.

Dorénavant, il est admis que les mouvements sociaux puissent avoir recours à une multitude de formes d'expression et à des moyens d'action diversifiés tout en participant à un univers idéologique étendu et fragmenté. De plus, il est reconnu qu'ils sont devenus des participants à part entière de la vie politique, malgré la précarité de leur position. Bien que la plupart du temps les acteurs des mouvements sociaux plaident pour un élargissement de la scène politique - et un renouvellement des modes traditionnels de représentation - ce que certains ont traduit en parlant de la construction d'une scène politique non institutionnelle1 ] , ils n'acceptent pas moins de participer activement aux débats et aux confrontations qui se déroulent dans les enceintes formelles. Cependant, les préoccupations qu'ils portent se distinguent en bonne partie de celles qui préoccupent la classe politique. Les valeurs au centre des revendications qu'ils défendent mettent l'accent sur des aspects essentiels à un élargissement de l'espace de la démocratie: solidarité, communication, défense des droits sociaux, reconnaissance des spécificités ethniques, culturelles ou sexuelles. De plus, sur un plan théorique et politique, leur action est partie prenante des difficultés et des redéfinitions qui caractérisent depuis quelques années à la fois la gestion étatique du social et le système de représentation politique.

De ce point de vue, il semble que les mouvements sociaux en 1988 et 1989 au Québec et à Montréal ont poursuivi et approfondi les perspectives énoncées depuis le début des années 1980 et qui s'exprimaient concrètement soit à travers une exploration de quelques formes de partenariat privé-public pour la gestion du social - mais aussi pour l'élaboration de politiques publiques sur d'autres plans - soit par l'expérimentation de formes d'intervention collective à caractère proactif, et ce, autant dans le domaine des services urbains que dans celui de la promotion de l'entrepreneurship local dans les quartiers en déclin.

Mais pour comprendre ces processus, il faut d'abord les situer dans leur contexte. Ainsi, l'action collective portée par les mouvements sociaux appréhendés ici d'une manière intuitive - ce qui inclut tout le communautaire non institutionnalisé - se trouve au Québec, depuis le début des années 1980, endiguée par une double réalité: d'un côté, la réforme de la gestion du social et, de l'autre, un ajustement de la vie interne et des perspectives d'action mises de l'avant par les acteurs des mouvements sociaux.

Avec la remise en question des politiques sociales et de leur gestion bureaucratique, l'Etat s'est tourné résolument du côté communautaire pour effectuer une réduction de ses coûts de gestion et assurer une diffusion ou un redéploiement des responsabilités sociales à l'intérieur de la société civile2 ] . Ceci a été exprimé assez clairement il y a un an et demi dans le rapport de la Commission Rochon3 ] , où non seulement l'on plaide en faveur d'une reconnaissance du communautaire mais aussi où l'on insiste sur l'importance et l'originalité - que ce soit en termes de services sociaux comme lieu d'expérimentation sociale ou encore sous l'angle de la solidarité - de l'action que mènent les professionnels et les bénévoles de ce secteur.

D'un point de vue interne, en particulier depuis le début des années 1980, les acteurs des mouvements sociaux ont pris acte des problèmes inhérents à une extension de l'État providence. Ceci les a conduit, notamment, à étendre leurs revendications sur le terrain économique, plaidant pour un élargissement de la démocratie sociale et politique. Dans la même foulée ils ont opté pour un discours et des pratiques beaucoup plus pragmatiques, n'hésitant pas à reconnaître les prérogatives individuelles qui n'apparaissent plus, dès lors, contradictoires avec l'action collective. À cet égard, ce que d'aucuns considèrent comme un recul voire une régression des mouvements sociaux sera interprété ici, à l'inverse, comme un signe de maturité.




2. Les faits saillants

Il serait présomptueux de prétendre rendre compte d'une manière exhaustive de l'action des mouvements sociaux au cours de l'année écoulée. Néanmoins, il demeure possible de dégager les faits saillants qui ont caractérisé leur intervention dans quelques domaines clés. Mais au préalable, il est important de rappeler que, dans l'ensemble, leurs initiatives, leurs revendications, leurs luttes se sont inscrites dans la perspective évoquée précédemment et qui remonte au début des années 1980. À ce propos, il ressort très clairement que les actions et les formes d'intervention mises de l'avant apparaissent sous le signe de la continuité.

Cette année, les acteurs des mouvements sociaux - que ce soit autour des problèmes relatifs aux conditions de vie ou à l'aménagement, que ce soit par rapport à la défense des droits sociaux et à des revendications égalitaires, ou encore en fonction de problèmes circonstanciels - ont donc choisi autant d'intervenir sur la scène politique instituée que de poursuivre leur mode d'intervention dans le cadre de l'auto-assistance et de formes d'action sociale qui ne prennent pas directement l'État à partie mais comptent en premier lieu sur les ressources du milieu, que ce soit pour élaborer des services d'entraide communautaire ou pour formuler des projets d'échanges et de solidarité sur le plan culturel et politique.

En dépit du caractère dispersé des mouvements sociaux et de leur forme d'intervention, on peut rendre compte des principaux événements et enjeux en considérant les trois domaines suivants: le champ du social au sens limité du terme - incluant la réforme de l'aide sociale, la question de l'intégration des jeunes, ou les problèmes des garderies -l'éducation populaire ainsi que le logement et l'aménagement4 ] .

Améliorer les services publics ou les politiques sociales, accroître les droits sociaux ou du moins préserver les acquis, c'est souvent autour de ces objectifs que se mobilisent les mouvements sociaux. L'année écoulée ne fait pas exception. Si, dans le domaine social, les acteurs des organismes communautaires ont maintes fois formulé des revendications pour améliorer la situation des bénéficiaires et des travailleurs, ils ont dû aussi se replier pour défendre leurs acquis. C'est ce qui s'est produit à l'automne 1988 dans le cas du projet de loi 37 concernant la réforme de l'aide sociale. En deux mots, rappelons que cette réforme poursuivait l'entreprise de révision du régime d'aide social « universel et non conditionnel » mis en place depuis la fin des années 19605 ] . Le projet de loi 37 devait entraîner des réductions des prestations pour plusieurs catégories de bénéficiaires, notamment pour les jeunes considérés aptes au travail. De ce fait, il introduisait des mécanismes de coercition pour forcer les assistés sociaux à participer à des programmes d'emplois permettant d'offrir aux employeurs un réservoir de main-d'oeuvre à bon marché.

La mobilisation contre ce projet a été très large et s'est traduite par la mise sur pied d'une coalition d'une centaine d'organismes - incluant des groupes de femmes, de jeunes, d'assistés sociaux et des syndicats - ayant pour objectif le retrait de cette réforme. Près de 5 000 manifestants6 ] sont même venus appuyer la coalition, le samedi 15 octobre, en défilant dans les rues de Montréal. De plus, les manifestants réclamaient une véritable consultation publique sur le projet.

En dépit de l'ampleur de la mobilisation et de l'étendue de la coalition, la loi a été adoptée. Ses effets en termes de précarité et de marginalisation sociales seront toutefois combattus par une nouvelle coalition qui a pris le relais de la précédente.

Si ce n'est pas le lieu pour évaluer les répercussions d'une telle réforme, il convient toutefois de souligner que son esprit n'est pas sans rappeler certaines tendances qui se manifestent dans des secteurs connexes relativement à un retrait financier de l'État, alors que l'encadrement juridique se trouve renforcé. C'est précisément ce qui a été critiqué par le Regroupement des organismes communautaires jeunesse du Montréal métropolitain en avril dernier. Dans une intervention auprès du Conseil permanent de la jeunesse7 ] , cet organisme démontrait comment il est difficile pour un nombre grandissant de jeunes d'acquérir un statut social aujourd'hui et comment les programmes gouvernementaux de réinsertion entraînent des effets pervers qui renforcent chez les bénéficiaires les sentiments de dépossession et d'exclusion.

Sur un autre versant du social, la question des garderies a de nouveau été à l'ordre du jour cette année. Il faut remonter au début des années 1970 pour comprendre que les revendications pour des services de garde adaptés aux besoins sociaux s'inscrivaient à l'intérieur des luttes menées par les mouvements de femmes. Si les parents et les travailleurs et travailleuses de garderies n'ont plus à se battre pour faire reconnaître la nécessité de ce service public, les ressources financières allouées par l'État demeurent toujours largement insuffisantes. Les garderies, en particulier les garderies populaires - à but non lucratif - ont de la difficulté à survivre. Mais l'insatisfaction semble faire l'unanimité, autant chez les parents et les administrateurs de garderies que chez les travailleurs, et ce, tant du côté des garderies à but non lucratif que du côté des garderies privées.

Ce qui est revendiqué depuis plusieurs années par tous les acteurs du milieu des garderies populaires, c'est avant tout la mise sur pied d'un réseau public et gratuit contrôlé par les usagers et les travailleurs. À cet égard, l'énoncé de politique de la ministre déléguée à la Condition féminine, Mme Gagnon-Tremblay, intitulé Pour un meilleur équilibre dévoilé à l'automne 1988, a suscité beaucoup de « mécontentement ». On lui reprochait notamment: 1' de ne pas assurer la « consolidation » des garderies existantes, 2' de permettre « l'ouverture au financement des garderies à but lucratif »8 ] et, 3', de relier le budget de formation et le budget de fonctionnement.

Mais ce n'est qu'au printemps dernier, devant les lenteurs du gouvernement provincial à s'engager dans un programme de financement adéquat, qu'une large coalition comprenant les garderies à but non lucratif - la Concertation inter-régionale des garderies du Québec (CIRGQ) - les agences de garde en milieu familial, l'Association des garderies en milieu scolaire ainsi que les travailleuses affiliées à la CSN et à la CEQ, a multiplié les moyens de pression directs allant jusqu'à tenir des journées de grève - le 16 mai, 300 garderies ont fermé leurs portes - et à organiser des manifestations publiques. Ce même jour, près de 7 000 manifestants venant de toutes les régions du Québec se sont donné rendez-vous au parc Lafontaine à Montréal pour se rendre au bureau du premier ministre, boulevard René-Lévesque, afin de demander que « la subvention gouvernementale aux garderies soit doublée9 ] ».

Ces moyens de pression s'ajoutaient aux trois journées de grève que les travailleuses et travailleurs des garderies à but non lucratif affiliés à la CSN avaient organisées en février et en avril pour réclamer de meilleures conditions de travail - « congés de maternité, programme de formation et régimes d'assurance10 ] » - et un rattrapage salarial, le salaire horaire moyen n'étant que de 8,60 $.

À la fin du mois de mai et en juin, les travailleurs et travailleuses de garderies affiliées à la CSN ont d'ailleurs eu recours à de nouveaux moyens de pression - une série de grèves tournantes - pour dénoncer la politique gouvernementale et exiger une véritable négociation11 ] .

Dans le domaine de l'éducation populaire, incluant l'éducation des adultes, l'histoire semble se répéter, En effet, les ressources disponibles demeurent insuffisantes et les groupes autonomes se trouvent encore dans une situation de précarité face à l'État, étant donné l'absence de véritable politique à leur endroit. Ceci en dépit du fait qu'en 1984, le ministère de l'Éducation acceptait de reconnaître le rôle spécifique des groupes autonomes d'éducation populaire:

« Le gouvernement du Québec confirme son aide et son soutien au secteur de l'éducation populaire autonome. Tout en respectant son autonomie et son originalité, on soutiendra les associations fructueuses entre ce secteur et le réseau des établissements publics12 ] . »

Mais cette reconnaissance est demeurée limitée et formelle. Dans les faits, l'éducation populaire autonome continue d'être marginalisée. C'est dire que « plus elles s'éloignent du modèle scolaire, moins les pratiques des groupes populaires sont reconnues par le MEQ13 ] ». En ce sens, le Mouvement d'éducation populaire et d'action communautaire du Québec (MEPACQ) - regroupant tous les organismes engagés dans des démarches d'éducation populaire autonome - a poursuivi au cours de l'année les demandes et les revendications qu'il met de l'avant depuis sa création en 1981.

Cette année, 736 groupes autonomes d'éducation populaire ont adressé des demandes de soutien financier au ministère de l'Éducation. Alors que le ministère disposait d'une enveloppe budgétaire de $ 9J millions, pour satisfaire les demandes des groupes, il aurait fallu un budget de plus de $ 30 millions:

« Le MEPACQ considère que le ministère de l'Éducation devrait consacrer 1,5 pour cent de son budget à l'aide financière aux groupes d'éducation populaire autonomes. Actuellement, ce pourcentage ne dépasse pas 0,2 pour cent14 ] . »

Comme dans plusieurs autres secteurs, les organismes communautaires dans le domaine de l'éducation populaire sont confrontés à une menace constante, soit celle de leur intégration institutionnelle. L'État cherche en effet à leur faire jouer un rôle de sous-traitance. Le soutien financier qui leur est accordé est élaboré en premier en fonction des priorités gouvernementales. Il est peu tenu compte, finalement, de l'originalité et de la spécificité des organismes populaires autonomes ainsi que des exigences reliées à la reconnaissance - voire à la défense - de leur identité.

Dans le domaine du logement et de l'aménagement, les problèmes auxquels se trouvent confrontés les organismes communautaires et les groupes de citoyens en général se posent en termes différents. Ceci à cause de la nature des enjeux urbains à la fin des années 1980, mais aussi compte tenu des formes qu'emprunte l'action collective depuis quelques années.

Depuis le début des années 1960, le logement s'est avéré un thème permanent que l'on retrouve au coeur des mobilisations et de l'action collective menées par les mouvements sociaux québécois. Ceci peut s'expliquer par le fait que ces mouvements ont pris plus d'ampleur à Montréal que dans les autres villes du Québec et que cette ville demeure, encore aujourd'hui, et ce, malgré les programmes gouvernementaux favorisant l'accession à la propriété, une ville de locataires à 75 pour cent. Les Montréalais semblent donc avoir développé une conscience accrue des droits sociaux relativement à la question du logement.

En outre, le logement demeure un élément doublement stratégique, d'une part à cause de son importance en tant qu'élément structurant dans le processus de planification du système urbain et, d'autre part, en tant que facteur décisif dans l'organisation quotidienne des conditions de vie. Toutefois, l'action collective autour de cet enjeu s'est passablement modifiée depuis le début des années 1980. Non seulement parce qu'elle est plus diversifiée, mais aussi parce qu'elle est plus pragmatique.

Ceci dit, au cours de l'année écoulée, en particulier dans le cas de Montréal, l'on a pu observer un certain nombre d'oppositions de la part de locataires et de citoyens face à des projets de démolition, notamment pour faire place à des projets immobiliers de grande envergure. Par exemple, la lutte contre la démolition d'un immeuble de douze logements dans l'îlot Overdale s'est poursuivie à l'automne 1988 mais sans succès. Six manifestants ont même été arrêtés et ont dû comparaître pour « répondre à des accusations de méfait public15 ] », sans pour autant qu'ils ne parviennent à convaincre l'administration municipale de revoir sa décision.

L'autre exemple est moins connu. Avant que le Comité exécutif ne soit saisi de la demande de démolition, des locataires résidant en périphérie du quartier chinois sur les rues Jeanne-Mance et La Gauchetière se sont regroupés en février dernier pour s'opposer au non-renouvellement de leur bail par la société MaxiDev. Celle-ci avait en effet l'intention de démolir leurs logements pour faire place à un projet immobilier résidentiel de 115 unités en copropriétés divise16 ] . L'administration municipale, déjà propriétaire de terrains dans ce secteur, a depuis lors choisi de procéder à une évaluation du projet et d' « alternatives » à celui-ci par l'entremise du Service de l'habitation et du développement urbain de Montréal. De leur côté certains locataires ont opté pour la mise sur pied d'une coopérative de logements.

Parfois, les luttes et les oppositions à certaines démolitions revêtent un caractère plus symbolique. C'est le cas notamment des efforts qui ont été déployés par les groupes Sauvons Montréal et Héritage Montréal contre la démolition de l'hôtel Queen's à l'automne 1988. C'est à la fois un principe que l'on défendait, celui de la protection du patrimoine, ainsi qu'une demande particulière, celle de la préservation d'un immeuble dont la qualité architecturale était unique17 ] .

Mais le logement et l'aménagement étant reliés de près, comme il a été souligné précédemment, les locataires et les citoyens se mobilisent plus volontiers sur des problèmes qui débordent la stricte question des droits des locataires ou la défense de leur logement: que ce soit pour s'opposer ou modifier un règlement de zonage et les usages qu'il autorise - ceci a été le cas, rue Saint-Denis à Montréal, l'automne dernier, alors qu'une association de citoyens s'opposait au changement de zonage commercial pour une partie de la rue, comme le demandaient trois conseillers municipaux -; que ce soit pour préserver un parc comme dans le cas du parc Ahunstsic en défendant son intégrité à l'encontre d'un projet immobilier de grande envergure; que ce soit pour modifier certains aménagements prévus par le maître d'oeuvre, comme ceci est survenu ce printemps dans le cas de l'aménagement proposé par la ville de Montréal dans l'est, en bordure du fleuve, à la Promenade Bellerive.

Mais les luttes autour de la question du logement et de l'aménagement, ces deux aspects apparaissant donc de plus en plus reliés dans un contexte où la qualité du paysage urbain devient un élément clé non seulement des politiques urbaines mais aussi des politiques de reconversion économique et industrielle, se définissent aussi, et peut-être de plus en plus, en termes pro-actifs. Il ne s'agit plus uniquement de préserver des acquis mais d'améliorer une situation qui, d'un certain point de vue et pour certains groupes sociaux, continue de se détériorer. On doit rappeler à cet égard que c'est une analyse similaire qui a conduit plusieurs groupes communautaires dans les quartiers populaires périphériques au centre-ville à mettre sur pied des Corporations de développement économique communautaire (CDEC) à partir du milieu des années 1980. Les objectifs que poursuivent ces corporations se définissent en termes de créations d'emplois, de soutien à l'entrepreneuship local, d'amélioration du cadre de vie et d'intégration sociale. Bénéficiant d'un appui financier de la part du gouvernement provincial et, depuis un an, de la ville de Montréal, elles ont poursuivi en 1988-1989 les projets de formation de main-d'oeuvre, de soutien à la gestion et à la création de petites entreprises et de concertation avec l'ensemble des acteurs socio-éconoiniques pour la relance et la reconversion de leur quartier. On les retrouve très actives, principalement dans le sud-ouest, à Pointe Saint-Charles, dans le centre-sud et dans l'est, dans Hochelaga-Maisonneuve. En décembre 1988, la CDEC de Pointe Saint-Charles a participé à l'organisation d'un colloque international de grande envergure - plus de sept cents participants venus à la fois de plusieurs pays européens et d'un grand nombre de régions du Canada et des États-Unis - intitulé « Le local en action », ayant pour objectif de faire état et d'évaluer de nombreuses expériences de partenariat privé-public réalisées dans un but de relance et de démocratisation économique. Vraisemblablement, d'une manière rétrospective, on peut avancer que l'année 1988-89 s'est révélée pour les CDEC une année de consolidation, en dépit du fait que leur financement à long terme demeure problématique.

Le caractère pragmatique et la dimension proactive qui caractérisent les mouvements sociaux des années 1980 ont pu également s'exprimer à travers les nombreuses consultations publiques qu'instaurent les différentes instances gouvernementales et auxquelles les acteurs de ces mouvements acceptent maintenant plus volontiers de participer. Ainsi, d'avril à juin 1988, de nombreux groupes ont répondu à l'invitation faite par la ville de Montréal de contribuer à la consultation publique relative à l'Énoncé d'orientations sur l'aménagement de l'arrondissement Centre, produit par le Service de l'habitation et du développement urbain de Montréal. Sans reprendre ici l'ensemble des mémoires et des critiques adressés au Comité consultatif sur le contenu de la proposition, on peut souligner que certains groupes semblent avoir réussi à infléchir, du moins dans une certaine mesure, la problématique et l'approche de l'administration municipale. C'est le cas notamment du collectif « Femmes et ville » qui réclamait un aménagement urbain prenant au sérieux le problème de la sécurité en tenant compte de la réalité vécue quotidiennement par les femmes dans une grande agglomération et de ses implications concrètes pour l'aménagement. Dans ce mémoire, l'accent était mis également sur la nécessité d'intégrer les équipements de proximité au plan d'urbanisme - garderies, magasins d'alimentation - tout en développant une mixité des fonctions18 ] . On y insistait enfin pour l'adoption de mesures concrètes, face aux pressions découlant du développement urbain, aidant à maintenir sur place la population résidante. En outre, il faut noter que ce mémoire a été présenté à nouveau devant la Commission de l'aménagement, de l'habitation et des travaux publics de la ville de Montréal à l'automne 1988 avec pour conséquence que le Comité exécutif de la ville de Montréal a décidé de s'en inspirer dans l'élaboration de certaines de ses politiques d'équipements.

S'il est possible de considérer ou d'interpréter les démarches de consultation sous l'angle d'une démocratisation de la gestion publique, permettant, à l'occasion, de corriger les formules initiales, elles peuvent tout autant servir à légitimer le discours des professionnels et des instances administratives qui en sont les promoteurs. De ce fait, la consultation peut facilement être détournée de sa portée démocratique. Lors de la consultation sur la politique d'habitation de la ville de Montréal au printemps dernier, à partir de l'énoncé de politique Habiter Montréal, plusieurs groupes de locataires sont venus remettre en question les programmes d'accession à la propriété contenus dans la proposition de la ville, parce que ceux-ci risquent d'entraîner une dégradation des conditions de logement pour la « majorité » des locataires qui ne pourra se prévaloir de ces programmes. Pour sa part le Front d'action populaire en réaménagement urbain (Frapru) est venu réitérer la position qu'il avait déjà fait connaître en février dernier au moment de la publication du document. Avec le Regroupement des comités de logements et de locataires du Québec, porte-parole de vingt-deux groupes de locataires de la région montréalaise, « ils n'approuvent ni les subventions à la rénovation, ni l'acquisition des logements par leurs occupants, ni les HLM en périphérie, ni leur propre implication dans le programme de logement partagé qu'envisage la ville, etc.19 ] ». Mais lors des audiences, d'autres groupes sont aussi intervenus pour présenter des positions plus nuancées. Est-ce à dire pour autant que la consultation est un exercice piégé? Qu'elle ne sert qu'à nuancer l'attitude de ceux qui sont en position dominante ? Est-ce que ce n'est pas l'administration qui, de toute façon, est tenue de faire les arbitrages entres les différents points de vue ? Et depuis l'arrivée au pouvoir du RCM, les mouvements urbains ne doivent-ils pas considérer qu'ils peuvent désormais compter sur un allié de taille à l'Hôtel de ville?

Il reste que si la consultation permet d'élargir, du moins pour un moment, la scène politique elle ne résoud pas pour autant les conflits fondamentaux et par conséquent n'invalide pas l'action des mouvements sociaux.




3. Des conflits majeurs aux éléments d'interprétation

Ce rapide tour d'horizon de l'action collective au cours de l'année écoulée a peu considéré, sinon esquivé un certain nombre de problèmes ou de phénomènes qui auraient tout autant mérité notre attention. Que l'on pense à l'action de nombreux groupes de femmes qui offrent des services d'entraide ou défendent des droits fondamentaux, aux groupes multi-services qui s'adressent à des groupes ethniques et développent aussi des pratiques d'entraide tout en se mobilisant, à l'occasion, pour la défense de droits sociaux ou politiques, aux nombreux groupes de citoyens enfin qui se sont formés, parfois spontanément, pour la protection de leur environnement. Chose certaine, dans tous ces cas comme dans ceux évoqués précédemment, les revendications et les formes d'action ont permis d'élargir à la fois le débat politique et l'espace de la démocratie.

Considérés sous cet angle, les mouvements sociaux constituent des acteurs permanents de la scène politique avec lesquels les partis et la classe politique doivent apprendre à composer. Toutefois, ceci ne signifie pas pour autant que la survie de ces mouvements et des organismes qui les portent ne soit pas menacée. Dans une majorité de cas, leur existence demeure fragile. Même leur reconnaissance politique n'est pas toujours acquise.

En 1988-1989 les mouvements sociaux ont éprouvé des difficultés à faire accepter leurs demandes. On l'a vu en particulier dans le cas de l'aide sociale, des garderies et de la politique d'éducation populaire. Leur précarité s'est donc accentuée à plusieurs occasions. Néanmoins leur approche a été caractérisée par un certain pragmatisme. Ceci ne veut pas dire pour autant qu'ils ne véhiculent plus des revendications fondamentales (rattachées à des valeurs émancipatoires). Mais celles-ci sont présentées d'abord à travers des demandes concrètes, formulées sur le mode de la négociation avant de déboucher sur des confrontations et des antagonismes irréconciliables.

Plusieurs facteurs permettent d'éclairer cette réalité de l'action collective des années 1980: élargissement du registre idéologique auquel se réfèrent les acteurs des mouvements sociaux, retrait de l'État dans certains champs du social, montée des nouvelles classes moyennes et éclatement des pratiques professionnelles, recours fréquent à des formes de partenariat privé-public dans la gestion des services, tendances vers une intégration institutionnelle du secteur communautaire, etc. Une série de facteurs qui s'additionnent parfois pour modifier la configuration de l'action collective et lui consentir un rôle plus direct dans la nouvelle gestion du social mais qui entraînent, par la même occasion, des menaces plus fortes à l'égard de l'autonomie des acteurs et des organisations.

Un dernier élément important à souligner fait appel à la place des mouvements sociaux dans l'espace montréalais. Comme nous le révèle le recensement de 1986, Montréal traverse une période difficile relativement à l'appauvrissement d'une partie importante de sa population. Plus que jamais certains groupes - familles monoparentales, personnes âgées, jeunes, minorités ethniques - vivent des situations de précarité et d'appauvrissement très difficiles de sorte que de nombreux observateurs de la scène montréalaise vont jusqu'à parler d'un phénomène de « ghettoïsation » dans le cas de plusieurs quartiers. On comprend, dans un tel contexte, la signification que peut prendre l'action des organismes communautaires ainsi que la signification de la solidarité communautaire.

Mais l'importance de Montréal par rapport au bilan de l'action des mouvements sociaux au cours de cette année tient aussi à la conjoncture politique et à une certaine ouverture de la part de l'administration municipale à l'endroit d'une participation plus étendue des citoyens et citoyennes au débat public. Cette année la ville de Montréal s'est engagée dans de multiples démarches de consultation publique - en plus d'adopter une politique et de mettre en place certains mécanismes institutionnels à cet égard - et les mouvements sociaux ont accepté d'y participer activement. Ce qui n'a pas empêché, à plusieurs occasions, les acteurs de ces mouvements de se montrer déçus des choix ou des décisions de l'administration municipale.

Bien que l'action collective des mouvements sociaux, au cours de l'année écoulée, s'est exprimée autour d'enjeux particuliers, on doit retenir qu'elle tend à s'affirmer dans tous les domaines de la vie sociale, - incluant ici les sphères économique et politique - bien qu'elle coïncide souvent, dès lors, avec l'action communautaire. Une analyse plus fouillée de la participation des mouvements sociaux à la vie démocratique, devrait cependant tenir compte davantage du contexte à l'intérieur duquel elle s'exprime. C'est toute la restructuration des relations entre l'État et la société civile qui mériterait alors d'être examinée. Les compromis et les consensus nécessaires à cette redéfinition ne peuvent ignorer la présence et les demandes formulées par les mouvements sociaux et les organismes communautaires.




Note(s)

*  Je tiens à remercier Michel Parazelli du Regroupement des organismes communautaires jeunesse du Montréal métropolitain ainsi que Bernard Vallée de l'Institut canadien d'éducation des adultes pour les entrevues qu'ils m'ont accordées dans le cadre de la préparation de cet article.

1.  Voir, entre autres, Clauss Offe, « New Social Movements: Challenging the Boundaries of Institutionnal Politics », Social Research, 1985, vol. 52, no 4, pp. 817-868.

2.  Voir Pierre Hamel, «  Mouvements sociaux et nouveaux modes de gestion du social » in G. Dussault, V. Piché, L'inégalité sociale et les mécanismes de pouvoir, Sillery, P.U.Q., 1985, pp. 241-263.

3.  Gouvernement du Québec, Rapport de la Commission d'enquête sur les services de santé et les services sociaux, Québec, Les Publications du Québec, 1988, 781 p.

4.  Nous avons choisi de laisser de côté l'ensemble des luttes menées autour de la question de protection de l'environnement qui auraient exigé une étude particulière compte tenu de l'ampleur des problèmes survenus cette année.

5.  Pour une analyse en profondeur des réformes de l'aide sociale voir Gérard Boismenu, « La spécialisation des clientèles: panacée ou nouvelle utopie de l'investissement étatique du tissu social » in Les formes modernes de la démocratie, Montréal, P.U.M., à paraître.

6.  Le Devoir, 17 octobre 1988.

7.  Le Regroupement des organismes communautaires jeunesse du Montréal métropolitain, La réalité des jeunes: banalisation et coercition, Montréal, 1989, 15 p.

8.  La Presse, 26 novembre 1988.

9.  Le Devoir, 17 mai 1989.

10.  La Presse, 19 avril 1989.

11.  Le Devoir, 30 mai 1989.

12.  Comité national de révision du programme d'aide aux organismes volontaires d'éducation populaire, L'éducation populaire autonome au Québec (situation actuelle et développement), Montréal, décembre 1987, p. 18.

13.  Bernard Vallée, Sortir l'éducation populaire du placard, Montréal, I.C.E.A., 1988, p. 5.

14.  La Presse, 23 février 1989.

15.  La Presse, 6 octobre 1988.

16.  La Presse, 17 février 1989.

17.  La Presse, 25 octobre 1988.

18.  Ville de Montréal, Femmes et ville, Rapport de la Commission sur la problématique des femmes en milieu urbain, (déposé au conseil le 6 mars 1989), Montréal, Commission de l'aménagement, de l'habitation et des travaux publics, 1989, 38 p. plus annexes.

19.  La Presse, 7 février 1989.