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Les débats idéologiques



Denis Monière
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1988-1989

· Rubrique : Les débats idéologiques



Nostalgie d'un temps révolu où les intellectuels étaient écoutés ou symptôme de leur désarroi, la vie intellectuelle au Québec a été marquée par deux colloques consacrés à André Laurendeau: le premier organisé en novembre par le CÉGEP qui porte son nom pour souligner le 20e anniversaire de sa mort et ayant pour thème « Penser l'éducation » et le second tenu à l'UQAM en mars dans le cadre de la série de colloques sur les leaders politiques du Québec. Ces deux manifestations ont réuni d'impressionnantes brochettes d'intellectuels et attirèrent un public nombreux.

Étrange trajectoire d'une pensée qui était passée à l'oubli et qu'on redécouvre vingt ans plus tard. Paradoxalement, aucune manifestation n'avait souligné le dixième anniversaire du décès de Laurendeau. On doit peut-être interpréter ce renouveau d'intérêt comme un effet différé de l'échec référendaire. En 1978, la tradition intellectuelle que représentait Laurendeau semblait dépassée alors qu'aujourd'hui les événements tendent à confirmer ses thèses. L'indépendantisme n'ayant pas réussi à s'institutionnaliser, on renoue avec la tradition du nationalisme canadien-français attachée à la définition culturelle de la nation, tradition qu'a incarnée la pensée de Laurendeau. Cette tendance est d'ailleurs confirmée par la publication d'un numéro spécial de L'Action nationale consacré non pas à l'avenir du nationalisme québécois mais à celui du nationalisme canadien-français (juin 1989).

Depuis quelques années on assiste au Québec comme ailleurs à un retour du refoulé. On désire revenir à ce qui avait été occulté ou jugé révolu par la pensée progressiste. Après vingt ans de rupture, après avoir échoué dans les voies de la révolution sociale et/ou de la libération nationale, on se met à la recherche d'une tradition. Tout ce qui avait été dénoncé et dévalorisé dans les années soixante est de nouveau à l'ordre du jour. Le fédéralisme canadien, le statut particulier, le capitalisme, l'engouement pour les États-Unis, la religion, l'école privée, la natalité, l'élitisme, la compétition sont revenus sur le devant de la scène idéologique. Une enquête sur les valeurs des jeunes publiée par la revue L'Actualité en juin 1989 faisait le constat suivant:

« Les anciens combattants de la Révolution tranquille ont accouché d'une bande d'anti-énergumènes. Leurs rejetons sont des jeunes filles et des jeunes garçons rangés... Ils adhèrent même à des valeurs que certains pouvaient croire dépassées... C'est une génération morale par défaut. »

On a fait une véritable révolution, c'est-à-dire qu'on est revenu au point de départ. Certes rien n'est comme avant. Il y a eu des progrès, mais dans l'euphorie de la modernisation, on avait peut-être oublié que les retours en arrière sont toujours possibles surtout sur le plan des valeurs.

Ces remises en question logent à de nouvelles enseignes qui portent les noms de néo-libéralisme, de postmodernisme ou de postféminisme. Ces concepts indiquent eux-mêmes par leur référence à la temporalité qu'il n'y a pas eu dépassement mais qu'on est entré dans une ère de transition où on est incapable de définir ce que demain sera. Les erreurs du passé rendent les intellectuels plus prudents dans la programmation de l'avenir. « A la lumière du passé récent, écrit Diane Pacom, le futur ne peut avoir un sens positif certain. » (« La querelle des modernes et des postmodernes », Possibles, vol. 13, no 1-2, hiver 1989, p. 66.) On se méfie des concepts trop englobant comme ceux de peuple, de nation ou de classe. L'individu est devenu souverain au royaume de la pensée.

Les changements idéologiques sont rythmés par les rapports entre les forces sociales en lutte pour la direction de la société. Dans les années quatre-vingts, à la suite de l'échec des modèles totalisants et de la crise de l'État-providence, les sociétés occidentales se sont mises à l'heure des valeurs conservatrices. La logique de l'entreprise s'est imposée comme système de pensée universel. L'homme d'affaire et le gestionnaire ont remplacé l'universitaire ou l'artiste comme héros-héraut de la société. Jean-Marc Piotte résume ainsi cette trajectoire :

« La Révolution tranquille, par sa profondeur, son ampleur et ses répercussions, se distingue radicalement de la présente conjoncture où les gestionnaires prennent le devant de la scène publique tandis que les intellectuels se replient sur leurs travaux spécialisés: la première marque un changement d'époque tandis que la seconde est un moment dans le processus de modernisation: la première engendre des savoirs pluriels portés par des valeurs de vérité, de justice et de liberté tandis que la seconde réduit tout à l'efficacité, à la performance, à la productivité, au profit, à l'excellence, à la réussite: la première est progressiste, tandis que la seconde voudrait nous ramener aux règles du marché du XIXe siècle. » (La Presse, 17 mai 1989.)

Même si ce jugement est réducteur, il prend acte d'un changement d'hégémonie idéologique dans la société québécoise, changement qui s'est incarné cette année dans deux débats fondamentaux qui ont mobilisé encre et salive: la question de la dénatalité et celle du libre-échange.

Nous n'avons pas retenu le thème de l'environnement car même si cette question a été au coeur de l'actualité et a été récupérée par les partis politiques, elle ne soulève pas de véritables débats puisque personne n'ose s'opposer à la lutte contre la pollution. Comme l'exprime bien P. André Comeau ce thème a la vertu de l'universalité (Le Devoir, 15 août 1989).



Dénatalité, vieillissement et immigration

Après vingt ans de débats et de procès sur l'avortement, la Cour suprême décidait dans un jugement rendu le 28 janvier 1988 de décriminaliser l'avortement en déclarant inconstitutionnelle la loi canadienne régissant cet acte créant ainsi un vide juridique qui permettait l'avortement libre. Les groupes féministes déclarèrent qu'il s'agissait de la plus grande victoire des Canadiennes depuis l'obtention du droit de vote. Mais, paradoxalement, par un curieux retour des choses propre à l'histoire des idéologies, en cette année faste du féminisme, on a surtout discuté d'accouchement. La conception in vitro, la reconnaissance des sages-femmes et la baisse de la natalité ont fait irruption dans le débat public. De plus, le répit de la mobilisation féministe sur la question de l'avortement sera de courte durée puisqu'un jugement de la Cour d'appel du Québec allait réouvrir le débat durant l'été en reconnaissant des droits au foetus.

Jusqu'à tout récemment la question de la natalité avait été ostracisée du débat public par l'idéologie féministe qui avait en horreur toute politique nataliste et mobilisait l'attention du public sur la revendication de l'avortement libre et gratuit ce qui n'allait pas dans le sens d'une politique nataliste. Dans les milieux politiques et intellectuels, il était alors mal vu d'aborder cette question d'autant plus que la mode imposée par les baby-boomers poussait à l'individualisme et à la jouissance immédiate. Les femmes réclamaient la propriété de leur corps et refusaient la problématique de la survie collective alors que les hommes avaient pour leur part intériorisé la culpabilité de l'oppresseur distillée par les discours progressistes. Le Conseil du statut de la femme n'avait-il pas proposé de régler définitivement le problème de la dépopulation par une immigration massive?

Un sondage Crop-La Presse publié le 15 septembre estimait que si la question de l'avenir du français arrivait toujours au premier rang dans les préoccupations des Québécois, elle était suivie de près par le déclin des naissances. Ce sondage indiquait aussi que cette question préoccupait beaucoup plus les francophones (64%) que les anglo,phones (29 %). Les francophones se distinguaient aussi des anglophones quant aux solutions préconisées. Soixante-seize pour cent des francophones se montraient favorables à une intervention de l'État alors que les deux-tiers des anglophones s'y opposaient. Les Québécois désiraient corriger la situation par une politique nataliste (87 %) plutôt que par l'immigration.

La réflexion et le débat furent amorcés par Georges Mathews qui publia en 1984 un livre intitulé: Le choc démographique. Par la suite, le « démographe fédéraliste », Jacques Henripin attacha le grelot à son tour. La revue L'Action nationale lui confia la direction d'un numéro repère sur la question démographique publié en mai 1988. Les frères ennemis semblaient vouloir se rapprocher sur la question de la postérité de la nation.

Que pouvaient bien signifier la question de la langue et même celle de l'indépendance si la nation venait elle-même à disparaître? Jean-Marc Léger écrivait dans Le Devoir du 17 juin 1988: « Tous les autres problèmes, tous les autres débats le cèdent en gravité à celui-ci, auxquels ils sont d'ailleurs reliés ou dont ils dépendent d'une façon ou de l'autre. Ainsi, par exemple, le combat permanent pour le salut de la langue française au Québec n'a de sens que si au moins subsiste un peuple québécois. » De tous les horizons du nationalisme, on s'inquiétait de la solution immigration qui sans augmentation du taux de natalité pouvait signifier à long terme la minorisation définitive des francophones au Québec. Afin de provoquer un choc salutaire dans la conscience collective, Henripin soutenait que les Québécois de souche risquaient de n'être plus que 12 % de la population du Québec de l'an 2085 et que la population du Québec déclinerait à 3,5 millions d'habitants. Il affirmait de plus qu'il était illusoire de penser que l'immigration allait solutionner le problème d'une part parce qu'une immigration massive créerait des problèmes d'intégration socio-culturelle et d'autre part parce que depuis 1982, le Québec ne réussit à attirer que moins de 20 000 immigrants par année et que 25 % de ceux qui arrivent au Québec quittent la province deux ou trois ans plus tard. Il fallait à son avis faire passer le taux de natalité de 1,6 enfant par femme à 2,1 pour assurer le renouvellement de la population. Le Conseil de la langue française renchérit en publiant une étude réalisée par Marc Termote et Danielle Gauvreau, La situation démolinguistique du Québec, qui en plus de prévoir le déclin de la population québécoise démontraient que deux transferts linguistiques sur trois s'effectuaient au profit de l'anglais.

Le journaliste Louis Falardeau vulgarisa cette problématique en publiant une série d'articles dans La Presse (10- 17 septembre 1988) dont le titre « Un Qu bec sans enfants » avait des accents alarmistes. Mais ce fut la diffusion du film de Lise Payette et de Jean-François Mercier, intitulé de façon provocante « Disparaître? » le dimanche 12 février, qui eut le plus d'impact sur l'opinion publique. Cet événement médiatique suscita un intense débat sur les conséquences de la dénatalité, de l'immigration et du multiculturalisme. Ce film dramatisait l'avenir du français au Québec en montrant que dans certains quartiers de Montréal où se concentrent 90% de tous les immigrants du Québec, ceux-ci étaient maintenant majoritaires, la constitution de ces ghettos recelant un potentiel explosif de tensions sociales et culturelles.

Au-delà de ses dimensions affectives et religieuses, la question de la natalité revêt dans le discours public des dimensions politiques, économiques et sociales. Sur le plan social, on a souligné le fait que la dénatalité menacerait la stabilité des programmes sociaux. La sécurité du revenu des personnes âgées ne serait plus garantie car on prévoit qu'en l'an 2002 la caisse du régime de retraite sera vide si les taux de cotisation sont maintenus à leur niveau actuel. À moins d'une reprise de la natalité, il faudra augmenter les cotisations et ainsi alourdir le fardeau fiscal des jeunes générations. Le vieillissement de la population fera aussi augmenter les coûts des services de santé alors qu'il y aura de moins en moins de travailleurs actifs pour payer la facture. On a estimé que le coût de la sécurité sociale représentera en 2030 environ trois fois le niveau de 1980 en $ constants.

L'économie risque aussi d'être affectée et de connaître un ralentissement puisqu'une population qui vieillit consomme de moins en moins et qu'il y aura de moins en moins de jeunes pour absorber la production. Par exemple, le déclin démographique entraînera une baisse de la demande de logements neufs. Moins il y a de jeunes, moins il y a de nouveaux ménages qui se forment, le solde négatif ne pouvant être comblé que partiellement par les personnes vivant seules. Selon Georges Mathews, cette tendance aura des répercussions sur l'emploi et les investissements. (Voir Action nationale, mai 1988, p. 178.)

La baisse de la natalité entraînera aussi le déclin politique du Québec dans la fédération canadienne où en l'an 2000 le Québec ne représentera plus que 20% de la population canadienne. Cette régression affaiblit notre poids politique puisque le nombre de sièges par province est fonction de la population. Ainsi, à la dernière élection fédérale, la nouvelle carte électorale accordait 9 sièges de plus aux provinces de l'Ouest, 4 à l'Ontario, contre aucun au Québec. Cette régression démographique réduira l'influence des francophones dans le système politique canadien puisque les députés francophones du Québec ne seront plus indispensables à la constitution d'une majorité gouvernementale.




Les relations interculturelles

La dénatalité, l'arrivée massive de réfugiés et surtout la perspective de devoir compter essentiellement sur l'immigration pour assurer le renouvellement de la population ont mis en relief le problème de l'intégration des nouveaux arrivants et celui des relations entre la communauté d'accueil et les communautés dites culturelles. La revue Possibles consacra son numéro de l'été 1988 à une réflexion sur le thème des différences culturelles.

La revue s'interroge sur les moyens à prendre pour concilier la promotion de la spécificité linguistique et culturelle du Québec et l'ouverture aux autres cultures qui viennent enrichir notre patrimoine humain, intellectuel et social. On rejette les stratégies du melting pot et celle de l'isolement chauvin. On propose plutôt de relever ce défi par une éducation interculturelle et en faisant plus de place aux non-francophones dans les institutions dominantes.

Marcel Rioux pour sa part signe un article où il rappelle les fondements sociologiques de la thèse du pluralisme des cultures et de la nécessaire résistance à l'uniformisation culturelle. Il nous propose une réflexion sur la notion de culture à partir de la critique du livre d'Alain Finkielkraut, «  La défaite de la pensée », (Paris, Gallimard, 1987) qui diagnostiquait une crise des valeurs occidentales résultant de l'idéologie du relativisme culturel prévalant dans les sciences humaines. De son point de vue, les intellectuels occidentaux se refuseraient à juger les autres cultures au nom de vérités universelles. Allan Bloom (dans « L'âme désarmée », Paris, Julliard, 1987) reprochait à la culture de l'ouverture de pratiquer le relativisme des valeurs et de délaisser la grande culture universelle.

Rioux récuse cette critique qui procède d'un universalisme désincarné car dans le passé cette vision du monde a séduit nombre d'intellectuels québécois et les a souvent poussés à renier leur propre identité et à penser qu'un sapin est moins universel qu'un cyprès. Il soutient que le plus souvent ce que l'on prend pour vérités universelles ne sont que les valeurs proposées et imposées par une classe ou une puissance dominante. Les critères du Bon, du Vrai et du Beau sont toujours situés et datés. Il ne faudrait donc pas prendre des vessies pour des lanternes. Une relation de pouvoir suppose précisément qu'on fasse accepter ses valeurs, sa vision du monde et ses intérêts comme étant ceux de tous. Toute idéologie fonctionne à la prétention universelle. « Pour l'Américains (sic), ce qui n'est pas lui n'est pas loin d'être barbare. Pour me défendre contre l'envahissement des U.S.A., j'ai besoin de croire aux cultures de Lévi-Strauss et de ne pas croire que l'aigle américain incarne les vérités ou les Lumières universelles. » (p. 30.) Cette approche récuse toute prétention à la supériorité culturelle et met en cause la primauté des valeurs occidentales.

Gabriel Gagnon fait quant à lui un plaidoyer pour la convergence culturelle qu'il oppose à la politique du multiculturalisme. « Il faut le dire clairement à nos amis allophones: il n'est pas question que le Québec devienne un réseau de ghettos culturels où les francophones de souche et d'adoption ne seraient plus qu'une minorité un peu plus importante que les autres, où on pourrait être aussi Italien qu'à Naples ou aussi Chinois qu'à Hong Kong. » (p. 41.) Reprenant les arguments du jésuite Julien Harvey qui avait suscité une controverse quelques mois plus tôt, Gabriel Gagnon préconise une politique d'intégration culturelle qui fasse de la culture québécoise francophone le foyer de convergence culturelle des nouveaux arrivants. Les Québécois doivent se méfier de leur complexe d'infériorité sur le plan culturel qui pourrait les empêcher d'exister au nom des droits des autres mais ils doivent aussi se méfier des effets pervers de leur insécurité culturelle et linguistique qui pourrait les amener à se fermer sur eux-mêmes. L'affirmation de soi est la condition de la reconnaissance des autres et leur accueil sera d'autant plus cordial et hospitalier que l'identité québécoise aura été assurée. En somme, on ne peut reprocher aux autres nos propres inconsistances et inconséquences.

Dans cet esprit de convergence culturelle ' la revue Liberté a ouvert ses pages à 16 intellectuels anglophones (vol. 3 1, no 3, juin 1989) en les invitant à exprimer leur altérité et surtout leur perception du problème linguistique. Il est paradoxal que cette revue ait sollicité des témoignages en fonction de l'origine ou de l'appartenance linguistique puisque dans le numéro d'avril de la même année, le directeur de la revue, François Ricard, mettait en cause la définition anthropologique de la culture qui fonde la notion de spécificité culturelle. Il s'opposait à la définition de l'individu par sa culture d'origine.

Ce point de vue fut démenti par les témoignages de ces intellectuels anglophones qui cherchèrent à faire valoir leur spécificité dans la société québécoise. Ainsi, dans l'article de tête, Ann Pearson ouvre la réflexion en soutenant que les anglophones du Québec se distinguent culturellement de ceux de Toronto ou de New York: « La culture anglaise au Québec est unique. De même, ce n'est pas parce que les Acadiens, les Franco-ontariens, les Francomanitobains, les Fransaskois, etc. parlent la même langue qu'ils sont tous semblables. » (p. 4.) L'universel ne passerait-il pas par l'affirmation de sa différence? Les intellectuels anglophones du Québec pour leur part n'hésitent pas à se réclamer de la différence par l'enracinement. À force de réfuter l'évidence, n'en vient-on pas à perdre l'intelligence du réel?

S'il fallait une preuve de la spécificité culturelle du Québec à ceux qui la nient, ils ont pu la vérifier encore une fois à l'occasion du débat sur le libre-échange où le Québec s'est nettement distingué du reste du Canada en soutenant le projet du Parti conservateur ce qui a été amèrement reçu par les intellectuels du Canada anglais qui défendent la spécificité du Québec à la condition qu'elle ne se manifeste pas concrètement.




Le débat sur le libre-échange

L'Accord de libre-échange fut sans conteste le dossier qui, cette année, a fait couler le plus d'encre et a le plus mobilisé l'attention de l'opinion publique à tout le moins au Canada. En effet, 50% des Canadiens estimaient que le libre-échange était l'enjeu le plus important de la campagne fédérale. (Sondage du National Election Study 1988.)

Le débat sur les avantages et les inconvénients de cet Accord a généré un déluge d'articles dans les journaux et une pléthore de livres spécialisés et de documents publiés par les ministères et les groupes de pression. Nous n'avons pas la prétention d'en rendre compte de façon exhaustive d'autant plus que cette question a constitué le principal enjeu de la campagne électorale fédérale et a provoqué une avalanche de propagande qui rappelait la campagne référendaire où les principaux intervenants se positionnaient dans le camp du oui ou du non, ce choix étant le plus souvent connoté de façon partisane. Nous allons établir notre bilan en concentrant notre attention sur les principaux intervenants: les universitaires, les porte-parole des groupes de pression et les hommes politiques.

Rappelons quelques données contextuelles. D'abord, ce ne sont pas les conservateurs qui ont lancé l'idée du libre-échange. Cette hypothèse a été proposée par la Commission Macdonald créée par le gouvernement Trudeau. Cette Commission après de longues consultations et de volumineux rapports avait conclu à la nécessité du libre-échange avec les États-Unis pour assurer la croissance économique du Canada. Dès son arrivée au pouvoir le gouvernement conservateur amorça les négociations avec le gouvernement américain sur un éventuel traité de libre-échange. La présence des conservateurs au pouvoir à Ottawa avait créé un nouveau climat de bonne entente avec l'administration Reagan qui favorisait elle aussi la libéralisation des échanges. Les tendances protectionnistes qui se manifestaient ouvertement au Congrès américain dominé par le Parti démocrate mettaient aussi de la pression sur les autorités canadiennes. Les négociations aboutirent à la conclusion d'un accord le 3 octobre 1987 qui fut par la suite signé par le premier ministre canadien et le président américain le 3 janvier 1988.

Le premier mandat du Parti conservateur fut donc dominé par cette question qui fut débattue sur toutes les tribunes. A Québec, le gouvernement libéral convoqua même en septembre 1987 une commission parlementaire pour permettre aux divers points de vue de s'exprimer. Cet exercice fut essentiellement théorique puisque le gouvernement du Québec était exclu des négociations proprement dites et que les deux partis représentés à l'Assemblée nationale à quelques nuances près, entre autres sur les programmes de transition pour les secteurs économiques affectés négativement, s'entendaient sur la nécessité du libre-échange. À ces audiences publiques et télédiffusées, 70% des intervenants représentaient des groupes patronaux et syndicaux ce qui était révélateur d'un certain désintérêt des autres secteurs de la société.

Dans l'ensemble, les universitaires et les intellectuels ne se passionnèrent pas pour cette question à la différence de leurs collègues du Canada anglais qui furent amèrement déçus de ce manque d'intérêt de la part des Québécois pour la défense de l'identité et de la souveraineté canadienne supposément menacées par l'intégration économique continentale. Le débat fut moins intense au Québec en raison du consensus de la classe politique. Les grands journaux, les principaux leaders politiques, les représentants du milieu des affaires, le Mouvement Desjardins et une très forte majorité d'économistes se déclaraient favorables à l'Accord. La plupart des prises de position débordaient largement les termes de l'Accord lui-même pour aborder trois sous-thèmes: le rôle de l'État dans l'économie, l'identité nationale et culturelle du Canada et la stratégie de développement économique du Canada et du Québec.

En décembre 1987, les grands ténors du monde des affaires créèrent le Regroupement pour le libre-échange pour faire contrepoids à la coalition syndicale contre l'Accord canado-américain et répondre à la publicité négative diffusée par cette coalition regroupant la C.S.N., la F.T.Q., la C.E.Q. et l'U.P.A. Durant la campagne électorale, ils financèrent une campagne publicitaire en faveur du libre-échange pour répondre aux critiques et arguments propagés par le Parti libéral et le NPD.

Les promoteurs du libre-échange faisaient valoir que c'était la seule option réaliste dans le contexte de la montée du protectionnisme et de la constitution de grands blocs économiques à l'échelle mondiale. Une économie aussi extravertie que celle du Canada ne pouvait prospérer de façon isolée. Mieux valait faire partie de la « Forteresse Amérique » pour affronter la concurrence des forces économiques européennes et japonaises. Le libre-échange serait avantageux selon André Reynaud « parce qu'un droit de douane est une taxe de même nature qu'une taxe de vente et que supprimer cette taxe équivaut à payer moins cher ce qu'on achète... Il s'ensuit une augmentation de revenu, de salaire et de productivité ». (La Presse, 18 novembre 1988.) En plus de favoriser une plus grande productivité, de donner un meilleur accès au marché américain, d'accroître le pouvoir d'achat des consommateurs, de protéger les emplois et de stabiliser à long terme le dollar canadien, l'accord prévoyait aussi un tribunal d'arbitrage des différends commerciaux. De l'avis de cet ancien président du Conseil économique du Canada, la résistance à l'Accord de libre-échange trouve sa raison dans l'affaiblissement du pouvoir d'intervention des groupes de pression et de l'État. La libéralisation des échanges représente la victoire de l'économie de marché sur l'État régulateur.

Bernard Landry, pour sa part fit un grand nombre de conférences et publia un livre sur la question où il plaidait en faveur de la libéralisation des échanges pour développer l'économie du Québec trop à l'étroit à l'intérieur du marché canadien. Il reprochait entre autres aux leaders syndicaux de nuire aux économies des pays du tiers monde en préconisant la protection des secteurs mous. Il cherchait à démontrer qu'on pouvait concilier la social-démocratie et l'ouverture des marchés en citant les exemples des pays de la CEE qui ont des politiques sociales très diversifiées.

Au Québec, l'opposition au libre-échange fut surtout menée par la Coalition québécoise contre le libre-échange. Les centrales syndicales organisèrent des débats, publièrent des documents de formation pour leurs membres et financèrent des campagnes publicitaires dont certains slogans rappelaient avec ironie la campagne référendaire de 1980: « L'accord Mulroney-Reagan: Non merci. » Les porte-parole syndicaux se défendaient bien de s'opposer à la libéralisation des échanges à la condition que celle-ci se fasse de façon multilatérale dans le cadre du Gatt et qu'elle respecte les besoins spécifiques du Canada. Ceci signifiait:

«  le maintien de mesures de protection pour les secteurs vulnérables à haute intensité de main d'oeuvre et la reconnaissance du droit du Canada d'utiliser les moyens d'intervention ayant pour but de rendre plus équitable la distribution des richesses et pour protéger la spécificité culturelle du Canada ». (Le Devoir, 20 avril 1988.)

Pour la Coalition, l'accord Mulroney-Reagan était un marché de dupes. On échangeait, disait leur slogan publicitaire, un cheval contre un lapin. On estimait que « l'aventure » du libre-échange entraînerait un affaiblissement des programmes sociaux qui seraient victimes de l'uniformisation des politiques sociales des deux pays. De même les programmes de soutien au développement régional seraient menacés de disparaître. L'Accord de libre-échange porterait atteinte à la souveraineté du Canada et du Québec, favoriserait l'américanisation de la culture, nuirait au développement de l'industrie de transformation, encouragerait les investisseurs canadiens à aller s'installer aux États-Unis, réduirait les programmes de dépollution, détruirait l'industrie agro-alimentaire et ferait disparaître 76 000 emplois. Gérald Larose déclarait à ce propos:

« Cet accord va perturber les emplois et marginaliser totalement notre économie. Cet accord va amener nos gouvernements à rabaisser le salaire minimum au niveau américain, à desserrer les obligations des employeurs, à alléger les services de santé et les services sociaux. » (La Presse, 12 juin 1988.)

Fernand Daoust pour sa part disait craindre un affaiblissement du pouvoir de négociations des syndicats car les négociateurs patronaux vont s'appuyer sur les conditions de salaire et de travail qui prévalent aux États-Unis pour niveler vers le bas. (Voir La Presse, 9 novembre 1988.) Dans une lettre adressée au premier ministre du Québec, les chefs syndicaux ajoutèrent un argument supplémentaire à leur réquisitoire en soulignant que l'Accord ne prévoyait pas de clause nonobstant protégeant la langue française. Ils disaient craindre que l'étiquetage en français soit considéré comme une barrière commerciale. (La Presse, 18 novembre 1988.)

Mais le débat prit vraiment son envol durant la campagne électorale. Les stratèges conservateurs entendaient bien faire valoir leur gestion économique et faire ratifier indirectement par la population canadienne le traité de libre-échange. Mais ils étaient loin d'imaginer que leurs adversaires en feraient leur principal cheval de bataille et tenteraient de capitaliser sur le nationalisme canadien. John Turner pour faire oublier ses déboires de leadership décida d'en faire le combat de sa vie et réussit à déclasser le NPD comme principal opposant au libre-échange en promettant s'il était élu de déchirer l'Accord. Ce discours anti-américain et cette politique ultra-nationaliste divisèrent la famille libérale et contrairement à la tradition, le chef du Parti libéral du Québec, qui pensait sans doute à ses ventes d'électricité aux États-Unis, appuya tacitement le Parti conservateur en menant une croisade pancanadienne en faveur du libre-échange. N'eut été du soutien indéfectible du Québec aux conservateurs, il n'est pas certain que le traité de libreéchange ait été ratifié par le Parlement et soit entré en vigueur le 1er janvier 1989. Le débat n'était pas terminé pour autant puisqu'il restait à négocier la définition des subventions et à adopter les mesures de transition pour les secteurs menacés.

En dépit de certains errements démagogiques auxquels il donna lieu durant la campagne électorale, le débat sur le libre-échange alimenté par les colloques, les livres et les nombreux articles dans les journaux aura eu des effets bénéfiques en sensibilisant la société québécoise aux réalités de l'économie mondiale. Le principal message qui s'en dégagea fut qu'il ne peut plus y avoir de ghettos économiques et qu'il faut affronter la concurrence internationale. Les jeunes, les chefs d'entreprise et les travailleurs ont été socialisés aux problèmes de l'économie internationale. Les Québécois montraient ainsi qu'ils étaient ouverts sur le monde et qu'ils considéraient le développement économique comme plus important que l'identité canadienne puisqu'ils accordèrent peu de crédit aux thèses nationalistes du parti libéral et du NPD. Lysiane Gagnon rattachait l'engouement pour le libre-échange à une tradition idéologique bien enracinée dans notre psyché collective:

« Le libre-échange s'inscrit parfaitement bien dans la plus ancienne et la plus belle tradition québécoise, celle d'un peuple de voyageurs, de découvreurs, de missionnaires qui a toujours été fasciné par le désir de parcourir le monde. » (La Presse, 12 novembre 1988.)




Et le silence des intellectuels...

Une des idées reçues les plus répandues ces dernières années concerne le prétendu silence des intellectuels ou la crise des intellectuels. Par déformation professionnelle l'intellectuel aime bien diagnostiquer la crise. Cette propension est bien normale car si tout allait bien de quelle utilité sociale pourrait-il bien se réclamer? Sans problèmes, pas de solutions et surtout pas de porteurs de vérités...

Mais la nouveauté des temps postmodernes, c'est la confusion du sujet et de l'objet; l'intellectuel se pense lui-même comme problème, il se perçoit comme objet de la crise. Il s'interroge sur le silence du clan. Mais où sont donc passés les définisseurs de situation ? On ne les entend plus, ils ont démissionné, déserté la place publique pour le confort de la chaire universitaire ou de la revue spécialisée et subventionnée.

Cette thèse a d'abord été soutenue par Marc Henry Soulet dans Le silence des intellectuels (Montréal, Albert St-Martin 1987):

« L'intellectuel fait en effet aujourd'hui silence. Sa voix s'estompe dans un concert de désillusion, d'habitude, d'individualisme. Le voilà, semble-t-il résigné, démobilisé, retiré. L'espace public apparaît désaffecté, orphelin de la parole de ce héraut des temps modernes ... La mission de l'intellectuel serait-elle terminée? » (p. 13)

Gabriel Gagnon a repris ce questionnement dans la revue Possibles, hiver 1989: « Nos intellectuels encore si visibles il y a dix ans, ont-ils abandonné la politique et les médias à une autre garde montante mieux adaptée qu'eux et elles au nouvel environnement international? Ont-ils troqué leur conscience critique contre la subvention de recherche, le management de leur carrière ou simplement le « désert » cher à Michel Morin. » (p. 24) Jean-Marc Piotte, après plusieurs autres s'est plaint dans La Presse du 17 mai de l'aphasie des intellectuels mais n'accepte pas entièrement la thèse de la démission. Il s'agirait plutôt d'une éviciton. À son avis, les intellectuels seraient actuellement victimes d'une nouvelle grande noirceur. « Les intellectuels critiques, du moins ce qui en reste, se trouvent dans une situation semblable à celle de leurs prédécesseurs des années 50: préparer, dans l'isolement et la marginalité, par leurs recherches et leurs rares interventions publiques, la prochaine décennie. » Cette thèse a le mérite d'attirer l'attention sur l'effet de baillon imposé par les médias électroniques qui ont effectivement évincé les professeurs d'universités des grandes tribunes. Par anti-intellectualisme ou par esprit corporatif pour ne pas affronter la concurrence d'autres voix, sur le marché de l'opinion, les responsables des émissions d'affaires publiques préfèrent donner la parole à des confrères, les journalistes s'interrogeant entre eux, ou encore demander des commentaires aux vedettes du monde des affaires: « ce sont les hommes d'affaires francophones qui deviennent les idoles, les modèles, les coqueluches des mass médias ». (Piotte, ibid.) Le vent de l'hégémonie idéologique a ainsi tourné d'est en ouest. C'est la pensée néo-libérale qui occupe maintenant la presque totalité de l'espace public. La pensée de gauche a été marginalisée.

Mais le défaut de cette analyse c'est de réserver le concept d'intellectuel aux penseurs de gauche. Si les intellectuels associés aux courant socialistes et nationalistes sont effectivement exclus de la scène médiatique, il n'en va pas de même pour les universitaires qui se posent en critiques de l'Étatprovidence et qui professent les valeurs individualistes. Cette revue des débats idéologiques de l'année 1988-1989 est révélatrice de leur influence.

Enfin le silence des intellectuels relève plus de la perception que de la réalité car si nos intellectuels sont silencieux ils n'ont jamais été aussi productifs. Ils écrivent et publient beaucoup. Les statistiques de l'édition au Québec montrent qu'entre les années fastes de la décennie soixante-dix et aujourd'hui le nombre des monographies s'est accru de 43 %. On a publié 4532 livres en 1988 comparativement à 2473 en 1977. Le déclin de l'influence des intellectuels dans les grands débats de société ne semble pas les avoir découragés. Ils continuent à produire le savoir social et se satisfont pour la plupart de cette fonction. Les grands ténors de la Révolution tranquille ont été remplacés par une multitude de voix qui s'expriment devant des cercles restreints et cloisonnés.

L'impression de silence ne serait-elle pas la conséquence de la démocratisation des intellectuels ou de la disparition des maîtres-penseurs?