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Le théâtre constitutionnel : Un épilogue à écrire



Gérard Boismenu
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1989-1990

· Rubrique : Les affaires constitutionnelles et les relations fédérales-provinciales



L'analyse du dossier constitutionnel tel qu'il se présentait à la fin de l'année 1988-1989, nous amenait à conclure que, selon la plupart des hypothèses plausibles, les jours de l'Entente constitutionnelle étaient comptés ; la question de l'heure consistait à savoir qui serait responsable de son passage de vie à trépas. Le 23 juin 1990, les Canadiens devaient constater que, les délais de ratification étant échus sans que deux assemblées législatives aient procédé, l'entente de « la grande réconciliation » devenait caduque.

La conformité des anticipations et du dénouement ne doit pourtant pas abuser. L'année a été caractérisée par une longue dramatique fertile en rebondissements, qui donnaient à penser que la fin restait incertaine et qui posaient sans cesse la question de l'identité du responsable d'une issue fatale. Le génie du dramaturge nous a ménagé un effet de surprise, non pas tant par le sort réservé à l'entente, mais surtout en faisant sortir de l'ombre un acteur, jusque-là resté au second plan, pour lui faire tenir le glaive. Pour dénouer cette trame, nous allons dégager le profil de chaque acteur et décrire le jeu. La conclusion n'apparaîtra sans doute pas inévitable, mais vraisemblable et attendue.



Premier acte

Au terme de deux réunions en avril et en juin 1987, l'ensemble des premiers ministres signaient d'abord une déclaration de principes, puis une entente constitutionnelle. Cette unanimité rarissime en matière constitutionnelle devait inspirer les partis fédéraux d'opposition; malgré la présentation d'amendements aux Communes, qui furent défaits, le Parti libéral et le Nouveau parti démocratique ont donné leur appui à l'accord constitutionnel. Certains y voyaient l'expression d'un fort consensus « national ». Or, ce dernier s'étiolant, les organisations partisanes devaient enregistrer les voix d'opposition qui s'élèvent, elles qui, dans un premier temps, avaient été privées de tribunes.




Les acteurs de soutien font faux bond

Depuis son incapacité de faire élire un député au Québec à l'automne 1988 et l'annonce de la démission de son chef, Ed Broadbent, le NPD se fait l'écho des propositions de modifications de l'accord constitutionnel. Le rapport présenté au Conseil fédéral du NPD et adopté le 16 septembre 1989 réclame des amendements parce que, prétend-on, la réalité du pays a changé depuis qu'on arrêtait les termes de l'accord (un an et demi!). Simon de Jong, candidat à la succession de Broadbent, explique que les propositions mises de l'avant permettraient « de jeter un pont entre le geste de passion que nous avons posé en votant en faveur de l'Accord du lac Meech et la réalité aujourd'hui ».1 ]

Ces propositions vont d'un engagement à négocier l'autonomie des peuples autochtones, de la suppression de la règle de l'unanimité pour la création de nouvelles provinces ou pour la réforme du sénat, à la réaffirmation du principe de l'égalité des sexes et des vertus du multiculturalisme. La clause de la société distincte semble officiellement échapper aux critiques, ce qui n'empêche pas Roy Romanow, auteur des ultimes tractations avec Jean Chrétien menant au Canada Bill et aujourd'hui chef du NPD de la Saskatchewan, d'insister sur des éclaircissements nécessaires concernant la portée de cette règle d'interprétation. Empruntant une formule familière à Jean Chrétien, il conclut : « Ou la société distincte veut tout dire, ou elle ne veut rien dire. Ça ne peut pas être les deux. »2 ] Quoi qu'il en soit, le NPD se range désormais du côté de ceux qui demandent des amendements à l'accord que ce soit directement ou par l'artifice d'un accord parallèle.

De nouveau débattue au Congrès de leadership du NPD à Winnipeg au début de décembre 1989, la position officielle ne devait laisser place à aucune ambiguïté. Les délégués ont rejeté massivement la position de compromis avancée par le Conseil fédéral du parti qui pressait le congrès d'accepter l'entente constitutionnelle tout en s'engageant à poursuivre la lutte pour obtenir par la suite des modifications donnant satisfaction aux femmes et aux autochtones. Ils ont préféré adopter une proposition exigeant des amendements directs ou toute autre forme d'amendement à l'accord. Les objections à l'accord restent les mêmes, auxquelles on peut ajouter la protection du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral.

Malgré cette volte-face, on assure le Québec qu'on est toujours favorable aux cinq conditions qui avaient été posées par son gouvernement pour souscrire à la constitution canadienne modifiée en 1982. De même, on prétend que c'est par réalisme politique et dans le but de faciliter l'adoption finale de l'accord que l'on propose des modifications car, dans les conditions présentes, le processus de ratification s'engage dans une impasse.

Les libéraux trudeauistes prétexteront eux aussi de leur appui aux cinq conditions du Québec dans leur lutte à l'accord constitutionnel. Déjà à la fin de mai 1987, Trudeau avait sonné la charge, ce qui avait aiguillonné les opposants à un John Turner vacillant. Avec la course au leadership, les rivalités entre prétendants au titre vont se départager clairement sur le terrain constitutionnel d'autant plus que ce thème domine largement l'avant campagne et la campagne officielle à la direction du parti. À la faveur du Conseil général du PLC-Québec, tenu à la mioctobre 1989, les partisans de Jean Chrétien et de Paul Martin croisent le fer alors que les premiers tentent de forcer une révision de la position d'appui inconditionnel à l'accord.

Quoi qu'il en soit, ce ne sera toujours que partie remise, car, comme le souligne fort bien David Berger, il appartiendra au prochain chef de redéfinir la position du parti. Chrétien est déjà donné gagnant, ce qui est sûrement la meilleure garantie de voir sa position triompher. Mais encore faudrait-il témoigner plus d'ardeur. Profitant du lancement d'un recueil de ses textes anti-lac Meech (le 26 octobre 1989), Pierre Trudeau, pour qui « c'est bon pour le Canada que les Canadiens aient finalement compris que la ratification de l'accord aurait affaibli le Canada d'une façon qui aurait rendu le séparatisme beaucoup plus probable et la dislocation du Canada presque certaine à court et à long terme »31 ] rappellera à l'ordre le candidat Chrétien afin qu'il manifeste plus bruyamment son opposition à l'accord constitutionnel. Et Jean Chrétien de se manifester en prédisant que l'accord ne passera pas, ce qui n'est certes pas un mal, car il est « farci de failles, notamment la clause relative à la société distincte ».4 ]

Tout cela annonce, à la faveur de l'élection du nouveau chef, un revirement de la position constitutionnelle des libéraux fédéraux. Entre-temps, la campagne au leadership sera une occasion pour alimenter cette vague de fond libérale contre l'Accord du lac Meech.




Trois hommes en colère

Mais ce qui devait marquer l'« automne constitutionnel », c'est davantage la formalisation des positions constitutionnelles des provinces récalcitrantes. Parmi ces dernières, il faut aussi compter Terre-Neuve, dirigée par un gouvernement libéral depuis l'élection du 20 avril 1989, et ce, même si le gouvernement conservateur précédent avait fait voter à l'Assemblée législative la motion d'agrément à l'accord.

Au début octobre, le premier ministre Clyde Wells lance un ultimatum en prévision de la conférence fédérale-provinciale des premiers ministres du mois suivant. À défaut de prendre la décision de changer le libellé de l'accord constitutionnel, le gouvernement de Terre-Neuve verra à retirer l'appui déjà donné à l'accord par la province. Sur ce, Terre-Neuve se dit « pleinement disposée à participer ouvertement et de manière constructive aux débats constitutionnels conduisant à un nouvel accord, ou à un accord modifié. »5 ] L'accord aurait pour principales failles de réduire le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral, de bloquer la réforme du Sénat et d'accorder, à tort, un statut législatif spécial au Québec.

À la veille de l'ouverture de la conférence fédérale-provinciale (débutant le 8 novembre), Wells énonce ses principales objections dans un texte d'une trentaine de pages présenté comme un outil de travail. C'est l'occasion pour lui de dénoncer, particulièrement, la clause de la société distincte car elle accorderait au Québec des pouvoirs législatifs que les autres provinces ne posséderaient pas. Dans un texte de la mi-janvier 19906 ] il écrit : « Non seulement un tel statut va à l'encontre du principe de l'égalité de toutes les provinces de la fédération, plus encore, nous craignons que le rôle constitutionnel particulier accordé à la législature et au gouvernement du Québec ne serve qu'à restreindre encore plus la minorité linguistique du Québec par l'adoption de lois comme la loi 178 passée récemment. [ ... ] le Canada se dirigerait inexorablement vers deux enclaves linguistiques et la fin de la nation telle que nous la connaissons ne serait pas loin derrière ». À la place, il propose d'insérer cette notion de société distincte dans un préambule de la constitution dans lequel seraient identifiées les autres caractéristiques fondamentales du Canada, à savoir les aborigènes, l'héritage multiculturel et la dualité linguistique. Retranchée de la constitution elle-même, la notion de société distincte serait, selon lui, plus étroitement subordonnée à la charte des droits et libertés, de sorte qu'en cas de litige, le point de vue canadien l'emporterait.

Concernant le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral, Wells croit que le droit de retrait avec compensation incitera les grandes provinces à utiliser ce droit, ce qui n'encouragera pas le fédéral à s'impliquer dans des programmes à frais partagés. Cette situation nuira aux petites provinces qui comptent sur ces programmes pour maintenir le niveau des services publics au-dessus des nonnes canadiennes. Il se dit favorable à une limitation du pouvoir fédéral de dépenser, mais dans des termes tels qu'à toutes fins utiles, cette limitation serait sans effet. Ainsi, le droit de retrait avec compensation ne pourrait être utilisé par une province pour un programme à frais partagés qui aurait pour but de promouvoir l'égalité des chances de tous les Canadiens, de favoriser le développement économique pour réduire l'inégalité des chances et de fournir un niveau acceptable de services publics. Peu de programmes à frais partagés échappent évidemment à cette contrainte !

Pour ce qui est du Sénat, la règle de l'unanimité rendrait virtuellement impossible une réforme. On se devrait nécessairement de revenir à la formule antérieure qui déjà donne beaucoup de poids aux provinces centrales. Sur cette lancée, Clyde Wells confirme son intention d'abroger la ratification à l'accord que sa province a déjà votée. « Ce sera fait d'ici la fin de l'année, dit-il, parce que je veux m'assurer que Terre-Neuve sera dans la même position que le Manitoba et le Nouveau-Brunswick au prochain rendez-vous constitutionnel. De telle sorte que rien ne pourra être négocié sans un nouveau feu vert de ma province ».7 ] Et il prévient : « Terre-Neuve n'acceptera jamais tel quel l'accord du lac Meech ».

Une quinzaine de jours plus tôt, les deux autres provinces récalcitrantes avaient rendu publiques leurs objections à l'accord. Au Manitoba, la Commission spéciale parlementaire dépose son rapport le 23 octobre 1989 dans lequel six amendements majeurs à l'accord sont exigés, dont la moitié constituent des reculs significatifs pour le Québec. D'abord, l'accord devrait être modifié afin qu'il soit établi que la Charte des droits et libertés a préséance sur la notion de société distincte. De plus, la « promotion » du caractère distinct du Québec se transforme en « sauvegarde » de ce caractère et, à ce « glissement » s'ajoutent, préalablement, la reconnaissance du Canada comme Etat fédéral jouissant d'une entité nationale distincte et la reconnaissance de la contribution des autochtones et des communautés multiculturelles. C'est ce que l'on appelle passer de la « clause Québec » à la « clause Canada ». On réclame aussi l'élimination de l'article qui, dans le cas de programmes à frais partagés, accorde aux provinces un droit de retrait avec compensation financière. De plus, on demande l'abolition de la règle de l'unanimité pour la réforme du Sénat et la création de nouvelles provinces, la reconnaissance du droit des Territoires-du-Nord-Ouest et du Yukon de participer au processus de nomination des juges à la Cour suprême, et l'inscription à l'ordre du jour de la conférence constitutionnelle des questions concernant les autochtones ainsi que la participation de leurs représentants.

Pour l'essentiel, ce rapport constitue une attaque frontale à l'accord constitutionnel, en ce sens qu'il propose une réorientation des principes qui le sous-tendent. Gary Filmon, à la tête d'un gouvernement minoritaire, déclare sans ambages que « l'Accord du lac Meech, tel qu'il est maintenant, ne peut ni ne sera approuvé par la législature du Manitoba ».8 ] Et là encore, sans que les objections se réduisent à cette seule dimension, la question de la société distincte joue un rôle central. Mme Carstairs, chef de l'opposition libérale qui jouit d'un poids inhabituel face à un gouvernement conservateur minoritaire, exprime éloquemment cet état des choses : « Reconnaître que seul le Québec est une société distincte, c'est reconnaître qu'il y a deux nations au Canada. Et reconnaître qu'il y a deux nations, c'est aller tout droit à la séparation du Québec ».9 ]

Sur ce plan, Terre-Neuve et le Manitoba partagent les mêmes réserves. Pareillement, les mêmes provinces tentent de neutraliser l'effet potentiellement décentralisateur de l'accord constitutionnel, en voulant biffer la mesure d'encadrement du pouvoir de dépenser qui reconnaît un droit de retrait avec compensation financière. De plus, les deux provinces joignent à leurs aspirations pour un gouvernement central fort, capable d'imposer un programme « national » en dépit d'une opposition du Canada central, la volonté d'assurer une plus grande influence des petites provinces dans les institutions fédérales, notamment par le réforme du Sénat.

Si ces propositions apparaissent irréalistes à Robert Bourassa, elles témoignent pour Gil Rémillard, ministre québécois responsable de la question, d'une approche du fédéralisme remontant à l'après-guerre. Pour le ministre d'État fédéral aux Relations fédérales-provinciales, Lowell Murray, les propositions constitutionnelles manitobaines ressemblent plus à une liste d'épicerie des trois partis de cette province qu'à une proposition pour améliorer l'entente existante. Par contre, les réactions seront beaucoup plus conciliantes pour le rapport du comité parlementaire sur l'Accord du lac Meech déposé à Fredericton le 24 octobre 1989. Et pour cause !

Le rapport exprime plusieurs réserves à l'égard de l'accord mais, pour l'essentiel n'entend pas revoir ses grandes composantes. Plusieurs absences sont notables : on ne revient pas sur la société distincte, ni sur le droit de retrait avec compensation et toujours pas sur l'élargissement des matières requérant la règle de l'unanimité (si ce n'est que pour la création de nouvelles provinces).

La démarche indirecte est privilégiée : elle vise plutôt à circonscrire des notions et à conjurer, par certaines astuces, des menaces potentielles. Ainsi, on veut bien reconnaître au Québec son caractère distinct, parce qu'aucun pouvoir n'y est rattaché, mais, en même temps, on propose, pour ne laisser aucun doute sur la suprématie de la Charte des droits et libertés, qu'elle soit affirmée comme caractéristique fondamentale du Canada. On voudrait modifier la définition de la dualité linguistique contenue dans l'accord pour simplement mentionner qu'il y a des anglophones et des francophones au Canada, afin, dit-on, de ne pas minimiser l'importance des francophones hors Québec et des anglophones au Québec. Enfin, on désire que soit accordé au gouvernement fédéral un rôle de promotion des minorités linguistiques.

Frank McKenna, jouant la carte de la modération, souligne, d'une part, qu'il respecte la volonté ferme du Québec de ne pas rouvrir l'accord - d'ailleurs les demandes du Québec seraient justifiées - et, d'autre part, qu'il désire « améliorer » l'accord par l'ajout de corrections qui ne constitueraient pas des changements majeurs. Il exige donc que l'on procède par la conclusion d'un accord parallèle. Il s'agirait d'un document accompagnant l'Accord du lac Meech. M. McKenna précise qu'un accord parallèle ne pourrait être autre chose qu'une « entente négociée simultanément avec l'Accord du lac Meech pour que les gens qui doivent signer celui-ci soient certains, en y apportant leur appui, que des changements seront apportés ».10 ] Il se fait d'ailleurs depuis quelques mois le propagandiste d'un tel accord.




Méditations sur le nécessaire Accord parallèle

Dès sa réélection à la fin de septembre 1989, Robert Bourassa, dans une allusion à l'impasse du dossier constitutionnel, faisait savoir que le peuple québécois n'était pas tenant d'un fédéralisme inconditionnel. La dramatisation des conséquences d'un échec qu'il entretient pendant un temps ne semblant pas porter fruit, le gouvernement du Québec décide à la mi-octobre de modifier son attitude en adoptant un discours fédéraliste, quitte à laisser à d'autres (comme le premier ministre ontarien David Peterson) le soin d'insister sur cette dimension des choses.

Un autre épisode témoigne du flirt discret que se plaît à mener Robert Bourassa avec l'idée de la souveraineté. Même si Robert Bourassa S'ingénie au Québec à faire preuve d'un optimisme modéré au sujet de la ratification finale de l'accord constitutionnel, il se serait senti contraint, en Allemagne de l'Ouest (fin janvier 1990), de céder au réalisme politique et de faire quelques « confidences » sur les conséquences d'un échec probable. « Je ne suis pas venu ici, dit-il, pour leur dire des platitudes, des généralités du genre "Nous sommes confiants que l'accord sera conclu, nous n'avons rien d'autre à dire mais faites-nous confiance" »11 ] Aussi, il préféré prédire qu'un échec provoquerait l'instabilité politique et susciterait la mise en place d'une nouvelle « superstructure politique » au Canada. Pressé d'expliciter sa pensée, il affirme vouloir rassurer les investisseurs étrangers. « Partout au Canada, dit-il, il y a un consensus pour garder cette stabilité économique et monétaire.12 ] 2 Toute superstructure politique devra appuyer cette stabilité économique et monétaire. » Et il enchaîne : « Je n'ai pas évoqué la souveraineté-association. J'ai évoqué le fait que dans le marché commun européen, nous avons une superstructure politique, une superstructure économique, et une superstructure monétaire qui est en train de s'établir. »13 ] 3 De toute évidence, ces déclarations faites à l'étranger ont une saveur domestique. À ceux qui s'en inquiètent au Canada, Bourassa répond: « Appuyez le lac Meech. Les Allemands ne peuvent appuyer cet accord, ce sont les Canadiens qui peuvent le faire ». Et puis, cette sortie étant faite, il refuse de s'expliquer et laisse chacun à son interprétation.

Par ailleurs, en anticipant sur le dépôt des rapports au Manitoba et au Nouveau-Brunswick (en octobre) et en faisant écho à une hypothèse qui est de plus en plus souvent mentionnée, Robert Bourassa se dit disposé à consentir à un accord parallèle qui contiendrait un agenda pour un deuxième round de négociations constitutionnelles. On pourrait donc amorcer des discussions exploratoires sur certains sujets prioritaires. Cette ouverture devient plus explicite après la publication des rapports des provinces récalcitrantes.

Gil Rémillard, ministre québécois des Affaires canadiennes, indique (le 25 octobre) que le gouvernement est désormais prêt à accepter de s'engager dans un processus de discussions pouvant mener à l'élaboration d'un accord parallèle. Cette ouverture est assortie de deux conditions, qui seront rappelées à plusieurs reprises par la suite. Premièrement, l'accord parallèle ne doit pas remettre en cause la substance même de l'Accord du lac Meech; il ne saurait être question que l'accord parallèle ait pour effet d'amender l'accord original. Deuxièmement, l'accord parallèle ne peut être qu'un accord politique, car le Québec refuse de participer à un accord constitutionnel formel tant et aussi longtemps qu'il n'aura pas réintégré la fédération canadienne, c'est-à-dire tant que l'Accord du lac Meech n'aura pas été ratifié par toutes les provinces.

Les méditations de l'acteur québécois sur les avenues qui restent encore praticables, le poussent à se livrer à contre coeur à un exercice dont il a tout à craindre. Au départ, il laisse entendre que l'accord parallèle ne saurait être qu'un ordre du jour pour les prochaines négociations, mais, face à l'insistance de certaines provinces, il convient en fait qu'il pourrait s'agir de plus mais à la condition de ne pas revenir sur des acquis et de ne pas engager constitutionnellement les participants.

Le Québec est d'ores et déjà dans une position difficile. Il doit prendre note du refus ferme de trois provinces d'agréer à (ou de confirmer l'agrément à) l'Accord du lac Meech tel quel. S'il ouvre la porte à un accord parallèle, c'est à la condition de ne pas revenir sur l'entente initiale, or il ne peut s'agir que de cela. Refusant de se considérer comme partenaire de plein droit à la fédération tant que l'Accord du lac Meech n'a pas été agréé par tous, il ne peut négocier une nouvelle entente formelle, mais c'est à cette seule condition que ses vis-à-vis vont considérer le sérieux du procédé pour rendre justice à leurs critiques.

L'embarras est évident lorsque Robert Bourassa explique, au terme de la conférence des premiers ministres du début novembre, que ce n'est qu'officieusement, informellement et sans engager le gouvernement que les représentants du Québec discuteront de la réforme du Sénat. De même, au début décembre, Robert Bourassa confirme qu'il a repris les discussions constitutionnelles avec les autres provinces pour préparer l'ordre du jour d'un deuxième round de négociations et qu'il discute de toute une série de questions, mais qu'il n'a pas l'intention de s'engager, quant au fond, sur aucun sujet d'une éventuelle réforme constitutionnelle. Face aux propositions des autres provinces, le Québec resterait sur sa réserve, sinon, nous dit Rémillard, il serait amené à parler du fond de la question. Illustrant l'ambiguïté et la précarité de cette position, ce dernier déclare : « On peut regarder comment le terrain se prépare sans construire la maison ».14 ]




Deuxième acte

La scène se passe au moment du dégel printanier. L'hiver s'est éternisé dans la redite et l'inertie. En consultation avec le gouvernement fédéral et le gouvernement de l'Ontario, Frank McKenna soumet le 21 mars une résolution d'accompagnement à l'accord constitutionnel qui serait adopté tel quel. Dans la foulée du rapport déposé quelques mois auparavant, cette résolution n'a apparemment pas l'allure d'une attaque frontale.

Elle répond à la demande des Acadiens qui veulent que la loi du Nouveau-Brunswick sur l'égalité des deux communautés linguistiques ait un statut constitutionnel; or, cette insertion dépend uniquement de l'accord de la province et du gouvernement fédéral. Elle ajoute une mention soulignant que l'accord constitutionnel ne porte pas atteinte à l'égalité des hommes et des femmes. Elle tient compte des revendications des autochtones d'abord en faisant en sorte qu'ils soient invités aux conférences constitutionnelles lorsqu'elles porteront sur leurs droits et, ensuite, en amendant l'accord constitutionnel sur deux questions : 1- le Yukon et les Territoires-du-Nord-Ouest auront un rôle à jouer dans les nominations au Sénat et à la Cour suprême; 2- la création d'une province pourra se faire avec le seul accord du gouvernement fédéral.

La pièce maîtresse de cette résolution concernant l'accord constitutionnel consiste à accorder au gouvernement fédéral non plus seulement le rôle de protéger mais aussi celui de promouvoir la dualité linguistique. Par cet ajout constitutionnel, le gouvernement fédéral aurait une responsabilité expresse et une légitimité accrue pour favoriser le développement des minorités linguistiques, et particulièrement des anglophones au Québec, que ce soit dans le cadre de ses compétences ou par un usage extensif de son pouvoir de dépenser qui est solennellement affirmé dans l'Accord du lac Meech. De toute manière, les compétences dans la culture et en politique linguistique ne sont pas particulièrement étanches, si bien que chaque palier gouvernemental peut se targuer d'agir à l'intérieur de ses propres compétences.

Selon un scénario déjà bien établi, le gouvernement fédéral saisit la balle au vol en annonçant, dès le lendemain, que cette résolution d'accompagnement serait soumise à la Chambre des communes, puis renvoyée à un comité spécial de la Chambre (comité Charest) qui en fera un examen complet et devra tenir des audiences publiques. Cette déclaration manifeste un changement de cap de la politique du gouvernement conservateur qui n'est pas sans soulever plusieurs interrogations, y compris sur les banquettes ministérielles, quant à un nouvel isolement du Québec dans les négociations constitutionnelles. Lucien Bouchard, ministre fédéral et responsable politique du Québec chez les conservateurs, se veut rassurant : « Jamais le Québec ne sera isolé tant que nous serons là ».15 ] La nouvelle initiative constitutionnelle est présentée comme une « discussion ouverte destinée à débroussailler ce que sera l'après-Meech » ; il n'y a donc rien à perdre à former un comité qui définirait les paramètres des lendemains de l'accord constitutionnel.




Menace ou attrait

Cette initiative place le gouvernement du Québec dans une position défensive. S'il répond négativement à ces « modestes propositions », il fera preuve d'intransigeance, pensent certains. McKenna somme le Québec de se commettre et de montrer son attachement au Canada. Il déclare : « Québec ne pourra agir avec hypocrisie, nous devrons entendre de sa part, et ce dès maintenant, s'il accepte la clause de promotion » de la dualité. Et il enchaîne: « Si [les Québécois] veulent faire partie du Canada, ils devront l'accepter ».16 ]

Au Québec, la proposition McKenna est reçue avec prudence. Bourassa affirme qu'il ne saurait accepter une proposition susceptible de diluer la portée de la reconnaissance de la société distincte, et note qu'on est à examiner si le fait d'inscrire un pouvoir qu'Ottawa utilise déjà ne crée pas un précédent dangereux. Parallèlement, les audiences publiques du comité Charest sont perçues comme un moyen pouvant permettre de « démythifier » l'accord constitutionnel, comme un moyen en somme de diminuer l'incompréhension qui l'entoure. Mais, dans les faits, partisans et adversaires de l'accord qui témoignent se rejoignent sur un point : sans concessions du Québec, l'Accord du lac Meech est condamné.




Le risque de se retrouver seul

Mais très tôt on constate que la position de négociation du Québec se détériore. Le lendemain du dépôt de la résolution McKenna, la ministre des Affaires intergouvernementales au Nouveau-Brunswick confirme, lors de son passage à Québec, qu'un deuxième round de négociations est déjà amorcé pour amender l'accord constitutionnel et que toutes les provinces, sauf le Québec, y participent. Le Québec ne voulant pas discuter avant la ratification de Meech de sujets qui viendraient dans un deuxième round, la ministre concède qu'il « appartiendra au Québec de choisir » le moment où il voudra entrer en scène.

La résolution d'accompagnement constitue une initiative constitutionnelle qui pourrait être adoptée par la formule des sept provinces représentant au moins 50 % de la population; en d'autres termes, l'adoption pourrait se faire sans et contre l'assentiment du Québec. Est-ce un hasard, mais à ce moment les mises en gardes fusent. Que ce soit Bourassa ou Rémillard, on évoque plusieurs moyens pour empêcher que l'on édulcore l'accord constitutionnel contre le gré du Québec. Que l'on brandisse le droit de veto en certaines matières, la clause nonobstant ou, davantage, le droit de retrait lors d'un transfert de compétence, il est clair que la capacité de riposte du Québec est limitée. En effet, le droit de retrait, qui est le plus souvent cité pour neutraliser le rôle de promotion de la dualité que l'on accorderait au fédéral, serait vraisemblablement inopérant parce qu'inapproprié. La menace d'utiliser des moyens radicaux y compris des moyens politiques pour contrer une manoeuvre du Canada anglais, montre davantage l'état d'insécurité et la position défensive désormais tenue par le Québec, que la résolution d'un gouvernement qui considérerait que les choses ont assez duré.

À court terme, le gouvernement résiste et affiche une attitude ferme. Il utilise le dépôt d'une motion péquiste à l'Assemblée nationale, qui a pour objet de rejeter la résolution McKenna, pour, une fois amendée, la faire sienne. Les deux principaux partis s'unissent donc pour voter (le 5 avril) une motion déclarant que le gouvernement du Québec « rejette officiellement [ ... ] toutes propositions constitutionnelles, y compris celles du Nouveau-Brunswick [ ... ], qui pourraient notamment constituer un amendement ou une modification susceptible de changer le contenu et la portée » de l'accord constitutionnel. Ce geste commun, rarement posé par les deux formations politiques, donne un caractère solennel à l'avertissement.

Les libéraux québécois tergiversent au fur et à mesure où ils en viennent à consentir à un exercice paradoxal comme condition de ratification de l'accord. Le refus de tout amendement à l'Accord du lac Meech devient pour le gouvernement de plus en plus formel, car il convient progressivement que des discussions ultérieures à sa ratification pourront modifier les termes de cet accord, sans que pour autant le Québec soit en mesure de bloquer la manoeuvre, l'unanimité n'étant pas nécessairement requise. C'est précisément l'invitation que fait Robert Bourassa à ses vis-à-vis. Fin mars, il déclare qu'une fois l'accord constitutionnel adopté, le « Québec sera disposé à s'asseoir à la table pour discuter des propositions d'amendements des autres provinces ».17 ] Plus tard (24 avril), Gil Rémillard affirme qu'il n'est pas question de discuter d'amendements avant que l'accord ne soit adopté. À la mi-mai, Robert Bourassa redit qu'il ne peut être question d'amender l'entente, mais il ne peut nier que Québec est en train de considérer la possibilité de reconnaître, ultérieurement, à Ottawa un rôle de promotion de la dualité linguistique.

En somme, l'adoption de l'accord étant devenue à ce point chargée d'une symbolique politique au Québec mais les résistances des provinces dissidentes étant à ce point fortes, tout se passe comme si le gouvernement Bourassa tenait à un accord constitutionnel intact dans l'immédiat quitte à l'amender, par la suite, selon les exigences des opposants actuels. Il est vrai que les conclusions d'un deuxième round de négociations restent hypothétiques ; c'est d'ailleurs pour cette raison que ces derniers exigent dès à présent des garanties. Reste que la « victoire » du lac Meech a désormais tout lieu d'être précaire et éphémère. D'ailleurs, le débat porte principalement sur les propositions et les garanties préalablement données pour compléter, améliorer et amender l'Accord du lac Meech.

Le rapport du comité Charest va d'ailleurs tout à fait dans ce sens. Déposé le jeudi 17 mai 1990 et adopté à l'unanimité par ses membres, le rapport formule pas moins de vingt-trois recommandations qui composeraient une seule résolution d'accompagnement. À toutes fins utiles, il reprend l'essentiel des objections formulées par les trois provinces récalcitrantes, tout en faisant une place d'honneur à la proposition McKenna.

Le rapport entretient le paradoxe. Il propose de ratifier tel quel l'Accord du lac Meech et, du même souffle, de « régler sans équivoque la question des "garanties" » [ ... ] et « la question de l'échéancier [des] révisions » contenues dans la résolution d'accompagnement. En d'autres termes, il s'agit de s'assurer formellement que des modifications seront, dans un avenir rapproché, apportées à l'entente actuelle, même si officiellement on pourra toujours prétendre que cette dernière à été adoptée dans sa version originelle.

Autre paradoxe : le comité dit proposer une résolution qui serait en mesure de dénouer l'impasse et ajoute, dans sa quatorzième recommandation, que la résolution d'accompagnement qui a les meilleures chances de succès serait celle « qui ajoute, sans retrancher, à l'Accord du lac Meech ». Or, le comité semble oublier, d'une part, que certains ajouts restreignent, balisent, modifient ce qui était déjà établi et, d'autre part, que certaines de ses propositions modifient directement la nature d'éléments de l'accord.

Bryan Mulroney voit dans ce rapport un plan de sauvetage de l'entente constitutionnelle et délégué le sénateur Murray auprès des premiers ministres provinciaux pour entreprendre des consultations. Ce dernier affirme que tout est négociable; sa ligne de conduite : « ajouter au lac Meech sans enlever quoi que ce soit » tel que le ferait, selon lui, le rapport Charest. Tous les opposants voient dans ce rapport un pas dans la bonne direction, mais demeurent sur leur réserve si bien que la tournée du sénateur Murray bute sur des embûches majeures.

Les troupes conservatrices sont pour leur part secouées par les retombées du rapport Charest. François Gérin démissionne du caucus conservateur (le 18 mai) et siégera dorénavant comme député indépendant. Lucien Bouchard, chef de file des conservateurs au Québec et ministre de l'environnement, étonne par l'envoi d'un télégramme à Jacques Parizeau, depuis Paris où il est en voyage officiel, pour saluer le conseil national du Parti québécois qui souligne le dixième anniversaires du référendum. Si le geste étonne, le contenu semble annoncer un divorce avec le Parti conservateur : « Le référendum nous concerne tous très directement comme Québécois, écrit-il. Sa commémoration est une autre occasion de rappeler bien haut la franchise, la fierté et la générosité du OUI que nous avons alors défendu, autour de René Lévesque et de son équipe. La mémoire de René Lévesque nous unira tous en fin de semaine. Car il a fait découvrir aux Québécois le droit inaliénable de décider eux-mêmes de leur destin. »18 ] De retour à Ottawa, il démissionne à son tour (21 mai 1990) du gouvernement et du caucus, afin de protester contre la tentative du gouvernement fédéral de faire accepter au Québec un Accord du lac Meech « dilué et dénaturé ». Son geste sera imité par le député Gilbert Chartrand. Ebranlé, le caucus se rallie tout de même derrière Bryan Mulroney.

Dans un premier temps, Robert Bourassa est agacé par certaines propositions du rapport Charest, particulièrement par celle concernant la société distincte voulant que ce critère d'interprétation ne contrevienne pas à la Charte ou n'accorde pas de nouveaux pouvoirs. « Un tel amendement affaiblirait les pouvoirs que nous avons déjà ».19 ] Irrité, il dira : « Je suis perplexe. J'ai l'impression que le Québec n'est pas compris du Canada anglais. Et parce que le Québec n'est pas compris, on propose des exigences qui nous sont inacceptables ».20 ] Pourtant, dans un deuxième temps, il est soucieux de montrer de la souplesse et de l'ouverture, en soulignant (le 23 mai) qu'il ne rejette pas globalement le rapport et qu'il est disposé à discuter de recommandations du rapport qui ne mettraient pas en cause l'intégrité de l'Accord du lac Meech.

De même, avant comme après le dépôt du rapport, Robert Bourassa déclare qu'il entend participer à une conférence de la dernière chance. Depuis le dépôt du rapport, commentateurs, observateurs, politiques, sont nombreux à exhorter M. Bourassa à refuser de s'engager sur le terrain miné d'une dernière rencontre au sommet. Mais, convaincu que la politique de la chaise vide n'est pas la bonne et que la géographie impose de maintenir le dialogue, il confirme sa disponibilité. On sait officiellement d'ailleurs, depuis la deuxième semaine de mai, que le gouvernement du Québec participe activement à des négociations informelles portant sur le deuxième round de négociation.

Aussi, lorsque le premier ministre Mulroney décide de rencontrer individuellement les premiers ministres provinciaux (du 25 au 28 mai) et que chacun profite de sa sortie pour, d'une manière théâtrale, faire état de sa position de négociation, Robert Bourassa, qui ferme la marche, affirme deux choses. D'abord, le Québec n'ayant pas à faire de compromis, il se refuse de considérer tout amendement direct à l'accord et, ensuite, il est disposé à négocier et à signer une déclaration politique qui définirait le menu d'un prochain round de pourparlers. Donc : rejet de tout amendement et avertissement que le menu pour le deuxième round ne doit pas, par son contenu, réduire la portée des acquis présents. Le lendemain Robert Bourassa devait préciser à l'Assemblée nationale que le Québec n'acceptera pas que cet ordre du jour contienne des points de nature à remettre en cause les acquis de l'Accord du lac Meech. On doit se souvenir de cette affirmation.

Au tenue de ces discussions privées avec les premiers ministres provinciaux, Bryan Mulroney se dit encore indécis quant à l'opportunité d'une ultime conférence constitutionnelle. La suite des événements nous apprendra que cette indécision de Mulroney est étudiée et voulue afin de convoquer une rencontre tardivement. Alors, le caractère impératif du délai rapproché et le climat d'ensemble constitueront des facteurs intensifiant la pression sur les protagonistes. Finalement, le jeudi 31 mai, le premier ministre fédéral convoque ses homologues provinciaux à un dîner de travail pour 1 ' e 3 juin afin d'évaluer l'intérêt de poursuivre le lendemain en conférence des premiers ministres.




Troisième acte

Les journalistes de la presse écrite et électronique sont rassemblés et s'animent dans un brouhaha indescriptible. Ils resteront à pied d'oeuvre pour couvrir le psychodrame constitutionnel qui prend les allures d'un événement médiatique surréel. Onze premiers ministres et leurs aréopages de conseillers se réunissent à huis clos plus de 70 heures au cours de la semaine afin d'en arriver à une conclusion finale : la rupture ou le compromis.

La présentation de la suite des péripéties de cette semaine est affaire de chronique ou d'anecdote mais a peu d'intérêt pour notre propos. Contentons-nous de dire que les demandes des récalcitrants concernent l'ajout de clauses concernant les autochtones et l'égalité des sexes, l'amorce de la réforme du Sénat et l'élimination du droit de veto des provinces, l'introduction d'une clause Canada, et le balisage de la portée de la société distincte. Les propositions concernant la première série de questions ne posent pas problème. Les autres questions accaparent l'essentiel du débat. Le samedi soir, 9 juin, on annonce une entente obtenue à l'arraché, après avoir fait basculer McKenna, puis Filmon, enfin Wells, et, au bout du compte, Bourassa. Dans un univers surfait de bonne humeur et d'enthousiasme, les premiers ministres, à tour de rôle, chantent la grandeur du Canada et vantent leurs mérites réciproques. Pourtant Clyde Wells résiste à la contagion du contentement ambiant : il s'engage uniquement à soumettre l'entente finale à une consultation publique ou à un vote libre des députés provinciaux. Voyons le contenu de cette entente.




Un nouveau pacte

La nouvelle entente constitutionnelle se compose de trois parties. Nous avons d'abord un accord politique entre premiers ministres dans lequel les provinces récalcitrantes s'engagent à faire en sorte qu'une décision soit prise au sujet de la ratification de l'Accord du lac Meech, avant la date limite du 23 juin. Mais en contrepartie, des conditions ont été posées. Celles-ci donnent lieu en particulier à deux annexes qui ont une portée juridique. Dans la seconde partie (c'est-à-dire, la première annexe), sont formulées en termes juridiques les modifications constitutionnelles arrêtées par les premiers ministres et devant être adoptées par les assemblées législatives dans les meilleurs délais. Enfin, la troisième partie (deuxième annexe) se compose d'un avis juridique sur la société distincte.

Le Sénat. L'accord politique s'attaque d'abord à la question du Sénat. Promue « grande priorité constitutionnelle jusqu'à ce qu'une réforme générale ait pu être réalisée », la réforme du Sénat est engagée sur une voie déjà assez bien balisée. En effet, les premiers ministres ont précisé les « paramètres » de la réforme (soulignons que la version anglaise retient plutôt l'expression « objectifs »). Ainsi le Sénat « devrait être élu », « garantir une représentation plus équitable des provinces moins peuplées » et « détenir des pouvoirs réels » ; ce nouveau Sénat constituerait une voix importante pour les provinces moins peuplées, il témoignerait de la dualité linguistique et sa composition lui donnerait une légitimité qui devrait renforcer l'autorité des institutions fédérales.

Tout devrait être mis en oeuvre pour faire adopter une modification conforme à ces paramètres et, afin que l'on ne se traîne pas les pieds, on prévoit la formation d'une commission composée de représentants des deux paliers de gouvernement et des territoires. Cette commission, qui tiendra des audiences, a quelques mois pour se mettre en oeuvre ; elle doit faire rapport aux diverses assemblées législatives avant la première conférence sur la question qui doit avoir lieu au plus tard à la fin 1990. La règle de l'unanimité n'a pas été changée mais, si dans cinq ans aucun accord conforme aux paramètres n'est intervenu, la répartition du nombre de sénateurs par « région » sera modifiée. Certaines provinces, et principalement l'Ontario, verraient leur nombre de représentants diminué au profit des provinces de l'Ouest et de Terre-Neuve ; la position relative du Québec resterait inchangée.

Les amendements à la constitution. Dans un second temps, des modifications constitutionnelles ont été arrêtées. Ces dernières, qui doivent être adoptées dans les meilleurs délais, ont leur formulation juridique finale dans la première annexe à l'entente politique. Il a été décidé d'introduire un article spécifiant que les clauses interprétatives de l'Accord du lac Meech respectent l'égalité entre les hommes et les femmes, et accordent une place aux territoires dans les nominations au Sénat et à la Cour suprême et, éventuellement, dans les conférences des premiers ministres; de plus, pour traiter des questions constitutionnelles concernant les autochtones, on décide de tenir des conférences constitutionnelles sur le sujet tous les trois ans et d'y inviter les représentants des peuples autochtones et des territoires; enfin, on s'entend pour dire que le second sujet prioritaire lors des conférences constitutionnelles annuelles, après le Sénat, portera sur « les questions intéressant les minorités francophone et anglophone ».

L'ordre du jour. En plus des sujets qui sont constitutionnellement arrêtés à l'ordre du jour des conférences constitutionnelles, comme le Sénat et les minorités, on ajoute dans l'accord politique de nouvelles têtes de chapitre.

On se devra de discuter des différentes voies d'accession des territoires au statut de provinces. En particulier, on va s'interroger sur la révision d'un article de l'Accord du lac Meech qui prévoit la règle de l'unanimité pour la création de nouvelles provinces. Il est nommément indiqué que l'on devra étudier la possibilité que seul le Parlement fédéral ait à donner son assentiment.

Ensuite, les premiers ministres s'engagent à discuter de la « clause Canada » que l'on désigne maintenant par l'expression « reconnaissances constitutionnelles ». Il ne s'agit cependant pas que d'un voeu général. On note que cela fait plus de vingt ans que la question est en débat et que la conférence des premiers ministres vient d'examiner divers projets. Partant de là, un comité spécial multipartite de la Chambre des communes sera immédiatement saisi de ces projets ; ce comité tiendra des audiences dès la mi-juillet afin de pouvoir faire rapport aux premiers ministres pour leur conférence de 1990. L'objet de ce rapport ne se limite pas à la rédaction de la clause Canada, mais doit porter aussi sur l'emplacement d'une telle clause. Cela signifie que la clause Canada est susceptible de prendre la forme non pas d'un préambule, ce qui déjà ne serait pas rien, mais plutôt d'une clause inscrite dans le corps de la constitution.

Enfin, les premiers ministres s'engagent à faire des examens périodiques de l'évolution de la constitution. Le Canada Bill de 1982 établissait qu'au terme de 15 ans, l'on devait réexaminer les procédures touchant les modifications de la constitution. On ajoute désormais à ce volet un examen portant sur la totalité du processus permettant de modifier la constitution et ce, aussi bien la question du délai maximum de trois ans pour la ratification ou celle de la « tenue obligatoire d'audiences publiques ». L'ajout, sans doute le plus significatif pour le contentieux qui s'est développé autour de l'Accord du lac Meech, consiste à spécifier que les premiers ministres conviennent d'examiner en permanence la constitution et, plus particulièrement, la portée de la Charte des droits et libertés ; cet examen se ferait dans la perspective d'apporter les modifications jugées utiles.

L'avis juridique. Si la proposition du Nouveau-Brunswick accordant au gouvernement fédéral un rôle de promotion de la minorité linguistique n'a, pour le moment, pas été retenue, en contrepartie, pour faire écho « aux discussions publiques qui ont entouré la clause de la société distincte » depuis le début, il est dit que les premiers ministres ont examiné les recommandations de « constitutionnalistes les plus éminents » sur les « répercussions juridiques de la clause » et d'autres documents. Ce faisant, à titre de président de la conférence constitutionnelle, le premier ministre du Canada a reçu de ces constitutionnalistes une opinion juridique qui apparaît à l'annexe deux de l'entente politique.

Cet avis, qui tient en deux courts paragraphes, traite des répercussions de la clause de la société distincte et de la dualité linguistique, d'abord, sur la Charte des droits et libertés, ensuite, sur l'ensemble de la constitution, et particulièrement sur la répartition des compétences constitutionnelles. Il est dit, dans un premier temps, que l'application de la Charte doit concorder avec la clause interprétative et que cette dernière « ne constitue pas une négation ou une violation des droits et libertés ». Ces droits et libertés garantis par la Charte ne peuvent être restreints que lorsqu'il est démontré que ces restrictions sont raisonnables et justifiées dans une société libre et démocratique. Cela dit, poursuit l'avis, on peut tenir compte de la clause interprétative dans l'appréciation du caractère raisonnable et justifié des restrictions. Dans une formulation semblable, les constitutionnalistes écrivent que la Constitution sera interprétée d'une manière compatible avec la clause interprétative. On spécifie que la clause ne crée aucune nouvelle compétence législative pour quelque ordre de gouvernement que ce soit. Mais encore là, on peut tenir compte de la clause pour déterminer si une action particulière d'un gouvernement s'inscrit bien dans ses compétences législatives.

Égalité des droits au Nouveau-Brunswick. Il est entendu que l'Assemblée législative du Nouveau-Brunswick et le Parlement du Canada entreprendront les procédures pour inscrire dans la constitution une disposition établissant, d'une part, qu'au Nouveau-Brunswick les communautés anglophone et francophone ont un statut et des droits égaux et, d'autre part, que le gouvernement provincial a le rôle de protéger et de promouvoir - l'égalité des deux communautés linguistiques.




Des « concessions qui ne coûtent rien » !

Entente en poche, Robert Bourassa revient au Québec où il doit essuyer de sévères critiques de la part du Parti québécois et des courants nationalistes, dont Lucien Bouchard est l'une des expressions. Quelques jours plus tard, Robert Bourassa, en bute aux questions de Jacques Parizeau, déclare en commission parlementaire : « Si on avait tout refusé, nos partenaires auraient dit que le Québec est de mauvaise foi. [ ... ] Compte tenu de l'importance des enjeux et des conséquences d'un échec, cette réunion n'était pas l'endroit propice pour une intransigeance extrême ».21 ] Le lendemain, les journaux titrent sous le thème « Bourassa admet avoir plié pour sauver Meech »22 ] . Ce dernier, agacé, réplique: « Quand on fait des concessions qui ne coûtent rien, on ne plie pas ». Il est donc utile de prendre la mesure des éléments de l'accord politique et des textes à portée juridique qui sont issus de la conférence, en privilégiant les intérêts politiques du Québec.

L'accord politique prévoit plusieurs modifications de l'Accord du lac Meech et quelquesunes se rapportant soit au Canada Bill, soit à la Constitution de 1867. Pour la plupart, elles concernent le rôle des autochtones et/ou des territoires au plan constitutionnel, l'égalité des droits des communautés linguistiques au NouveauBrunswick et l'égalité des hommes et des femmes eu égard aux clauses interprétatives. Toutes ces questions restent périphériques aux enjeux constitutionnels principaux du lac Meech pour le Québec. Encore que la mise en marche d'un processus pouvant mener à l'accession au statut de province des territoires ne soit pas sans importance. Mais il y a deux ajouts significatifs.

D'abord, le Québec a été amené à consentir à négocier les objectifs (pour se référer au texte anglais) de la réforme du Sénat qui doit être élu, mieux représenter les provinces moins peuplées et détenir des pouvoirs réels. Le gouvernement du Québec est allé bien au-delà des limites qu'il s'était fixé. De plus, le processus de révision doit s'enclencher très rapidement à l'initiative d'une commission d'étude constituée de représentants du gouvernement fédéral, de représentants de chacune des provinces et des territoires. Au sein de cette commission qui doit faire rapport à la conférence des premiers ministres, le Québec occupe une place marginale et est susceptible d'y avoir une influence conséquente. En d'autres termes, le cadre de la réforme risque bien d'être défini dans des termes où le Québec se retrouvera que difficilement.

Si une réforme n'a pu être décidée dans cinq ans, on s'est entendu constitutionnellement à procéder à une nouvelle répartition des sièges qui n'affecte pas le poids relatif du Québec. En l'occurrence, le gouvernement Bourassa a peut-être tablé sur l'absence de réforme ; et le droit de veto qu'il a conservé, comme toutes les provinces d'ailleurs, en serait une garantie. Mais les pressions seront nombreuses. Mis à part le fait que l'hypothèse de réforme sera pensée au sein d'une commission où le Québec ne comptera que pour une voix, il a été établi politiquement que, jusqu'à sa réforme générale, la réforme du Sénat est la grande priorité constitutionnelle. Une échéance de cinq ans risque de dramatiser la situation, d'autant plus que l'Ontario, qui a le plus à perdre de l'amendement constitutionnel procédant, en cas d'échec, à une nouvelle répartition des sièges, y mettra tout son poids. De plus, un veto du Québec signifierait de toute évidence le blocage des pourparlers sur des questions qui importent au Québec. Et dans tout cela, on peut se demander si le Québec a politiquement intérêt à doter de pouvoirs réels une institution fédérale sur laquelle il n'a pas de prise.

Ensuite, le Québec accepte, par amendement constitutionnel, que les questions intéressant les minorités linguistiques apparaissent à l'ordre du jour de la conférence constitutionnelle annuelle. En d'autres termes, le Québec s'expose à ce que statutairement l'on passe sous examen sa politique linguistique. Certes, cet amendement expose aussi tous les gouvernements au même traitement. Mais dans l'état des rapports de force et compte tenu de l'histoire lointaine et même récente des droits de la minorité francophone hors Québec, on peut s'imaginer que ce sujet de discussion imposé servira bien plus à discuter de la proposition McKenna sur le rôle fédéral de promotion des minorités ou de l'usage de la clause nonobstant dans la loi sur la langue d'affichage au Québec, que pour redresser des situations tout à fait inéquitables hors Québec. Au total, deux amendements à l'Accord du lac Meech ou à la constitution actuelle touchent très directement et négativement la position du Québec dans les négociations constitutionnelles à venir.

Cette position difficile dévolue au Québec se confirme et s'accentue lorsque l'on tient compte des sujets retenus pour les futures négociations. Robert Bourassa a souscrit au fait de considérer la « clause Canada » comme une priorité constitutionnelle et de demander à un comité de la Chambre des communes de proposer un énoncé de « reconnaissances constitutionnelles » faisant état des valeurs et caractéristiques du Canada. Il appartiendra à ce comité, qui doit faire rapport dans les six mois, de faire une proposition non seulement sur le libellé de la clause mais aussi sur son emplacement. Pour plusieurs premiers ministres provinciaux opposés au lac Meech ou y ayant consenti de plus ou moins bonne grâce, un préambule ne serait pas assez efficace pour contrecarrer la clause de la société distincte qui, elle, est partie au corps de la constitution ; d'où l'idée de plus en plus présente de faire de la clause Canada une pièce fondamentale inscrite d'entrée de jeu dans la constitution même.

Robert Bourassa semble penser que le passage où il est dit que la clause Canada doit être compatible avec la constitution protège le Québec contre une neutralisation de la société distincte. Dans les faits, cette clause peut très bien contrer indirectement la société distincte. En effet, une clause Canada pourrait très bien insister davantage sur les droits fondamentaux et sur la dualité linguistique ou leur donner un statut supérieur à celui qui serait accordé à la société distincte. Cela serait « compatible », d'autant que, dans l'Accord du lac Meech, il est dit que la dualité linguistique est une caractéristique fondamentale du Canada, alors que rien de tel n'est écrit au sujet de la société distincte. Cette dernière pourrait ainsi, dans une telle clause, avoir le statut équivalent à celui que l'on accorderait au patrimoine multiculturel. Ajoutons à cela que l'on pourrait établir dans la clause Canada le principe de l'égalité des provinces, tuant dans l'oeuf l'éventualité d'un statut particulier.

Chose certaine, cette clause, en préambule ou dans le corps de la constitution, serait un élément de plus à considérer dans les décisions judiciaires et, l'on sait, dès à présent, qu'elle aura pour objet de banaliser sinon de neutraliser la société distincte. Le gouvernement du Québec ne peut conjurer à tout jamais une telle menace, mais n'y a-t-il pas imprudence à donner son consentement à ce que ce sujet devienne une priorité constitutionnelle ?

Il apparaît clairement que, mis à part le Sénat, trois des quatre sujets prioritaires à l'ordre du jour de la conférence constitutionnelle des premiers ministres portent sur le statut et l'impact de la société distincte ou sur la capacité du gouvernement du Québec de mettre en oeuvre une politique linguistique efficace. Avec l'Accord du lac Meech et l'accord politique de juin 1990, le gouvernement du Québec est en liberté surveillée. À cela s'ajoute l'avis juridique joint à l'accord politique de la conférence.

Le Québec avait dit et redit qu'il refuserait une entente politique qui affecterait de près ou de loin le concept de société distincte ; pourtant, l'avis a pour objet de proposer une opinion sur les répercussions de la clause de la société distincte. Dans l'entourage de Robert Bourassa on a nié l'importance du document. Il est simplement agrafé à l'accord politique et les participants à la conférence ne l'ont pas signé, encore moins Robert Bourassa, dira-t-on. Pour faire image, afin que le message passe bien, on nous assure que l'avis n'a pas plus de poids qu'un éditorial de quotidien ou que c'est une opinion juridique parmi tant d'autres, voilà tout. Ce point de vue est, pour le moins, sommaire. Mais très tôt les principaux intéressés doivent se raviser. Gil Rémillard reconnaît finalement, et à son corps défendant, que cet avis aura sans doute un certain poids : « Si vous me disiez qu'une opinion juridique signée par six avocats renommés dans leur secteur n'a pas de poids juridique, je pense que ce serait nettement exagéré ».23 ]

Au plan du contenu, on peut sans doute dire que l'avis est techniquement exact, mais peut certainement prêter à l'ambiguïté. D'un côté, l'énoncé est clair : les clauses interprétatives ne constituent pas une négation de la Charte des droits et libertés, et ne créent aucune nouvelle compétence ni ne diminue les compétences des deux ordres de gouvernement. D'un autre côté, l'ambiguïté domine : on pourra en tenir compte dans l'évaluation des limites raisonnables à certains droits et dans l'appréciation de l'étendue des compétences telles quelles apparaissent dans la constitution. Il reste que, par son contenu, l'avis n'est pas innovateur. « Il exprime l'évidence », dira Daniel Proulx.24 ]

Mais ne montre-t-il pas, en même temps, toute la fragilité des constructions intellectuelles qui ont été érigées du côté des libéraux québécois pour faire l'éloge de l'Accord du lac Meech. La grande percée constitutionnelle serait sans doute moins prometteuse. Tout en rappelant que la société distincte ne changeait pas le partage des pouvoirs au Canada, Robert Bourassa enchaînait, notamment au début novembre, en disant que cette clause pourrait servir « à consolider des pouvoirs du Québec »25 ] ; en trois ans, plusieurs exemples ont été mentionnés, pensons à la sélection des immigrants, au pouvoir de légiférer dans le domaine bancaire, à l'élargissement de sa capacité d'action dans les relations internationales, au droit d'occuper une plus grande place dans le domaine des communications. L'avis juridique met les choses en perspective et indique jusqu'à quel point ces prétentions sont hypothétiques. Il ne nie pas formellement les déclarations libérales, mais, eu égard à ces dernières, il déplace le centre de gravité du sens à donner à la clause de la société distincte.

Il est possible de prétendre que ces concessions ne coûtent rien. Cela nous conduirait à nous interroger sur le sens à donner à la notion de coût. Mais si l'on veut saisir la dynamique qui s'est cristallisée dans cet accord politique, quelques points ressortent. D'abord, le Québec s'est engagé dans une réforme du Sénat, qui à ce jour n'était pas prioritaire, en acceptant des objectifs à cette réforme qui ne contribuent en rien à consolider les pouvoirs du gouvernement du Québec, ni, pourrait-on dire aussi, du Québec dans les institutions fédérales. Des engagements précis engagent dans l'immédiat le processus de réforme. Ensuite, les amendements formels sont pour un certain nombre périphériques aux enjeux pour le Québec. On sent pourtant de manière assez palpable que l'on s'achemine vers l'accession des territoires au statut de provinces, ce qui se confirme quand, dans la désignation des thèmes prioritaires des futures négociations, on veut revenir sur le processus de création de nouvelles provinces pour, à l'encontre de la règle de l'unanimité, en faire une question concernant essentiellement le Parlement du Canada.

D'un autre côté, on pourrait concevoir que le Québec a repoussé toute tentative de porter atteinte au coeur de l'Accord du lac Meech. Il est vrai que formellement il n'y a pas d'amendement se rapportant aux questions les plus litigieuses pour les provinces récalcitrantes. Mais il y a là un trompe-l'oeil.

Les quatre revendications majeures voulant neutraliser la société distincte - à savoir : accorder au gouvernement fédéral un rôle de promotion des minorités, énoncer une clause Canada, prévoir un mécanisme assurant que l'on puisse contrôler l'usage que les tribunaux feraient de la société distincte, et établir la préséance de la Charte des droits et libertés sur la société distincte - occuperont, pour les trois premières, une place prioritaire dans les prochaines conférences constitutionnelles ; ces sujets prioritaires sont assortis soit de mécanismes assurant que l'on procède avec célérité (clause Canada) ou apparaissent comme thèmes récurrents dans les négociations constitutionnelles à venir. Sauf exception, il serait possible de donner suite aux demandes des provinces récalcitrantes avec la formule d'amendement de sept provinces représentant 50 % de la population, c'est-à-dire sans l'assentiment du Québec.

En somme, tout se passe comme si Robert Bourassa avait écarté, pour le moment, les amendements les plus significatifs, mais qu'il avait souscrit à ce qu'ils soient discutés prioritairement, aussitôt l'Accord constitutionnel adopté, et dans un cadre où désormais il ne détiendrait pas de droit de veto pour l'essentiel de ces matières. L'acteur québécois a confirmé son attitude de la fin du deuxième acte : gardons intact maintenant et modifions plus tard.




La « sinistre comédie »

L'accord politique du 9 juin conclu, il reste aux trois provinces qui n'ont pas à ce jour ratifié l'accord constitutionnel, d'entreprendre les démarches devant y mener au plus tard le 23 juin 1990. Pour sa part, Robert Bourassa, qui s'attend à un accueil très critique de la part de l'opposition à l'Assemblée nationale, se déclare assuré d'avoir l'assentiment de la vaste majorité de la population. Après avoir déclaré lors de la séance de clôture qu'avec l'Accord du lac Meech, le Canada n'était plus seulement un pays légal pour les Québécois, mais était devenu leur « vrai pays », Robert Bourassa veut tourner la page et apaiser la fièvre nationaliste. Lui-même cessera ses jongleries avec les projets de superstructure politique. Quelques heures après la signature de l'accord politique, il déclare : « La recherche de nouvelles avenues pour le Québec n'a plus d'intérêt ».26 ]

De son côté, le Nouveau-Brunswick s'exécute. Avec la totalité des députés à l'Assemblée législative, Frank McKenna n'a aucun mal à faire adopter (le 15 juin) à l'unanimité la motion d'agrément à l'accord constitutionnel. Mais les choses se compliquent dans les deux autres provinces qui doivent procéder.

Au Manitoba, les trois chefs de parti concèdent qu'ils ne pouvaient obtenir plus de concessions dans l'immédiat et sont prêts à aller de l'avant avec la ratification dans les délais requis et, pour ce faire, à suspendre les règles normales de l'Assemblée législative pour discuter d'amendements constitutionnels. En temps normal, le gouvernement doit donner un avis de deux jours avant de déposer l'amendement. Le dépôt est suivi de cinq jours de débats, d'audiences publiques et, pour conclure, de cinq autres jours de débats. La suspension de ces règles exige l'unanimité. Or, le mardi 12 juin, le premier ministre Filmon se voit refuser la possibilité de déposer la motion avec l'objection posée par Elijah Harper, député autochtone du NPD.

Ce dernier se fait le porte-parole des autochtones qui s'opposent à l'accord constitutionnel depuis sa signature en juin 198727 ] ; il multipliera les embûches procédurières afin de bloquer le débat. De plus, au moins 3 500 personnes, dont la vaste majorité sont des autochtones, ont demandé à être entendues lors des audiences publiques, ce qui embourbe le processus. Les chefs autochtones ont juré la mort de l'accord constitutionnel. Le soir du 9 juin, alors que planait une certaine allégresse à Ottawa, la communauté amérindienne témoignait de sa déception en refusant les sièges qui leur avaient été offerts dans la section des spectateurs. Par la suite, tout en soulignant qu'ils ne rejettent pas « la place du Québec comme société distincte »,28 ] ils résument leurs exigences : la reconnaissance immédiate des peuples autochtones comme société distincte, la participation des représentants autochtones à toute conférence constitutionnelle où leurs droits sont affectés, et la disparition du droit de veto des provinces lors de la création de nouvelles provinces. En somme, pour le président de l'Assemblée des chefs du Manitoba, « Meech est un accord fondamentalement mauvais, il n'est pas question de l'appuyer et nous sommes prêts à subir les conséquences de notre action ».29 ] Les tentatives du gouvernement fédéral d'entamer des négociations sont vaines.

Les tactiques procédurières font leur oeuvre. Certains que l'Assemblée ne pourra adopter la motion avant le 23 juin, les chefs de parti ont décidé de discourir longuement lors de l'ouverture du débat le 20 juin. Et le 22 juin à l'heure du midi, alors que l'unanimité était de nouveau requise pour prolonger les travaux parlementaires, Elijah Harper confirmait par son refus le dénouement attendu : la non-ratification.

Parallèlement, Clyde Wells, ne disposant pas du temps nécessaire pour procéder à un référendum, décide de soumettre l'accord à son Assemblée législative où sera tenu un vote libre le 22 juin. Auparavant, les députés consultent les électeurs de leurs circonscriptions. Les premiers ministres des autres provinces sont invités à présenter leur point de vue à l'Assemblée législative s'ils le désirent. Certains, dont David Peterson, Frank McKenna et Bryan Mulroney, accepteront l'invitation. Mais voyant la législature du Manitoba en train de s'embourber, Clyde Wells commence à évoquer la possibilité d'annuler le vote sur l'Accord du lac Meech. Dès le 17 juin, il mentionne : « Si l'accord n'est pas ratifié au Manitoba, cela devient académique ce qui se passe à Terre-Neuve. Nous pourrions alors ajourner le débat. »30 ] Ce dernier s'engage donc le 20 juin, sans que l'on soit assuré qu'un vote soit tenu à son terme. Il serait tenu, qu'on peut difficilement prévoir le résultat. Le chef du gouvernement, qui est contre l'accord, devrait voir de cinq à huit de ses collègues voter avec l'opposition pour permettre l'adoption de la résolution.

Les fuseaux horaires aidant, au moment où le sort en est jeté pour l'adoption de la résolution à Winnipeg (le 22 juin), le ministre Lowell Murray annonce que le délai du 23 juin n'est pas tout à fait incontournable. Dans une argumentation surprenante, il déclare que si Terre-Neuve adopte la résolution, le gouvernement fédéral ira en Cour suprême plaider un sursis ; on plaiderait que seul un vice de forme a retardé le processus constitutionnel au Manitoba et que les chefs politiques de cette province appuient maintenant sa ratification. Cette annonce est très mal reçue par les dirigeants politiques manitobains qui, d'ailleurs, s'accommodent très bien de l'échec du lac Meech d'autant plus qu'ils ne pourront être désignés comme premiers responsables. Pour sa part, Gary Filmon précise qu'il n'est pas question de poursuivre le débat à l'Assemblée tant que la Cour suprême n'aura pas pris une décision.

À Terre-Neuve, cette annonce, qui vient au milieu de l'après-midi, soulève l'ire de Clyde Wells. Il se sent manipulé. Après avoir suspendu les travaux de l'Assemblée, il revient annoncer qu'il ajourne le débat et reporte le vote à plus tard, s'il est encore utile; dans l'immédiat, la législature ne se sera pas prononcée avant l'échéance. Pour lui, un vote positif n'aurait rien changé car le processus était bloqué au Manitoba. Qui plus est, le vote négatif qu'il subodorait n'aurait pu qu'aggraver les ressentiments du Québec.

Devant la tournure des événements, Ottawa constate la fin de l'accord constitutionnel et blâme durement le premier ministre de Terre-Neuve.




Un destin à assumer

En soirée, sur un ton solennel, Robert Bourassa déclare à l'Assemblée nationale que le Québec doit constater l'échec du lac Meech du fait que deux provinces « qui s'étaient engagées à tout faire pour que soit adoptée la résolution, [ ... ] n'ont pas respecté leur engagement ».31 ] Après avoir rappelé que les conditions qu'il avait posées étaient « modérées et raisonnables », il conclut : « Le Canada anglais doit comprendre, d'une façon très claire, que, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, le Québec est aujourd'hui et pour toujours une société distincte, libre d'assumer son destin et son développement ».32 ] Sur un ton conciliant, Jacques Parizeau lui propose une collaboration pour définir conjointement l'avenir politique du Québec « Je tends la main à mon premier ministre. [ ... Essayons entre nous de nous retrouver. Cherchons, cet automne, la véritable voie du Québec ».33 ] On sait que ce dernier propose la tenue d'états généraux afin de définir un projet politique pour les Québécois.

Robert Bourassa, condamné à devoir préciser des hypothèses qu'il avait brandies antérieurement pour faire pression sur les premiers ministres récalcitrants et sachant que la « fièvre nationaliste » n'est pas près de s'apaiser, définit sa ligne de conduite pour l'avenir immédiat, tout en désignant des pôles de référence devant endiguer sa réflexion sur le « destin » du Québec. Dans une déclaration faite au Salon rouge de l'Assemblée nationale le 23 juin, Robert Bourassa annonce que son gouvernement se retire de toute négociation constitutionnelle, qu'il entend dorénavant négocier sur une base bilatérale (et non plus à onze) avec le gouvernement fédéral « qui représente l'ensemble de la population du Canada », qu'il participera à une conférence intergouvernementale que dans la mesure où l'intérêt du Québec est en cause. Entre-temps, le gouvernement québécois entend activer, au plan administratif, certains dossiers afin d'arriver à une entente avec le gouvernement fédéral.

Cela dit, le Québec est à l'heure des choix constitutionnels. Pour sa part, Robert Bourassa indique les points de repère qui balisent les choix qu'il sera appelé à faire. On devra tenir compte, dit-il, du dynamisme des communautés culturelles, du rôle historique de la communauté anglophone au Québec et de l'aide qu'il faut apporter aux communautés francophones hors Québec. Mais plus que tout, il subordonne tout projet politique à la dimension économique. Disant être guidé par l'intérêt supérieur du peuple québécois, il insiste sur sa volonté de « ne jamais prendre de risque avec la sécurité économique des Québécois ». Cette insistance cache-t-elle son refus d'envisager la voie de la souveraineté ? Cela semble. Dans une entrevue publiée dans le Figaro, il croit prématuré de parler d'indépendance et il est nettement plus à l'aise à évoquer le rapatriement des pouvoirs dont le Québec aurait besoin. Le ministre Gil Rémillard, de même, envoie des signaux contradictoires lorsqu'il déclare que l'on « doit agir et procéder à des changements substantiels. Dans la continuité, mais substantiels ». Lorsqu'on lui demande si cette continuité impose que ce soit à l'intérieur du fédéralisme, il répond que ce n'est pas nécessairement le cas puis reprend une idée qui lui est chère en disant que « le 2je siècle sera le siècle du fédéralisme ».34 ]

Pourtant, le contexte politique est des plus favorables au projet de souveraineté. Les sondages révèlent que l'opinion publique accepte plus que jamais cette idée. En cours d'année, les centrales syndicales ont opté ou confirmé leur option pour la souveraineté. Au sein du patronat, certains flirtent ouvertement avec cette voie. Le défilé de la Fête nationale des Québécois a attiré plus de 200 000 personnes ; à la suite du défilé, ces spectateurs se sont pour la plupart transformés en participants de l'une des plus grandes manifestations nationalistes dans les rues de Montréal. D'un autre côté, à la suite de la mort du lac Meech, trois députés conservateurs et un libéral annoncent qu'ils démissionnent de leurs partis pour siéger avec les Bouchard, Marchand et Gérin dans ce qui deviendra un « bloc parlementaire cohérent mais non partisan » à la Chambre des communes. Ce bloc (appelé le bloc québécois), qui présente un candidat (Gilles Duceppe) aux élections partielles de Laurier-Sainte-Marie (le 13 août), obtiendra un immense succès (le deux tiers des voix).

Ce climat produit ses effets au sein du Parti libéral du Québec. Les jeunes libéraux, à leur congrès du mois d'août, définissent une position constitutionnelle dans laquelle le Québec jouirait d'une pleine autonomie politique dans le cadre d'une communauté économique Québec-Canada; cette communauté serait chapeauté par un parlement supranational élu, inspiré du modèle de la communauté européenne. Robert Bourassa y voit là un projet « innovateur », « fonctionnel » et « réaliste ». Le débat doit se poursuivre au sein du parti.

Parallèlement, Robert Bourassa et Jacques Parizeau s'entendent sur la formation d'une commission parlementaire élargie, « non partisane » et itinérante qui aura à procéder à des audiences publiques et à dégager des conclusions sur les grandes orientations constitutionnelles du Québec. Les travaux devraient se terminer au cours de l'hiver 1991. Cette belle unité des chefs de parti est bientôt mise à l'épreuve par leur incapacité à s'entendre sur la désignation d'une personne à la présidence de la commission. Finalement, on opte pour une coprésidence qui sera occupée par les hommes d'affaires Michel Bélanger, fédéraliste convaincu, et Jean Campeau, nationaliste bien connu. Cette direction bicéphale, qui exprime le clivage constitutionnel traditionnel, semble annoncer l'impossibilité pour la commission d'en arriver à une position commune et illustre l'attachement des libéraux au système fédéral.

Cette mouvance post-Meech se met en place au Québec alors que le Canada anglais, que ce soit par l'intermédiaire de Bryan Mulroney ou de David Peterson, durcit le ton face aux velléités du Québec. Ce dernier déclare : « Ne prenez pas pour acquis qu'il y aura une rencontre des esprits sur ce sujet. Il y aura d'âpres, de très âpres négociations. Ce sont les choses de la vie. »35 ] Mulroney avait déjà averti le Québec qu'il n'entend pas lui laisser l'initiative au plan constitutionnel.

À l'évidence, l'épilogue du théâtre constitutionnel auquel a donné lieu l'Accord du lac Meech reste à écrire.




Note(s)

1  La Presse, 17 septembre 1989.

2.  La Presse, 21 septembre 1989.

1.  Le Devoir, 27 octobre 1989.

4.  Le Devoir, 6 novembre 1989.

5.  Le Devoir, 21 octobre 1989.

6.  Le Devoir, 20 janvier 1990.

7.  Le Devoir, 9 novembre 1989.

8.  La Presse, 24 octobre 1989.

9.  La Presse, 28 octobre 1989.

10.  Le Devoir, 27 octobre 1989.

11.  La Presse, 30 janvier 1990.

2.  Le Devoir, 31 janvier 1990.

3.  La Presse, 31 janvier 1990.

14.  La Presse, 14 décembre 1989.

15.  La Presse, 27 mars 1990.

16.  La Presse, 10 avril 1990.

17.  La Presse, 23 mars 1990.

18.  La Presse, 20 mai 1990.

19.  La Presse, 17 mai 1990.

20.  Le Devoir, 18 mai 1990.

21.  La Presse, 12 juin 1990.

22.  Le Devoir, 12 juin 1990.

23.  Le Devoir, 14 juin 1990.

24.  Le Devoir, 15 juin 1990.

25.  La Presse, 7 novembre 1989.

26.  Le Devoir, 11 juin 1990.

27.  Voir, entre autres, L'année politique au Québec, 1987-1988, Montréal, Le Devoir-Québec/Arnérique, 1989, pp. 90-92, 95-96.

28.  Le Devoir, 16 juin 1990.

29.  La Presse, 17 juin 1990.

30.  Le Devoir, 18 juin 1990.

31.  La Presse, 23 juin 1990.

32.  ibid.

33.  Ibid.

34.  La Presse, 27 juin 1990.

35.  La Presse, 13 août 1990.