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Le patronat : une année de transition



Jean-H. Guay
Université de Sherbrooke


L'année politique au Québec 1989-1990

· Rubrique : Le patronat



De rouge qu'elle était, la classe d'affaires québécoise est devenue bleue. Autrefois ouvertement fédéraliste, elle s'affiche maintenant comme nationaliste, voire même souverainiste. Dans le monde patronal, c'est le fait le plus marquant de l'année, pour ne pas dire de la décennie. Ce virage s'est d'abord manifesté dans le cadre du dossier constitutionnel, mais il s'est surtout concrétisé par l'élaboration d'un nouveau discours. Bien qu'il se soit amorcé dans une unanimité presque parfaite, le mouvement n'a cependant pas conservé longtemps cette cohésion initiale. Au fil des mois, des ambiguïtés et des dissensions sont en effet apparues au sein du groupe patronal.



Le dossier constitutionnel

La réforme constitutionnelle amorcée au Canada il y a trois ans a provoqué un débat public auquel le patronat québécois n'est pas demeuré étranger. Au cours de l'année qui vient de s'écouler, il a massivement appuyé l'Accord du lac Meech. « On part à la guerre »1 ] lançait un dirigeant patronal, signifiant par là sa détermination à défendre l'Accord tel quel. En décembre 89, un regroupement réunissant plus de 300 représentants des milieux d'affaires de la province était d'ailleurs constitué pour défendre l'entente constitutionnelle. Les personnalités les plus prestigieuses de la classe d'affaires, contrôlant les secteurs les plus performants, ont alors apposé leur signature au bas d'une déclaration sans équivoque. Le président de ce regroupement, Claude Castonguay, n'hésitait pas à dire : « À 99 % les gens que nous avons contactés se sont dit d'accord avec Meech. »2 ] Le Conseil du patronat a également mis l'épaule à la roue, bien qu'il n'ait exprimé son soutien que plus tardivement. Même la communauté des gens d'affaires anglophones de Montréal s'est jointe au chorus.

Les représentants patronaux se sont cependant rarement aventurés à discuter publiquement du contenu juridique de l'Accord. On l'a défendu d'abord parce que l'on craignait les retombées négatives de son éventuel échec, qui risquait de susciter de l'instabilité économique, mais surtout parce que l'on redoutait que ne se prolonge la prépondérance politique prise par le dossier constitutionnel au détriment des dossiers à caractère économique. Serge Saucier, président de la firme Raymond, Chabot, Martin, Paré et associés a développé avec éloquence cette double thématique. Ainsi, devant le péril qui guettait l'accord constitutionnel, il affirmait : « Les gens d'affaires veulent un climat serein, stable... ils veulent éliminer la turbulence. »3 ] Puis craignant un retour des grands débats politiques, il avançait : « Nous sommes à l'orée de décisions majeures et nous ne pouvons pas nous payer le luxe de perdre un autre sept ou huit ans à discuter de la constitution. Voilà une des raisons pour lesquelles je suis tellement en faveur de l'accord... »4 ] . Ghislain Dufour, du Conseil du patronat du Québec, abondait dans le même sens : « ... sans la ratification de l'accord, le vide constitutionnel va continuer d'alimenter les préoccupations et de consommer l'énergie des législateurs... »5 ]

Ces propos illustrent bien l'argumentation de base du patronat, redoutant davantage les conséquences d'un rejet possible qu'endossant la lettre de l'Accord. Par ailleurs, les gens d'affaires ont, au cours des derniers mois, investi dans le dossier constitutionnel en affichant une assurance étonnante, qui tranche avec leur attitude passée, beaucoup plus précautionneuse. Sans ambages, ils ont envoyé au Canada anglais le message suivant : advenant l'échec de Meech, le Québec n'est pas nécessairement voué à demeurer dans le Canada: l'économie québécoise est suffisamment forte pour envisager sereinement d'autres scénarios. Pierre Laurin, autrefois fédéraliste, aujourd'hui président de la firme Merril Lynch pour le Québec, était catégorique dans son rapport: « Plus que jamais dans son histoire, le Québec a les moyens d'effectuer le choix de son avenir. »6 ]

Guy Saint-Pierre, ex-ministre libéral, aujourd'hui président du groupe SNC, a quant à lui soutenu que : « Le rejet de Meech sera le départ d'événements qui vont signifier le démantèlement de la fédération... On ne pourra jamais revenir en arrière. »7 ] L'attitude de rejet de l'accord constitutionnel adopté par le Canada anglais aura donc agi auprès du monde patronal comme déclencheur, ou tout au moins comme catalyseur, d'une nouvelle position. L'économiste Pierre Fortin, diagnostiquant le virage du monde patronal, soutenait au printemps 90: « Les gens d'affaires sont du monde comme nous... Ils n'apprécient pas plus que nous de se faire insulter par le Canada anglais. »

Il n'y a en effet pas de doute que toutes ces prises de position, interventions et déclarations s'apparentent au mouvement général observé dans l'opinion publique québécoise. On peut également croire que cette conversion tardive mais combien spectaculaire du monde patronal a pu avoir, à son tour, un impact certain bien que difficilement quantifiable sur l'opinion publique.




L'élaboration d'un nouveau discours

Au cours de cette année, le patronat ne s'est pas limité à soutenir l'Accord du lac Meech. On a pu assister de sa part à l'élaboration d'un nouveau discours, redéfinissant le nationalisme et générant un nouveau projet de société. On pourrait dire qu'à la limite la classe d'affaires québécoise est de plus en plus consciente de sa force, qu'elle cherche plus que jamais à en tirer profit. « Maintenant forts, nous n'avons plus peur de personnes » lance Serge Saucier. Cette force, la classe d'affaires la reconnaît sur plusieurs fronts. Les témoignages8 ] suivants sont autant d'indices de ce nouvel état d'esprit.

Face à l'opinion publique : « Nos anciens héros, religieux ou politiciens ont été remplacés par des gens d'affaires. » (Claude Béland, Mouvement Desjardins)

Face aux syndicats : « On peut maintenant s'asseoir à la même table que Gérald Larose ou Louis Laberge sans risquer de se faire lancer des pierres. » (Marcel Dutil, Canam Manac)

Face au marché canadien : « Le Québec a connu une explosion au plan économique... Les économies sont beaucoup plus ouvertes : les marchés dépassent les frontières... Nous ne nous limitons pas à notre petit marché, ni au marché canadien. » (Claude Castonguay, La Laurentienne)

Et par rapport au contrôle de l'économie québécoise : « Maintenant, nous, les Québécois francophones, faisons tout nous-mêmes. » (Bernard Lamarre, Lavalin)

L'élaboration d'un nouveau discours dépasse cependant ce constat de victoire. Par l'entremise du nouveau président de Steinberg, Michel Gaucher, le patronat québécois a peut-être généré, cette année, le discours le plus articulé et le plus révélateur de l'émergence d'un nouvel état d'esprit. Prononcé le 6 février 1990 devant la Chambre de commerce de Montréal, ce discours a été largement publicisé par les médias.9 ] Son auteur avait pour ambition manifeste de redéfinir le nationalisme québécois. Tout son propos était bâti autour de trois axes - la ville, l'entreprise et l'éducation - convergeant vers un seul point focal : la structuration d'une nouvelle élite. Il convient de s'y arrêter plus longuement.

Selon Michel Gaucher, le développement économique passera d'abord par le développement urbain. « Nous assistons, dit-il, à la naissance des cités-États ». La concurrence internationale n'existerait plus entre les États-nations mais entre les cités-États. Gaucher actualise dans une perspective plus vaste toutes les revendications sectorielles qui sont inlassablement reprises depuis quelques années par la Chambre de commerce de Montréal : la revitalisation de l'est de Montréal, l'établissement d'une agence spatiale dans la région de Montréal, la mise en service d'un train à haute vitesse dans le corridor Québec-Windsor, l'installation d'un centre bancaire international, le réaménagement du Vieux-Port, etc. En somme, la nation doit d'abord se définir par la ville.

Le deuxième volet de son propos vise l'entreprise elle-même. Cette dernière doit être forte, concurrentielle et ouverte sur le monde. Et elle doit être soutenue dans sa course à l'excellence. Par conséquent ... « L'attitude des milieux d'affaires québécois des années 90 vis-à-vis leurs partenaires n'en est plus une de dominés mais d'égaux, de citoyens du monde » insiste-t-il. Plusieurs facteurs facilitent cette nouvelle assurance, selon Michel Gaucher : la chute des barrières tarifaires, la mobilité croissante des capitaux et l'accessibilité des connaissances techniques. Bref, depuis le traité de libre-échange canado-américain, soutenu avec force par le patronat québécois en 1988, les Québécois ne sont plus prisonniers des « boss » et des réseaux canadiens ; ils peuvent s'activer au coeur même de l'infrastructure industrielle.

Le troisième volet de cette redéfinition du nationalisme vise directement la qualité de l'éducation. « Le moyen fondamental, insiste-t-il, pour instaurer notre identité, pour la promouvoir, n'est nul autre que notre système d'éducation. » Ici le président de Steinberg donne une nouvelle signification aux revendications patronales des dernières années dans le secteur de l'éducation : accroissement des subventions aux universités, dégel des frais de scolarité, amélioration des programmes de formation de la main-d'oeuvre... Il se fait l'écho de ce que toutes les associations patronales prônent depuis plus d'un an : un investissement dans les ressources humaines et un meilleur arrimage du système d'éducation aux besoins de l'économie.10 ]

Ces trois aspects - ville, entreprise, éducation - convergent dans le discours de Gaucher vers un point central qui n'a jamais été exprimé aussi clairement: « Nous pouvons, si nous tenons à notre identité, nous donner des moyens de créer une élite québécoise apte à créer des retombées culturelles et économiques... » Puis il ajoute : « Ce que je propose est de rétablir un choix de valeurs québécoises fondées sur un nouveau pacte social, où le bien-être collectif passe d'abord par l'encouragement de nos meilleures ressources humaines. » Très clairement, Gaucher s'érige donc contre l'option populiste en faveur de l'accessibilité générale. Il faut, selon lui, favoriser les surdoués, gratifier les finissants des meilleures écoles, et se dégager de la pudeur démagogique qui fait que l'on hésite à parler d'élite.

L'ensemble de ce discours montre bien que le patronat cherche à se positionner au centre du débat national, damant ainsi le pion aux intellectuels et aux politiciens, interprètes traditionnels de la nation. Mais ce qui donne plus de poids encore à ce discours néo-nationaliste de droit11 ] , marqué par la fierté et l'assurance, est qu'il correspond à la nouvelle réalité économique objective. Les entreprises sous contrôle québécois enregistrent depuis quelques années une performance exceptionnelle.12 ] L'ouverture au monde correspond également à la réalité objective. Les exportations ont largement contribué à la bonne performance économique de la classe d'affaires,13 ] À la Chambre de Commerce du Québec, on travaille même en fonction du marché européen de 1992 et des nouveaux marchés « de l'est ».14 ] En fait, comme le soutenait l'économiste Jacques Fortin : « L'année 1989 a marqué la fin d'un cycle économique qui a duré sept ans et pendant lequel on a assisté à l'émergence de l'entrepreneuriat québécois. »15 ] Jacques Ménard, de la Chambre de Commerce du Montréal métropolitain était aussi très explicite : « Nous nous sommes dotés d'une classe d'entrepreneurs ambitieux... ».16 ] Ce nouveau discours correspond également à l'entrée en scène d'une nouvelle catégorie de gestionnaires plus instruits et formés dans les cadres universitaires. Pas étonnant que l'on souhaite le développement d'une « synergie profonde entre l'investissement en capital humain et le développement d'entreprises modernes »,17 ] Serge Racine, président de Shennag, prédisait ainsi la progression de ce nouveau groupe : « Alors que la décennie 80 était menée par des entrepreneurs, dans les années 90, ils se verront assistés par toute une bureaucratie de gestionnaires professionnels. »18 ] Le nouveau discours patronal épouse donc la nouvelle réalité qui se fait jour.




Les dissensions et les ambiguïtés

Si le patronat procède à l'élaboration d'un nouveau discours nationaliste, ce dernier ne recueille pas un soutien unanime auprès de la classe d'affaires. À l'instar de la population, la classe d'affaires sait ce qu'elle ne veut pas sans savoir trop clairement ce qu'elle veut. Au sein du monde patronal on peut identifier deux groupes, bien que la ligne de démarcation qui les sépare ne soit pas très nette.

On retrouverait d'une part les souverainistes, ou quasi-souverainistes, par exemple Claude Béland du Mouvement Desjardins, Michel Gaucher de Steinberg et Bernard Lemaire de Cascades. Il s'agit toutefois ici d'un souverainisme pragmatique, fort différent de celui véhiculé par les partis et les intellectuels. Marqué par la prudence, il reste très feutré et probablement enclin à s'accomoder de formules intermédiaires. Incidemment, l'option du Président du Mouvement Desjardins semble revêtir une couleur plus « sociale » et plus « humaniste » que celle de Michel Gaucher19 ] , nettement plus « élitiste ». Une proportion significative des membres du Regroupement qui s'étaient associés pour défendre l'accord constitutionnel à la fin de l'année 1989 nous semble à la lumière de leurs déclarations publiques, devoir être incluse dans le camp des souverainistes, bien que chacun y adhère à un degré variable.

On retrouverait, d'autre part, Ghislain Dufour ainsi qu'une portion importante de la direction du Conseil du Patronat. Au printemps dernier, alors que les déclarations, émanant de l'« autre camp » se multipliaient, le C.P.Q. s'affichait toujours comme fédéraliste. Considérant également la tiédeur hésitante qu'il avait manifesté dans le domaine linguistique en 1988-89, on peut en conclure que le C.P.Q. sera probablement l'une des dernières associations à changer de cap, si jamais la nécessité l'y contraint. C'est ainsi que, forcé de reconnaître un virage nationaliste, Ghislain Dufour précisait : « C'est une minorité de gens d'affaires qui prônent ouvertement la séparation dans leur analyse de l'après-Meech. »20 ] Puis il ajoutait au début avril: « Il n'y a pas eu un virage important vers la souveraineté. »21 ] Le président de Téléglobe Canada, Jean-Claude Delorme, se retrouve également du côté des plus fédéralistes, lui qui associait les nouvelles humeurs souverainistes à la frustration plus qu'à la raison.22 ] Suite à l'échec de l'Accord constitutionnel, l'aile souverainiste enregistrera peut-être toutefois des conversions tardives.

Comme on le voit, le bloc patronal n'est pas homogène quant aux scénarios alternatifs. Il y a cependant tout lieu de croire que Ghislain Dufour cherche à minimiser l'ampleur d'un virage qui va à l'encontre des positions traditionnelles adoptées par son organisation. Un sondage réalisé par la revue Commerce auprès de ses lecteurs - des gens d'affaires pour l'essentiel - est pourtant éloquent. On y montrait que 72 % des gens interrogés se disaient d'abord québécois et seulement 28 % d'abord canadiens. Le même sondage révélait également que 57 % des répondants considéraient qu'ils étaient très favorables ou assez favorables à la souveraineté du Québec.23 ] Une autre enquête d'opinion menée au profit de la Chambre de Commerce du Québec métropolitain auprès de ses membres indiquait qu'advenant un échec de Meech, 82 % des répondants remettraient en cause leur adhésion au fédéralisme canadien.24 ] Sans nul doute possible, les sondeurs n'auraient pas obtenu les mêmes résultats il y a 10 mois ou 10 ans.

Toutefois, au-delà d'une certaine dispersion de l'opinion, que l'on retrouve également chez l'ensemble de la population, les dirigeants patronaux semblent faire consensus sur trois points :

Au lendemain de l'échec de l'accord du lac Meech, les milieux patronaux furent très certainement rassurés par les déclarations du premier ministre Bourassa. Tenant alors des propos en parfaite adéquation avec les souhaits du patronat, le chef du gouvernement a publiquement envisagé une échéance rapide, d'un an environ pour redéfinir l'avenir politique du Québec et il a rassuré les investisseurs sur l'orientation future de l'économie québécoise. Peu après on a également pu constater que le président qui dirigera la commission parlementaire élargie, mandatée pour réfléchir sur la question constitutionnelle, sera exclusivement choisi parmi les membres de la communauté des affaires, à la grande surprise de Lise Bisonnette, la nouvelle directice du Devoir.26 ] La classe d'affaires semble donc trouver satisfaction sur tous les tableaux. Il n'est alors pas étonnant dans un tel contexte qu'elle souhaite, malgré son virage souverainiste, voir Robert Bourassa rester à la barre.27 ] « Je pense que la solution c'est l'indépendance et je voudrais que ce soit Robert Bourassa qui la fasse. » Voilà ce que lançait le PDG d'une grande entreprise, qui souhaitait cependant rester anonyme.28 ]

On peut, à la limite, affirmer que le patronat sort gagnant du regain du nationalisme. Bien qu'il soit le dernier arrivé dans la parade nationaliste, il peut s'estimer heureux de se retrouver si rapidement au premier rang, dirigeant la foule dans une direction qui n'apparaît aucunement préjudiciable à ses intérêts. Deux questions restent cependant ouvertes. Premièrement, il est difficile d'évaluer avec précision laquelle des deux factions l'emportera au sein du monde patronal : la plus fermement nationaliste ou la plus modérée. En second lieu il est également difficile de prédire jusqu'à quel point la nouvelle philosophie patronale, exprimée avec éloquence par Michel Gaucher, déteindra sur le fleurdelisé. Les nouvelles dynamiques suscitées par le débat constitutionnel ne sont pas closes, bien au contraire.




Les autres dossiers de l'heure

Bien que le virage sur la question nationale ait été le fait le plus marquant de l'année, les associations patronales n'ont pas pour autant abandonné les autres dossiers. Le Président du Conseil du Patronat, lors de leur Assemblée annuelle de juin 1990, soulignait d'ailleurs « ... nous avons essayé de prendre nos distances le plus possible »29 ] des débats constitutionnels. En fait le patronat s'est préoccupé d'une multitude de dossiers au cours de l'année. Du côté de l'environnement, la notion de « développement durable » gagne du terrain, de même que l'usage de sanctions contre les entreprises polluantes : « Le principe du pollueur payeur, moi j'y crois fermement »30 ] , lance le président de la Chambre de commerce du Québec, Jean Lambert. Quant à Richard Le Hir, de l'A.M.C., il est également ouvert sur cette question. Au cours de la dernière année, on s'est également préoccupé de l'intégration des handicapés, de l'adoption d'une politique claire face au SIDA, ainsi que du support financier à fournir aux centres d'aide pour toxicomanes. Le C.P.Q. a également encouragé la publication des « bilans sociaux » des entreprises, ce qui contribue à accroître leur transparence.

Au-delà de ces dossiers sectoriels, deux préoccupations fiscales ont par ailleurs retenu l'attention des organisations patronales : la nouvelle taxe fédérale qui sera imposée sur les produits et services ainsi que les budgets des gouvernements. Tout au cours de l'année, l'A.M.C (division du Québec)31 ] d'abord, de même que le C.P.Q. ont défendu, d'une manière continue, l'instauration d'une TPS québécoise qui serait en harmonie avec la TPS fédérale, à l'endroit de laquelle subsistent cependant quelques critiques. Au moment de la présentation d'un mémoire devant le Ministre des finances du Québec, en mars 1990, le C.P.Q. réitérait cette proposition et se disait confiant qu'elle serait adoptée.32 ] En imposant une taxe de 6,5 % qui s'additionnerait à la taxe fédérale de 7 %, le gouvernement, soutient Ghislain Dufour, pourrait aller chercher des sommes supplémentaires essentielles. La Chambre de commerce du Québec a, quant à elle, souscrit à cette idée mais non sans réticences, et tardivement33 ] . Ce qui préoccupe unanimement le patronat dans ce dossier, c'est bien plus la difficulté administrative que représente pour les entreprises la gestion d'une multitude de taxes possédant des critères différents que l'éventuel « étranglement » financier des contribuables.

Dans un autre ordre d'idée, les organismes patronaux se disent satisfaits du nouveau cabinet libéral, constitué au lendemain des élections provinciales de l'automne 89. L'arrivée de Gérald Tremblay, autrefois président de la Société de développement industriel, au poste de ministre de l'Industrie, du Commerce et de la Technologie leur apparaît positive. La nomination au Cabinet de Liza Frulla-Hébert, issue directement du secteur privé, est aussi très bien accueillie. Le patronat se réjouit également du maintien de Daniel Johnson et de Yves Séguin, respectivement au Conseil du Trésor et au Ministère du Revenu et du Travail.34 ] Au moment du dépôt du budget Lévesque en avril 90, le climat entre le gouvernement et les milieux d'affaires était toujours au beau fixe. C'est ainsi que malgré l'augmentation du déficit budgétaire provoqué par la baisse des paiements de transfert du fédéral, le président du C.P.Q. - pourtant défenseur du déficit zéro -, lançait : « On ne chicane pas trop le gouvernement ».35 ]

En fait, le patronat entretient un rapport de complicité avec le gouvernement du Québec. Les chefs d'entreprise se sentent solidement supportés par la Caisse de dépôt du Québec; les mesures gouvernementales concernant le budget et la fiscalité sont bien acceptées et la libéralisation des heures d'ouverture des commerces, souhaitée par les organismes patronaux36 ] est devenue une réalité. Par ailleurs, sur d'autres points, des désaccords demeurent : la réduction du déficit, l'imposition d'un ticket modérateur dans les services de santé, ou les multiples « irritants », aux dires des organismes patronaux, de la loi sur la santé et la sécurité du travail et du Code du travail d'autre part, qui ont du reste été l'objet de mémoires tout au cours de la dernière année.

Cette complicité qui se maintient avec le gouvernement provincial tranche par rapport au scepticisme qui existe à l'endroit du gouvernement fédéral. On qualifie le budget provincial d'« acceptable » mais on manifeste une « grande déception » envers le budget fédéral. On continue de critiquer la politique des taux d'intérêts de la Banque du Canada, qu'on estime beaucoup trop favorable à l'Ontario. Et, enfin, on considère que les finances du gouvernement fédéral sont « désastreuses »37 ] . On pourrait dire à la limite que le nouveau nationalisme de la classe d'affaires se manifeste à travers une multitude de dossiers, et plus globalement à travers de nouvelles attitudes. Les liens se renforcent avec Québec et se disloquent avec Ottawa.

Dans un tel climat, le gens d'affaires affichent une humeur mitigée. Bien qu'ils cherchent à se positionner confortablement dans le dossier constitutionnel, et qu'ils y arrivent avec un succès certain, ce dossier n'en demeure pas moins pour eux un sujet délicat. Ils craignent aussi que la TPS n'ait un effet inflationniste dangereux, qui entraînerait un durcissement des relations de travail, dans l'éventualité où les syndiqués refuseraient d'en faire les frais. Les gens d'affaires sont également inquiets du ralentissement général de l'économie. En janvier 1990, Ghislain Dufour disait : « le climat économique est terne et l'humeur des gens d'affaires est morose. » Cette morosité croissante est d'ailleurs manifeste dans les résultats des enquêtes d'opinion périodiques du C.P.Q. En janvier 89, 93 % des répondants jugeaient que le climat économique était bon ou très bon, en juillet 89, ce pourcentage avait baissé à 75 %, en janvier 90 il chutait à 45 %, et en juillet de la même année il dégringolait à 22 %. L'évaluation du climat politique a subi une chute semblable38 ] . En conclusion, les gens d'affaires craignent peut-être que l'état de grâce dont ils ont indéniablement bénéficié au cours des dernières années ne s'étiole au profit d'autres groupes sociaux et que leur étoile, si brillante depuis une certaine période, ne pâlisse de façon irréversible.




Note(s)

1.  Le Devoir, 28 octobre 1989.

2.  La Presse, 8 décembre 1989.

3.  Le Devoir, 25 mai 1990.

4.  Revue Commerce, avril 1990.

5.  La Presse, 15 décembre 1989.

6.  La Presse, 12 avril 1990.

7.  La Presse, 14 avril 1990.

8.  Tous ces témoignages proviennent des entrevues réalisées par la revue Commerce, avril 1990.

9.  Le Devoir, 16 février 1990.

10.  Selon une opinion largement répandue dans les milieux patronaux, le paradoxe du chômage et de la pénurie d'employés qualifiés pourrait être solutionné par une formation plus adaptée au marché du travail. E faudrait améliorer les programmes de formation continue pour rendre la main-d'oeuvre plus versatile face aux besoins de l'économie. Le mémoire de la Chambre de commerce du Québec intitulé « Formation et éducation, Pour une vision globale », juin 1990) témoigne avec force de cette préoccupation. Il en va de même du document de l'Association des manufacturiers canadiens : « Formation et Éducation, Un investissement essentiel à une économie agressive » (avril 1990). Le document du C.P.Q. présenté au Conseil Permanent de la jeunesse, intitulé: « Réflexions pour aider les jeunes à mieux s'intégrer au marché du travail » (mai 1989) participe également du même courant.

11.  Les commentaires suivants de Raymond Garneau sont à ce propos fort éloquents : « Aujourd'hui, après une période fortement idéaliste, on dirait qu'on retourne aux anciennes valeurs, Tout ce beau monde a vieilli et maintenant qu'on a de l'argent, on se préoccupe moins des autres. C'est quand même drôle, moi qui a toujours eu à tirer ceux qui penchaient trop à gauche, voilà que je retiens ceux qui vont trop à droite. » Commerce, avril, 1990.

12.  Les Affaires, 16 juin 1990.

13.  Les conclusions d'une analyse de l'Association des Manufacturiers Canadiens sont sans équivoque : « En fait, les exportations ont été le principal moteur de la croissance économique au sortir de la Grande récession. » « Bâtir une économie agressive : le cas du Québec », page 2.

14.  Congrès de septembre 1989 de la Chambre de commerce du Québec. Le document préparatoire : Pour la suite de l'entrepreneurship québécois : Atelier 1 : « Comment tirer profit de l'implantation du libre échange pour préparer Europe 92 et la globalisation des marchés »

15.  Les Affaires, 16 juin 1990.

16.  Le Devoir, 24 avril 1990.

17.  A.M.C. (section Québec), « Bâtir une économie agressive : le cas du Québec », page 14.

18.  Commerce. Avril 1990.

19.  En témoigne le discours de Claude Béland, du 10 juillet 1990, à l'Université Laval, où l'auteur prenait ses distances à l'endroit du libéralisme et de l'individualisme provoqués, selon lui, par l'homo economicus. Le discours a été publié dans Le Devoir, 14 juillet 1990.

20.  La Presse, 23 mars 1990.

21.  La Presse, 4 avril 1990.

22.  Le Devoir, 11 avril 1990.

23.  Commerce, février 1990.

24.  Le Devoir, 8 février 1990.

25.  Gaucher dans le discours déjà cité disait : « ... à défaut d'un tel accord, (il faut que) la question constitutionnelle soit maîtrisée et rapidement résolue par le gouvernement du Québec. » Pierre Fortin, économiste, disait dans une entrevue accordée à La Presse : « Ces gens d'affaires disent qu'ils sont écoeurés de l'incertitude. Ils veulent que ça se règle, et rapidement. Or s'ils doivent se couper le bras, il ne tiennent pas à le gosser au canif » La Presse, 14 avril 1990. Sur ce point, il faut préciser qu'au départ, le C.P.Q. semblait plutôt favorable à un moratoire de trois ans. Au début de juillet 1990, il a cependant accepté la formule proposée par le premier ministre. Le Devoir, 3 juillet 1990.

26.  LeDevoir, 10 juillet 1990.

27.  Le sondage déjà cité de la revue Commerce le montre très clairement : « En effet, malgré la progression des idées souverainistes, le Premier ministre du Québec, Robert Bourassa, est celui qui, aux dires de nos répondants, exerce la meilleure influence sur le Québec avec 24 % de réponses favorables. Le chef du Parti Québécois, Jacques Parizeau, se classe deuxième, mais loin derrière avec 9 % de réponses favorables. » Commerce, février 1990.

28.  La Presse, 14 avril 1990.

29.  C.P.Q., Assemblée générale annuelle, 7 juin 1990, Rapport du président, page 7.

30.  Le Devoir, 18 novembre 1989.

31.  A.M.C. (division du Québec) Mémoire prébudgétaire de L'Association des manufacturiers canadiens, division du Québec, présenté au Ministre des finances, janvier 1990, page 4.

32.  C.P.Q., Mémoire présenté au Ministre des finances du Québec, intitulé « Les priorités budgétaires 1990-91, à l'aube d'un nouveau mandat politique », mars 1990.

33.  Le Devoir, 11 avril 1990.

34.  Le Devoir, 12 octobre 1989.

35.  La Presse, 27 avril 1990.

36.  La Chambre de Commerce du Québec, « Les heures d'affaires des établissements commerciaux », février 1990.

37.  Claude Castonguay à la Revue Commerce, avril 1990.

38.  C.P.Q., « Une évaluation du climat socio-économique au Québec, recherche effectuée auprès des membres corporatifs », juillet 1990.