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Les débats idéologiques



Denis Monière
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1989-1990

· Rubrique : Les débats idéologiques



Au Québec, depuis trente ans, l'année qui ouvre la décennie est particulièrement marquée par une crise d'hypertension intellectuelle et de fébrilité politique. Rappelons pour mémoire les grands moments de notre histoire collective : 1960, c'est le début de la révolution tranquille, 1970, c'est la crise d'octobre, 1980, c'est le référendum et 1990 pour ne pas être en reste sera l'année de l'incontournable débat sur l'accord du lac Meech qui a occupé toute la scène publique et a saturé l'espace médiatique. À la crise constitutionnelle, s'est aussi ajoutée l'insurrection armée des Mohawks de Kahnawake et de Kanasetake qui réclamaient la rétrocession de leurs droits territoriaux ancestraux.

Mais, cette année, les rôles constitutionnels étaient inversés. Le Québec n'était plus l'éternel quémandeur ou dissident. Cette fois-ci, ce furent les représentants de certaines provinces canadiennes comme Terre-Neuve, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick qui prirent le rôle d'empêcheurs de tourner en rond et qui remirent en cause la belle unanimité de 1987. La classe politique québécoise assista en spectatrice à la montée du provincialisme canadien et se contenta de rappeler ses exigences minimales pour signer la constitution de 1982. Le discours politique québécois devenait réactif au lieu d'être offensif. Contrairement à son habitude, l'élite intellectuelle québécoise n'était pas sur le devant de la scène pour jouer les augures de notre destin collectif. Les premiers rôles furent accaparés par les hommes d'affaires qui dans le passé avaient conservé une certaine réserve dans le dossier constitutionnel.

Les Castonguay, Béland, Gauchy se mobilisèrent pour défendre l'accord du lac Meech. Ils multiplièrent les déclarations nationalistes et les rencontres avec leurs homologues des autres provinces afin de ramener les récalcitrants à la raison. Claude Béland déclara aux 3500 délégués réunis à l'occasion du congrès du Mouvement Desjardins : « Le Québec dispose de tous les outils économiques nécessaires à son indépendance » (La Presse, 20 mars 1990). Comme par hasard, ces positions furent reprises et accréditées par les grands financiers américains qui soutinrent que l'économie québécoise était suffisamment forte pour supporter un changement de statut politique. Bernard Lemaire, président de Cascades souhaita même qu'on fasse l'indépendance le plus rapidement possible : « On est prêt, on a une économie et des entreprises viables » (Les Affaires 24 mars 1990). La Chambre de commerce du Québec, sans rejeter la formule fédérative se disait prête à accepter l'option souverainiste (Le Devoir, 15 août 1990). Selon un sondage commandé par le journal Les Affaires 48.5 % des gens d'affaires estimaient que l'indépendance serait positive à long terme alors que 46 % pensaient qu'elle aurait un impact négatif à court terme. Ce même sondage prévoyait que la moitié des gens d'affaires deviendraient indépendantistes si l'accord du lac Meech était rejeté (12 mai 1990). Pour ne pas être en reste, les centrales syndicales CSN, FTQ et CEQ se prononcèrent elles aussi en faveur de l'indépendance du Québec.

Certaines personnalités qui avaient toujours été associées au fédéralisme comme le père Georges-Henri Lévesque et Paul Gérin-Lajoie remirent en cause leur crédo politique. Même Le Devoir changea de ton sous la plume de sa nouvelle directrice Lise Bissonnette en soutenant qu'après l'échec des demandes minimales, il fallait exiger le maximum de souveraineté (3 juillet 1990) et définir les zones de rupture avec le Canada (5 juillet). Les événements de l'année ont confirmé la thèse selon laquelle tout processus de conscientisation procède par la dialectique du refus car cette nouvelle dynamique amorça une évolution rapide des mentalités.

Le débat autour de la clause de la société distincte exacerba la francophobie du Canada anglais où des citoyens en colère piétinèrent le drapeau québécois. Cette intolérance manifestée ouvertement eut pour effet de cristalliser l'identité québécoise et de provoquer un réalignement des attitudes politiques. L'exacerbation des contradictions canadiennes favorisa la progression de la souveraineté qui devint l'option politique la plus populaire dans les sondages, atteignant un sommet historique de 57 % à la veille de l'échéance finale du lac Meech (sondage CropLa Presse, 21 juin 1990). Alors qu'il était dévalorisé depuis une décennie parce qu'associé à l'échec du référendum, le nationalisme québécois a refait surface devenant une réalité consensuelle qui s'est traduite par l'immense manifestation de solidarité qui défila dans les rues de Montréal le 25 juin, deux jours après l'échec du lac Meech et à l'occasion de la Fête nationale. Tous ceux qui avaient prédit la mort du nationalisme au Québec furent obligés de reconnaître qu'on assistait à la renaissance du sentiment national et que ce nouveau nationalisme était plus serein, plus assuré que celui des années soixante-dix. Lysiane Gagnon le qualifia de « nationalisme de gagnants » (La Presse, 27 juin 1990).

Cette reviviscence de l'idée d'indépendance fut aussi alimentée par le contexte international ou par ce qu'on peut appeler la révolution démocratique dans les pays de l'Est. À l'heure où le Canada refusait de reconnaître la société distincte, d'autres peuples affirmaient leur droit à l'autodétermination et défiaient ouvertement la puissance soviétique qui vivait sa plus forte crise des nationalités. Pendant que les pays baltes proclamaient unilatéralement leur indépendance, d'autres peuples au sein de l'empire soviétique réclamaient une plus grande liberté politique. Ici comme ailleurs, ce fut donc l'année des grands chambardements idéologiques qui firent vaciller les repères traditionnels.



La société distincte

Le débat sur la société distincte avait surtout une portée symbolique et à ce titre, il servit de révélateur des contradictions qui travaillent la société canadienne. En fait, ce débat, au-delà de ses ambiguïtés et de ses hypocrisies, portait sur la nature de la société canadienne et opposait deux conceptions différentes du Canada : une conception fondée sur les droits individuels et qui implique une centralisation des pouvoirs, conception imposée par l'ancien Premier ministre Trudeau, et une conception fondée sur les droits collectifs et axée sur une décentralisation des pouvoirs. Cette dernière position se divisait à son tour en deux tendances : l'une qui revendiquait l'égalité des provinces et l'autre qui se réclamait de l'égalité des peuples. Cette dernière tendance prenait à son tour deux tangentes : il y avait ceux qui revendiquaient la reconnaissance des droits politiques des autochtones et ceux qui voulaient un statut particulier pour le Québec.

Le concept de société distincte avait été initialement employé par le coprésident de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, André Laurendeau, qui fut le principal artisan de la vision biculturelle du Canada. Voici ce qu'il écrivait dans les pages bleues du tome 1 du Rapport de la Commission B-B :

Les deux cultures dominantes s'incarnent au Canada dans des sociétés distinctes. Le mot « société », dirions-nous, désigne ici, les formes d'organisation et les institutions qu'une population assez nombreuse, animée par la même culture, s'est données et a reçues, dont elle dispose librement sur un territoire assez vaste et où elle vit de façon homogène selon des normes et des règles de conduite qui lui sont communes. Et nous avons reconnu dans le Québec les principaux éléments d'une société francophone distincte. (p. XXIII)

Par un heureux hasard, la publication du journal que Laurendeau tenait durant les audiences de la Commission venait illustrer la profondeur de la crise politique canadienne puisque, 25 ans plus tard, la question de la place du Québec dans le système politique canadien n'était pas encore réglée et que le bilinguisme était même contesté par de nombreuses municipalités ontariennes qui proclamaient 1'unilinguisme anglais.

La conscience de former une société distincte a été une des constantes de la pensée politique québécoise et anime un large consensus partagé autant par les élites politiques, intellectuelles et économiques que par les citoyens ordinaires. À cet égard, les sondages ont toujours exprimé un plus grand attachement des Québécois aux institutions québécoises que canadiennes. Ceux-ci ont tendance à hiérarchiser leur sentiment d'appartenance, à se définir plus comme Québécois que comme Canadiens ou comme Québécois d'abord et Canadiens ensuite ou comme Québécois tout court. Un sondage réalisé par Sorécom pour le compte de L'Actualité révélait que parmi les personnes interrogées 52 % s'identifiaient comme Québécois et 38 % comme Canadiens (L'Actualité, 1 mai 1990, p. 10).

Il y a aussi consensus dans la société québécoise sur la nécessité d'incarner politiquement cette identité différenciée. À travers les diverses façons de formuler l'enjeu : il y a un dénominateur commun à toutes les forces politiques québécoises : affirmer le caractère distinct du Québec en préservant les pouvoirs des institutions québécoises. Ce consensus s'est exprimé à l'Assemblée nationale lorsque le Parti libéral et le Parti québécois ont voté unanimement une résolution refusant toute modification à l'entente du lac Meech. Les deux partis ne s'entendent pas toutefois sur l'étendue de la souveraineté nécessaire au maintien de cette identité; le Parti libéral se contentant pour l'instant de réclamer une souveraineté culturelle soutenue par l'extension des juridictions en matière d'immigration et de communication, alors que le Parti québécois revendique une souveraineté politique complète.

La sécurité culturelle du Québec a été le principal argument invoqué pour justifier la nécessité de reconnaître la société distincte dans la constitution canadienne. Cet ajout aurait permis au gouvernement du Québec de promouvoir l'identité québécoise et devait constituer une reconnaissance de droits collectifs. On expliquait ce besoin de fonder la sécurité culturelle sur les droits politiques par la situation particulière du Québec qui est une société ayant à la fois le statut d'une minorité et d'une majorité. La population du Québec ne représente que 2 % de l'Amérique du Nord, mais cette population est à plus de 80 % francophone et pour cette raison elle peut encore maîtriser un centre de décisions et faire des choix qui soient conformes à ses besoins et qui préservent son « être distinct ». Il faut insister sur le fait que ce n'est pas seulement la conscience de la différence qui motive l'affirmation des droits politiques du Québec mais c'est aussi la conscience de la minorisation et de l'assimilation. Si la devise du Québec « je me souviens » a un sens c'est de rappeler que depuis la Confédération, il y a eu une érosion constante du poids démographique des francophones au Canada et une croissance inexorable des taux d'assimilation des francophones hors-Québec à tel point qu'en l'an 2000, 95 % de tous les francophones du Canada seront concentrés au Québec. La francophobie exprimée depuis quelques mois en Ontario et dans l'Ouest a encore une fois confirmé que le Québec est le seul territoire où les francophones peuvent espérer avoir une postérité.

Toute l'histoire politique du Québec peut s'interpréter comme une lutte de résistance à la minorisation démographique et politique. De ce point de vue Robert Bourassa avait raison de dire que la reconnaissance de la société distincte était le minimum vital pour le Québec et qu'il ne pourrait jamais céder sur ce point. Déjà le glissement sémantique de la notion de peuple à la notion de société était considéré par les leaders nationalistes comme une concession excessive. Aller en deçà signifierait que le Québec est une province comme les autres, assujetties aux volontés du gouvernement fédéral dans la préservation de son identité. Les francophones ne seraient plus qu'une minorité parmi les autres soumise au pouvoir de la majorité anglophone puisque le Québec n'aurait plus la capacité exclusive de promouvoir sa spécificité sur son territoire et devrait subordonner son identité aux exigences de la dualité linguistique et du multiculturalisme. Cela reviendrait à laisser le Canada anglais décider du destin québécois.

La reconnaissance de la société distincte signifiait pour Robert Bourassa que la dynamique du changement constitutionnel qui suivrait devait évoluer dans le respect des besoins du Québec. C'était définir l'état d'esprit des futures négociations constitutionnelles. « Comment voulez-vous, déclarait le Premier ministre, que le Québec s'engage à ne plus demander de pouvoir sur la base d'une constitution qui date de 1867 ? On approche de l'an 2000. Il y a des éléments de désuétude dans la constitution, des choses qui n'ont plus de sens. » (La Presse, 22 mars 1990). À terme, l'enjeu de la reconnaissance de la société distincte devait être l'extension des juridictions du Québec. Elle supposait que le Canada accepte la perspective d'un fédéralisme asymétrique et le principe d'un dualisme politique à géométrie variable.

Il n'y a pas si longtemps on faisait de la distinction nationale québécoise une condition nécessaire de l'identité canadienne. La Commission Laurendeau-Dunton prônait la reconnaissance du caractère biculturel du Canada comme antidote à l'américanisation de la culture canadienne. En vertu de cette logique, la reconnaissance de la société distincte serait le meilleur moyen de promouvoir l'identité canadienne car pour les Québécois qui s'identifient encore comme Canadiens, l'être ensemble implique l'être distinct. Au-delà de ses effets juridiques, cette reconnaissance aurait eu un impact politique, car elle aurait signifié que le Canada était fondé sur le principe de la double majorité, que sa caractéristique fondamentale n'était pas seulement la dualité linguistique mais aussi la dualité politique dans le domaine des juridictions de nature socio-culturelles. Par la reconnaissance de la société distincte qui est un concept symbolique, le Québec demandait d'inclure dans la constitution la reconnaissance d'une double autorité en matière linguistique et culturelle lui conférant la maîtrise exclusive de sa politique linguistique. Il s'agissait en fait de reconduire les pouvoirs linguistiques du Québec érodés par la Charte canadienne des droits. Québec voulait régler la question de la sécurité culturelle avant d'aborder la négociation des autres dimensions de la constitution canadienne.

La position constitutionnelle de Robert Bourassa était bien en deçà des demandes traditionnelles du Québec. Il avait réduit la distinction nationale à sa dimension symbolique puisqu'en définitive il ne demandait aucuns nouveaux pouvoirs spécifiques pour le Québec et n'osait même pas parler de statut particulier. Les gouvernements de toutes les provinces pouvaient se prévaloir de toutes les clauses de l'accord du lac Meech à l'exception de la société distincte. Le Québec ne devait jouir d'aucun statut particulier. La seule demande spécifique du Québec était de reconnaître une évidence et d'en faire une clause interprétative de la charte des droits. Même la portée juridique de cette clause allait être aléatoire, car elle était laissée à l'interprétation des juges de la Cour suprême. Qui plus est, afin de ne laisser aucune échappatoire, on avait pris soin de préciser que la clause de la dualité linguistique aurait préséance sur le caractère distinct du Québec. Enfin, à la conférence de la dernière chance qui tint l'ensemble du Canada en haleine durant la semaine du 3 au 9 juin, Robert Bourassa dut faire des concessions en particulier sur le Sénat élu et sur l'introduction d'une « clause Canada » à définir dans une seconde ronde de négociations, cette clause devant avoir préséance sur la société distincte et réduire à l'insignifiance sa portée juridique.

Mais une majorité de Canadiens n'acceptaient pas la logique québécoise impliquant la reconnaissance dans la constitution du caractère distinct de la société québécoise et lui accordant préséance sur les autres clauses de la Charte canadienne des droits. Ils estimaient que la logique québécoise supposait une certaine exclusion de l'identité pour tous ceux qui n'appartiennent pas aux deux nations fondatrices. À leurs yeux, le Canada devait être fondé sur le principe de l'égalité des individus et des provinces. Ils n'admettaient pas que les francophones puissent exiger la dualité linguistique sur la scène fédérale et refusent en même temps le bilinguisme au Québec même. Ils ne comprenaient pas pourquoi le Québec pourrait constitutionnellement se soustraire à la Charte des droits d'où leur perception négative de la clause dérogatoire et de la société distincte qui représentaient à leurs yeux une injustice. Au nom des droits individuels et de l'identité canadienne, ils s'opposaient aux demandes du Québec qui ne devait pas avoir plus de droits que les autres provinces. Tous les Canadiens étant égaux, les francophones sont une minorité comme les autres et ne peuvent réclamer de privilèges, le bilinguisme étant déjà une concession exorbitante. C'est le multiculturalisme et non le biculturalisme qui caractérise l'identité canadienne. De nombreux Canadiens voyaient donc le Canada comme une mosaïque, c'est-à-dire un assemblage de groupes ethniques différenciés par leur origine et leur culture et qui devraient être cimentés par une langue commune : l'anglais. Le maire de Sault-Sainte-Marie ne s'est-il pas réclamé du multiculturalisme pour justifier sa déclaration d'unilinguisme anglais ? Certains Canadiens sont prêts à tolérer le bilinguisme à la condition qu'il serve à l'intégration des francophones, qu'il soit restreint aux institutions fédérales et qu'il s'applique au Québec. Ils savent bien qu'à long terme les tendances démographiques rendront le bilinguisme inutile puisque la très grande majorité des nouveaux arrivants s'intègrent à la communauté anglophone. Reconnaître une portée juridique et politique au concept de la société distincte aurait entravé ce processus en maintenant une différenciation nationale dans la mosaïque canadienne.

Après un marathon constitutionnel de sept jours, les premiers ministres du Nouveau-Brunswick, du Manitoba et de Terre-Neuve se résignèrent à signer l'Accord du lac Meech afin de préserver l'unité canadienne. La montée de l'idée souverainiste dans l'opinion publique québécoise, les déclarations nationalistes des milieux d'affaires, la démission fracassante du ministre de l'environnement Lucien Bouchard et celles de ses collègues Guérin et Chartrand, les pressions des milieux économiques, tous ces facteurs combinés aux pressions insistantes du gouvernement canadien les obligèrent à s'entendre sur un accord du lac Meech amendé. Mais cette rocambolesque semaine de discussion ne réussit pas à dénouer l'impasse et à éviter l'échec de l'accord du lac Meech. Les premiers ministres de Terre-Neuve et le Manitoba trouvèrent divers prétextes pour ne pas respecter leur engagement de faire ratifier l'accord avant le 23 juin.

Cet échec a peut-être sonné le glas du fédéralisme renouvelé. Il oblige les dirigeants du Parti libéral à reformuler leur projet constitutionnel et à hausser les enchères. Québec s'affirmera désormais comme société distincte en refusant de négocier avec les autres provinces canadiennes. On négociera uniquement avec le gouvernement canadien ce qui est une façon d'imposer le principe de l'égalité des peuples. Mais cette position de repli est fragile et ne peut être efficace très longtemps car elle dépend somme toute de la bonne volonté du Premier ministre canadien dont la crédibilité est très faible dans le reste du Canada et qui a déjà récusé cette approche bilatérale.




L'intégration des allophones

L'accord du lac Meech était considéré comme important non seulement parce qu'il définissait le Québec comme société distincte mais aussi parce qu'il prévoyait une extension de la compétence du Québec en matière d'immigration et lui permettait d'accueillir plus d'immigrants en portant son quota à 30 % de l'immigration canadienne totale. Le Québec désirait aussi récupérer les programmes fédéraux consacrés à l'intégration des immigrants et qui représentent environ une somme de 30 millions $ par année.

La politique d'immigration canadienne a jusqu'ici favorisé les candidats anglophones : « Des 160 000 immigrants accueillis au Canada en 1988, seulement 3 % disaient connaître le français alors que 46 % indiquaient connaître l'anglais. Cette proportion demeure inchangée depuis au moins une décennie. » (La Presse, 23 décembre 1989). Or, si le Québec constitue une société distincte par rapport au Canada, la région de Montréal est en train de devenir elle aussi distincte du reste du Québec par la forte concentration d'immigrants qui s'y établissent. Cette tendance rend leur intégration problématique et a soulevé une polémique sur la place du français dans les institutions scolaires. Même si la politique linguistique oblige les nouveaux arrivants à inscrire leurs enfants à l'école française, celle-ci est de moins en moins apte à les franciser parce que les élèves francophones se retrouvent en minorité dans certaines de ces écoles et que les enfants allophones résistent de plus en plus à l'usage du français à l'école même.

Ainsi, dans les écoles françaises où les élèves allophones sont en majorité, ceux-ci imposent l'anglais comme langue d'usage à une minorité d'élèves francophones jusque dans les salles de cours. Ils expriment même à l'occasion leur mépris du français par des graffiti insultants. Si la force de l'école est insuffisante pour réaliser l'intégration dans une société où le marché du travail exige la connaissance de l'anglais, comment dans un contexte où les forces d'attraction économique et sociale jouent en faveur de l'anglais préserver et promouvoir l'usage du français ?

Pour tenter de résoudre ce problème, la Commission des écoles catholiques de Montréal jongla avec l'idée de la ségrégation scolaire en décidant d'administrer un questionnaire aux parents des élèves pour leur demander s'ils souhaitaient « des écoles séparées pour les Québécois d'origine et les autres ethnies ». Cette approche de la question fut dénoncée par la Commission des droits de la personne qui la jugea porteuse d'intolérance (Le Devoir, 10 novembre 1989).

La CECM déclencha une autre controverse sur l'intégration des allophones en rédigeant un règlement qui prévoyait l'adoption de mesures incitatives et coercitives pour promouvoir l'utilisation du français dans l'espace scolaire. Les deux articles controversés prévoyaient d'inscrire l'obligation de parler français sur les lieux de l'école dans le « code de conduite » (art. 16) et « d'aider les écoles qui ont de la difficulté à assurer un environnement français à mettre en place des mesures incitatives et lorsque nécessaire, les règles de discipline qui recréeront cet environnement » (art. 18). Des groupes comme SOSRacisme, Alliance-Québec, le Congrès juif canadien, l'Alliance des professeurs de Montréal dénoncèrent ce projet au nom de la liberté d'expression, invoquant son caractère intolérant et coercitif. Mais curieusement ces groupes de pression ne proposèrent aucune mesure concrète pour solutionner le problème. La présidente de la CEQ, Lorraine Pagé a d'ailleurs reproché aux leaders ethniques de rester silencieux sur les mesures correctives à prendre. Elle adressa le même reproche au gouvernement Bourassa et en particulier au ministre de l'éducation (voir La Presse, 14 mai 1990). Le Parti égalité, quant à lui, proposa le libre choix de la langue d'enseignement contestant de ce fait le principe de l'intégration des immigrants à la collectivité francophone. Par ailleurs, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, par la voix de son président, Jean Dorion a appuyé l'idée d'un règlement pour faire respecter l'usage du français à l'école. D'autres comme Francine Lalonde, Louise Laurin, Gisèle Tremblay et Hélène Pelletier-Baillargeon mirent en cause l'hypocrisie de ceux qui s'abritent derrière les droits individuels et qui se servent des minorités culturelles pour entraver la francisation du Québec (voir La Presse 4 mai 1990). Daniel Latouche quant à lui s'est inquiété de la ghettoïsation qui guette Montréal. « Il faut, dit-il, donner une chance à la machine assimilatrice québécoise francophone. Je m'objecte à ceux qui réclament l'arrivée ici des seuls immigrants francophonisables. » Il prône l'intégration des allophones dans ce qu'il appelle le Bazaar montréalais, titre de son livre publié chez Boréal. Le président de la Chambre de commerce du Québec, Jean Lambert s'est lui aussi inquiété des difficultés d'intégration des immigrants : « Les immigrants qui débarquent ici ne s'intègrent pas, ils s'implantent. Ils vivent entre eux comme ils le faisaient dans leur pays d'origine. Ils s'organisent un monde et ils s'y enferment... Avec la faiblesse de notre taux de natalité, il y a de quoi se poser de sérieuses questions sur notre avenir et notre identité » (Le Devoir, 18 novembre 1989).

Au chapitre des mesures correctives il faut retenir deux lignes d'argumentation principales. On a proposé de corriger le problème par une politique de recrutement des immigrants à la source dans les pays francophones et en facilitant leur intégration sur le marché du travail, dans les syndicats et dans le monde scolaire. Le professeur Edmond Orban a plaidé en faveur d'une politique d'immigration francophone. Il a proposé une modification du système de pointage qui valorise plus la connaissance du français (Le Devoir, 26 janvier 1990). La ministre Monique Gagnon-Tremblay a annoncé en février qu'elle s'apprêtait à remplacer le critère de « l'employabilité » par celui plus souple de « l'adaptabilité socio-économique ». Mais ce changement ne produira ses effets qu' à long terme et en attendant, le problème de l'intégration de ceux qui sont déjà ici reste entier.

La réussite d'une politique d'intégration dépend avant tout des possibilités de travailler en français car celui qui change de pays le fait principalement pour améliorer sa situation économique et il a tendance à s'intégrer à la communauté qui lui offre les meilleures perspectives d'enrichissement. Dans ce but, les autorités de la Ville de Montréal se sont engagées à réserver 25 % des postes de sa fonction publique aux membres des communautés ethniques (Le Devoir, 24 février 1990).

Le versant culturel de l'intégration a été exploré par Marco Micone qui plaide en faveur des échanges interculturels et du métissage de la culture québécoise (Possibles, vol 14, no 3, été 1990). Il explique que la logique de l'intégration suppose la reconnaissance de l'autre dans sa particularité culturelle. En ce sens, il s'oppose à l'idéologie multiculturelle pratiquée dans le système scolaire anglophone parce qu'il a pour effet d'accentuer les différences et de renforcer les ghettos. Il réclame la reconnaissance de la culture immigrée qui devrait être enseignée à l'école. Ce concept a l'avantage d'intégrer l'expérience de l'immigration et par conséquent de tenir compte de la société d'accueil. Son introduction dans la pédagogie aurait deux effets : valoriser l'immigrant à ses propres yeux et sensibiliser les Québécois à la réalité de l'immigration, ces deux effets se combinant pour faciliter l'intégration. Il reconnaît par ailleurs les effets pervers de la concentration géographique des nouveaux arrivants dans certains quartiers de Montréal ce qui tend à déséquilibrer les rapports linguistiques et à freiner le processus d'intégration. Il faut dit-il « démanteler les ghettos linguistiques scolaires afin d'éviter que les francophones ne deviennent minoritaires dans certaines écoles » ce qui nécessiterait un déplacement des élèves d'un quartier à l'autre. Cette solution fut toutefois jugée impraticable par Jean-Pierre Proulx en raison de ses coûts économiques et sociaux trop élevés impliqués par le transport des élèves d'une école à l'autre pour assurer l'équilibre linguistique (Le Devoir, 7 juin 1990).

La CECM renonça finalement à employer des mesures coercitives et abandonna l'article 19 qui prévoyait « l'obligation pour les élèves de communiquer en français en tout temps et en toute occasion avec le personnel de l'école de même qu'entre eux. » On a fait valoir qu'un tel règlement violerait la Charte des droits et libertés de la personne parce qu'il s'appliquait aux relations privées des individus. Cette controverse eut le mérite d'attirer l'attention sur les difficultés de l'école dans sa fonction d'intégration linguistique, mais le débat n'est pas clos car aucune solution concrète n'a encore été trouvée.




L'après-Meech

L'échec du lac Meech n'aura pas eu d'effet désastreux sur l'économie comme l'avaient laissé croire les partisans de l'entente : le dollar est demeuré stable, la cote de crédit du Québec a été confirmée et de nouveaux investissements ont été annoncés. Les premiers ministres Bourassa et Mulroney ont cherché à rassurer les investisseurs et à mettre le couvercle sur la marmitte en renvoyant aux calendes grecques les futures discussions constitutionnelles. Le renouvellement du fédéralisme est désormais bloqué, le Québec refusant de participer à toute autre conférence constitutionnelle. Il serait certes possible de modifier la constitution en l'absence du Québec puisque c'est la formule 7-50 % qui s'applique maintenant, mais ce serait reconnaître implicitement un statut colonial au Québec ce qui accentuerait encore plus la crise de l'unité nationale.

C'est sur le plan idéologique que l'impact de la non-reconnaissance de la société distincte a été le plus significatif. Le fédéralisme canadien a connu avec cet échec une perte de légitimité aux yeux de nombreux Québécois qui avaient cru aux promesses de renouvellement lors du référendum de 1980. À cet égard, les démissions des députés Lapierre et Rocheleau du Parti libéral et celles des députés Plamondon, Tremblay et Leblanc du Parti conservateur illustrent ce climat de désenchantement tout comme l'annulation des célébrations de la fête du Canada par de nombreuses municipalités du Québec. De nombreux Québécois estiment que la dernière chance du fédéralisme a été consommée. Le Canada a dit non pour une deuxième fois aux demandes du Québec et cette fois-ci, ces demandes étaient minimales et avaient été formulées par un gouvernement nettement fédéraliste. La preuve a été faite que le vouloir-vivre canadien exclut le Québec.

Pour éponger ce déficit de légitimité, les gouvernements de Québec et d'Ottawa voudront négocier des ententes bilatérales qui tenteront de répondre à certaines des demandes du Québec entre autres en matière d'immigration. Le Québec cherchera aussi à obtenir des concessions dans le domaine des télécommunications. Mais encore là, le gouvernement conservateur aura une marge de manoeuvre limitée pour répondre adéquatement à ces demandes car les autres provinces manifesteront leur insatisfaction envers ces faveurs accordées au Québec et réclameront la même chose. De plus, l'arrivée de Jean Chrétien à la direction du Parti libéral, même si elle peut favoriser la popularité des conservateurs au Québec, risque d'accroître la résistance du Canada anglais aux concessions que les conservateurs voudraient faire au Québec pour faire oublier l'amertume laissée par l'échec du lac Meech. Cette nouvelle conjoncture rendra l'option souverainiste de plus en plus populaire dans l'opinion publique, comme l'a démontré l'élection du premier député souverainiste dans le comté fédéral de Laurier-Sainte-Marie avec plus de 66 % des votes et obligera le Parti libéral du Québec à radicaliser sa position constitutionnelle. Cette tendance s'est déjà manifestée au congrès des jeunes libéraux qui ont voté à la quasi-unanimité une résolution réclamant la reconnaissance de la pleine autonomie politique du Québec avec une Assemblée nationale ayant l'exclusivité des pouvoirs sur son territoire (Le Devoir, 15 août 1990).

Divers scénarios ont été proposés pour relancer le débat sur la question nationale, consulter la population et repositionner le Québec dans un meilleur rapport de force. Chacun y est allé avec le projet qui servait le mieux ses intérêts stratégiques. Ainsi, le Parti québécois s'est fait l'apôtre d'une démarche en trois étapes : la convocation d'États généraux, l'élaboration d'une constitution et la tenue d'un référendum, le tout devant aboutir dans les douze mois. Le groupe des députés nationalistes fédéraux conduit par Lucien Bouchard a aussi prôné la tenue d'États généraux, ceux-ci devant réunir uniquement les élus du Québec aux niveaux fédéral, provincial et municipal afin de trouver un consensus sur le nouveau statut politique du Québec. Certains intellectuels comme Léon Dion (La Presse, 26 juin 1990) ont quant à eux suggéré la création d'une commission royale d'enquête ou encore comme Daniel Latouche, la réalisation d'un grand sondage national (Le Devoir 29 juin 1990).

Enfin, le gouvernement libéral a choisi la convocation d'une commission parlementaire non partisane, élargie et itinérante qui aura pour mandat de consulter les Québécois sur l'avenir politique du Québec, les travaux de cette commission devant aboutir avant la tenue du congrès du Parti libéral en mars 1991. Cette démarche a été acceptée par le Parti québécois. Mais sous l'apparence des discours consensuels, les préoccupations partisanes sont toujours bien vivantes et s'il y a entente sur la procédure à court terme, le jeu des intérêts effritera cette unanimité circonstancielle lorsque seront précisées les balises des nouvelles demandes du Québec car il est peu probable que le Parti libéral se convertisse à l'option souverainiste.

Dans la prochaine année, Robert Bourassa devra résoudre la quadrature du cercle, c'est-à-dire faire accepter le plus alors que le minimum a déjà été refusé par le Canada et éviter qu'un autre refus ne lui laisse d'autre choix que de réaliser la souveraineté. D'ici là d'autres crises risquent toutefois d'éroder le consensus national et de détourner l'attention du public des enjeux constitutionnels.