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L'administration publique



Stéphane Dion
Université de Montréal

James Iain Gow
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1990-1991

· Rubrique : L'administration publique



Quatre enjeux ont particulièrement affecté l'administration publique québécoise entre l'automne 1990 et la fin de l'année 1991. L'enjeu financier d'abord: avec la récession, le poids financier du secteur public dans l'économie québécoise a de nouveau émergé en tête des priorités politiques et du débat public. Son déficit se creusant, le gouvernement a regardé de plus près ses programmes et ses effectifs afin de déterminer à quelle nouvelle cure d'amaigrissement il pourrait soumettre son administration publique.

L'année 1991 a aussi été celle du secteur de la santé. Ouverte sur l'annonce en grande pompe d'un imposant projet de réforme, dominée par un lobby médical efficace qui va ramener la réforme à une portée beaucoup plus modeste, l'année se termine avec l'annonce d'un débat sans précédent sur le financement de tout le réseau des affaires sociales et de la santé.

Troisième enjeu: l'information transmise - ou cachée - par l'administration. Tantôt un conflit entre un dirigeant d'organisme et son ministre de tutelle s'étalait dans les médias, tantôt un dirigeant d'organisme se faisait critiquer pour une déclaration jugée trop politiquement engagée, ou à d'autres occasions des administrateurs se voyaient reprocher une trop grande passivité dans la défense de leurs dossiers sur la scène publique. L'année 1991 a été émaillée de ces «affaires», dont la plus remarquée a été celle des contrats secrets d'Hydro-Québec. Bien que très différentes à plusieurs égards, elles ont toutes posé le même enjeu: celui de l'information. Qu'est-ce qu'une administration peut - ou doit - communiquer au public? Comment doit-elle le faire? Quand doit-elle montrer réserve et discrétion ? Ces questions sont revenues avec une telle constance qu'une rubrique leur sera consacrée dans ce chapitre.

Enfin, l'enjeu constitutionnel: les questions d'ordre administratif ou bureaucratique ont alimenté le débat sur l'avenir du Québec et du Canada. La souveraineté du Québec ou une importante dévolution des pouvoirs vers cette province apparaissant comme des scénarios plus plausibles que jamais, l'intégration de dizaines de milliers d'employés fédéraux à la fonction publique québécoise est un problème dont on a commencé à débattre en 1991.



1. L'enjeu financier

Après avoir été reporté au pouvoir en 1985, le Parti libéral a cherché à ralentir la croissance des dépenses publiques. Cet effort de réduction a affecté l'administration publique de deux façons lors des premières années du régime libéral: par la diminution du nombre d'organismes et par la réduction de l'effectif de la fonction publique. Mais dans les années qui suivirent, tant les organismes que les effectifs ont repris leur tendance à la hausse. La récession de 1990-1991 semble avoir ravivé la détermination du gouvernement de sabrer dans ses dépenses, lui qui a imposé un gel salarial à ses employés et lancé une ronde d'études en vue d'identifier de nouvelles cibles de réductions.


1.1 Le nombre d'organismes

Le nombre d'organismes avait baissé de 202 en décembre 1985 à 184 en février 1988, inversant ainsi une tendance qui était à la hausse sous le Parti québécois. Mais la croissance a repris les années suivantes: le nombre d'organismes s'élevait à 204 en avril 1990, revenant à la case départ de 1985. Ces données sont tirées du recensement effectué périodiquement par le Secrétariat à la réforme administrative et aux emplois supérieurs. Le Secrétariat n'a pas refait de recensement depuis. Mais il a publié en avril 1991 un organigramme général du gouvernement du Québec qui dresse la liste de tous les organismes actifs à l'exception des organismes consultatifs. La comparaison de cet organigramme avec l'organigramme de juillet 1989 montre qu'en deux ans, si sept organismes ont été abolis, dix nouveaux ont été créés.

De plus, un nouveau ministère a été formé lors du remaniement du 5 octobre 1990. Il s'agit du ministère des Forêts, qui s'est détaché du ministère de l'Énergie et des ressources. Enfin, le ministre de l'Environnement, Pierre Paradis, va de l'avant avec un projet de scission de son ministère. Le 17 décembre 1991, il a déposé le projet de loi 412 créant un Office de protection de l'environnement. Le nouvel organisme regroupera plus de la moitié des 1800 fonctionnaires du ministère et sera chargé de l'application des lois et règlements. Le ministère s'occupera exclusivement de la mise au point des politiques environnementales et de la coordination avec les autres ministères.


1.2 Les effectifs de la fonction publique

L'effectif régulier de la fonction publique était de 53 927 fonctionnaires en 19851 ] . Le gouvernement libéral a entrepris de réduire ce nombre - au moyen notamment d'un programme d'indemnisation des départs volontaires - qui est descendu à un plancher de 52 164 fonctionnaires en 1988. Mais l'effort de réduction a été interrompu, avec trois hausses successives portant l'effectif à 52 284 en 1989, à 52 835 en 1990 et à 53 525 en 1991. Cette tendance à la hausse est surtout manifeste dans la catégorie des professionnels: ceux-ci représentaient 21,7 % de l'effectif régulier en 1985, 25,8 % en 1991. L'effectif des employés occasionnels a aussi augmenté, passant de 12 886 en mars 1990 à 14 604 en mars 1991.

La proportion de femmes dans l'effectif régulier a continué d'augmenter, passant de 40,6 % en 1990 à 41,3 % en 1991. Il a progressé de 9,4 % à 10,9 % parmi les cadres supérieurs, demeurant encore en deçà cependant du seuil de 12 % de représentation féminine que le programme d'accès à l'égalité pour les femmes de la fonction publique, entré en vigueur en 1987, avait prévu pour 1990.

La représentation des membres des communautés culturelles, elle, n'augmente pas. Ils représentaient 4,1 % de l'effectif régulier en 1987, 4,4 % en 1989 et 3,7 % en 1990 tout comme en 199 1. On ne voit guère comment le programme d'accès à l'égalité entré en vigueur en 1990 pourra atteindre son objectif, qui est de porter la proportion de fonctionnaires membres de communautés culturelles à 9 % pour 1994. L'objectif apparaît d'autant plus hors de portée que les nouvelles embauches devraient se faire de plus en plus rares si le gouvernement met en application les projets de réduction d'effectifs dont il sera question plus loin.


1.3 Les rémunérations dans le secteur public québécois

Le fonctionnaire québécois touchait en moyenne un traitement de 37 067 $ en mars 1991. La fourchette s'étendait entre une moyenne de 87 206 $ pour les hauts dirigeants et de 26 266 $ pour le personnel de bureau. Le traitement moyen d'un cadre supérieur était de 67 855, celui d'un professionnel de 46 046 $2 ] .

Comment ces traitements se comparent-ils avec ceux dispensés dans les autres secteurs de l'économie québécoise ? Les données les plus récentes de l'Institut québécois de recherche et d'information sur la rémunération (IRIR), publiées en mai l99l3 ] , permettent de comparer la rémunération des employés réguliers du secteur public québécois (incluant le secteur parapublic) et des salariés des entreprises québécoises de 200 employés et plus travaillant soit dans le secteur privé soit dans les administrations municipales et fédérales. Les emplois repères retenus couvrent 28 % des effectifs de la fonction publique, les analystes de l'IRIR ayant jugé que le reste des effectifs du secteur public - 72 % du total, dont les enseignants et les infirmières - occupent des emplois qui n'ont pas d'équivalent dans le secteur privé. La comparaison porte sur la rémunération globale, incluant toutes les conditions de travail, salaires et avantages sociaux - à l'exception de la sécurité d'emploi dont on ne sait comment chiffrer la valeur. Les résultats sont que le secteur public québécois: 1) bénéficie d'une avance de 8 points de pourcentage en comparaison de la rémunération globale perçue dans le secteur privé; 2) est à parité avec les travailleurs syndiqués du privé;4 ] 3) verse une rémunération de six points inférieure à celle du secteur «autre public».5 ] La principale raison de l'écart entre le secteur publie québécois et le secteur privé tiendrait aux heures de présence moins nombreuses dans le secteur public, soit 36 heures, comparée à 38 heures pour les autres salariés québécois.

En novembre 1991, l'IRIR a publié un autre indicateur: il s'agit du taux d'augmentation des clauses salariales en vigueur pour les salariés syndiqués. Les données reproduites au tableau 1 montrent que les clauses salariales obtenues par les employés du secteur public québécois ont été plus avantageuses que celles obtenues par les salariés syndiqués travaillant dans le secteur privé et ceux de la catégorie «autre public» lors de quatre des cinq dernières années. L'avantage du secteur public québécois est particulièrement marqué en 1991 (données du premier trimestre). Toutefois, la situation pourrait s'inverser en 1992, avec le gel des salaires des employés du secteur public québécois, qui durera six mois à partir du 1er janvier, et qui sera suivi d'une augmentation maximale de 3 % pour l'année suivante.




Ce gel salarial suivi d'une augmentation limitée à 3 % a fait l'objet d'une entente de principe conclue en avril 1991 entre le Conseil du trésor et les principales centrales syndicales (projet de loi 149, adopté le 13 juin). Québec avait d'abord annoncé son intention de geler les salaires pendant un an en prolongeant la convention collective sans aucune augmentation salariale. Ce plan initial avait fait rugir les syndicats. Craignant une loi spéciale et anticipant l'impopularité d'une grève du secteur public quand le taux de chômage atteint les 12 %, les syndicats ont accepté le plan de rechange du gouvernement.


1.4 Les nouveaux projets de réduction

Face à un déficit sans précédent de 3,88 milliards de dollars, le gouvernement a cherché le moyen de rendre plus svelte son administration. Il est passé aux actes avec le gel des salaires conclu en avril 1991, et aussi en décidant de geler ses dépenses le 4 décembre 1991, ce qui impliquait, entre autres choses, l'impossibilité de recruter du nouveau personnel. De plus, trois groupes de réflexion, formés respectivement au sein de la députation ministérielle, de la haute fonction publique et du Parti libéral, ont cherché à définir les cibles d'un nouvel exercice d'amaigrissement de l'État. Les propositions des deux premiers groupes étaient connues dans leurs grandes lignes à la fin de l'année 1991.

Le comité de députés ministériels a rendu public son rapport en décembre 1991. L'application des recommandations du rapport Poulin - du nom du président du comité - obligerait le gouvernement à réduire à zéro son déficit d'opération dès 1994 et à procéder à des fusions ou à des abolitions d'organismes. Une réduction de 3 % du personnel de la fonction publique et une réduction de 20 % du personnel d'encadrement sont les seules recommandations chiffrées du rapport.

Le comité des hauts fonctionnaires, présidé par le secrétaire général du Conseil exécutif, Benoît Morin, aurait recommandé au Conseil exécutif 242 mesures de réduction susceptibles de procurer au trésor public 1 milliard de dollars d'économie en 1992-1993, 1,3 milliard en 1993-1994 et 1,5 milliard l'année suivante.6 ] Parmi les mesures préconisées, on relève une réduction nette de la fonction publique de 1 % (ou 600 postes par année) et la tarification des services de santé.

Enfin, Le Devoir du 24 décembre 1991 annonce des coupes de 10 % des effectifs de la fonction publique sur 5 ans, en s'appuyant sur une directive du Conseil du trésor non publiée.

Délestage de structures, loi pour imposer le déficit zéro, réductions d'effectifs dans la fonction publique, l'heure est à la rigueur budgétaire plutôt qu'aux mesures anticycliques de soutien à l'économie. Québec a le sentiment de ne pas avoir engrangé suffisamment en prévision des vaches maigres et entend bien se rattraper maintenant. Parmi toutes les mesures envisagées, l'une retient particulièrement l'attention. Préconisée tant par le rapport Poulin que par le groupe de hauts fonctionnaires, elle vise le principal poste budgétaire du gouvernement, celui de la santé. L'imposition de nouveaux tarifs dans le domaine de la santé sera probablement largement débattue en 1992, tout comme ce fut le cas en 1991. En effet, elle faisait partie d'une série de réformes envisagées, puis écartées - momentanément? - à la suite d'un débat marathon qui a mobilisé tous les lobbies du secteur, et dont nous allons maintenant rendre compte.




2. L'enjeu de la Santé

C'est par une conférence-spectacle de deux heures que le ministre de la Santé et des services sociaux, Marc-Yvan Côté, a annoncé un grand projet de réforme dont la portée devait être aussi ambitieuse que l'avait été la fameuse ' réforme Castonguay. Les objectifs visés: à la fois le contrôle des coûts et une plus grande accessibilité des soins. Présenté à l'Assemblée nationale le 10 décembre 1990, le projet de loi 120 ne sera adopté finalement que le 28 août 1991, au prix de modifications qui en ont réduit la portée à peu de choses. C'est que les moyens envisagés pour mettre en application la réforme heurtaient de front les intérêts du corps médical.

Premièrement, le projet initial conférait aux administrateurs un plus grand contrôle sur les gestes médicaux, afin de freiner l'explosion des dépenses. Leur contrôle sur la gouverne des établissements était renforcé au détriment du pouvoir médical. Ainsi, le poste de directeur des services professionnels, traditionnellement attribué à un médecin, était aboli. Le directeur général des institutions voyait sa position considérablement renforcée. Il obtenait la juridiction sur le Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens, lequel relevait auparavant du conseil d'administration. Il gagnait un contrôle sur la définition de la tâche attribuée à chaque médecin. Au surplus, le projet prévoyait l'informatisation massive des données administratives, médicales et sociales afin notamment de faciliter la chasse aux économies. La direction mettait ainsi la main haute sur les dossiers médicaux des patients, qu'elle aurait pu transmettre sans autre autorisation à tout professionnel à des fins de recherche ou d'enseignement.

La présence des médecins était réduite à la portion congrue dans les conseils d'administration auxquels on conviait plutôt les représentants des usagers, des organismes communautaires, des municipalités et des milieux socio-économiques. Aux conseils d'administration des hôpitaux, on ne prévoyait qu'un médecin sur une quinzaine de membres. Pas un seul médecin ne devait siéger aux conseils d'administration des régies régionales créées pour mettre en oeuvre les programmes élaborés par Québec et pour distribuer les budgets nécessaires aux établissements. De même, aucun siège n'était réservé aux médecins dans les conseils d'administration des Centres locaux de services communautaires, alors même que le projet de loi faisait des CLSC la principale porte d'entrée du système de façon à réduire la pression sur les urgences. Notamment, les CLSC devenaient un passage obligatoire pour consulter un spécialiste.

Le projet de loi faisait plus que modifier l'équilibre entre deux lignes d'autorité parallèles, les administrateurs et les médecins; il mettait en cause le contrôle de ces derniers sur l'exercice de leur profession. Ainsi, ils pouvaient se voir assigner certaines tâches utiles mais ingrates, par exemple s'occuper d'itinérants ou assurer des gardes à l'urgence. Une disposition obligeait les médecins ayant moins de dix ans de pratique à travailler un certain nombre d'heures par semaine dans un établissement public avant d'obtenir l'agrément de leur cabinet privé, sous peine de pénalité financière. L'entrée en spécialité faisait l'objet d'un contingentement renforcé. Les jeunes médecins étaient lourdement pénalisés en cas de refus de s'expatrier dans une région périphérique. Concrètement, alors que l'ancien régime diminuait de 30 % pendant trois ans le traitement des médecins qui s'établissaient dans les grands centres, la pénalité devait devenir permanente avec le projet de loi.

Le pouvoir médical n'était pas la seule cible de la réforme du ministre Côté. Au moyen d'un impôt-service, les citoyens plus fortunés devaient payer une partie du coût des services «complémentaires» gratuits (services dentaires pour les enfants, médicaments et lunettes pour les personnes âgées). Ces dépenses devaient être ajoutées au revenu imposable, jusqu'à un plafond de 2 ou 3 %. De plus, un ticket orienteur de 5 $ devait être imposé aux personnes se présentant sans raison valable à l'urgence d'un hôpital. On prévoyait aussi la fermeture d'un certain nombre d'établissements dans le réseau des affaires sociales.

D'emblée, la fédération des CLSC, la Conférence des Centres régionaux de santé et de services sociaux (CRSSS) et l'Association des centres d'accueil du Québec ont donné leur appui aux orientations de la réforme Côté tout en rejetant les dispositions tarifaires. L'Association des directeurs généraux des services de santé et de services sociaux a aussi donné son accord, en insistant sur la nécessité d'obliger les médecins à aller en région. Une coalition pour la réforme de la santé, regroupant une trentaine d'organismes du secteur des affaires sociales, s'est formée pour faire contrepoids au lobby exercé par les médecins.

En théorie, le controversé projet de loi devait être adopté en juin. Mais c'était compter sans la résistance des médecins. Ces derniers sont parvenus à faire reculer le gouvernement par une campagne publicitaire active, par des démarches répétées auprès des autorités, en profitant de l'appui de tous ceux qui voyaient dans la réforme un danger de dérive technocratique, mais aussi en menaçant de faire grève. Le regroupement des fédérations de médecins (omnipraticiens, spécialistes, internes et étudiants) a régulièrement brandi la menace d'arrêts ou de ralentissements de travail, mais la corporation professionnelle des médecins s'est prononcée contre le recours à une grève générale et illimitée.

La loi votée le 28 août 1991 n'a plus grand-chose de commun avec le projet initial. Les médecins ont maintenu leur présence à toutes les instances décisionnelles. Aucune mesure coercitive additionnelle ne les force à aller s'installer en région. L'allocation du budget de la Régie de l'assurance-maladie du Québec ne sera pas confiée à des régies régionales. La question du financement reste intacte, le ministre ayant abandonné sa proposition d'un impôt-service.

Tout n'est pas joué cependant. La décision finale touchant tant le mode de répartition des médecins en région que l'agrément des cabinets privés est reportée au 1er janvier 1993. Aux médecins de prouver entre-temps qu'ils sont capables d'assurer une meilleure distribution des effectifs médicaux en région sans que le législateur ait à recourir aux pénalités prévues dans le projet initial du ministre Côté.

Quant à la mise en cause de la gratuité, le ministre est revenu à la charge le 18 décembre 1991 avec un nouveau document intitulé «Un financement équitable à la mesure de nos moyens». Impôt-service, désassurance de certains services, augmentation du fardeau fiscal, tarification, autant de mesures qui devraient être discutées lors d'une commission parlementaire sur les coûts de la santé annoncée pour le début février 1992.




3. L'enjeu de l'information

En 1991, pas moins de dix événements dignes de mention ont mis en cause l'administration dans sa façon d'informer tantôt la population tantôt les élus. Quatre de ces affaires ont clairement posé le dilemme entre le droit à l'information et le secret d'État. À une autre occasion, on a vu une grande entreprise d'État se faire reprocher de mal défendre ses dossiers sur la scène internationale. Dans deux autres cas, des conflits au sein de l'appareil gouvernemental ont été étalés au grand jour. Enfin, à trois occasions, des organismes gouvernementaux se sont fait reprocher des déclarations jugées trop politiques ou compromettantes.


3.1 Le secret administratif mis en cause: des contrats d'Hydro-Québec à la commission Lemieux-Lazure

L'histoire la plus remarquée a été celle des contrats secrets conclus entre Hydro-Québec et 13 alumineries et fonderies. Hydro était soupçonnée d'avoir octroyé des rabais préférentiels à ces entreprises. En 1990, les Cris du Québec ont entrepris des démarches auprès de la Commission d'accès à l'information en vue d'obtenir des informations sur ces contrats. Les 13 sociétés s'empressèrent de se présenter devant la Cour supérieure pour empêcher la Commission d'accès à l'information d'obtenir les contrats signés. Une injonction a été émise le 9 janvier 1991 à la demande des procureurs des 13 sociétés après qu'elles eurent appris que le journaliste Michel Morin, de Radio-Canada, était en possession d'une copie du contrat entre Hydro-Québec et la société norvégienne Norsk-Hydro, producteur de magnésium. Les médias québécois qui avaient obtenu copies des contrats d'électricité ne pouvaient en dire un mot, même si la révélation en avait été faite à l'étranger. Hydro-Québec ainsi que le gouvernement ont justifié ces mesures au nom de la confidentialité nécessaire face à la vive concurrence et des 45 000 emplois qui, selon le premier ministre, dépendent de ces contrats. Mais ce recours à l'injonction pour museler la presse a été fortement critiqué par les médias eux-mêmes ainsi que par l'opposition. Le député de D'Arcy McGee, Robert Libman, notamment, a rompu le silence et a affirmé à l'Assemblée, le 16 avril 1991, qu'Hydro-Québec vend de l'électricité à de gros clients industriels beaucoup moins cher que ce qu'il lui en coûte pour la produire.

Le 29 avril 1991, Hydro-Québec et la compagnie Norsk-Hydro ont divulgué leur contrat. Ils confirmaient que Québec avait accordé à la multinationale norvégienne des rabais fermes de plusieurs dizaines de millions de dollars, réduction sans remboursement de 60 % du tarif. Mais Hydro-Québec semblait décidée à respecter ses engagements de confidentialité envers les 12 autres compagnies dont les contrats étaient protégés temporairement par une injonction de la Cour supérieure.

Cette saga juridique et politique a duré jusqu'au 6 mai, quand un règlement à l'amiable conclu avec le journal La Presse, la Société Radio-Canada et la presse canadienne a permis de lever l'injonction. La conclusion de l'entente a été facilitée par le fait que le seul contrat connu des médias, celui de Norsk-Hydro, avait déjà été dévoilé. Épilogue de l'affaire: la décision américaine du 2 décembre 1991 de maintenir des tarifs douaniers sur le magnésium provenant du Québec.

Mais Hydro-Québec n'était pas au bout de ses peines. La transparence de la grande société d'État a été mise en doute une seconde fois à la fin de l'année 1991 quand l'un de ses employés a révélé aux médias l'existence d'une entente particulière au sujet des comptes en souffrance des Mohawks d'Akwesasne. Encouragés par une station de radio, 40 000 abonnés d'Hydro-Québec ont alors réclamé la subvention de 300 $ accordée aux «bons payeurs» de la réserve indienne. Interrogés sur l'affaire, madame Lise Bacon, ministre de l'Énergie et des ressources, et le premier ministre Bourassa ont désavoué publiquement cette entente particulière conclue avec la communauté mohawk. Par la suite, Hydro-Québec a fait connaître par communiqué les détails de l'entente, mais a répondu par une fin de non-recevoir aux 40 000 plaignants. L'employé par qui la nouvelle a été connue a encouru des mesures disciplinaires, parce qu'il avait dérogé à un code d'éthique d'Hydro-Québec.

L'affaire des «bons payeurs» d'Akwesasne a mis en jeu la possibilité pour un fonctionnaire de révéler des informations confidentielles jugées par lui d'intérêt public. Une autre affaire du genre s'est posée quand l'Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec a accusé le ministre de l'Environnement, monsieur. Pierre Paradis, d'opter pour des solutions dangereuses ou trop coûteuses dans le domaine de l'eau potable. Or ces critiques ont été faites alors que les ingénieurs négociaient leur convention collective, dont le renouvellement piétinait depuis 25 mois. Mieux payés, ils se seraient tus sur les gaspillages de l'Etat, aurait laissé entendre en conférence de presse le président de cette association.7 ]

Un autre événement a mis en jeu non pas la communication entre l'administration et le public mais plutôt le droit à l'information des parlementaires. Il a opposé le Conseil du trésor à une commission parlementaire. Il s'agit de l'étude sur la loi de la Fonction publique faite par la Commission du budget et de l'administration. Présidée par le député libéral Jean-Guy Lemieux, avec comme vice-président le député péquiste Denis Lazure, la commission a remis son rapport final le 17 décembre 1990, sous le titre «Au service du citoyen, la raison d'être de la fonction publique du Québec». Sur la base de consultations, de recherches et de sondages, ce rapport présentait un diagnostic nettement plus critique que celui, optimiste, livré par le Conseil du trésor en décembre 1988. Le Conseil du trésor estimait que des progrès significatifs avaient été accomplis dans le sens des objectifs de la loi 51 de 1983, en termes de délégation des responsabilités aux gestionnaires et de déréglementation de la gestion des ressources humaines. Le bilan de la commission conclut au contraire que la réglementation stricte n'a pas été remplacée par des politiques générales afin de responsabiliser les gestionnaires. On y lit que 35 % des cadres supérieurs âgés de 45 ans et plus et 22 % des professionnels se disent sous-utilisés.8 ] Mettant le Conseil du trésor sur la sellette, le rapport de la commission lui reproche de se cantonner dans son rôle de contrôle. Or, lors des travaux de la commission, le président et le secrétaire du Conseil du trésor auraient tenté de contrôler la teneur des informations transmises par les sous-ministres et les dirigeants d'organismes gouvernementaux. C'est l'intervention du secrétaire général du Conseil exécutif, monsieur. Benoît Morin, qui aurait permis une meilleure collaboration de la haute fonction publique aux travaux de la commission.9 ]


3.2 L'apprentissage du marketing: Hydro-Québec à la défense de ses contrats d'exportation

La politique de communication d'Hydro-Québec a été durement critiquée dans un autre dossier: celui des contrats d'exportation d'électricité aux États-Unis. Les Cris du Québec et les environnementalistes américains ont mené en 1991 une campagne de relations publiques de grande envergure dans le Nord-Est des États-Unis, où doit se décider l'avenir des contrats d'exportation d'électricité. Leur objectif: bloquer le projet hydro-électrique de Grande-Baleine, phase 2 de la Baie James évaluée à plus de 12 milliards de dollars. Hydro-Québec - ainsi que la Délégation du Québec à New York - a été critiquée pour sa lenteur à réagir10 ] . Finalement, elle a pris l'offensive en octobre 1991 en répliquant dans cinq quotidiens de l'État de New York à une charge de Greenpeace publiée dans le New York Times du 21 octobre. Une grande firme de consultants, Burson Marsteller, a été engagée pour la conseiller dans la contre-campagne qu'elle devra livrer pour sauver un projet hydroélectrique dont l'avenir semblait bien incertain à la fin de l'année 1991.


3.3 Conflits dans l'appareil gouvernemental

À deux occasions notables, des dissensions entre des dirigeants d'organismes et des membres du gouvernement ont fait la une en 1991. La première a mis en scène le ministre de l'Environnement, monsieur. Pierre Paradis, et un organisme sous sa responsabilité, le Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE). Cet organisme quasi judiciaire, qui est souvent appelé à porter un jugement sur les décisions du gouvernement, a eu sa part de démêlés avec le ministère de l'Environnement par le passé. En avril 1991, le ministre Paradis a annoncé la nomination à la tête de l'organisme de trois anciens hauts fonctionnaires du ministère, dont le nouveau président, Bertrand Tétreault. Ce transfert de personnel n'a pas suffi à empêcher l'apparition d'un nouveau désaccord quelques mois plus tard. En effet, lors d'une conférence de presse au mois d'août, le ministre a blâmé le BAPE pour son attitude dans le dossier Soligaz. Plutôt que de suivre l'avis du BAPE qui recommandait l'abandon de ce projet, le ministre a préféré ordonner une autre expertise, mettant ainsi en doute la crédibilité d'un organisme qui relève de sa responsabilité. Le projet a finalement été autorisé par le gouvernement.

Le deuxième conflit ouvert a opposé le ministre responsable des installations olympiques, monsieur. André Vallerand, à la Régie des installations olympiques (RIO). L'affaire commence par la chute d'une poutre de 55 tonnes le 13 septembre 1991. Le ministre ferme le stade pour des raisons de sécurité. La RIO est d'avis contraire et craint les conséquences financières de la fermeture du stade. Déjà, elle a reçu une réclamation de 4 millions de dollars du club de baseball les Expos, démarche que risquent d'imiter les autres organisations avec lesquelles elle a signé des contrats déjà déficitaires. Dans les semaines qui suivent, le désaccord entre le ministre et la RIO s'affiche au grand jour à coup de communiqués de presse, prenant de plus en plus la forme d'une querelle personnelle entre le ministre Vallerand et le président de la RIO, Pierre Bibeau. L'intervention du Bureau du premier ministre s'avère nécessaire pour calmer les adversaires.11 ] La RIO aurait engagé plus de 547 000 $ de deniers publics en contrats de relations publiques et en événements télématiques pour promouvoir une réouverture rapide de l'enceinte olympique, alors même que son ministre de tutelle y faisait obstacle.12 ] Finalement, le ministre Vallerand donne le feu vert à la réouverture du stade le 27 novembre 1991, estimant avoir reçu un rapport d'expertise rassurant.


3.4 Quelques déclarations politiques

L'année 1990-1991 aura été une période de crise constitutionnelle. À trois occasions, des administrateurs publics ont été mêlés à ce débat d'une façon qui a mis en doute leur neutralité.

En septembre 1990, la Sûreté du Québec accuse dans un communiqué les médias anglophones de noircir la crise d'Oka pour régler leurs comptes avec le Québec après l'échec de l'Accord du lac Meech. Des organes de presse anglophones et francophones ont vivement dénoncé cette déclaration et ont dit craindre la dérive vers une «police politique».

En avril 1991, parlant devant des gens d'affaires à Washington, le président du conseil et chef de la direction d'Hydro-Québec, monsieur. Richard Drouin, a déclaré que l'aboutissement des négociations constitutionnelles ne se produirait probablement pas durant la présente décennie. Ces propos de la part d'un gestionnaire public ont été dénoncés comme une ingérence politique et une faute de jugement par le leader souverainiste Jacques Parizeau.

Enfin, le 11 novembre 199 1, le journal La Presse publie une entrevue du nouveau président de la Commission des droits de la personne du Québec, monsieur Yves Lafontaine. Ce dernier reproche aux médias anglophones de profiter de la période préréférendaire pour donner une visibilité exagérée au moindre incident à caractère racial, et met en doute l'objectivité des leaders des communautés culturelles. Ces propos ont été vivement critiqués dans les médias et par des associations des communautés culturelles.




4. L'enjeu constitutionnel

Si des administrateurs publics se sont immiscés sans trop le vouloir dans le débat constitutionnel, ce dernier s'est intéressé de plus près aux questions administratives en 1991. L'enjeu est en effet de taille: l'intégration au secteur public québécois de dizaine de milliers d'employés fédéraux. Un transfert de juridiction de l'importance de celui prévu dans le rapport Allaire concernerait déjà beaucoup de monde. Dans le cas d'une indépendance complète, c'est plus de 100 000 postes en provenance d'Ottawa qu'il faudrait parachuter dans une fonction publique et parapublique québécoise qui en compte 400 000, soit le quart des effectifs déjà disponibles. Plus précisément, 106 869 Québécois étaient des employés du gouvernement fédéral selon Statistique Canada, soit 67 036 dans les ministères et 39 833 dans les sociétés de la Couronne, sans compter les Québécois travaillant dans la capitale nationale ni les effectifs de différentes sociétés d'État (Postes Canada en emploie 13000).13 ]

Le Parti québécois s'est engagé à quelques reprises durant l'année à rapatrier tous ces agents avec leurs droits et privilèges. Il leur garantit le même emploi ou un autre de même type, advenant la souveraineté du Québec.14 ] Le Parti québécois prévoit financer cette opération immense et complexe à même les économies escomptées avec la suppression des duplications de postes et d'activités entre le gouvernement fédéral et celui du Québec. Le gouvernement péquiste d'un Québec souverain désignerait un ministre exclusivement responsable de ce dossier.15 ] Un comité du parti a été formé, qui a invité les fonctionnaires fédéraux à participer au processus de consultation. Il doit remettre son rapport au printemps 1992.

Le Parti québécois s'est aussi engagé à accorder une attention particulière à l'Outaouais puisque cette région compte pas moins de 26 000 fonctionnaires. La même préoccupation apparaît dans le rapport Bélanger-Campeau, qui promet à l'Outaouais un plan d'aide économique en cas de modifications constitutionnelles importantes. La mairie de Hull a d'ailleurs commandé au Groupe Secor une étude sur les conséquences économiques pour la région et les fonctionnaires de l'Outaouais.

Un sondage B.I.P. mené pour l'Alliance de la fonction publique du Canada révélait en avril 1990 que 42 % des fonctionnaires fédéraux québécois préféreraient rester au sein de la fonction publique canadienne, et que 25 % préféreraient passer au gouvernement québécois si le Québec devenait souverain; 32 % étaient discrets ou indécis.

L'exemple du transfert d'employés fédéraux aux ministères québécois du Revenu et de l'immigration qui s'est opéré récemment est inquiétant, selon l'Alliance de la fonction publique qui représente la majorité des fonctionnaires fédéraux. La reclassification, notamment, serait une source de mécontentement pour ses 700 membres.16 ]

Sur toute cette question, Ottawa et Québec ont fait preuve d'une grande discrétion, probablement pour ne pas donner l'impression de planifier déjà le démembrement du pays.




Conclusion

En décembre 1990, si l'on s'était risqué à deviner les défis auxquels la fonction publique québécoise aurait à faire face lors de l'année à venir, il est probable que des thèmes tels que le service à la clientèle ou l'imputabilité des hauts fonctionnaires auraient été mis de l'avant. Ces thèmes avaient en effet été largement débattus à l'automne 1990, à l'instigation notamment de la commission Lemieux-Lazure. Or il n'en a guère été question en 1991.

Aussi est-il possible que l'allégement des structures et des effectifs, le financement et l'accessibilité des soins de santé, le dilemme entre le secret administratif et l'accès à l'information, et le rapatriement de la portion québécoise de la fonction publique fédérale n'émergent guère comme enjeux majeurs de l'année 1992. Mais le contraire n'étonnerait guère. Le prochain budget des dépenses soumettra probablement les structures et les effectifs de l'administration à une rigueur exceptionnelle. Le débat sur le financement des soins de santé - principal poste budgétaire du gouvernement - est annoncé par le ministre. L'usure du pouvoir est susceptible d'encourager la multiplication des «affaires» liées à l'enjeu de l'information, tels les conflits au grand jour et les «fuites», si le premier ministre et son gouvernement continuent à donner des signes de fatigue. Enfin, les échéances de 1992 devraient forcer le débat constitutionnel à scruter de plus en plus près les pièces d'un formidable casse-tête administratif.




Note(s)

1.  Les données sur les effectifs sont tirées des sources suivantes: Évolution de l'effectif de la fonction publique de 1985 à 1988, Office des ressources humaines, octobre 1989.

2.  Portrait statistique de l'effectif régulier de la fonction publique du Québec, Office des ressources humaines, éditions de 1988 à 1991. Les années sont à jour le 31 mars.

3.  Septième rapport sur les constatations de L'IRIR, première partie, Institut de recherche et d'information sur la rémunération, mai 1991.

4.  Ibid., p. 54, tableau 26.

5.  Ibid., p. 29, tableau 10 et p. 39, tableau 16 de la partie 1.

6.  «Le premier fonctionnaire du Québec préconise une réduction des dépenses de l$ milliard», Le Devoir, 29 novembre 1991.

7.  Le Devoir, 7 mai 1991, p. A3.

8.  Commission du budget et de l'administration, «Au service du citoyen, la raison d'être de la fonction publique du Québec», Québec, bibliothèque de l'Assemblée nationale, 17 décembre 1990, P. 90-91.

9.  Gilles Lesage, «Pour des services de "qualité totale"«, Le Devoir, 12 octobre 1990.

10.  Christian Rioux, "Comment les Cris ont planté Hydro", L'Actualité, 15 décembre 1991.

11.  La Presse, 26 octobre 1990.

12.  Le Devoir, 20 décembre 1991.

13.  Michel Corbeil, «Le grand désordre ?», Expression, numéro spécial, juin 1991, 38-41.

14.  Le Devoir, 12 novembre 1991.

15.  La Presse, 6 décembre 1990.

16.  Michel Corbeil, «Le grand désordre», op. cit.