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Les débats idéologiques



Denis Monière
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1990-1991

· Rubrique : Les débats idéologiques



L'univers des idéologies n'échappe pas à la règle des cycles, de sorte que les idées connaissent des hauts et des bas dans leur influence sur l'opinion publique et leur capacité d'orienter le développement des sociétés. À l'ère de la mondialisation des échanges économiques et de l'effondrement du communisme, on a assisté cette année au retour de la nation et des nationalismes tant sur la scène internationale qu'au Québec. Les contraintes de l'économie de marché ou celles plus étouffantes de l'internationalisme prolétarien n'ont pas réussi à extirper la volonté d'indépendance des peuples. Ainsi, en Union soviétique et en Yougoslavie, le désir d'indépendance des peuples subjugués a fait éclater ces deux fédérations pour donner naissance à de nouveaux pays indépendants.

Au Québec, les ondes de choc de l'échec du lac Meech et de la crise constitutionnelle ont continué à se faire sentir dans le débat public. Le refus de reconnaître le Québec, comme société distincte a avivé le sentiment d'appartenance au Québec et a élargi l'appui à la thèse de la souveraineté du Québec qui a recueilli de façon constante le soutien d'environ 50 % de l'opinion publique1 ] .

Ce mouvement d'affirmation nationale a été répercuté par la Commission Bélanger-Campeau formée pour redéfinir la position constitutionnelle du gouvernement québécois et par le congrès du Parti libéral du Québec qui a adopté le rapport Allaire, celui-ci défendant une position qui converge vers la souveraineté-association. Les débats autour de ces deux documents ont eu pour effet de dédramatiser la perspective de l'accession du Québec à la souveraineté et de la rendre plus plausible2 ] .

En retour, le gain de crédibilité du projet indépendantiste et l'éventualité d'un référendum sur l'avenir politique du Québec ont fait surgir de nouveaux problèmes dans le débat public: la question autochtone et celle de l'intégrité du territoire du Québec.



La question autochtone

Alors que le Québec francophone s'apprêtait sereinement à tirer les conclusions de l'échec du lac Meech et à débattre de son avenir politique, les Mohawks de Kahnawake et de Kanesetake donnaient la parole aux armes pour imposer leurs revendications à l'agenda politique. Depuis plusieurs années, les relations entre les communautés autochtones et les gouvernements se détérioraient. L'émergence de la Société des guerriers et son emprise politique et militaire sur les réserves ont modifié le rapport de forces et radicalisé les exigences des peuples autochtones, qui veulent maintenant contrôler leur territoire et leur développement économique. Ce nouveau pouvoir avait défié à plusieurs reprises les autorités politiques et policières sans coup férir: occupation du pont Mercier, commerce illicite de cigarettes, ouverture illégale de maisons de jeu. Concours de circonstances ou stratégie longuement planifiée, ils profitèrent de l'échec du lac Meech, en partie créé par l'opposition du député manitobain Elijah Harper, pour accroître leurs pressions en organisant une occupation armée d'un terrain à Oka et en bloquant le pont Mercier et la route 132.

Ces événements ont suscité l'attention de la société québécoise et l'ont amenée à prendre conscience de la nouvelle dynamique de contestation mise en branle par l'éventualité de l'accession à la souveraineté. La perspective de devenir une majorité dotée des pleins pouvoirs pose de nouveaux problèmes et force les intellectuels et décideurs politiques à préciser leurs conceptions et leurs intentions vis-à-vis des peuples autochtones, qui étaient jusqu'alors resté à l'écart du débat politique sur l'avenir du Québec.

Ce qu'on a appelé la crise d'Oka a eu pour effet de mieux faire connaître le discours et les revendications amérindiennes. S'inspirant à certains égards des principes mêmes qui sont employés pour justifier les revendications du peuple québécois, les chefs autochtones ont réclamé eux aussi d'être reconnus comme société distincte. «Ce que nous souhaitons, écrivait Bernard Cleary, c'est exactement ce que désiraient les Québécois des années 60 et qu'ils ont obtenu par la suite: plus de pouvoirs pour se développer selon leurs propres choix.»3 ] Ils veulent faire inscrire dans la constitution leur droit inhérent à l'autonomie politique, ce qui leur permettrait par la suite de fonder légalement leurs revendications territoriales et de contrôler leur propre système judiciaire. «L'autogouvernement, selon Ovide Mercredi, peut signifier aujourd'hui l'autonomie au niveau de la communauté de base; dans 30 ans, un gouvernement indien, dans 100 ans qui sait nos propres Affaires étrangères.»4 ]

Alors que dans le reste du Canada, les revendications autochtones et les moyens pris pour les affirmer sont en règle générale modérées et pacifiques, les chefs autochtones Georges Erasmus, Joe Norton et Ovide Mercredi, considérant le Québec comme un maillon faible, tinrent un discours plus radical, refusèrent de condamner l'usage de la violence et réclamèrent la possession des deux tiers du territoire québécois au nom de l'antériorité de leur présence.

Le discours autochtone avait à certains égards des accents racistes puisqu'on y préconisait le repli sur soi et la fermeture aux Blancs comme nécessaires au maintien de l'identité. Celle-ci était définie par rapport aux traditions et au mode de vie ancestral, non corrompu par la civilisation blanche. On y rejetait aussi le progrès moderne considéré comme une menace à l'intégrité culturelle, cette idéologie passéiste ne correspondant pas toutefois au mode de vie actuel des autochtones ni aux moyens choisis pour manifester cette autonomie, comme l'établissement de maisons de jeu.

Le discours le plus extrémiste fut exprimé dans le manifeste de Louis Hall, maître à penser des Warriors, intitulé «Rebuilding the Iroquois Confederacy», où l'auteur postule des différences génétiques entre Blancs et Indiens et réclame l'exécution de ceux qui ne respectent pas la tradition: «Il faut exécuter les traîtres... Mais on doit s'y prendre à la manière de la mafia, en secret, où la victime disparaît pour toujours. Sans cadavre, il n'y a pas de procès.»5 ] Louis Hall propose la terreur comme mode de gouvernement et va jusqu'à suggérer le sabotage des centrales nucléaires et l'incendie des forêts. Curieusement, l'usage des armes et de la violence fut toléré par une partie de l'opinion publique et à certains égards encouragé par la complaisance des médias anglophones, qui y virent une bonne occasion de dénigrer la société québécoise en comparant le Québec à l'Alabama6 ] ou à l'Afrique du sud et en présentant les Warriors comme des héros à l'avant-garde du combat pour l'unité canadienne7 ] .

Les journaux et les revues du Québec ont donné une large place aux thèses autochtones. Le revue Relations8 ] s'est fixé comme objectif de «rencontrer le défi de la justice et de la fraternité à l'égard des autochtones» et propose à ses lecteurs de redécouvrir les peuples autochtones. Jacques Lacoursière compare leur volonté de reconquête du territoire à celle des Juifs en Palestine qui, grâce à l'appui de la communauté internationale, ont réussi à reconquérir leurs droits ancestraux et à refaire l'histoire. Liberté a donné la parole à des écrivains autochtones dans un numéro spécial dont le titre à double sens, «Liberté aux Indiens», témoignait d'un préjugé favorable à leur endroit.

Denys Delage, aussi bien dans Le Devoir9 ] que dans la revue Liberté, a cherché à montrer comment l'identité québécoise avait été influencée par les premières nations à l'époque de la Nouvelle-France. Il rappelle à cet égard le métissage, les nombreux rapports de collaboration entre les Français et les Amérindiens dans le commerce des fourrures et dans les alliances pour combattre les Anglais, plus nombreux dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre. Il souligne que les rapports entre les colons français et les populations autochtones étaient moins antagoniques qu'entre celles-ci et les colonisateurs anglais. Si par la suite il y eut rupture, explique-t-il, ce fut en grande partie à cause de la Conquête anglaise qui a amorcé «le déclin des activités communes entre les Canadiens et les Amérindiens», mais surtout en raison des lois de 1850 sur les Sauvages créant un quasi-apartheid en instituant le système des réserves10 ] .

Yves Sioui Durand expose pour sa part les fondements mythologiques ou idéologiques de l'identité amérindienne, qui se définit par le sentiment d'appartenance à la Terre. «Les Amérindiens sont aujourd'hui la voix ultime de la Terre, ils témoignent dans leur chair de la blessure écologique permanente de cette Terre... C'est la Terre qui parle et dialogue à travers notre destin tragique... Tout ce qui est vivant fait partie de nous.»11 ] Il rattache la lutte amérindienne au discours écologiste et lie explicitement la protection de l'environnement à l'autodétermination politique des Amérindiens.

Bernard Cleary préconise un nouveau contrat social établissant une nouvelle cohabitation entre les Québécois et les Amérindiens12 ] . Il rappelle que la plupart des nations autochtones ne réclament pas la souveraineté totale et ne se réclament pas du concept d'État-nation. Ils veulent un statut d'égalité et la jouissance de l'autonomie politique afin de pouvoir contrôler les ressources naturelles et sortir de leur état de dépendance.

Le discours amérindien suscita aussi des objections et des critiques. Le concept de «premières nations» fut remis en question dans L'analyste par Guy Brouillet qui, tout en reconnaissant le droit des Amérindiens de posséder des territoires et une autonomie gouvernementale, estimait qu'on ne pouvait refaire l'histoire, que les Amérindiens ne pouvaient se soustraire à la loi commune au nom de leur antériorité sur le territoire et que ceux qui vivaient sur ce territoire avaient aussi des droits13 ] .

Andrée Ferretti publia une critique plus virulente dans Le Devoir, où elle dénonçait l'intolérance des chefs autochtones à l'idée d'indépendance du Québec, Ovide Mercredi ayant déclaré que les Premières Nations s'opposeront à toute déclaration unilatérale d'indépendance du Québec: «Nous nous opposerons à ces fantaisies sécessionnistes, car elles sont fondées sur la non-reconnaissance de l'autorité des autochtones sur leurs territoires.»14 ] Elle répliquait en contestant leur prétention à se réclamer de la notion de peuples fondateurs parce que les Aborigènes n'avaient fondé ni villes ni villages et vivaient d'une économie de subsistance incapable de transformer la nature15 ] . Daniel Latouche, quant à lui, s'attaqua à la vision romantique du combat des Amérindiens entretenue par certains intellectuels et mit en évidence la logique des intérêts qui sous-tend les discours et les stratégies des leaders amérindiens. La question amérindienne, écrivait-il, «ce n'est pas une question de communion avec la nature et les grands espaces. C'est une question de pouvoir.»16 ]

Le Parti québécois ajusta son programme pour mieux définir la place des autochtones dans un Québec souverain. Déjà sous sa gouverne en 1985, l'Assemblée nationale avait adopté une déclaration reconnaissant le droit à l'autodétermination des peuples autochtones. Tout en refusant de négocier l'intégrité du territoire, le Parti québécois est prêt à établir des gouvernements autochtones qui pourront participer à une gestion conjointe du territoire et toucheront une part des revenus provenant de l'exploitation des richesses naturelles de ces territoires. Ils auront droit à une représentation spécifique à l'Assemblée nationale.




Écologie et développement

La question amérindienne est aussi liée au développement économique du Québec, car elle met en cause le contrôle et l'utilisation des ressources énergétiques du nord québécois. À la crise d'Oka s'est ajoutée la contestation par les Cris du projet hydro-électrique de Grande-Baleine. Les Cris menèrent une guérilla juridique et une campagne internationale de dénonciation contre ce projet considéré comme un enjeu stratégique du développement économique du Québec par le gouvernement libéral, soutenu à cette occasion par une alliance des gens d'affaires et du mouvement syndical, qui en espéraient une vigoureuse relance de l'économie québécoise et la création de plus de 60 000 emplois.

Le débat s'est en grande partie concentré sur les modalités des études environnementales à réaliser, débat qui a dégénéré en querelle fédérale -provinciale puisqu'il mettait en cause le partage des compétences en matière environnementale. Pour accélérer le processus d'évaluation des effets écologiques, Québec avait décidé de faire des études environnementales séparées, les unes portant sur les infrastructures et les autres, sur la construction des barrages proprement dits. Mais le gouvernement dut renoncer à cette stratégie sous la pression combinée du ministère fédéral de l'Environnement et des États américains acheteurs d'électricité, qui eux-mêmes réagissaient aux pressions des groupes écologistes américains venus à la rescousse des Cris. Ceux-ci, en dépit de la signature de la Convention de la Baie de James où ils renonçaient à tous leurs droits territoriaux, invoquèrent les dommages irréparables causés à l'environnement et à leur mode de vie traditionnel pour s'objecter à ce projet, dont la conséquence serait leur génocide culturel. La défense de l'environnement était un bon prétexte pour affirmer leur droit à l'autodétermination. Même si la communauté Crie ne compte que 494 personnes, ils veulent se réserver l'exclusivité de l'exploitation des richesses naturelles du territoire qu'ils revendiquent. Ils menacent les gouvernements d'employer la désobéissance civile et le sabotage des travaux s'ils n'obtiennent pas gain de cause.

La contestation des Cris a été relayée sur la scène internationale par le mouvement Greenpeace, qui a payé une page publicitaire dans le New York Times du 21 octobre 1991 où il présentait le projet de Grande-Baleine comme une catastrophe écologique comparable à la dévastation de l'Amazonie. Les erreurs de faits et les exagérations calomnieuses ont porté un dur coup à la crédibilité du mouvement écologique lui-même, le mouvement Greenpeace-Québec se sentant obligé de se dissocier de l'opération de publicité négative de son homologue américain. L'écologiste René Dumont, tout en se défendant de soutenir le projet de Grande-Baleine, a rappelé que les problèmes des Cris «sont insignifiants par rapport à ceux que vivent les habitants du Sahel» et que l'électricité était préférable aux autres formes d'énergies pour contrer le réchauffement de la planète17 ] .

Malgré ces démentis, la crédibilité du Québec et d'Hydro-Québec en matière environnementale a été sérieusement ébranlée par cette contestation qui, au-delà des effets environnementaux proprement dits du projet de Grande-Baleine, met surtout en cause une conception du développement économique axée sur les méga-projets et sur le soutien aux grandes entreprises énergivores. Elle s'attaque à Hydro-Québec comme symbole de la fierté et de la réussite du Québec moderne, cet État dans l'État qui pèse lourdement sur le choix de société.




Le dépeçage du territoire québécois

Plus un projet devient plausible, plus ceux qui s'y opposent se montrent agressifs et menaçants. Ainsi, le Canada anglais a réagi très émotivement à la perspective de la souveraineté du Québec. Certains universitaires canadiens anglais se sont laissé aller à prédire la violence et une guerre civile comparable à celle qui a opposé la Serbie et la Croatie. D'autres ont proposé l'invasion militaire du Québec pour venir libérer les populations anglophones et amérindiennes et prendre possession de la majeure partie du territoire québécois.

Avant l'échec du lac Meech, le thème de l'intégrité du territoire québécois ne faisait pas partie du discours politique. C'est en quelque sorte l'ancien premier ministre du Canada, Pierre Trudeau, qui a levé le tabou en déclarant que si le Canada était divisible, il n'y avait pas de raison pour que le Québec ne le soit pas aussi.

Cette thèse a été alimentée par la publication de plusieurs livres au Canada anglais: Deconfederation: Canada without Quebec, par David Bercuson et Barry Cooper; Who gets Ungava ? de David Varty; Partition : the Price of Quebecs Independance, de William F. Shaw et Lionel Albert. De nombreux articles ont aussi été publiés dans The Globe and Mail et The Gazette sur le même thème. Chacun de ces auteurs expose divers scénarios de dépeçage du futur territoire d'un Québec indépendant. Certains affirment que le Québec sera amputé de l'Ungava, d'autres que le Canada revendiquera la rive sud du Saint-Laurent pour relier les provinces maritimes au reste du Canada, d'autres encore voudraient que le Québec soit réduit au territoire du Bas-Canada ou aux limites de la Nouvelle-France d'avant 1759, oubliant allègrement que celles-ci englobaient alors l'Ontario.

Ces thèses ne résistent pas à l'analyse historique ou aux règles du droit international, celle entre autres de Futi possidetis, qui veut que lorsqu'un territoire se détache d'un État existant, il conserve son intégrité territoriale18 ] . Mais elles sont révélatrices de l'intolérance et de l'agressivité du Canada anglais à l'endroit du Québec. Alain Dubuc estime que ce courant d'idée représente un recul de l'esprit démocratique au Canada: «Dire aux Québécois, "si vous partez, nous reprenons les deux tiers du Québec" procède en fait du même ordre d'idées qu'une menace d'intervention armée. Et trahit le refus profond du Canada, pourtant épris de droits, de reconnaître l'un des plus fondamentaux d'entre eux, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.»19 ]




La guerre idéologique

Si la guerre civile n'est qu'hypothétique, la guerre des injures, quant à elle, est bel et bien déclenchée. La cible principale étant l'opinion publique internationale, les premiers coups de canons furent tirés dans le prestigieux magazine The New Yorker du 23 septembre 1991 par l'écrivain canadien le plus célèbre, Mordecai Richler. Cette offensive médiatique vise à ternir l'image du Québec auprès de l'intelligentsia américaine en agitant le spectre du racisme congénital des Québécois, afin de contrer toute velléité de sympathie à l'endroit de l'affirmation nationale québécoise. Jean Larose résumait ainsi cette stratégie: «Richler veut surtout nous faire honte et nous faire mal. Et pour cela, c'est aux autres, pas à nous qu'il a choisi de parler. Le tribunal de notre jugement est toujours à l'étranger.»20 ]

Dans ce qui était présenté comme un reportage journalistique sur Montréal, Richler pratique l'amalgame idéologique associant les lois linguistiques et le nationalisme québécois à l'idéologie antisémite. Il savait pertinemment bien que l'accusation d'antisémitisme est l'une des plus graves qu'on puisse lancer contre un peuple. Dans sa diatribe, Richler s'en prend sans nuances à Lionel Groulx, au journal Le Devoir, aux intellectuels québécois, aux nationalistes, aux femmes québécoises qui se reproduisaient comme «des truies». Par le globalisme de ses accusations, il pratiquait une forme de jugement qui participe de l'antisémitisme, c'est-à-dire l'ignorance, la haine et la diffamation collective.

Les réactions furent vives. Alors que les responsables gouvernementaux tentaient de minimiser l'effet de ce brûlot, la directrice du Devoir, madame Lise Bissonnette, répliqua par une série d'éditoriaux où elle démontait la machine de guerre idéologique «de ce monsieur qui est pourtant incapable de lire un journal de langue française»21 ] et qui ignore par conséquent la seule étude sur les relations entre Le Devoir et les Juifs, celle de Pierre Anctil, qui démontre que le prétendu antisémitisme du journal ne fut qu'épisodique et que ses directeurs, d'Henri Bourassa à Claude Ryan, ont plutôt cherché à rapprocher les Juifs et les Québécois francophones22 ] . «C'est une étude sans faux-fuyant, honnête et parfois dure à l'égard du Devoir des années trente. Mais elle n'autorise en aucun cas, bien au contraire, l'atroce jugement longitudinal que porte M. Richler.»

Pierre Anctil, dans une entrevue accordée à la revue L'actualité, soutenait que les accusations d'antisémitisme portées contre les Québécois ne résistaient pas à l'analyse. Il rappelle à cet égard que durant l'entre-deux-guerres, les Anglo-Saxons de Montréal ont été coupables de beaucoup plus d'antisémitisme concret que les francophones; l'Université McGill restreignait le nombre d'étudiants juifs, ce que ne faisait pas l'Université de Montréal. «Les cas actuels d'antisémitisme les plus répugnants au pays ont lieu au Canada anglais, pas au Québec.»23 ] Les actes d'antisémitisme sont en baisse au Québec alors qu'ils sont en hausse dans le reste du Canada. Certes, le Québec n'est pas à l'abri de cette idéologie, il y a des perceptions négatives à l'endroit des Juifs mais, expliquait-il, le même phénomène se retrouve chez les Juifs eux-mêmes, qui entretiennent des perceptions négatives envers les Québécois francophones.

Dans une guerre idéologique, tous les mauvais coups sont permis. Les faussetés, insultes, calomnies ont pour but de provoquer l'adversaire et de le forcer à commettre des maladresses qui, par effet d'inversion, lui seront pas la suite reprochées et justifieront les accusations initiales. Les Québécois ne sont pas plus intolérants, xénophobes ou antisémites que les autres peuples et de nombreux témoignages d'immigrants sont venus infirmer cette vision tronquée de la réalité québécoise: «Comment expliquer, écrivait une Libanaise, le nombre d'étrangers parvenus à des postes importants que ce soit en politique, en économie, dans les professions libérales ou autres dans un pays supposé raciste ?»24 ] Mais à force d'instiller cette image négative dans l'opinion publique, on espère que ces agressions verbales répétées exacerberont les tensions qui, à leur tour, engendreront des comportements agressifs qu'il sera dès lors justifié de réprimer par la violence.




Le sens moderne de la nation

Dans les revues québécoises cette année, on s'est aussi questionné sur le sens de la nation, la définition du «nous» étant de conséquence pour la construction de la future nation québécoise. Le concept de nation est sujet à interprétation et a revêtu différentes significations à travers l'histoire. Dans la littérature spécialisée, on distingue en général la conception ethnique ou culturelle et la conception élective ou territoriale de la nation. Dans le premier cas, l'appartenance à la nation est fonction de la naissance et est restreinte à ceux qui ont la même origine ethnique, qui parlent la même langue et possèdent la même histoire et la même culture. Dans le second cas, l'appartenance n'est pas seulement fonction de critères ethniques, elle dépend aussi de l'adhésion volontaire à la collectivité, à son système de valeurs et à la loi commune. Elle peut alors être inclusive, c'est-à-dire intégrer des populations qui n'ont pas nécessairement la même origine ethnique. C'est le fait d'être citoyen qui définit l'appartenance nationale.

La revue Cité Libre a repris du service, sous la direction de la famille Pelletier, et s'est donné pour mission de discuter les prémisses du nationalisme québécois. Jacques Renaud conteste le nationalisme québécois parce qu'il se fonde sur la langue comme élément définisseur de la nationalité. Pour lui, la nation n'a pas de réalité, c'est un concept fluide car ses éléments constitutifs comme la langue, la religion, le territoire ne sont pas essentiels à sa survie. À preuve, les Irlandais ne parlent plus le gaélique et demeurent une nation; même chose pour les Canadiens français qui ont perdu leur religion sans abandonner leur identité collective. Ainsi, les supports de l'identité changent dans le temps et ne peuvent faire partie de la définition de la nation25 ] . La nation doit se fonder essentiellement sur «cette volonté partagée de vivre ensemble sous un même système de lois... garantissant l'égalité des droits»26 ] . Il estime que l'individu est souverain et ne doit pas être embrigadé par le collectif, mais il n'explique pas en quoi le système politique québécois serait moins apte à incarner la nation au sens civique du terme que le système politique canadien.

La revue L'Action nationale privilégie pour sa part la conception ethnique en se référant à la nation canadienne-française qui est regroupée majoritairement sur le territoire du Québec, faisant de la langue le pôle de l'identité collective. Mais cette logique est en même temps ambiguë et contradictoire parce qu'elle fait du territoire québécois le cadre politique de la libération nationale, ce qui l'oblige à une double exclusion, celle des Canadiens français des autres provinces et celle des Québécois qui ne sont pas nés canadiens-français27 ] .

Cette conception sociologique de la nation est aussi partagée par Jules Pascal Venne, l'ancien conseiller au programme du Parti québécois, qui critique la conception abstraite de la nation qui prévaut dans l'idéologie canadienne parce qu'elle est réductrice des réalités sociologiques et qu'elle mène au dogmatisme politique: «Sous couvert d'objectivité et d'universalisme, la conception de la nation civique cache une réalité qui, est de maintenir et de justifier une situation de domination nationale... En limitant le débat au strict univers des droits individuels, en refusant au départ toute notion de droits collectifs aux minorités, les nationalités dominantes perpétuent leur hégémonie et ainsi n'ont pas à justifier la réalité de leur domination culturelle et linguistique.»28 ] Il opte quant à lui pour la définition sociologique de la nation et soutient que contrairement à ce qu'affirment les fédéralistes, il n'y a pas d'incompatibilité entre cette conception et le respect des libertés individuelles et des minorités, comme le montrent les exemples des pays scandinaves, qui sont des nations sociologiques et qui sont aussi des modèles de respect des droits de la personne.

La revue Vice Versa a publié en février-mars 1991 un numéro qui explore les thèmes de la nation, de la race et de la culture, numéro dans lequel on s'interroge sur la substance de l'État indépendant à bâtir. Dans un article où il explore les rapports entre l'universel et le national, Tzvetan Todorov se refuse à choisir l'un des termes de l'alternative. Le nationalisme n'est pas à rejeter, dit-il, car il rend possible le dévouement et la solidarité avec ses proches, cette solidarité ne pouvant s'exercer qu'à l'intérieur d'une communauté aux limites définies. Il estime qu'un régime de sécurité sociale ou de retraite qui s'étendrait aux six milliards d'individus de la planète serait impraticable: «Sur le plan politique, le national et l'universel ont des fonctions complémentaires... L'État est le cadre d'exercice de la loi et de la solidarité légale, les principes universels inspirent et orientent la justice comme la morale»29 ] . Par ailleurs, c'est en assumant sa culture particulière qu'on accède à l'universel. Il n'y a pas de culture universelle. L'écrivain n'atteint pas l'universel en empruntant à toutes les cultures du monde. La culture n'est pas un melting pot. C'est par la maîtrise de sa propre culture que l'écrivain peut exprimer l'être humain dans son universalité.

Dans le même numéro, le philosophie Michel Morin dénonce la mystification que représente à ses yeux le concept d'État-nation parce qu'un État libéral et démocratique, écrit-il, ne peut être l'expression d'une seule nationalité30 ] . Il adopte paradoxalement le sens ethnique de la nationalité en se référant à la culture canadienne-française et en employant les concepts de nationalité canadienne-française et canadienne-anglaise; il reprend de ce fait la dichotomie propre au nationalisme traditionnel. Il pense que l'accès de la nation canadienne-française à l'universalité ne peut passer que par la souveraineté parce que le fédéralisme canadien entretient l'ambiguïté et il «n'a pas su se hausser au-dessus de sa particularité, restant de fait commis, sans toutefois l'admettre, à l'expression de la volonté nationale des Canadiens anglais»31 ] . L'indépendance permettra au Québec de devenir une société plurinationale de langue et de culture françaises.

La revue L'Analyste a aussi proposé une définition de la nation qui s'inspire de Sieyes, qui avait défini la nation comme un corps d'associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature. «La nation au sens moderne n'est plus une donnée de l'existence, un fait lié au lieu de naissance et à la famille élargie, c'est un construit, un cadre politique fondé sur l'égalité des citoyens devant la loi.»32 ] Enfin, Julien Harvey, dans la revue Relation, remet en cause la pertinence de la définition ethnique ou canadienne-française du nationalisme et propose un nationalisme territorial qui aurait la vertu d'intégrer les minorités dans un projet de convergence culturelle33 ] .




Note(s)

1.  Voir l'article d'É. Cloutier.

2.  La revue Possibles a consacré son numéro de l'hiver 91 à la souveraineté tranquille, faisant par ce titre un clin d'oeil aux espoirs suscités par la Révolution tranquille et voulant «rappeler que le Québec s'en va d'une manière ou d'une autre tranquillement vers la souveraineté». (p. 11)

3.  «L'urgence d'un nouveau contrat social», Relations, no 566, p. 300.

4.  L'actualité, décembre 1991, p. 36.

5.  Cité par Robin Philpot, Oka: dernier alibi du Canada anglais, Montréal, VLB, 1991, p. 87.

6.  Voir The Globe and Mail, 20 juillet 1990.

7.  Voir le Toronto Star, 21 juillet 1990.

8.  Voir le no 566, décembre 1990.

9.  Le 12 septembre 1991.

10.  Denys Delage, Liberté, n' 196-197, p. 24.

11.  Liberté, n' 196-197, p. 30 et 34.

12.  Voir La Presse, 25 octobre 1990, Relations, no 566, décembre 1990 et Liberté, no 196-197.

13.  L'analyste, no 31, automne 1990, p. 47.

14.  La Presse, 27 août 1991.

15.  Le Devoir, 30 août 1991.

16.  Le Devoir, 14 septembre 1991.

17.  Le Devoir, 28 novembre 1991.

18.  Voir André Patry «Le Québec, son armée et la reconnaissance internationale», Le Devoir, 9 novembre 1991.

19.  La Presse, 10 août 1991.

20.  «Richler, Trudeau, Lasagne et les autres», Le Devoir, 22 octobre 1991.

21.  «Le Devoir et ses détracteurs», Le Devoir, 2 octobre 1991.

22.  Le Devoir, les Juifs et l'immigration, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1988

23.  L'actualité, 1er décembre 1991, p 17.

24.  Héléna Somma «Dans l'oeil d'une immigrante», Le Devoir, 21 novembre 1991.

25.  «Les géants-villages: réflexions sur une notion familière: la nation», Cité Libre, juillet-août 1991, p. 8.

26.  Ibid., p. 9.

27.  Voir Jean Claude Dupuis, «Le retour de Cité Libre», L'Action nationale, octobre 1991.

28.  «Deux conceptions antagoniques de la nation», Possibles, hiver 1991, p. 57.

29.  Vice Versa, février-mars 1991, p. 7.

30.  «La puissance d'une culture», Vice Versa, mars 199 1, p. 22.

31.  Ibid., p. 24.

32.  L'Analyste, n' 34, été 1991, p. 78.

33.  Voir Relation, novembre 1990, p. 273.