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Le dossier constitutionnel: l'année des consultations et des valses-hésitations



François Rocher
Université Carleton


L'année politique au Québec 1990-1991

· Rubrique : Les affaires constitutionnelles et les relations fédérales-provinciales



Au lendemain de l'échec de l'Accord du lac Meech, Robert Bourassa affirmait que le Québec devait faire un nouveau choix quant à son avenir constitutionnel, choix qui excluait la souveraineté telle que conçue par le Parti québécois. Les paramètres de cette nouvelle orientation étaient posés dans les termes suivants: «Les décisions qui seront prises devront tenir compte de l'impact économique. Elles devront tenir compte également des minorités francophones à l'extérieur du Québec, des minorités culturelles au Québec et du rôle historique de la minorité anglophone»1 ] . Il réitérait le caractère distinct du Québec et réaffirmait que celui-ci disposait de la liberté d'assurer son destin et son développement, tout en précisant qu'il était prématuré de parler d'indépendance. Le premier ministre québécois posait aussi de nouvelles balises aux relations qu'il entendait entretenir avec le reste du Canada en indiquant qu'«après avoir vécu pendant des années le Canada à onze qui a été emporté par la mort de l'Accord du lac Meech, le Québec ne peut accepter que de vivre dans le contexte de relations d'égal à égal avec le Canada anglais»2 ] . C'est ainsi que monsieur Bourassa signifiait son intention de se retirer de toute négociation constitutionnelle et de ne plus négocier que bilatéralement avec le gouvernement fédéral pour obtenir, par voie administrative, un élargissement de ses compétences dans des domaines considérés comme essentiels au développement de la société québécoise. Il indiquait aussi l'urgence pour le Parti libéral de se doter d'un nouveau programme. Par ailleurs, il soulignait la nécessité de mener une large réflexion sur l'avenir politique du Québec devant rejoindre l'ensemble des Québécois tout en rejetant la proposition du Parti québécois de tenir des États généraux. Pour sa part, Jacques Parizeau offrit de joindre ses efforts à ceux de Robert Bourassa pour «trouver la voie» qui permettrait au Québec de sortir de l'impasse dans laquelle l'échec de Meech l'avait plongé. Il pavait ainsi la route à la possibilité de former une union des partis pour faire face au reste du Canada.

De son côté, le premier ministre canadien tentait de mesurer les conséquences de la non-ratification de la Modification constitutionnelle de 1987. En l'absence d'alternative immédiate, il promettait dès le lendemain de l'échec de «jeter des ponts entres les solitudes dans lesquelles tant de nos concitoyens anglophones et francophones demeurent confinés»3 ] . Toutefois, assez rapidement, il signifiait au Québec qu'il n'accepterait pas que ce dernier lui dicte le nouvel ordre du jour constitutionnel. Monsieur Mulroney exprimait aussi son intention de saisir les Communes de nouvelles initiatives fédérales au chapitre de la Constitution dès l'automne. Finalement, il rejetait l'idée de négociations bilatérales avec Québec et indiquait clairement que les futurs pourparlers constitutionnels ne se limiteraient pas aux seules propositions québécoises.

Deux éléments ont contribué à définir la position que devait adopter le gouvernement du Parti libéral du Québec. Le premier concerne les travaux du Comité constitutionnel du Parti libéral du Québec présidé par Jean Allaire. Ce comité fut mis sur pied en février 1990 et avait pour mandat de préparer le contenu politique d'une deuxième ronde de négociations, advenant la ratification de l'Accord du lac Meech, ou de préparer des scénarios alternatifs en cas d'échec. Une nouvelle série de consultations fut donc tenue entre septembre et décembre 1990 dans le but de remplir la deuxième partie du mandat. Le rapport fut déposé au Comité exécutif du PLQ le 28 janvier 1991 et adopté au Congrès des membres le 10 mars suivant. Parallèlement aux travaux du Comité constitutionnel du PLQ, le gouvernement créa le 4 septembre 1990 la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec, coprésidée par messieurs Michel Bélanger et Jean Campeau. Son mandat consistait à étudier et analyser le statut politique et constitutionnel du Québec et à formuler des recommandations à l'Assemblée nationale.

Pour briser l'impasse, le Parti libéral proposa une nouvelle structure Québec-Canada prévoyant l'autonomie politique du Québec. L'échec de l'Accord du lac Meech y est interprété comme une nouvelle preuve de l'impossibilité pour le Québec d'obtenir, à l'intérieur du cadre fédéral actuel, les pouvoirs indispensables à sa survie et à son épanouissement4 ] . La logique centralisatrice et uniformisante qui s'est imposée au Canada anglais est présentée comme allant à l'encontre des nouvelles réalités économiques et politiques internationales. Cette tendance est d'autant moins acceptable que le gouvernement central est plongé dans la plus grave crise financière de son histoire, crise qui mine à la fois l'économie des régions et sa capacité d'intervention pour résoudre les problèmes contemporains. Ce rapport proposait donc un rapatriement massif des pouvoirs. Le document établissait trois listes de compétences: celles qui sont exclusives au Québec, celles qui sont partagées et celles qui sont exclusives au Canada, on ne compterait plus que la défense et la sécurité du territoire, les douanes et tarifs, la monnaie et la dette commune et la péréquation. Pas moins de 23 secteurs relèveraient exclusivement du Québec et 8 sont considérés comme étant de compétences partagées.

Au chapitre de la marche à suivre, le rapport Allaire proposa la tenue d'un référendum auprès de la population québécoise avant la fin de l'automne 1992 afin de ratifier un éventuel accord Québec-Canada qui respecterait la réforme proposée par le Québec. Dans l'éventualité d'un échec des négociations, le PLQ suggéra que le Québec accède au statut d'État souverain et, le cas échéant, qu'il offre au reste du Canada l'aménagement d'une union économique (libre circulation des biens, des personnes et des capitaux, union douanière et réduction de la taille de l'État central) gérée par des institutions de nature confédérale. Au chapitre des modifications institutionnelles, il proposa une nouvelle formule d'amendement donnant au Québec un droit de veto, l'abolition du Sénat dans sa forme actuelle, l'élimination du pouvoir de dépenser du gouvernement central dans les champs de compétences exclusives du Québec, l'élimination des chevauchements de juridiction, l'enchâssement d'une Charte des droits et libertés dans la nouvelle Constitution et la création d'un tribunal communautaire devant assurer le respect de la Constitution et, finalement, une réforme de la Banque centrale afin d'y assurer une représentation régionale.

Voilà l'essentiel de la nouvelle position constitutionnelle du PLQ. Toutefois, il faut rappeler qu'en dépit du fait que monsieur Bourassa ait considéré le rapport Allaire, au moment de son dépôt en janvier 1991, comme la future position gouvernementale dès qu'il aurait été sanctionné par le Conseil des ministres5 ] ce document n'a pas constitué la ligne de conduite adoptée par le gouvernement de Robert Bourassa. Tout au plus, il fut utilisé comme cadre de référence donnant le ton aux discussions à venir. Même l'échéance référendaire de 1992 est apparue aux yeux du premier ministre comme étant flexible, pouvant être devancée ou retardée suivant l'évolution des discussions avec le reste du Canada6 ] . Le gouvernement n'a jamais montré de hâte à établir sa position constitutionnelle. Pour monsieur Bourassa, celle-ci ne pouvait être précisée avant que soient connues les conclusions des nombreux comités d'études, tant provinciaux que fédéraux7 ] . Si le PLQ a pu donner l'impression de prendre un virage souverainiste, son aile parlementaire est demeurée divisée sur la question et le premier ministre québécois n'a cessé de réaffirmer sa confiance envers la possibilité de réformer le cadre fédéral actuel. Le rapport Allaire n'en est pas moins significatif. Il a contribué à démontrer l'exaspération, pour ne pas dire l'amertume, de bon nombre de Québécois, au sein d'une formation politique traditionnellement fédéraliste, à l'égard d'un régime qui tarde à se réformer en tenant compte des besoins du Québec. Fait plus important encore, il a levé l'hypothèque qui grevait la thèse souverainiste en la présentant comme l'ultime recours en cas de nouvel échec des pourparlers constitutionnels.

Le changement de ton que l'on dénote dans la nouvelle position constitutionnelle du PLQ a trouvé un écho dans le rapport de la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec, déposé le 27 mars 1991. Fait inusité dans l'histoire politique du Québec, elle ne se composait pas uniquement du premier ministre, du chef de l'opposition et de parlementaires québécois (au nombre de 16, dont 9 libéraux, 6 péquistes et 1 élu du Equality Party), mais aussi de personnes issues des milieux des affaires (4 représentants), syndical (4), des coopératives (1), de l'enseignement (1), de la culture (1) et des municipalités (2). Trois députés de la Chambre des communes ont aussi siégé à la Commission. Tout au long de ses travaux, elle a reçu plus de 600 mémoires, entendue 235 groupes ou individus et consulté 55 spécialistes. Une très grande majorité des mémoires déposés et des témoignages entendus ont souligné le caractère inacceptable des arrangements constitutionnels existants et insisté sur la nécessité de modifier en profondeur le cadre politico-institutionnel du Québec.

Le rapport Bélanger-Campeau, signé par tous les commissaires à l'exception de Jean-Pierre Hogue, député conservateur du gouvernement fédéral, Richard Holden, député du Equality Party, et André Ouellet, député libéral à Ottawa, fut déposé le 27 mars 1991. En outre, pas moins de 13 signataires ont exprimé soit des réserves ou des dissidences à l'endroit des principales conclusions du rapport alors que 12 autres ont tenu à commenter le rapport en addendum. La fragilité du consensus obtenu explique la faiblesse des recommandations de la Commission, eu égard au puissant courant souverainiste qui s'était fait entendre tout au long de ses travaux8 ] . Le rapport retrace les étapes de l'évolution du débat constitutionnel canadien. Il souligne les conséquences pour le Québec de la Loi constitutionnelle de 1982, qui a contribué à renforcer certaines visions politiques de la fédération difficilement conciliables avec la reconnaissance effective et l'expression politique de l'identité distincte du Québec. Trois dimensions de cette nouvelle identité politique sont soulevées, rendant difficile l'accroissement des pouvoirs législatifs du Québec: l'égalité de tous les citoyens qui n'admet pas de reconnaissance constitutionnelle particulière à la collectivité québécoise; l'égalité des cultures et des origines culturelles au Canada qui a banalisé la langue française et les origines culturelles francophones; l'égalité des dix provinces canadiennes qui empêche le Québec de se voir reconnaître un statut particulier. Or les voies que peut emprunter le Québec pour briser l'impasse se limitent à deux: un fédéralisme renouvelé qui accepterait de redéfinir le statut du Québec ou l'accession à la pleine souveraineté politique (avec une ouverture à l'établissement de liens économiques avec le Canada). Quelle que soit la voie retenue, le rapport rappelle qu'«elle doit résoudre l'impasse politique et constitutionnelle et faire en sorte que des résultats satisfaisants et durables soient atteints dans un proche avenir»9 ] . Pour que la tentative de renouvellement du fédéralisme soit fructueuse, il importe donc que le gouvernement fédéral et les autres provinces soient disposés à y participer activement. La balle est dans leur camp. Il leur faut donc faire connaître au Québec la teneur des arrangements qu'ils sont prêts à proposer. Par ailleurs, le Québec doit être en mesure de s'engager dans la voie de la souveraineté politique.

C'est ainsi que le rapport Bélanger-Campeau a formulé deux recommandations. La première a trait à la tenue d'un référendum, en juin ou en octobre 1992, sur la souveraineté du Québec. Advenant un résultat affirmatif, il est proposé que le Québec acquière le statut d'État souverain une année après la date du référendum. Une commission parlementaire devrait être créée pour étudier les questions relatives à l'accession du Québec à la souveraineté définie comme «la capacité exclusive du Québec, par ses institutions démocratiques, de faire ses lois, de prélever ses impôts sur son territoire et d'agir sur la scène internationale pour conclure toute forme d'accords ou de traités avec d'autres États indépendants et participer à diverses organisations internationales»10 ] . Cette Commission aurait aussi pour mandat d'analyser les offres formelles de partenariat économique qui pourraient émaner du gouvernement du Canada.

Par ailleurs, la seconde recommandation a trait à une offre liant formellement le gouvernement du Canada et les provinces portant sur un nouveau partenariat de nature constitutionnelle. Il faut noter que cette recommandation n'est pas accompagnée de précisions quant aux modalités d'acceptation ou de rejet de cette offre. Il est proposé d'instituer une autre commission parlementaire qui se pencherait sur ces offres fédérales. Celles-ci devraient lier formellement le gouvernement du Canada et les provinces pour être examinées par la Commission.

Il faut souligner que les deux recommandations de la Commission ne sont pas hiérarchisées. C'est ici que l'on peut saisir la faiblesse du rapport. Aucune préférence n'est indiquée. Pourtant, tous les groupes et experts invités à soumettre leur analyse ont été appelés à manifester leur préférence qui penchait majoritairement du côté de la souveraineté. Le mandat même de la Commission était de fournir des recommandations afin de redéfinir le statut politique et constitutionnel du Québec. En ce sens, le rapport a évité de prendre clairement position en faveur soit de la souveraineté ou du fédéralisme renouvelé, laissant encore une fois le débat ouvert. À nouveau, les conclusions du Rapport ont laissé au gouvernement toute la marge de manoeuvre pour opérer. D'ailleurs, monsieur Bourassa a pleinement pris toute la mesure des recommandations et a signifié, dans l'addendum qu'il a signé conjointement avec Gil Rémillard, que le «gouvernement du Québec conserve sa faculté d'initiative et d'appréciation des mesures favorisant le meilleur intérêt du Québec» et que «l'Assemblée nationale demeure souveraine pour décider de toute question référendaire et, le cas échéant, adopter les mesures législatives appropriées»11 ] . En d'autres termes, le gouvernement pourrait accepter les offres du fédéral sans être tenu de les soumettre à un référendum. De plus, ce n'est pas sans raison que messieurs Bourassa et Rémillard, toujours dans leurs commentaires, inversent l'ordre des recommandations. Deux avenues doivent être considérées, nous disent-ils, un réaménagement en profondeur du système fédéral ou la souveraineté du Québec. On ne saurait indiquer plus clairement les priorités gouvernementales.

La loi 150 sanctionnée le 20 juin 199 1, à la suite de son adoption par l'Assemblée nationale du Québec, a formalisé les recommandations issues de la Commission Bélanger-Campeau. On y retrouve trois éléments : institution de deux commissions parlementaires, l'une portant sur les offres fédérales, l'autre sur la souveraineté; tenue d'un référendum en juin ou octobre 1992 sur la souveraineté; réitération du principe de la souveraineté de l'Assemblée nationale et de la marge de manoeuvre gouvernementale. Dans les débats entourant l'adoption de cette loi, monsieur Bourassa n'a pas manqué de critiquer les risques de la souveraineté, notamment au chapitre de la stabilité économique et de la gestion du déficit qu'hériterait le Québec advenant la réalisation de cette option. Il a aussi brandi le spectre du déficit démocratique en donnant l'exemple de la situation européenne, où une majorité de pays peut imposer des décisions à d'autres gouvernements sans leur accord, d'où l'importance de l'union politique. Ainsi, selon monsieur Bourassa, «l'inévitable interdépendance économique force les pays à partager leur souveraineté. Et l'on sait qu'au Canada, si nous voulons un espace économique commun avec nos partenaires canadiens, il devra y avoir une concertation des politiques»12 ] . Dans cette perspective, il n'est pas étonnant de constater que le premier ministre a toujours parlé de la Commission d'étude sur les questions afférentes à l'accession du Québec à la souveraineté comme étant celle portant sur «les coûts» de la souveraineté13 ] .

La loi 150 indique clairement, rappelle le gouvernement, une obligation de résultat qui devra se traduire soit par un fédéralisme profondément renouvelé, soit par la souveraineté. Lors des débats entourant ce projet de loi, le gouvernement libéral a néanmoins maintes fois réaffirmé sa préférence pour un fédéralisme renouvelé. Parmi les éléments clés de la position de négociation du Québec dans les discussions avec le reste du pays, le ministre délégué aux Affaires canadiennes, monsieur Rémillard, a rappelé que la réforme devait comprendre les cinq conditions contenues dans l'Accord du lac Meech en plus d'une réforme complète de la Constitution, notamment en ce qui concerne le partage des compétences législatives et les institutions comme la Cour suprême et le Sénat14 ] . En outre, il a précisé que les offres attendues du reste du Canada devaient permettre la réalisation de trois objectifs: assurer une pleine compétence dans les domaines nécessaires au développement et à l'épanouissement du Québec comme société distincte au sein du Canada; lui permettre de retirer de l'interdépendance tous les avantages qu'elle est susceptible d'offrir; et assurer la pérennité et la crédibilité de l'option fédéraliste. Parce que le projet de loi 150 prévoit un processus de renouvellement du fédéralisme et qu'il réitère l'insistance du gouvernement à conserver sa marge de manoeuvre en annonçant la possibilité de se soustraire à l'obligation de tenir un référendum sur la souveraineté, le Parti québécois vota contre à l'Assemblée nationale.

L'union sacrée, entre messieurs Bourassa et Parizeau aux lendemains de l'échec du lac Meech et qui a conduit à la formation d'une Commission mixte sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec, a laissé croire qu'un consensus pouvait se dégager et rejoindre les deux formations politiques. Les propos ambigus de monsieur Bourassa au sujet de la tenue du référendum et sa préférence affichée à l'endroit du fédéralisme ont amené le Parti québécois à retirer la confiance qu'ils avaient manifesté en juin 1990 envers les Libéraux et à voter contre une loi qui pourtant prévoyait la tenue d'un référendum sur la souveraineté en 1992. Monsieur Bourassa a gardé l'avantage du jeu et n'entendait pas mettre fin aux entourloupettes au sujet de la stratégie qu'il désirait suivre à l'égard d'Ottawa. C'est d'ailleurs dans cette perspective que se sont déroulées les multiples discussions informelles qui ont été conduites par le gouvernement québécois avec monsieur Mulroney et ses homologues provinciaux. De la même manière, en dépit du boycott des conférences fédérales-provinciales décrété en juin 1990, le Québec a participé à plus d'une quinzaine d'entre elles et a maintenu son adhésion au Secrétariat des conférences intergouvernementales canadiennes15 ] .



Ottawa en quête d'une orientation

Parallèlement à la démarche québécoise de consultation élargie, le gouvernement fédéral a cherché lui aussi à définir la façon dont il entendait réformer la Constitution. La tâche était toutefois plus complexe car, en plus de devoir répondre aux doléances québécoises, Ottawa se devait de répondre aussi aux aspirations émanant du reste du Canada. Dans un discours prononcé à Buckingham le 16 décembre 1990, le premier ministre canadien rappelait son engagement à apporter des changements importants aux institutions canadiennes. Il affirmait croire en «un fédéralisme moderne et flexible, un fédéralisme qui exprime toute la diversité du Canada». Dans la même foulée, monsieur Mulroney précisait les principales balises des pourparlers à venir: «Je ne doute absolument pas que nous pourrions réaliser des économies substantielles, au bénéfice des contribuables, en éliminant le gaspillage et l'inefficacité qui découlent du dédoublement et du chevauchement des programmes fédéraux-provinciaux. Je ne doute pas non plus que des changements importants dans la distribution des pouvoirs constitutionnels pourraient à la fois répondre aux aspirations légitimes des provinces, améliorer l'efficacité du système et rapprocher le pouvoir décisionnel et le simple citoyen»16 ] . Par ailleurs, pour définir les réformes nécessaires, le gouvernement a voulu associer les Canadiens de plus près dans une démarche de consultation portant sur des questions beaucoup plus larges concernant le genre de pays qu'ils désiraient. C'est ainsi qu'il créa, au début de novembre 1990, le Forum des citoyens sur l'avenir du Canada, dont le mandat était de recueillir le point de vue des Canadiens sur les caractéristiques auxquelles ils attachent le plus de valeur, les grands défis que le Canada aura à relever et les mesures à mettre en place pour ce faire. Même si la question constitutionnelle n'était pas directement abordée, elle en a tout de même constitué la toile de fond. D'autre part, admettant que le processus de modification de la Constitution ne répondait pas à un désir de changement au Canada, Ottawa institua, en décembre 1990, un Comité parlementaire spécial devant étudier les façons de modifier la Constitution.

Bien que le fonctionnement de la Commission Spicer chargée de sonder l'âme canadienne ait été erratique, qu'il ait fait l'objet de bien des critiques et que les francophones québécois l'aient boudée, il n'en demeure pas moins que les principales conclusions du rapport illustrent clairement le clivage qui sépare le Québec du reste du Canada. Ainsi, il est apparu aux yeux de beaucoup de Canadiens qu'il n'y avait pas de raison de négocier pour le Québec un statut spécial qui lui conférerait des privilèges refusés aux autres provinces. Cette dynamique irait à l'encontre de la notion de l'égalité des provinces et constituerait une «dérogation aux valeurs canadiennes fondamentales»17 ] . Pour la plupart des participants qui s'y sont fait entendre, «il ne faut pas acheter le maintien de la province dans la Confédération au prix de la destruction ou de l'atteinte de ce qu'ils chérissent le plus, et surtout pas au prix du sacrifice de l'égalité individuelle ou provinciale»18 ] . En d'autres termes, les Canadiens se disaient disposés à accueillir le Québec dans l'ordre constitutionnel canadien, mais à la condition que le Québec se soumette à la vision dominante au Canada. Poussant plus loin, le rapport soulignait l'absence d'un désir de décentralisation plus grande des pouvoirs en faveur des gouvernements provinciaux, manifestant plutôt une volonté d'accroître la présence du gouvernement fédéral dans des domaines de compétence provinciale tels que l'éducation et la santé. Finalement, la majorité des citoyens consultés ont fait valoir leur opposition à l'option de la souveraineté-association, y préférant soit l'indépendance totale soit le fédéralisme.

Faisant écho aux observations entendues, les commissaires ont démontré dans leur analyse que le malaise ressenti à l'endroit du Québec était essentiellement imputable à une «ignorance déplorable et dangereuse de l'autre»19 ] . De plus, ils s'en sont pris à la notion d'égalité des provinces qui ne traduirait ni la complexité de la réalité politique canadienne ni la reconnaissance dans l'actuelle Constitution des besoins particuliers de plusieurs provinces, dont le Québec. C'est pourquoi ils ont soutenu «que la conclusion d'arrangements spéciaux, correspondant à des besoins particuliers, est un principe fondamental du fédéralisme canadien. Ce principe pourrait s'appliquer, au besoin, à toutes les provinces»20 ] . Ainsi, en porte-à-faux par rapport aux avis recueillis, les commissaires se sont montrés disposés à accorder au Québec la «latitude nécessaire» pour occuper la place qui lui revient dans l'ensemble canadien. Il ne faut pas chercher dans le rapport de la Commission Spicer des réponses quant à la forme et à l'ampleur de cette «latitude» souhaitée. D'ailleurs, dans son addendum au rapport, le commissaire Robert Normand, éditeur du journal Le Soleil de Québec, soulignait à juste titre que «les suggestions positives [ ... 1 sont trop ampoulées dans leur forme et trop timides dans leur contenu pour amener un règlement adéquat de nos problèmes; elles sont au contraire susceptibles de contribuer à maintenir l'état de division actuel du Canada en reflétant bien, par leur teneur, l'absence d'urgence réelle ressentie au Canada anglais sur la nécessité d'accommoder sérieusement et rapidement le Québec»21 ]

Par delà la controverse et la confusion qui ont marqué les travaux de la Commission Spicer, l'exercice conduit par le gouvernement fédéral a bien montré l'irréconciliabilité entre les perceptions dominantes au Canada anglais et les positions adoptées par le Québec. Le peu d'ouverture manifesté à l'endroit de ce dernier, si on fait exception des propos des commissaires, est venu jeter un pavé dans la mare du processus de renouvellement du fédéralisme dans lequel le gouvernement fédéral cherchait à sortir. Si le rapport Spicer a permis de mettre en lumière le «Canada réel», force est de constater que le maintien du Québec dans l'ordre constitutionnel canadien, bien que fortement souhaité, ne se ferait qu'au prix d'une acceptation par le Québec des valeurs du reste du Canada et du renoncement à ses propres objectifs.

Alors que la Commission Spicer dressait un portrait du paysage dans lequel le renouvellement constitutionnel devrait se réaliser, le Comité Beaudoin-Edwards se penchait sur la mécanique des réformes. Le rapport du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur le processus de modification de la Constitution du Canada fut déposé en juin 1991. Soulignant qu'«il est impossible d'établir un parallèle entre l'égalité des personnes et celle des provinces»22 ] et considérant que la Constitution reconnaît déjà bon nombre d'asymétries, il fut proposé d'accorder un droit de veto aux quatre régions du Canada, dont le Québec, concernant toute modification constitutionnelle. Cette formule permettrait de répondre au besoin de protection du Québec au sein des institutions centrales et contre des changements constitutionnels qui lui apparaîtraient inacceptables. L'unanimité serait toutefois toujours requise pour modifier l'usage du français et de l'anglais, les droits des minorités linguistiques, les droits de propriété des provinces, la charge de la Reine, celle du gouverneur général et celle du lieutenant-gouverneur. Le Comité rappelait qu'une nouvelle procédure de modification ne devrait être acceptée que dans le cadre d'une importante révision constitutionnelle. La question du délai de ratification des modifications, qui fut fatale à l'Accord du lac Meech, a aussi fait l'objet d'une attention spéciale du Comité. Ce dernier recommandait que ce délai soit fixé à deux ans à compter du jour auquel la proposition serait ratifiée par le Parlement ou une législature, au lieu de trois ans. Concernant la Cour suprême du Canada, il fut recommandé de revenir aux dispositions de l'Accord du lac Meech qui prévoyaient la présence d'au moins trois juges civilistes. D'autres questions nécessitant des modifications constitutionnelles ont aussi retenu l'attention du Comité Beaudoin-Edwards: le consentement des peuples autochtones concernant des modifications qui pourraient concerner leurs droits ancestraux, le rattachement aux provinces des territoires existants et la création de nouvelles provinces.

Sur d'autres questions ne nécessitant pas de modification à la Constitution, le Comité recommandait l'adoption d'une loi fédérale autorisant le gouvernement fédéral à tenir un référendum consultatif sur une proposition constitutionnelle. On indiquait que ce référendum devrait requérir une majorité nationale et une majorité de chacune des quatre régions (Atlantique, Québec, Ontario, Ouest). Par ailleurs, le rapport s'est opposé à la tenue d'assemblées constituantes, privilégiant plutôt la création d'un Comité parlementaire mixte pour réviser les propositions de réforme constitutionnelle ainsi que la mise sur pied de groupes de travail spéciaux pour étudier certaines questions, notamment celles qui concernent les peuples autochtones. Le NPD s'est dissocié de cette partie du rapport et a réitéré sa volonté de voir se former une assemblée constituante qui mettrait fin au processus élitiste présidant aux discussions constitutionnelles et rétablirait le climat de confiance à l'endroit des institutions parlementaires. Finalement, le rapport reportait à plus tard l'étude des questions relatives à la délégation des compétences législatives et au droit de retrait et de compensation.

Bien que constituant le premier élément véritable de la stratégie constitutionnelle du gouvernement fédéral, le rapport du Comité Beaudoin-Edwards fut sans lendemain23 ] . En effet, sa principale recommandation, à savoir l'attribution de veto régionaux, était vouée à demeurer lettre morte dans le cadre des pourparlers constitutionnels à venir dans la mesure où son adoption était soumise à la règle de l'unanimité des provinces. Cela, le gouvernement fédéral le savait déjà depuis que le Québec avait signifié son intention de ne plus participer aux négociations à onze. Néanmoins, Robert Bourassa a accueilli plutôt favorablement cette recommandation du Comité, y voyant un signe d'ouverture du Canada anglais. Il s'est aussi dit «raisonnablement confiant» qu'une solution serait trouvée au problème constitutionnel24 ] . L'attribution au Québec d'un droit de veto, présentée par le premier ministre québécois comme un retour à la formule d'amendement proposée à Victoria en 1971, ne doit pas faire oublier qu'elle laisse en plan la question la plus importante, à savoir le nouveau partage des compétences. À cet égard, le veto permet d'assurer au Québec que le Canada ne pourra évoluer dans un sens contraire à ses intérêts, mais il ne permet pas au Québec d'obtenir ce qu'il considère comme essentiel. Il faut toutefois souligner que cette ouverture fut rapidement rejetée par quatre provinces (Alberta, Terre-Neuve, Colombie-Britannique et Saskatchewan) qui n'entendaient pas être fondues pour les besoins de la Constitution dans une région englobant quatre provinces. En somme, l'égalité des régions n'a pas trouvé preneur chez ceux qui revendiquaient plutôt la reconnaissance formelle de l'égalité des provinces25 ] .

Par ailleurs, d'autres recommandations sont apparues comme des faits accomplis. Entre autres, à la veille du dépôt du rapport, Ottawa avait déjà entériné la création d'un comité parlementaire pouvant se doter de sous-groupes représentant les intérêts autochtones ou autres. De plus, sur les deux questions centrales du débat constitutionnel, le fédéralisme asymétrique et le droit de retrait, le Comité s'est contenté de s'en décharger au profit d'un autre à être créé ultérieurement. Quant aux principes sous-jacents aux différentes propositions, ils se mesurent maintenant à l'aune de l'égalité des régions plutôt que des provinces, le Québec obtenant un droit de veto sans pour autant pouvoir se distinguer de ses partenaires provinciaux. Finalement, à l'exception du NPD, le Comité a posé le scénario du référendum pour entériner un projet de réforme constitutionnel. C'est plutôt cette question qui a retenu l'attention du Canada anglais, délestée toutefois de la nécessité d'obtenir l'appui des quatre régions au profit du principe de la simple majorité26 ] . Ainsi, l'exercice du Comité Beaudoin-Edwards a laissé toutes les portes ouvertes au gouvernement fédéral et n'a que faiblement contribué à définir le contenu de la position fédérale en matière de réforme constitutionnelle. Un an après l'échec du lac Meech, Ottawa demeurait toujours en quête d'une nouvelle orientation.

Même si monsieur Mulroney a tardé à présenter des propositions constitutionnelles, il a tout de même signifié clairement son intention de ne pas se laisser intimider par les prises de positions à couleur plus ou moins souverainiste du Québec. Le premier ministre Mulroney s'est employé à manier à la fois le bâton et la carotte. D'une part, il a joué à nouveau le refrain des coûts probables de la «séparation» et du sentiment d'aliénation qu'un tel scénario engendrerait dans le reste du Canada à l'endroit du Québec, prédisant le pire pour le Québec. Parmi les propos tenus par le premier ministre canadien, on retrouve pêle-mêle des affirmations selon lesquelles le Canada refuserait de négocier avec Québec, qu'aucune formule postulant le démantèlement du Canada ne serait acceptée, que le Canada ne négocierait pas à coup d'ultimatums, que les Québécois devraient renoncer à leur citoyenneté canadienne et à leur passeport, que le traité de libre-échange serait compromis, que les souverainistes sont des démolisseurs, etc. Devant la Chambre de commerce de Québec le 13 février 1991, il affirmait: «méfiez-vous des marchands d'illusions, de ceux-là qui vous disent qu'ils peuvent détruire un grand pays, puis le reconstruire sans difficulté, qui se disent capables, à eux seuls, de contrôler le cours de l'Histoire. Si elle n'amène pas une amélioration démontrable de la situation économique, culturelle ou sociale des Québécois, pourquoi certaines personnes sont-elles si pressées de nous pousser vers la séparation ? Pourquoi ?»27 ] La veille, il énonçait à Toronto les principes qui allaient guider les prochains arrangements constitutionnels. Parmi ceux-ci, on retrouvait la nécessité de rendre la fédération plus efficace et l'économie plus compétitive, de respecter la diversité et l'égalité des citoyens, de maintenir certaines normes nationales dans des secteurs clés comme la santé et l'environnement, et de protéger les droits de tous les Canadiens. Le virage proposé par le rapport Allaire est rejeté par monsieur Mulroney, pour qui il n'est pas question de démanteler le fédéralisme. Il fallut attendre le 24 septembre 1991 pour que le gouvernement fédéral fasse connaître ses propositions constitutionnelles et les soumette à l'étude par l'intermédiaire d'un Comité parlementaire.




Moins qu'hier, plus que demain ?: Les propositions fédérales

En déposant ses propositions, le premier ministre canadien soulignait que «le processus est ouvert à toutes les interventions; il n'exclut rien ni personne. Nous cherchons des améliorations à nos propositions et nous nous attendons à les voir modifier.»28 ] Loin de déposer des offres formelles liant les autres provinces, comme le demandait le Québec, la démarche entreprise par Ottawa constituait une première ouverture de renouvellement de la Constitution sujette à modification en cours de route en fonction de l'accueil réservé aux propositions par la population et les provinces canadiennes.

Le document fédéral présente 28 propositions regroupées en 3 parties. La première, intitulée «citoyenneté commune et diversité», concerne la Charte des droits et libertés, le caractère distinct du Québec, les peuples autochtones et l'inclusion d'une clause Canada dans la Constitution. Le gouvernement du Canada propose de modifier la Charte de façon à y garantir le droit de propriété. Il propose également de rendre plus difficile le recours à la clause dérogatoire, dite nonobstant, de la Charte en substituant l'actuelle majorité simple par une majorité de 60 % des députés du Parlement ou d'une assemblée législative. La nouvelle Constitution reconnaîtrait le caractère distinct du Québec ainsi que la dualité linguistique du Canada. Cette double reconnaissance serait inscrite dans la Charte. Ainsi, toute interprétation de la charte devrait concorder avec «a) la protection et la promotion du caractère de société distincte du Québec au sein du Canada; b) la protection de Canadiens d'expression française, majoritaires au Québec mais présent dans le reste du pays, et de Canadiens d'expression anglaise, majoritaires dans le reste du pays mais présents aussi au Québec»29 ] . Contrairement à Meech toutefois, la notion de société distincte est étroitement définie et comprend «notamment» les trois éléments suivants: une majorité d'expression française, une culture unique en son genre et une tradition de droit civil. Le gouvernement entend aussi assurer la participation des autochtones aux délibérations constitutionnelles, reconnaître éventuellement leur droit à l'autonomie gouvernementale, inscrire dans la Constitution un processus particulier pour le traitement des dossiers concernant les Premières Nations et assurer celles-ci d'une représentation au sein d'un nouveau Sénat. Finalement, Ottawa propose d'insérer en préambule une clause Canada, considérée comme symbolique, énonçant l'identité et les aspirations du peuple canadien. Pas moins de quatorze caractéristiques et valeurs y sont énumérées, dont «la reconnaissance de la responsabilité des gouvernements de préserver les deux majorités et minorités linguistiques du Canada» et «la responsabilité fondamentale qui incombe au Québec de protéger et de promouvoir sa société distincte»30 ] . D'autres caractéristiques font aussi référence à des collectivités: la reconnaissance de l'autonomie des peuples autochtones et la contribution des peuples d'autres origines à l'édification du Canada. Par ailleurs, on y retrouve des éléments qui touchent les individus, tels l'égalité des hommes et des femmes et l'attachement aux principes d'équité, d'ouverture et de participation à la vie du pays; d'autres qui concernent davantage les institutions politiques, comme l'attachement à un régime de gouvernement parlementaire démocratique; d'autres à connotation économique, comme les principes de la libre circulation et de l'égalité des chances; finalement, quelques caractéristiques plus générales comme celle concernant l'objectif du développement durable. En somme, on y retrouve un salmigondis de caractéristiques plus ou moins hiérarchisées, sans fil conducteur et renvoyant à des dimensions plus ou moins complémentaires de la réalité sociale, politique, économique et culturelle canadienne. Il y a de tout pour tous et chacun pourra éventuellement y trouver son compte.

La seconde partie des propositions fédérales porte sur les institutions. Outre un engagement à poursuivre le processus de réforme parlementaire, Ottawa entend faire une réforme du Sénat. Celle-ci devrait s'inspirer, entre autres, des éléments suivants: un Sénat élu, dont la composition assurerait une représentation beaucoup plus équitable des provinces et des territoires, disposant des pouvoirs qui lui sont actuellement dévolus alors que dans les cas de questions d'importance nationale (comme la défense et les relations internationales), il disposerait d'un veto suspensif de six mois et que, pour les questions relatives à la langue et la culture, le vote serait assujetti à la règle de la double majorité, francophone et anglophone. Pour l'étude de ces questions, le document fédéral propose la création d'un Comité parlementaire. De plus, il suggère que le Sénat ait le mandat de ratifier les nominations aux conseils et organismes de réglementation (Banque du Canada, Radio-Canada, Conseil des Arts, etc.). Par ailleurs, Ottawa entend conférer aux provinces et territoires un rôle dans le processus de nomination à la Cour suprême, reprenant ce qui était prévu dans l'Accord du lac Meech, à savoir que les provinces soumettraient une liste de candidats au gouvernement fédéral. Sur la question de la composition de la Cour suprême, le gouvernement se dit prêt à aller de l'avant à la condition qu'il puisse obtenir un consentement unanime. Le même raisonnement sous-tend la formule de modification de la Constitution.

La troisième partie du document fédéral est la plus longue et porte sur les modifications à apporter à la gestion de l'économie et au partage des compétences. La philosophie fédérale est ainsi énoncée: «le gouvernement est d'avis que des changements s'imposent dans un certain nombre de domaines importants afin de garantir la prospérité future du Canada et de mieux servir les citoyens. Il s'attaquera précisément aux dossiers de la gestion de l'union économique, de la répartition des pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provinciaux et de la façon dont les gouvernements travaillent ensemble.»31 ] Quatre critères sous-tendent les propositions gouvernementales. Ottawa désire maintenir sa capacité de promouvoir l'identité canadienne et s'assurer la réalisation d'objectifs communs, respecter la diversité, rechercher la simplicité et consacrer le principe de la responsabilité partagée. Plusieurs propositions viennent consacrer ces principes et justifient des changements constitutionnels.

Au chapitre de l'union économique, le gouvernement fédéral souhaite modifier la clause de la Constitution portant sur le marché commun (article 121) en interdisant aux gouvernements de contrevenir au principe de la liberté de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Dans un document d'appoint, Ottawa a dressé une liste des pratiques et des politiques qui entravent le fonctionnement du marché national. À titre d'exemple, il cite les pratiques d'achat préférentielles, les politiques qui favorisent l'industrie locale du vin, des spiritueux et de la bière, les offices de commercialisation des produits agricoles, les normes provinciales en matière de santé, de sécurité et d'étiquetage, les normes régissant les professions et les métiers, l'imposition de restrictions provinciales sur certains placements financier pour influencer les décisions des entreprises32 ] . Dans le cadre de ses propositions, Ottawa mentionne toutefois sa volonté de préserver les pratiques fédérales qui s'inscrivent dans la mise en oeuvre des principes de la péréquation et du développement régional, les pratiques provinciales visant à réduire les inégalités économiques à condition qu'elles «ne créent pas ( ... ) des barrières ou autres restrictions plus sévères à l'égard des personnes, biens, services ou capitaux d'origine extérieure à la province»33 ] . De la même manière, Ottawa pourrait déclarer des législations fédérales ou provinciales d'intérêt national, permettant de contrevenir à la nouvelle disposition, à la condition toutefois que celles-ci soient entérinées par les deux tiers des provinces représentant 50 % de la population. Par ailleurs, le gouvernement du Canada s'octroie un pouvoir de gestion de l'union économique en inscrivant dans la nouvelle Constitution que «le Parlement du Canada a compétence exclusive pour légiférer en toute matière qu'il déclare utile à l'efficacité de fonctionnement de l'union économique»34 ] . Ces législations devraient néanmoins être approuvées selon la formule 7/50 telle que décrite précédemment. Les provinces récalcitrantes disposeraient d'un droit de retrait pour une durée limitée à trois ans, à condition d'avoir obtenu une majorité de 60 % des membres de leur assemblée législative. Cette mesure de gestion conjointe de l'union économique est présentée dans le document fédéral comme étant potentiellement décentralisatrice puisque «sa constitutionnalisation permettrait le transfert ou la décentralisation des pouvoirs et des responsabilités dans un certain nombre de secteurs précis, afin de rapprocher le processus de décision de la population»35 ] , tout en permettant de contribuer à établir des nonnes nationales.

Complétant le volet économique, Ottawa propose aussi des changements visant à favoriser l'harmonisation des politiques économiques. Pour ce faire, il veut élaborer avec les provinces un calendrier annuel permettant de rendre les processus budgétaires plus ouverts et visibles. Il entend aussi mieux encadrer les politiques financières des gouvernements et assurer leur harmonisation avec les politiques monétaires du Canada. Les nouvelles directives seraient énoncées dans la législation fédérale en vertu du nouveau pouvoir de gestion de l'union économique. Elles devraient donc elles aussi être soumises à la règle du 7/50. Finalement, Ottawa propose de réformer la Banque du Canada et d'inscrire dans la Constitution son mandat unique de réaliser et préserver la stabilité des prix. En outre, le fédéral propose de créer des comités consultatifs régionaux qui conseilleraient la Banque du Canada au sujet des conjonctures économiques régionales.

Dans la perspective du réaménagement des pouvoirs, la ligne directrice établie par Ottawa est d'éliminer les chevauchements et le double emploi. Reconnaissant que la formation de la main-d'oeuvre est tributaire du système d'éducation, le gouvernement fédéral entend reconnaître ce champ comme étant de compétence provinciale exclusive. Il tient toutefois à y demeurer actif en collaborant à l'édiction des normes et objectifs nationaux en matière de formation par le biais du nouveau pouvoir de gestion de l'union économique. D'autres réformes sont aussi proposées: en matière d'immigration des ententes bilatérales pourront être conclues, même si Ottawa conserve la responsabilité d'attribuer la citoyenneté, de déterminer le nombre total des immigrants et de fixer les normes et objectifs nationaux; des accords dans le domaine de la culture pourront être conclus; le rôle des provinces pourra être amélioré en ce qui touche la radiodiffusion. Le pouvoir résiduel du gouvernement fédéral, celui d'agir au nom de la «paix, de l'ordre et du bon gouvernement», serait maintenu mais limité aux questions et urgences nationales. Les autres pouvoirs qui n'ont pas été spécifiquement attribués au fédéral en vertu de la Constitution ou à la suite d'une décision d'un tribunal pourraient être transférées aux provinces. Il faut noter que cette disposition n'a qu'un effet symbolique sur la répartition des pouvoirs. Par ailleurs, il propose d'abolir le pouvoir déclaratoire tombé en désuétude depuis fort longtemps et d'autant moins nécessaire dans un contexte où le fédéral s'attribue des pouvoirs encore plus étendus en ce qui a trait à la gestion de l'union économique.

Le document fédéral énumère des domaines où il a été appelé à intervenir mais dont il se dit prêt à se retirer: tourisme, foresterie, mines, loisirs, logement et affaires municipales et urbaines. Il souligne toutefois son intention de demeurer actif dans les activités de recherche et de développement, de maintenir ses obligations à l'égard des relations internationales et des affaires autochtones pouvant survenir dans chacun de ces domaines pourtant clairement énoncés comme étant de compétence exclusive des provinces. Dans la perspective de la rationalisation des services gouvernementaux, Ottawa reconnaît la validité du principe de délégation de responsabilité législative et se dit disposé à l'inscrire dans la Constitution; il évite toutefois de préciser les modalités de son application et si une telle pratique serait ou non assortie de compensation financière. De la même manière, il dresse la liste de secteurs où il serait disposé à déléguer ses responsabilités administratives touchant la mise en oeuvre des programmes. Parmi les dix éléments qui composent la liste des secteurs pouvant faire l'objet de rationalisation, on retrouve, entre autres, la conservation et la protection de la faune, la conservation de l'eau et des sols, certains aspects de la réglementation du secteur financier, les programmes d'inspection, etc. Cette politique de rationalisation n'aurait pas pour effet de changer la répartition actuelle des pouvoirs, puisque Ottawa se réserve le pouvoir de révoquer toute loi. En ce qui concerne l'exercice du pouvoir de dépenser dans les domaines de compétence provinciale exclusive, Ottawa s'engage à réintroduire certaines dispositions de l'Accord du lac Meech. Ainsi, il manifeste sa volonté d'établir de nouvelles règles régissant l'exercice de ce pouvoir tout en assurant sa capacité de maintenir la cohérence et l'accessibilité des services publics. En ce sens, le fédéral n'entend pas entreprendre de nouveaux programmes cofinancés ni établir de nouveaux transferts conditionnels dans des secteurs de compétence provinciale exclusive sans l'approbation d'au moins sept provinces représentant 50 % de la population. La proposition prévoit un droit de retrait assorti d'une juste compensation financière conditionnelle à l'établissement de programmes provinciaux conformes aux objectifs du nouveau programme canadien.

La dernière proposition fédérale porte sur la création d'un nouveau mécanisme de consultation, de coordination et de collaboration intergouvernemental, le Conseil de la fédération. Ce dernier serait formé de représentants ministériels de chaque gouvernement et chacun d'eux disposerait d'un droit de vote. Il aurait pour mandat de voter sur les questions suivantes: les mesures législatives fédérales prises pour améliorer le fonctionnement de l'union économique, les lignes directrices destinées à harmoniser et coordonner les politiques financières. C'est aussi à ce Conseil que seraient prises les décisions au sujet du pouvoir fédéral de dépenser.

Globalement, les propositions fédérales répondent-elles aux besoins maintes fois exprimés par le Québec de voir reconnaître son droit à la différence, de procéder à un nouveau partage des compétences (impliquant l'abolition du pouvoir fédéral de dépenser dans les champs de compétences québécoises), de transférer les ressources fiscales et financières aux compétences et responsabilités exercées par le Québec, de préserver la représentation du Québec au sein des institutions fédérales, de garantir un droit de veto au Québec à l'égard de toute modification constitutionnelle ou un droit de retrait assorti d'une juste compensation financière ? De manière plus précise, on peut se demander si les dernières propositions fédérales sont plus intéressantes pour le Québec que ce que contenait le défunt Accord du lac Meech.

Aux lendemains du dépôt des propositions fédérales, les réactions ne se firent pas attendre. Pour Me Allaire, signataire du rapport du Comité constitutionnel du PLQ, les propositions fédérales sont apparues comme trop éloignées des recommandations adoptées au moment du Congrès par les membres du parti. Pour l'ancien président de la Commission jeunesse du PLQ et l'un des membres du Comité Allaire, monsieur Bissonnette, «dans ce que proposait le rapport Allaire, Bélanger-Campeau et même Meech, il y avait un fil conducteur, la nécessité d'un nouvel ordre de gouvernement. Or Ottawa propose au contraire une vision centralisatrice, ils n'ont visiblement pas compris le message.»36 ] Pour leur part, les jeunes libéraux, qui furent actifs lors de l'adoption du rapport Allaire, n'ont pas tardé à rejeter en bloc les propositions constitutionnelles d'Ottawa. Même si le gouvernement libéral avait imposé la consigne du silence, le temps d'étudier les implications du document fédéral, plusieurs députés ont exprimé publiquement leur insatisfaction dès le dépôt du document fédéral.

La première réaction publique du premier ministre québécois fut mi-figue mi-raisin. Il a qualifié le document d'utile mais d'incomplet. Il y a trouvé des gains ou des progrès mais aussi des risques très importants, notamment en ce qui a trait à la question de l'union économique, qu'il a qualifiée sous sa forme actuelle d'inacceptable. Entre autres, il a jugé que le libellé de la proposition relative au pouvoir de gestion de l'union économique, qui donne au fédéral le pouvoir de «légiférer en toute matière qu'il déclare utile», était beaucoup trop vague et simpliste. Au-delà de cette réserve, monsieur Bourassa s'est empressé d'inventorier tous les aspects positifs des propositions. Contrairement à plusieurs militants et membres du gouvernement, il a souligné que le projet fédéral était compatible avec le rapport Allaire, y compris sur la question du partage des pouvoirs. Il s'est montré moins ferme sur la nécessité de rapatrier les compétences énumérées dans la plate-forme constitutionnelle de son parti, affirmant que dans certains cas il pourrait être plus avantageux parce que moins coûteux pour le Québec de laisser Ottawa maintenir sa présence et sa compétence. Selon lui, plusieurs dispositions du document permettraient au Québec d'atteindre de manière détournée ses objectifs, eu égard à la limite imposée au pouvoir fédéral de dépenser37 ] . Quoi qu'il en soit et en dépit des recommandations fermes entérinées par le Parti libéral, toutes les fois que le premier ministre québécois a eu à faire face à des questions concernant le rapatriement d'éventuelles compétences, il s'est retranché derrière des considérations relatives au coût de l'exercice, son bien fondé et les résultats escomptés. Globalement, il a donc reçu le document positivement, jugeant qu'il ouvrait la porte au dialogue38 ] . Toutefois, les obstacles se sont rapidement amoncelés devant le projet fédéral. Messieurs Rémillard et Bourassa ont rapidement rappelé que le Québec ne signerait pas d'entente sans droit de veto39 ] . De plus, les dispositions touchant la formation de la main-d'oeuvre sont apparues trop étroites, laissant dans l'ombre le volet de la main-d'oeuvre ainsi que le transfert des fonctionnaires et des moyens financiers pour faire face à cette nouvelle responsabilité40 ] . D'autres ministres québécois ont fait valoir leur insatisfaction à l'endroit du projet fédéral, dont madame Bacon sur les questions énergétiques, monsieur Paradis sur l'environnement, madame Frulla-Hébert sur la culture et monsieur Cannon sur les communications.

La réaction de Jacques Parizeau fut plus virulente. Les propositions à caractère économique y furent dénoncées comme clairement centralisatrices. Le pouvoir de gestion de l'union économique que s'est octroyé le fédéral est fortement dénoncé et est posé comme un obstacle majeur à toute initiative que pourrait prendre le Québec en matière de développement économique, initiatives comparables à l'instauration de la Caisse de dépôt et placement, au programme Corvée-habitation, etc. C'est d'ailleurs au chapitre de l'union économique que les réactions, provenant de tous les milieux, furent les plus âpres. Réagissant promptement à la levée de boucliers provoquée au Québec et dans le reste du Canada par cet aspect des propositions, le gouvernement fédéral déclarait, seulement deux jours après leur dépôt, être ouvert à des amendements qui poseraient clairement qu'Ottawa ne cherche pas à s'approprier les leviers économiques dont disposent les provinces41 ] .

Plusieurs voies s'offrent pour prendre la mesure des propositions gouvernementales. On peut d'abord les comparer avec ce qui était déjà offert-par l'Accord du lac Meech. On peut aussi les considérer sous l'angle de la dynamique centralisation/décentralisation.

Des 5 conditions de Robert Bourassa, il n'en reste plus que 3 dans l'actuel projet, et des 23 points du rapport Allaire, un seul est retenu, celui ayant trait à la formation de la main-d'oeuvre, quoique en des termes limitant l'exclusivité provinciale. Deux des cinq conditions ne seront considérées que s'il y a unanimité et concernent les nominations à la Cour suprême du Canada et la formule de modification de la Constitution. Il faut rappeler que l'obtention d'un droit de veto sur les futurs amendements constitutionnels est considérée depuis fort longtemps comme une condition essentielle afin que le Québec s'assure que ses intérêts seront pris en considération et que ses acquis au sein de la fédération seront préservés. Dans leurs formes actuelles, les propositions d'Ottawa permettent de modifier la Constitution sans l'accord du Québec. De la même façon, la constitutionnalisation de la présence de trois juges à la Cour suprême venant du Barreau du Québec ne fait pas partie des propositions formelles d'Ottawa.

Néanmoins, l'actuel document fédéral fait écho à trois des conditions énoncées antérieurement par le Québec. D'abord, le gouvernement fédéral se dit disposé à négocier avec toute province des ententes sur l'immigration et à les consigner dans la Constitution. Ensuite, on y retrouve encore des dispositions visant à limiter le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral. Or, tout comme dans Meech, cette disposition relative aux programmes cofinancés constitue une reconnaissance de la légitimité du pouvoir de dépenser du gouvernement central dans des champs de juridiction provinciale. Le droit de retrait avec compensation ne représente qu'une modalité encadrant une nouvelle forme de transfert des pouvoirs du niveau provincial au niveau central. Le recours à ce droit est conditionnel à la mise sur pied de programmes atteignant les objectifs nationaux tels que définis par Ottawa. En somme, il s'agit d'un accroissement de la capacité d'intervention du gouvernement central qui pourrait dorénavant occuper légitimement un champ de compétence qui n'était pas de son ressort. Enfin, on se dit prêt à inscrire dans la Constitution la reconnaissance du caractère distinct du Québec. On le fait toutefois dans des termes différents de Meech. D'une part, alors que dans Meech cette disposition s'appliquait à toute la Constitution, cette règle d'interprétation se limiterait maintenant à la Charte des droits et libertés, restreignant de ce fait son champ d'application. D'autre part, la notion est maintenant perçue sous trois aspects: une majorité d'expression française, une culture unique en son genre et une tradition de droit civil, reprenant in extenso la définition qu'en avait donnée Clyde Wells antérieurement. Tout au long des débats qui se sont déroulés au Québec sur la notion de société distincte, les constitutionnalistes, tout comme monsieur Bourassa, avaient insisté pour que la définition demeure la plus ouverte possible. La raison en était simple: toute définition est restrictive. En outre, en dépit du fait que ces trois aspects sont précédés de l'adverbe «notamment», qui peut signifier que cette énumération n'est pas limitative, selon le constitutionnaliste Henri Brun, leur extension devra s'en tenir à des éléments de même nature, ce qui fait que l'économie propre au Québec ne fait pas partie de la définition de la société distincte42 ] . De plus, ce n'est pas au gouvernement du Québec qu'est dévolu le rôle de protéger et de promouvoir cette caractéristique, mais bien aux juges qui auront à interpréter la Charte. C'est plutôt dans la «clause Canada» que l'on fait référence à cette responsabilité, qualifiée de fondamentale, du Québec. Elle ne représente toutefois qu'un élément parmi quatorze de ce qu'est le Canada comme peuple et de ce à quoi il aspire. Son libellé reprend celui de l'article portant sur le multiculturalisme. Cela contribue à en diluer la portée, puisque la société distincte serait maintenant sur le même pied que la dualité linguistique et le multiculturalisme. On peut s'interroger sur le poids qu'aura une telle responsabilité, noyée parmi d'autres caractéristiques, sur l'interprétation que feront les juges de la Constitution.

Plusieurs autres éléments contenus dans le document fédéral soulèvent des interrogations. Bien qu'il y soit question de culture et de communications, le Québec n'obtient rien de concret si ce n'est de vagues promesses de consultation et d'accords administratifs bilatéraux, toujours sujets aux sautes d'humeur des conjonctures politiques particulières. Pour que ces derniers soient inscrits dans la Constitution, la formule générale d'amendement s'appliquerait de telle sorte que le Québec devrait négocier à onze l'octroi d'un éventuel «statut particulier» dans le domaine de la culture. Celui-ci ne pourrait toutefois prendre la forme d'une transformation des institutions culturelles canadiennes (telles que Radio-Canada, les musées nationaux, l'Office national du film, le Conseil des Arts, Téléfilm, etc.) qui «permettent l'expression et l'affirmation de l'identité canadienne tant au Canada [et donc au Québec] qu'à l'étranger»43 ] . D'ailleurs, le pouvoir fédéral de légiférer et de dépenser en matière de culture n'a pas fait l'objet de restrictions comparables à celles s'appliquant aux programmes à frais partagés dans les champs de juridiction provinciale exclusive. Au contraire, le fédéral a plutôt réaffirmé sa compétence exclusive, ouvrant seulement la porte aux provinces pour quelques consultations mineures, particulièrement pour ce qui est de l'octroi de nouvelles licences de radiodiffusion et la nomination des commissaires régionaux du CRTC. En fin de compte, l'identité québécoise ne saurait imposer quoi que ce soit au projet de construire une identité canadienne d'un océan à l'autre, qui relève exclusivement de la responsabilité du gouvernement fédéral44 ] .

La réforme souhaitée du Sénat, suivant la formule «triple E» corrigée (élu, équitable au lieu d'égal et efficace), pose la question d'un transfert de légitimité des assemblées législatives vers la nouvelle Chambre haute. Si l'objectif est d'accroître la représentativité des intérêts des provinces au sein des institutions politiques fédérales et de combler le déficit de légitimité démocratique provenant du fait que les sénateurs sont nommés par Ottawa, le processus ne peut que diminuer le rôle joué par les gouvernements provinciaux comme porte-parole des intérêts de leurs commettants. Les institutions fédérales réformées pourraient dorénavant parler à la fois pour l'ensemble des Canadiens (à la Chambre des communes) et l'ensemble des provinces (au Sénat). Ce projet de réforme pose aussi le problème de la diminution de l'influence du Québec sur cette institution qui, par ailleurs, risque de jouer un plus grand rôle à l'avenir, compte tenu de la diminution vraisemblable du nombre de sièges alloués au Québec, en nombre absolu ou relatif. Le projet fédéral reste particulièrement évasif au sujet de la définition donnée à la notion d'équité. Tout au plus, on peut y lire que «les provinces devraient remplacer les régions en tant qu'unités de base de représentation au Sénat. De plus, il faut revoir la répartition des sièges au Sénat de sorte que les provinces soient représentées de façon plus équitable.»45 ] Malgré tout, l'intention d'Ottawa est d'accroître la représentation des provinces et territoires moins peuplés. Cela ne peut donc se faire qu'au détriment des régions plus populeuses, dont le Québec, en dépit du fait que la représentation de ce dernier n'a cessé de diminuer en termes relatifs depuis 1867. Contrairement à ce que prévoyait Meech, le mode de sélection des sénateurs se ferait dorénavant par voie d'élections. Or, en fonction du mode de scrutin retenu, selon le constitutionnaliste José Woehrling, «un Sénat élu au suffrage universel risque d'être trop semblable à la Chambre des communes, ce qui lui enlèverait sa raison d'être, ou, au contraire, trop différent, ce qui pourrait amener les deux Chambres à s'affronter et à se neutraliser mutuellement. Autrement dit, la loyauté des sénateurs n'ira pas aux provinces qu'ils représentent, mais aux partis auxquels ils doivent leur élection et dont dépend leur réélection.»46 ] L'élection des sénateurs contribuerait donc à affaiblir leur capacité d'agir en tant que représentants des provinces. La meilleure façon d'assurer cet objectif serait de faire en sorte que les sénateurs soient délégués par chacun des gouvernements provinciaux et soient issus de ces derniers. Le projet fédéral prévoit aussi que pour les questions relatives à la langue et à la culture, le Sénat soit soumis à la règle de la double majorité pour la tenue des votes. Le texte ne dit pas à quoi fait référence cette majorité: aux sénateurs francophones élus dans l'ensemble du Canada ou aux seuls sénateurs représentant le Québec ? Au-delà de cette imprécision, le nouveau rôle que pourrait jouer le Sénat dans la vie politique canadienne fait que l'application de la règle de la double majorité aux seuls domaines de la culture et de la langue n'assurerait pas une protection suffisante pour le Québec.

Par ailleurs, plusieurs éléments du projet fédéral s'inscrivent dans une dynamique de centralisation des pouvoirs à Ottawa. D'abord, l'enchâssement du droit de propriété permettrait à la Cour suprême de porter un jugement définitif sur l'ensemble des politiques économiques et sociales des provinces. En outre, l'inclusion d'un tel droit accentuerait encore davantage le glissement du système juridique vers celui qui prévaut aux États-Unis, où on s'en est servi pour limiter les avancées sociales. Selon le juriste Georges Le Bel, pour donner un sens à ce nouveau droit, la Cour suprême «sera tentée de puiser aux sources américaines, au moment même où explosent les revendications des autochtones, des femmes, des écologistes. Le droit de propriété viendra inévitablement en conflit avec tous les autres droits fondamentaux.»47 ] Il faut aussi noter qu'un tel droit contribuerait à affaiblir l'un des éléments qui participent à la définition de la société distincte, à savoir son Code civil, dans la mesure où la Charte a toute autorité sur celui-ci, qui est du ressort du gouvernement québécois.

Les dispositions relatives à l'économie traduisent une volonté de centralisation et de contrôle des leviers de la politique économique qui cause problème au Québec. D'abord, en ce qui a trait au pouvoir fédéral de gérer l'union économique, il faut rappeler que cette disposition contredit la volonté maintes fois réaffirmée par le Québec de contrôler son économie tout en préservant l'espace économique canadien. La proposition fédérale présente une orientation qui ouvre plutôt la porte à une dynamique diamétralement opposée. Le pouvoir de gestion de l'union économique que veut s'attribuer Ottawa est présenté de façon tellement extensive qu'il justifierait l'intervention de ce palier de gouvernement dans tous les domaines de la vie économique et sociale des provinces canadiennes, y compris le Québec. En outre, même si le pouvoir fédéral était encadré par la nouvelle structure à être mise sur pied, le Conseil de la fédération, force est de constater que la formule provinciale d'approbation retenue, celle du 7/50, ne confère aucun droit de veto au Québec. Celui-ci pourrait éventuellement être tenu de participer à des programmes ou d'adopter des orientations qui seraient jugées contraires à ses propres intérêts. Son droit de retrait serait grandement limité, soit par le terme de trois ans fixé en ce qui concerne les législations adoptées en vertu de l'union économique, soit à cause du caractère conditionnel des compensations dans le cas du pouvoir fédéral de dépenser dans les domaines de compétence provinciale «exclusive». Une autre visée centralisatrice se trouve dans la clause du marché commun. Même si son interprétation sera faite par la Cour suprême, cette clause est expressément conçue pour promouvoir un système de marché libre. Elle aura pour effet de réduire la capacité des provinces de concevoir des politiques préférentielles destinées à atteindre des objectifs provinciaux de développement économique. Finalement, par le biais des dispositions relatives à l'harmonisation des politiques économiques, Ottawa cherche à coordonner les processus budgétaires des provinces en les assujettissant à des lignes directrices qui, une fois approuvées, prendraient force de loi en vertu du pouvoir de gestion de l'union économique. Même si on prévoit un droit de retrait et que ces dispositions seraient adoptées par le Conseil de la fédération, le Québec est mis sur le même pied que les autres provinces et ne dispose pas d'un droit de veto. Une telle harmonisation des politiques ne pourrait que contribuer à limiter la marge de manoeuvre dont disposent les provinces48 ]

Finalement, les gouvernements du Québec ont continuellement réclamé une révision des compétences législatives entre les deux ordres de gouvernement. Or, à ce chapitre, les propositions fédérales sont faibles. Le fédéral est disposé à reconnaître certaines sphères de compétence provinciale exclusive, mais en assortissant cette rétrocession d'un désir de continuer d'y exercer son rôle. On se demande ce que le terme «exclusif» peut bien vouloir signifier si Ottawa continue d'être présent. Le seul véritable transfert de pouvoir vers les provinces concerne la formation de la main-d'oeuvre, qui serait reconnue explicitement comme un domaine de compétence provinciale. Encore ici, ce transfert demeure relatif dans la mesure où cette question est aussi présente dans la nouvelle rubrique proposée au sujet du pouvoir fédéral de gérer l'union économique, lui-même assujetti au Conseil de la fédération49 ] . C'est bien peu si on compare cela aux demandes québécoises en matière de développement social, économique, culturel et linguistique.

Dans l'ensemble, à l'exception de la clause relative à la société distincte, le Québec est considéré comme une province comme les autres. Plusieurs aspects fondent ce jugement. L'utilisation de la clause dérogatoire est rendue plus difficile, la réforme du Sénat ne peut qu'accroître la légitimité de cette institution au détriment des assemblées législatives et de l'Assemblée nationale et la clause d'interprétation de la société distincte est définie de manière limitative. Même si des éléments des propositions fédérales ouvrent la porte à l'asymétrie en octroyant aux provinces un droit de retrait, parfois assorti d'importantes limitations, comme c'est le cas en ce qui a trait aux législations fédérales en matière d'union économique, parfois sans contrainte de cette nature comme en matière d'immigration, de culture, de radiodiffusion, de délégation de pouvoirs, de secteurs sujets à la rationalisation ou de nouveaux programmes cofinancés, la règle d'application demeure la même: c'est toujours le gouvernement central qui déterminera les normes nationales devant baliser l'intervention des provinces.




En guise de conclusion: le Québec n'est pas sorti du boui-boui constitutionnel!

En dépit de la ligne fixée par les rapports Allaire et Bélanger-Campeau, la position du gouvernement du Québec demeure teintée d'ambiguïté. Même si les commissions parlementaires prévues à la loi 150 ont été mises sur pied et ont commencé leurs travaux, les principaux ténors du gouvernement n'ont cessé d'envoyer des messages contradictoires aussi bien aux Québécois qu'au reste du Canada. Le premier ministre québécois n'a eu de cesse de réaffirmer l'échéancier d'octobre 1992 pour la tenue d'un référendum sur la souveraineté, mais tout laisse croire qu'il cherche par tous les moyens à éviter cette ultime consultation populaire. Il attend avec empressement de nouvelles offres que pourrait formuler Ottawa et qui seraient davantage acceptables pour le Québec. Tout en conservant sa marge de manoeuvre, le gouvernement libéral demeure néanmoins limité quant aux alternatives possibles. Ce sera ou un référendum dans lequel il sera tenu de faire la promotion de la souveraineté, ce qui est plutôt invraisemblable, ou des élections. Or dans l'hypothèse où monsieur Bourassa aurait en main des offres qu'il jugerait satisfaisantes, il pourrait fort bien privilégier la tenue d'élections. Et même en l'absence de telles offres, cette voie n'est pas à écarter, ce qui aurait pour effet d'inclure la question de la souveraineté dans un amalgame d'autres thèmes portant aussi bien sur les mérites de son administration que sur d'éventuels programmes socio-économiques. Même la loi 150 n'apparaît pas comme contraignante pour le gouvernement. Monsieur Bourassa a déjà mentionné à la presse que cette loi, comme toutes les autres, pourrait faire l'objet d'amendements, réitérant le principe de la souveraineté de l'Assemblée nationale. Ainsi, il n'a pas écarté l'hypothèse que la question posée au référendum pourrait comporter deux volets, le premier portant sur les offres fédérales, l'autre sur «d'autres formules»50 ] . La fin de l'année 1991 est donc marquée au coin de l'ambiguïté quant aux intentions gouvernementales à l'égard de l'avenir politique du Québec.

Pour sa part, le gouvernement fédéral doit se débattre avec des propositions constitutionnelles qui, bien que ne constituant qu'une première ébauche, sont mal accueillies aussi bien au Québec que dans le reste du Canada. Il n'a pas été épargné non plus par les déboires du Comité parlementaire mixte chargé de recueillir les réactions au projet fédéral. Le Québec a décidé de boycotter officiellement ses travaux, même si le premier ministre québécois a consenti à rencontrer certains commissaires en privé. Le Comité d'abord dirigé par le sénateur Castonguay et la députée Dobbie, a vu son premier coprésident claquer la porte le 25 novembre 1991 après qu'il eut manifesté son mécontentement à l'endroit de l'organisation des travaux du Comité et émis de sérieuses réserves au sujet du projet fédéral, entre autres en ce qui a trait aux dispositions relatives à l'union économique, jugeant disproportionnés les pouvoirs dont veut se doter Ottawa. Après une saga digne des meilleurs téléromans à rebondissements, le sénateur Beaudoin acceptait de coprésider les séances du Comité. Ce dernier se voyait délester d'une partie de son mandat et Ottawa décidait d'organiser au cours des mois de janvier et février 1992 une série de conférences constitutionnelles thématiques d'orientation chargées de prendre le pouls des Canadiens. La stratégie d'Ottawa a été marquée par l'improvisation et le manque de cohérence. Le super-comité constitutionnel s'en est allé à vau-l'eau, le gouvernement a mis sur pied des conférences d'orientation devant en partie combler le mandat du Comité Beaudoin-Dobbie, il a jonglé avec l'idée d'un référendum pancanadien sur les propositions constitutionnelles, assortie de la nécessité d'une majorité régionale, soulevant l'opposition d'une partie de son aile parlementaire québécoise et, finalement, a tenu une conférence des premiers ministres sur la situation économique où le Québec brillait par son absence. Parallèlement à toutes ces activités, un groupe de hauts-fonctionnaires s'affairait à revoir le projet fédéral en tentant de tenir compte des besoins manifestés par le Québec et le reste du Canada.




Note(s)

1.  Le Devoir, 24 juin 1990.

2.  Le Devoir, 24 juin 1990.

3.  La Presse, 24 juin 1990.

4.  Parti libéral du Québec, Un Québec libre de ses choix. Rapport du comité constitutionnel, 28 janvier 1991, p. 3.

5.  Le Devoir, 4 février 1991.

6.  Le Devoir, 25 février 1991.

7.  La Presse. 22 février 1991.

8.  Jean-Louis Bourque, «Le consensus du Domaine Maizerets... Quel consensus ?», La Presse, 28 mai 1991.

9.  Québec, Rapport de la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec, (s),), mars 1991, p. 82.

10.  Ibid., p. 91.

11.  Ibid., p. 97.

12.  La Presse, 14 juin 1991.

13.  Le Devoir, 10 octobre 1991.

14.  Le Devoir, 14 juin 1991.

15.  Le Devoir, 2 juillet 1991.

16.  La Presse, 17 décembre 1990.

17.  Canada, Le Forum des citoyens sur l'avenir du Canada, Rapport à la population et au gouvernement du Canada, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1991, p. 59.

18.  Ibid., p. 61.

19.  Ibid., p. 138.

20.  Ibid., p. 139. Les caractères en italique sont ceux du rapport.

21.  Ibid., p. 163-164.

22.  Canada, Rapport du Comité mixte spécial de la Chambre des communes. Le processus de modification de la Constitution du Canada, Ottawa, Troisième session de la trente-quatrième législature, 1991, p. 23

23.  Le Devoir, 21 juin 1991.

24.  La Presse, 21 juin 1991.

25.  Le Devoir, 22 juin 1991.

26.  Voir l'éditorial du Globe and Mail du 21 juin 1991.

27.  Le Devoir, 14 février 1991.

28.  Canada, Bâtir ensemble l'avenir du Canada. Discours du Premier Ministre, Chambre des communes, le 24 septembre 1991, Ottawa, Apprivisionnements et services Canada, 1991, p.2.

29.  Canada, Bâtir ensemble l'avenir du Canada. Propositions. Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1991, p.11.

30.  Ibid., p. 13.

31.  Ibid., p. 27-28.

32.  Canada, Le fédéralisme canadien et l'union économique: partenariat pour la prospérité, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1991, p. 19.

33.  Canada, Bâtir ensemble l'avenir du Canada. Propositions, op. cit., p. 44.

34.  lbid., p. 45.

35.  Ibid., p. 31-32.

36.  Le Presse, 25 septembre 1991.

37.  Le Devoir, 28 septembre 1991.

38.  Le Devoir, 26 septembre 1991.

39.  Le Devoir, 27 septembre 1991.

40.  Le Devoir, 1er octobre 1991.

41.  La Presse, 27 septembre 1991.

42.  Le Devoir, 25 septembre 1991.

43.  Canada, Bâtir ensemble l'avenir du Canada. Propositions, op. cit., p. 36.

44.  Jocelyne Richer, «Ottawa n'a rien de neuf à offrir au Québec dans le vaste champ culturel», Le Devoir, 30 décembre 1991.

45.  Canada, Bâtir ensemble l'avenir du Canada. Propositions, op. cit., p. 19.

46.  José Woehrling, «Le "triple E" n'est pas a solution. Représentativité, mode de sélection, répartition: les enjeux de la réforme du Sénat», Le Devoir, 23 novembre 1991. Les mots en italique sont ceux de M. Woehrfing.

47.  Josée Boileau, «Le droit de propriété, un cheval de Troie de la centralisation», Le Devoir, 2 décembre 1991.

48.  Jennifer Smith, «La répartition des pouvoirs», Le Réseau, 1 (5), octobre 1991, p. 11.

49.  Ibid., p.10.

50.  Le Devoir, 19 décembre 1991.