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Demandes sociales et action collective



Pierre Hamel
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1991-1992

· Rubrique : Les mouvements sociaux



Sur le plan social et communautaire, plusieurs événements survenus en 1992 nous conduisent à revoir notre lecture de la société québécoise. Ainsi, les effets de la récession se sont répercutés de diverses manières sur les conditions de vie des plus démunis qui ont dû faire appel, dans une proportion grandissante, aux services d'entraide offerts par le milieu communautaire. En outre, nous avons assisté à diverses manifestations de violence urbaine, qui s'expriment souvent d'une manière spontanée et inattendue. À ces deux chapitres, les problèmes auxquels ont été confrontés les Québécois s'apparentent de plus en plus à ceux que vivent nos voisins du sud.

À d'autres égards, c'est l'intervention de l'État qui, à partir de nouvelles orientations en matière de gestion du social, a forcé les acteurs communautaires à revoir les paramètres qui servent à définir l'action collective. C'est ce que nous avons pu observer en particulier dans le domaine de la santé et des affaires sociales avec l'adoption du plan d'implantation de la nouvelle politique de la santé et du bien-être1 ] .

Enfin, c'est par rapport aux enjeux urbains que plusieurs demandes sociales se sont exprimées avec insistance tout en rencontrant une résistance très forte. Nous pensons en particulier ici au projet de relocalisation de l'Hôtel-Dieu de Montréal, pour lequel un débat s'est enclenché dès la fin de l'hiver 1992. Il s'agit là d'une lutte à finir entre, d'un côté, les défenseurs de la modernisation de cet hôpital qui implique son déménagement à Rivière-des-Prairies et, de l'autre, ceux qui en préconisent le réaménagement tout en le maintenant sur son site actuel, au centre-ville.

C'est à partir de ces quatre aspects - l'émergence de nouvelles formes de pauvreté, la recrudescence de la violence, la redéfinition de l'action communautaire dans le contexte de la réforme du système de la santé et des affaires sociales, le débat sur l'étalement urbain à partir du cas de l'Hôtel-Dieu - que nous voulons rendre compte de l'action sociale et communautaire au cours de l'année écoulée.



Nouvelle pauvreté : les revendications des démunis

Par rapport à 1 ' 'ensemble du Canada, le Québec était la région où le taux de pauvreté était le plus élevé en 1990 (18,2 pour cent de l'ensemble de la population), selon le Conseil national du bien-être social. Même si ce taux élevé n'en correspondait pas moins à une légère diminution a u* cours des dix dernières années, on peut faire l'hypothèse que la récession qui dure depuis deux ans a aggravé la situation. Or, plus important que ces données abstraites est le fait que cette pauvreté concerne des individus et des ménages qui étaient moins touchés auparavant. Ce sont maintenant les famille monoparentales, les enfants, les jeunes qui se trouvent affectés par des conditions de vie, voire de survie, de plus en plus précaires.

Au-delà de la pauvreté et de sa portée sociale, ce sont leurs répercussions directes qui devraient nous inquiéter, notamment en ce qui a trait à l'exclusion qu'elles engendrent. Pour celles et ceux qui vivent un processus d'appauvrissement, on peut dire que leur capacité à participer à la société dans son ensemble est hypothéquée. Il y a danger ici qu'ils et qu'elles se trouvent marginalisés à l'intérieur de ghettos urbains de plus en plus clairement identifiés.

Face à ce phénomène, les organismes communautaires tentent de mettre sur pied des services, des lieux d'échanges, des mécanismes d'entraide et des activités de formation. À eux seuls ces organismes ne peuvent répondre à tous les besoins, compte tenu, notamment, des ressources dont ils disposent. Il reste que, depuis quelques années, leur dynamisme n'a cessé de croître.

C'est ce qui a été exprimé dans plusieurs quartiers de Montréal, entre autres, par la création de banques alimentaires ou par des actions qui visaient à s'attaquer au problème de la faim dans une perspective d'intervention sociale. C'est ainsi que dans le quartier Ahuntsic des citoyens ont créé un Comité d'action contre la faim. Leur but : «aider à réduire l'impact des inégalités sociales sur la santé physique et mentale de la population d'Ahuntsic en permettant à ceux qui sont les plus défavorisés d'avoir accès à de la nourriture selon leur besoin, afin que le manque de ressources financières ne soit plus un obstacle»2 ] .

Cette action communautaire s'est également manifestée avec beaucoup de visibilité, au moins sur deux autres plans, à savoir contre la loi de l'assistance sociale et en ce qui concerne les conditions de logement. À l'égard de la nouvelle loi de l'assistance sociale, la lutte des assistés sociaux et de la Coalition du grand Montréal contre la loi 37 remonte à plus de deux ans et demi. À nouveau en 1992, les assistés sociaux ont eu recours à divers moyens de pression pour demander une révision de loi. Ce qu'ils remettent en cause en premier lieu, c'est la nouvelle philosophie de la loi qui classe les assistés sociaux en deux catégories : les «aptes» et les «inaptes» au travail. Mais ils contestent aussi les méthodes et les activités des «Boubou-macoutes», ces agents d'enquête et de contrôle, fonctionnaires gouvernementaux qui suivent les assistés sociaux à la trace.

En juin dernier, afin de sensibiliser l'ensemble de la population à leurs conditions de vie, une quinzaine d'assistés sociaux de la Coalition du grand Montréal contre la loi 37 ont décidé d'occuper les locaux du Protecteur du citoyen. En plus de dénoncer l'ensemble des abus qu'entraîne la loi de l'assistance sociale, ils demandaient plus particulièrement que «le gouvernement abolisse la pénalité de cohabitation, qui impose une perte de 93$ par mois aux assistés sociaux qui partagent leur logement pour économiser les frais du loyer»3 ] . Ils demandaient aussi que les prestations des femmes qui reçoivent des pensions alimentaires ne soient pas réduites.

Sur le plan du logement, en dépit d'un taux d'inoccupation relativement élevé, les plus démunis continuent de vivre des conditions difficiles et souvent précaires. C'est pourquoi, à nouveau en 1992, les associations de locataires et les comités de logement dont le Front d'Action Populaire en Réaménagement Urbain (FRAPRU), ont réitéré leurs demandes en faveur de la construction de logements sociaux. Dans le même souffle, ils ont dénoncé les réductions que le gouvernement fédéral a adoptées concernant la construction de HLM de même que l'arrêt des subventions aux coopératives.

A cette fin, plusieurs manifestations publiques ont été organisées. Ainsi, en avril une marche populaire, regroupant environ 300 personnes, allant du square St-Louis jusqu'à l'Hôtel de ville, a été organisée afin de protester contre les compressions budgétaires du gouvernement -fédéral concernant les programmes de logements sociaux. En décembre dernier, quelque 200 locataires, ont manifesté devant la résidence du Premier ministre Bourassa à Outremont, «demandant au gouvernement de prendre ses responsabilités face aux mal logés»4 ] .

Ces demandes répétées de la part des associations de locataires et des comités de logement s'inscrivent dans le prolongement des revendications mises de l'avant depuis le début des années 1960 par les mouvements urbains. Elles participent aussi, par ailleurs, d'un ensemble d'activités d'entraide et de solidarité que des organismes comme le FRAPRU et le Projet d'organisation populaire (POPIR) coordonnent depuis les années 1980 afin d'aider les mal logés.




La recrudescence de la violence

En particulier dans les quartiers urbains où elles vont souvent de pair avec un phénomène d'exclusion sociale, les nouvelles formes de pauvreté ont aussi alimenté diverses manifestations d'intolérance et de violence qui mettent en cause les minorités. En fait, c'est aux changements socio-démographiques vécus par la société québécoise depuis vingt ans, et qui se sont manifestés avec beaucoup d'acuité dans la région montréalaise, qu'il faut faire appel pour comprendre cette réalité. Pourtant, le phénomène de la violence n'est en rien nouveau. Mais sa recrudescence devrait nous inquiéter.

En ce sens, à titre d'exemple, on peut rappeler l'«émeute» survenue sur la Plaza Saint-Hubert en juillet dernier et à laquelle ont participé des jeunes de la communauté haïtienne. C'est pour tenter de comprendre et de faire échec à ces comportements que plusieurs organismes communautaires et plusieurs représentants de la communauté haïtienne se sont mobilisés. Ils ont d'ailleurs entrepris à cette fin une démarche de concertation avec le ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles.

C'est aussi contre le racisme, une autre forme de violence, que certains groupes ont tenté de mobiliser leurs concitoyens et leurs concitoyennes au cours de l'année 1992. On peut penser en particulier aux démarches entreprises par la Ligue antiraciste mondiale (LAM) de même qu'aux manifestations organisées par le Comité contre le racisme d'Hochelaga-Maisonneuve. Lors d'une assemblée publique organisée en septembre dernier au Cégep Hochelaga-Maisonneuve par ce comité, où se sont déplacés autant des sympathisants du comité et de la lutte contre le racisme que des membres de mouvements ouvertement racistes, plusieurs mesures concrètes ont été envisagées pour s'attaquer au problème. On a suggéré, entre autres, de mettre de l'avant un programme d'éducation populaire et d'ouvrir dans le quartier à cette fin un local «qui permettrait de mieux répondre aux besoins d'éducation et de conscientisation relativement au racisme»5 ] .

À cet égard, ce qui se passe au Québec et que l'on doit situer en premier lieu sur un plan culturel et idéologique, n'est pas sans liens avec ce que l'on peut observer dans d'autres pays. Pensons, entre autres, à la montée de l'extrême-droite en France et en Allemagne et en particulier aux manifestations contre les réfugiés Turcs dans ce dernier pays.

C'est aussi de l'intolérance et une forme de rejet que l'on peut décoder dans la violence dirigée vers un autre groupe social que sont les gais et lesbiennes. En effet, depuis deux ans, on a observé une recrudescence marquée de la violence physique à leur endroit : «Depuis deux ans neufs hommes gais ont été assassinés dans la région de Montréal et des centaines d'autres étaient victimes d'agression, affirme le comité sur la violence de la table de concertation des lesbiennes et des gais du Grand Montréal»6 ] .

Plusieurs associent cette violence avec le contexte de crise économique. Les réactions relatives qui entraînent un rejet des différences seraient plus grandes à cause de l'insécurité provoquée par la récession. Ce type de justification ne s'attaque pourtant pas au fond du problème et ne satisfait pas les associations de gais et de lesbiennes. Pour leur part, ces associations continuent de réclamer une reconnaissance de la culture et des pratiques des gais et lesbiennes ainsi que de leur spécificité en tant que minorité.

C'est aussi, d'une certaine manière, pour défendre leur spécificité et leur identité que les Amérindiens de Kanesatake ont poursuivi leurs revendications territoriales, reprenant les demandes qu'ils avaient énoncées lors de la crise de l'été 1990. Ainsi, à nouveau, ils ont eu recours aux armes ou aux actes de vandalisme, suscitant par le fait même des réactions très vives de la part des citoyens qui habitent le village et la paroisse d'Oka. Une trentaine d'entre eux se serait d'ailleurs déjà armée «de puissantes armes à feu pour se protéger»7 ] .

Ce recours à la violence s'est manifesté à diverses occasions. Par exemple, à plusieurs reprises, des projectiles ont été lancés aux patrouilles de la Sûreté du Québec. Les citoyens d'Oka, pour leur part, sont alertés par des coups de feu. À deux occasions, des Mohawks ont dressé des barrages afin de contrôler la circulation automobile sur le territoire. À la fin du mois d'août, un barrage a servi à limiter l'accès à la pinède d'Oka. Cette mesure faisait suite à une assemblée publique sur la question de la souveraineté territoriale à laquelle ont participé 300 Mohawks.

Dans ce contexte, le recours à la violence crée un climat de tension et d'insécurité pour l'ensemble des citoyens de la région. Les événements qui se produisent demeurent toutefois difficiles à interpréter. Pour une part, ils s'inscrivent dans la problématique des revendications territoriales amérindiennes; d'autre part, ils coïncident avec le développement de la criminalité reliée, entre autres, à la contrebande du tabac et des cigarettes. Chose certaine, le gouvernement du Québec a été lent à prendre des mesures en vue d'améliorer le climat social et à répondre aux demandes des citoyens d'Oka. Ces derniers, par l'entremise de la Chambre de Commerce locale, ont demandé au gouvernement du Québec d'agir rapidement : «Plus la crise dure, plus il y a une forme de racisme qui se crée à Oka. Le gouvernement accuse souvent les journalistes de jeter de l'huile sur le feu mais aujourd'hui, ce ne sont pas eux qui nous ont téléphoné, c'est nous qui avons appelé pour avertir le public que nous sommes 3000 qui sommes super mal pris, qui crient au secours»8 ] .




La gestion du social

Si l'inaction de l'État est parfois source de frustrations, à l'inverse son intervention n'est pas d'emblée adéquate. Elle ne correspond pas toujours aux attentes du milieu. C'est ce que nous avons pu observer dans le domaine de l'éducation populaire, mais aussi dans celui de la santé et des affaires sociales.

Considérons en premier lieu le domaine de l'éducation populaire. Les problèmes ici ne sont pas nouveaux. Depuis plusieurs années, les organismes communautaires qui interviennent auprès des adultes en poursuivant une mission d'alphabétisation ou une mission plus large de formation, vivent une situation précaire, en particulier sur le plan du financement. En fait, c'est que ces groupes ne bénéficient pas d'une reconnaissance institutionnelle suffisante de la part des pouvoirs publics. En dépit du fait qu'il y dix ans la Commission jean avait recommandé l'élaboration d'une politique intégrée de soutien aux organismes autonomes d'éducation populaire, le ministère de l'Éducation n'a toujours pas élaboré cette politique, préférant intervenir ad hoc avec une vision étroite de l'éducation des adultes.

C'est en bonne partie ce que l'Institut canadien d'éducation des adultes (ICÉA) a reproché cette année au ministre de l'Éducation. De plus en plus le ministère met l'accent sur la formation de la main-d'oeuvre au détriment d'une formation fondamentale qui s'adresse aux adultes. À ce sujet, Diane Laberge, directrice-générale de l'ICÉA, dénonce la myopie et le parti pris de l'Etat : «On parle de plus en plus d'employabilité plutôt que d'éducation des adultes ( ... ), mais ce concept a été inventé par le gouvernement pour faire porter sur les clientèles le problème d'absence d'emplois, en faisant croire aux gens que s'ils ne trouvent pas de travail, c'est qu'ils ne sont pas employables!»9 ] .

Dans le contexte de restrictions budgétaires et de contrôle gouvernemental accru sur les dépenses publiques, l'éducation populaire se trouve directement menaçée. Tant pour le Mouvement d'éducation populaire et d'action communautaire du Québec, que pour le Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec, ainsi que pour la Table des fédérations et organismes nationaux, la lutte pour une reconnaissance institutionnelle s'est donc poursuivie en 1992 et risque d'être encore à l'ordre du jour l'an prochain.

Sur le terrain de la santé et des affaires sociales, il n'y a pas eu d'affrontement majeur avec les organismes communautaires concernés par les changements occasionnés par la mise en oeuvre de la réforme du réseau de la santé et des services sociaux pilotée par le ministre Côté, suite à l'adoption de la Loi 120 par l'Assemblée nationale. Cependant, cette réforme soulève des sentiments partagés à l'intérieur du milieu communautaire. En même temps que les groupes y voient la possibilité d'accroître leurs ressources et leur légitimité, ils craignent tout autant le danger d'une intégration institutionnelle qui risque de faire dévier leurs priorités.

Au départ, mentionnons que cette réforme vise à «replacer le citoyen au centre du réseau de la santé et des services sociaux, le citoyen étant vu sous trois angles : le citoyen consommateur; le citoyen décideur; le citoyen payeur»10 ] . Il en résulte un choix très clair en faveur d'une décentralisation administrative qui fait appel, entre autres, à une participation accrue des organismes communautaires, non seulement pour qu'ils interviennent dans leur milieu, mais aussi pour qu'ils puissent jouer un rôle dynamique sur le plan de la concertation à l'échelle régionale avec les autres partenaires du réseau. Dans cette perspective, le ministre propose une «augmentation du montant total des subventions versées aux organismes communautaires»11 ] .

D'une manière concrète, toutefois, on s'attend à la mise en place de nouvelles exigences pour l'obtention de ces ressources supplémentaires. Ainsi, les organismes communautaires seront financés en fonction de leur capacité à inscrire leur action à l'intérieur des plans régionaux d'organisation de services (PROS) élaborés par les nouvelles régies régionales.

C'est précisément ce que craignent les organismes communautaires qui sentent qu'ils auront dorénavant à s'adapter à un cadre institutionnel contraignant. Si leur légitimité apparaît davantage reconnue en principe, en fonction des termes mêmes de la loi, dans les faits, il y a beaucoup d'incertitude qui prévaut. Déjà, lors de la consultation qui a été instaurée par le ministère au début de l'année sur le financement des services sociaux et de la santé, les porte-parole de la Table des regroupements provinciaux d'organismes communautaires et bénévoles ont protesté contre l'attitude inconsidérée du ministère à l'endroit de leur spécificité. En effet, en leur accordant un délai beaucoup trop court à l'occasion de cette consultation, le ministère limitait leur participation : «Nous n'avons eu que deux semaines pour lire le document du ministère, rassembler d'autres sources documentaires, écrire un texte et en discuter collectivement. C'est une tâche inhumaine pour des groupes déjà surchargés. À la limite, la consultation devient antidémocratique puisqu'elle ne permet pas à des organismes déjà désavantagés financièrement de faire valoir leurs positions avec autant d'impact que des groupes disposant de ressources bien supérieures et d'un poids politique dont nous avons pu mesurer l'ampleur dans les derniers mois»12 ] .

Dans le domaine de la santé mentale, l'exercice d'élaborer des PROS remonte déjà à 1989, peu après le dépôt de la nouvelle politique de la santé mentale13 ] . Les dangers évoqués précédemment y ont été éprouvés par le milieu communautaire, à cause des visions différentes exprimées de part et d'autre par les instances institutionnelles et par les organismes communautaires : «Un PROS étant construit selon une logique strictement organisationnelle, les représentants communautaires ont eu énormément de difficulté à intégrer leurs préoccupations portant sur la place et les rôles des ressources et des personnes psychiatrisées dans la dispensation des services»14 ] .

En dépit des promesses d'un accroissement de ressources financières que laisse miroiter la mise en oeuvre de la réforme, les organismes communautaires demeurent sceptiques, sinon prudents. Ce n'est pas qu'ils soient opposés en principe à l'idée de partenariat qui se trouve au coeur de ce projet. Cependant ils demeurent méfiants face à l'idée d'une mise en commun et à celle d'un partage de responsabilités qui ne tiennent pas compte de leurs caractéristiques fondamentales.




L'étalement urbain: l'exemple de l'Hôtel-Dieu de Montréal

À l'occasion, le domaine des affaires sociales et de la santé soulève aussi des problèmes d'aménagement urbain. C'est ce que nous avons pu constater au cours de 1992 avec la décision du gouvernement du Québec de «relocaliser l'Hôtel-Dieu de Montréal à Rivière-des-Prairies». Cette décision, survenue le 25 mars 1992 a donné le coup d'envoi d'une contestation très large de la part de nombreux groupes d'intérêts et de plusieurs professionnels pour qui la relocalisation de l'Hôtel-Dieu constituait une mesure préjudiciable au développement de Montréal et de son centre-ville. Mais pourquoi au juste faut-il relocaliser l'Hôtel-Dieu?

À ce sujet, les arguments du ministère et du ministre Côté sont relativement explicites. De fait il y a deux séries de facteurs qui convergent et sous-tendent la décision ministérielle. D'abord, il y a des facteurs qui concernent les problèmes internes à l'Hôtel-Dieu. Ensuite, il y ceux qui relèvent des besoins hospitaliers de la population du nord-est de 1'lle de Montréal.

Au sujet de la première série de facteurs, ceux-ci avaient déjà été identifiés en 1987. En effet, le nouveau directeur général de l'hôpital avait alors procédé à un bilan de la situation où «il identifi(ait) les causes du déficit accumulé au cours des années précédentes et précis(ait) les principaux besoins en immobilisations de l'hôpital qui (étaient) alors évalués à 96 millions de dollars (en dollars de 1987)»15 ] . Ce bilan a d'ailleurs été présenté l'été suivant à la ministre de la Santé et des Services sociaux de l'époque, Madame Lavoie-Roux. On lui avait alors expliqué la situation précaire dans laquelle se trouvait l'hôpital et l'urgence d'intervenir pour rattraper le retard accumulé.

Malgré le fait que la ministre autorise une dépense de sept millions de dollars pour la préparation d'un Programme fonctionnel et technique pour les travaux de rénovation et d'agrandissement sur le site actuel, quelques mois plus tard elle demande à l'Hôtel-Dieu de revoir sa mission16 ] . Il en résulte une démarche d'évaluation qui conduira le Conseil d'administration de l'Hôpital à accepter une proposition de relocalisation sur un nouveau site.

La deuxième série de facteurs a trait aux besoins et à l'accessibilité des soins et des services hospitaliers pour la population de la région montréalaise. Alors que l'on observerait un surplus de lits de soins de courte durée dans le centre-ville de Montréal, il y aurait une pénurie en périphérie. D'où la justification de relocaliser l'Hôpital à Rivière-des-Prairies.

La logique du ministre Côté est avant tout sectorielle. Elle s'inscrit à l'intérieur d'une vision gestionnaire qui prend en compte les données relatives à des besoins spécifiques. Elle ignore volontairement les aspects non tangibles, de même que les dimensions qui relèvent d'autres domaines d'activités, même si ces domaines peuvent avoir des incidences sur l'évaluation de la situation. Cette logique sectorielle s'oppose d'une manière très nette à une approche ou à une logique territoriale. Cette dernière, au contraire, tient compte des aspects multidimensionnels d'un problème, et considère au premier plan son inscription territoriale ainsi que les impacts engendrés par les mesures d'intervention ou de redressement suggérées. C'est précisément à cette logique territoriale que va faire appel la coalition qui s'est opposée au projet du ministre Côté.

Mise sur pied afin de faire échec au projet de déménagement de l'Hôtel-Dieu, la Coalition sur l'avenir de l'Hôtel-Dieu de Montréal regroupe, entre autres, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, la Confédération des syndicats nationaux, la Corporation des urbanistes du Québec, la Ville de Montréal, le Regroupement des médecins de l'Hôtel-Dieu pour le maintien de l'Hôtel-Dieu au centre-ville, de même que des associations de commerçants ainsi que d'autres groupes d'intérêts. Cette coalition a manifesté son opposition d'une manière très active dès le mois de mars. Que ce soit en convoquant des conférences de presse afin d'informer la population montréalaise, ou en faisant paraître dans les journaux diverses analyses et bilans de la situation, ou encore en interpellant la classe politique sur le bien-fondé de la décision gouvernementale, la coalition a sensibilisé l'opinion publique sur les enjeux du déménagement de l'Hôtel-Dieu. De plus, c'est la Coalition qui a pris l'initiative d'organiser une consultation publique sur l'avenir de l'hôpital.

Les audiences publiques de cette consultation se sont déroulées au cours des mois de juin et juillet, sous l'égide d'un Comité consultatif, présidé par Monsieur Michel Yergeau. Le rapport de ce Comité consultatif a été déposé en octobre. Lors des audiences publiques, 110 intervenants sont venus présenter leurs points de vue.

La démarche de consultation a permis d'éclairer autant les aspects techniques que les aspects politiques du dossier. Elle a été l'occasion de mettre en perspective les décisions du Ministère de la Santé et des Services sociaux, de mieux saisir le rôle de l'Hôtel-Dieu dans la région de Montréal, et ce tant sur le plan des soins hospitaliers que sur celui de l'enseignement et de la recherche. Enfin, elle a souligné que l'Hôtel-Dieu comporte une valeur patrimoniale et que son rôle institutionnel s'articule à un réseau socio-économique vaste et ramifié qui prend ses assises dans le centre-ville montréalais.

Dans ses conclusions, le Comité consultatif reproche au ministère de la Santé et des Services sociaux d'avoir agi d'une manière isolée, sans débat public et sans que ni la Ville de Montréal, ni l'Université de Montréal ne soient partie prenante au processus décisionnel. De plus, il s'oppose fermement au déménagement de l'hôpital : «il serait actuellement téméraire d'aller de l'avant avec la décision de fermer 1'Hôtel-Dieu de Montréal et de construire à Rivière-des-Prairies le grand hôpital d'enseignement, de recherche et de soins spécialisés qu'on nous a annoncé»17 ] .

Devant ces conclusions, le ministre est demeuré impassible. D'abord, il a refusé l'invitation du Comité consultatif à venir présenter son point de vue lors des audiences publiques. Ensuite, même s'il s'est engagé à faire l'analyse du rapport du Comité18 ] , cela n'a en rien modifié sa position intransigeante.

Entre la date de la décision gouvernementale de relocaliser l'hôpital, soit le 25 mars, et la fin de décembre, nous avons assisté à une escalade verbale entre les opposants au projet et le ministre. N'hésitant pas à qualifier le Comité consultatif de «comité bidon», le ministre a écarté tous les arguments mis de l'avant par la Coalition. En décembre il est même venu à Montréal pour défendre son projet, réaffirmant que la modernisation des locaux actuels serait trop coûteuse et trop complexe à réaliser19 ] .

Pour leur part, les opposants et notamment le maire de Montréal ont continué à affirmer que le débat n'était pas clos. Il a d'ailleurs demandé au gouvernement de revenir sur sa décision, faisant même appel à certains ministres pour qu'ils appuient «les forces vives de Montréal»20 ] . Par ailleurs, jusqu'à maintenant, la Ville de Montréal a refusé de céder au gouvernement les terrains sur lesquels le ministère de la Santé et des Services sociaux entend construire le nouvel hôpital.

Cet affrontement entre le ministre Côté et la Coalition sur l'avenir de l'Hôtel-Dieu de Montréal a pris la forme d'une véritable guérilla médiatique. De part et d'autre les études, les conférences de presse, les déclarations officielles sont venues amplifier les rumeurs et les hypothèses quant à 1»«issue d'un affrontement qui se poursuit toujours au moment d'écrire ces lignes. Nous sommes bel et bien confrontés ici à deux visions de la ville et aux menaces que représente l'étalement urbain pour le développement de Montréal en tant que pôle économique et urbain.

La proposition du ministre Côté va de pair avec une stratégie de créer un nouveau pôle «technico-scientifique médical et pharmaceutique de pointe dans l'est de l'Ile de Montréal»21 ] . Par contre, pour les opposants, non seulement cette vision va à l'encontre du plan directeur d'urbanisme de l'arrondissement Rivière-des-Prairies, mais de plus elle a pour effet de contribuer au démantèlement du centre-ville que l'on devrait au contraire oeuvrer à renforcer.

Le débat sur l'Hôtel-Dieu comporte de nombreuses ramifications. Il concerne autant les enjeux relatifs à l'étalement urbain, que ceux qui ont trait à notre vision du milieu hospitalier et des services qu'il doit rendre à la population. En outre, ce sont nos priorités et nos stratégies d'intervention par rapport au développement de Montréal qui sont interpellées. À cet égard les visions unidimensionnelles du ministre Côté nous apparaissent devoir être réévaluées. C'est la mission que s'est donnée la Coalition sur l'avenir de l'Hôtel-Dieu de Montréal. La réussite de cette démarche reste encore à venir. Elle ne nous apparaît toutefois pas impossible dans la conjoncture.




Note(s)

1.  Voir à ce sujet : Gouvernement du Québec, Une réforme axée sur le citoyen, Plan d'implantation, Québec, Ministère de la Santé et des Services sociaux, 1992.

2.  Cité par Robert Duguay, «Ahuntsic: des chiffres», La Presse, 30 septembre 1992.

3.  Marie-Claude Harvey, «Des artistes viennent appuyer les assistés sociaux», La Presse, 5 juin 1992.

4.  Le Devoir, 4 décembre 1992.

5.  Jules Béliveau, «Une assemblée contre le racisme attire des manifestants... racistes!», La Presse, 28 septembre 1992.

6.  Danny Vear, «Les gais en ont assez de la violence et réclament une enquéte», Le Devoir, 15 décembre 1992.

7.  Marcel Adam, «Quand l'État accule des groupes de citoyens à s'armer pour se protéger», La Presse, 19 novembre 1992.

8.  Jean-Paul Charbonneau, «Oka crie au secours». («Bourassa doit enlever ce dossier à Claude Ryan»), La Presse, 18 novembre 1992.

9.  Citée par Diane Précourt, «L'ICÉA se demande si l'État veut tuer l'éducation populaire», (Cahier spécial Éducation des adultes), Le Devoir, 5 décembre 1992.

10.  Gouvernement du Québec, Une réforme axée sur le citoyen, Québec Ministère de la Santé et des Services sociaux, 1990, p.12.

11.  Gouvernement du Québec, Une réforme axée sur le citoyen, plan d'implantation, Québec, Ministère de la Santé et des Services sociaux, 1992, p. 14.

12.  Table des regroupements provinciaux d'organismes communautaires et bénévoles, La santé, un choix social, (mémoire sur le financement des services sociaux et de santé), Montréal, Table des Regroupements provinciaux d'organismes communautaires et bénévoles, 1992, p. 3.

13.  Voir à ce sujet : Jean Gagné, Le partenariat et les pouvoirs publics dans le secteur de la santé mentale, Montréal, Maison Saint-Jacques, 1992.

14.  Paul Morin, «La politique québécoise de santé mentale : espoir ou faux départ?», Santé mentale au Canada, Vol 40, no 1, 1992, p. 25.

15.  Comité consultatif sur l'avenir de l'Hôtel-Dieu de Montréal, L'avenir de l'Hôtel-Dieu de Montréal, Rapport de consultation publique, Montréal, Bureau de consultation de Montréal, 1992, p. 39.

16.  Comité consultatif sur l'avenir de l'Hôtel-Dieu de Montréal, op. cit., p. 41.

17.  Comité consultatif sur l'avenir de l'Hôtel-Dieu de Montréal, op. cit., P. 229.

18.  Voir à ce sujet : Paul Cauchon, «Le déménagement de l'Hôtel-Dieu: une erreur écologique», Le Devoir, 8 octobre 1992.

19.  Voir à ce sujet : Jean-Pierre Bonhomme, «Côté : l'Hôtel-Dieu doit déménager», La Presse, 8 décembre 1992.

20.  Marie-France Léger, «Le débat sur l'Hôtel-Dieu n'est pas clos dit le maire Doré», La Presse, 14 décembre 1992.

21.  Comité consultatif sur l'avenir de l'Hôtel-Dieu de Montréal, op. cit., p. 186.