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Les débats idéologiques



Denis Monière
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1991-1992

· Rubrique : Les débats idéologiques



Pour rendre compte de façon plus systématique du débat public au Québec en 1992 et identifier les principales questions qui y ont été abordées, nous avons cherché un indicateur qui pourrait tenir lieu de miroir des préoccupations de la société québécoise. À cette fin, il nous a semblé que le meilleur reflet de la diversité et de l'intensité des débats idéologiques se trouvait dans la page «Des idées, des événements» du Devoir qui est le lieu d'intervention privilégié des intellectuels.

La publication des articles dans cette rubrique procède certes d'un choix éditorial qui réflète les intérêts du journal, mais nous pensons que ce choix n'est pas arbitraire et tient compte des diverses tendances idéologiques qui s'expriment dans les articles reçus qui, faut-il le rappeler, ne sont pas sollicités par le journal. Cet indicateur, sans être parfait, nous offre une représentation fiable des questions débattues au Québec. Nous le compléterons à l'occasion en ayant recours aux revues et aux livres qui ont alimenté la réflexion sur l'évolution de la société québécoise.

Pour établir de façon rigoureuse la hiérarchie des thèmes discutés nous avons procédé à l'analyse de contenu de tous les articles publiés sous cette rubrique. Pour chaque article, nous avons identifié un thème principal et nous avons ensuite construit le tableau suivant. Cet exercice permet non seulement de faire une évaluation plus précise de l'orientation des débats publics mais aussi de suivre d'année en année l'évolution des préoccupations des intellectuels québécois.




Cette analyse de contenu nous montre que la question constitutionnelle et ce qui se passe à l'étranger ont été les deux principaux centre d'intérêts des intellectuels québécois en 1992. Ainsi, la question nationale occupe environ 25% de la production et les sujets étrangers représentent 18% du contenu. Par ailleurs, d'autres secteurs d'activité ont aussi retenu l'attention. Dans le domaine de la santé, on s'est surtout intéressé à la réforme du ministre Marc-Yvan Côté. La controverse a aussi porté sur le déménagement de l'Hôtel-Dieu à Rivière-des-Prairies. Il y a aussi eu un débat soutenu sur la réforme de l'enseignement collégial où la place des cours de philosophie, l'autonomie de gestion des Cegeps, la revalorisation de l'enseignement technique, l'imposition de frais de scolarité et d'examens uniformes ont défrayé la manchette. Sur le plan économique, le libre-échange à trois, la politique de la main-d'oeuvre, le déficit et la dette publique ont été à l'avant plan. Les problèmes environnementaux reliés au développement des ressources énergétiques ont aussi fait couler beaucoup d'encre. Il y a eu un débat soutenu sur «l'ignorance des écolos» quant au dossier énergétique.1 ] Jean-Luc Migué a profité du Sommet de la terre tenu à Rio pour critiquer les «écolâtres» qui veulent détourner les richesses des contribuables occidentaux aux profits des bureaucraties étatistes du tiers-monde.2 ] On s'est aussi interrogé sur les avantages et les inconvéniants de l'énergie éolienne pour remplacer le méga projet de Grande-Baleine.3 ]



Deux visions de la nation

En cette année référendaire, le débat public a été polarisé par la question nationale. Puisque les multiples facettes de la réforme constitutionnelle et des débats qu'elle a suscités dans le cadre de la campagne référendaire sont présentés dans l'article de Gérard Boismenu, nous allons plutôt centrer notre attention sur les principes et les valeurs qui sous-tendent les thèses en opposition.

Ce débat a opposé deux conceptions de la nation: la conception culturelle et la conception politique de la nation. La première sous-tend le nationalisme canadien-français et préconise une stratégie de survie culturelle dans le cadre du fédéralisme canadien alors que la seconde mise sur le contrôle du pouvoir politique et de l'État québécois pour assurer la persistance et le développement de la communauté francophone. L'une accepte le statut de groupe minoritaire dans l'ensemble canadien et cherche à en limiter les conséquences politiques alors que la seconde préconise l'affirmation d'une majorité dotée des attributs de la souveraineté. Le Québec doit-il être une société distincte et s'intégrer à une structure politique canadienne en étant une province comme les autres ou doit-il plutôt se comporter comme un peuple et s'auto-déterminer? C'est entre ces deux options que navigue l'opinion publique québécoise.

Le Parti libéral du Québec après avoir flirté avec une solution quasi-souverainiste a décidé d'entériner le projet de Charlottetown aux prix de dissensions internes de la part des jeunes et de Jean Allaire. Il a opté pour une conception défensive de la nation axée sur une série de véto et de règles de blocage institutionnel visant à enrayer la minorisation démographique des francophones dans la structure politique canadienne. Si l'intégration et l'épanouissement des francophones devaient se faire dans le cadre du fédéralisme canadien, celles-ci nécessitaient des garanties pour l'avenir. On pensait pouvoir convaincre une majorité de Québécois d'accepter la nouvelle constitution en ajoutant à l'idée du fédéralisme rentable le principe de la stabilité du poids politique des francophones au Parlement canadien. Si le Québec ne pouvait pas faire de gains en termes de nouveaux pouvoirs, il fallait au moins empêcher que ne se creuse le déséquilibre linguistique dans les institutions fédérales.

Cette logique avait l'inconvénient d'être contraire aux demandes traditionnelles du Québec qui n'avaient jamais porté sur les institutions fédérales et d'accorder des concessions trop importantes au reste du Canada. L'entente de Charlottetown n'entérinait pas le principe de l'égalité politique entre le Québec et le Canada mais mettait plutôt le Québec sur le même pied que les autres provinces. C'était le principe de l'égalité des provinces qui l'emportait sur la vision bi-nationale du Canada. Cette logique canadienne fut vigoureusement combattue par les forces souverainistes qui ont cherché à démontrer que la réforme constitutionnelle constituait un recul important pour le Québec. Au référendum, la population québécoise a choisi de dire non au nationalisme canadien-français et à sa stratégie défensive propre à une minorité ethnique, sans avaliser pour autant l'option souverainiste. Elle a au moins manifesté que les intérêts du Québec lui tenaient plus à coeur que la survie du Canada puisque telle était la définition de l'enjeu du débat référendaire selon les ténors du camp du oui. Le Québec littéraire quant à lui s'est prononcé à 74% en faveur de l'indépendance.4 ]

Même si la question de l'indépendance5 ] n'était pas à l'ordre du jour durant le débat référendaire, elle fit l'objet de nombreuses analyses. Mis à part quelques livres engagés comme ceux de Pierre de Bellefeuille, de Miron et Ferretti, de Lussier etc.6 ] qui font preuve de détermination et de combativité, la plupart des réflexions sur ce thème baignent dans un climat de scepticisme et expriment souvent une profonde fatigue politique. Certes, la plupart des intellectuels croient que l'indépendance est souhaitable mais ils sont pessimistes quant à son avènement, estimant que l'adhésion du peuple à ce projet est trop molle ou encore que son principal véhicule, le Parti québécois n'est pas adéquat. Aux yeux d'un Pierre Vadeboncoeur, par exemple, l'indécision serait le mal chronique des Québécois.7 ] Il a observé une baisse d'intensité chez les partisans de l'indépendance. On la désire certes, mais on en fait pas une priorité. Il n'y a plus urgence en la demeure. On se résigne à la patience morose. Et puis, l'intellectuel n'aime pas se répéter, il est attiré par de nouveaux horizons, il lui faut progresser dans le champs de la pensée. N'a-t-il pas l'impression d'avoir tout dit ce qu'il avait à dire ? Lorsqu'il reprend la parole sur cette question, son enthousiasme est émoussée par l'usure. Il le fait par devoir civique mais avec la conscience des échecs passés. Il le fait pour résister à la tendance morbide à l'autonégation.

Dans la foulée du débat constitutionnel, d'autres thèmes furent abordés: la nature et les limites du nationalisme, l'avenir de la langue française, le statut des peuples autochtones.




Le statut des peuples autochtones

Le fait majeur pour les Autochtones en 1992 fut d'avoir été admis aux conférences constitutionnelles et d'avoir pu se faire reconnaître le droit à l'autonomie gouvernementale. Ils ont été ainsi à l'avant-scène du débat constitutionnel et leurs revendications ont pris plus d'importance que celles du Québec lors de l'entente du 7 juillet.

Le chef des premières nations, Ovide Mercredi dans une déclaration fracassante à l'Assemblée nationale a contesté l'existence du peuple québécois et de son droit à l'autodétermination. S'appuyant sur une définition ethnique de la nation, Ovide Mercredi rejette l'existence du peuple québécois. Le Québec ne forme pas un peuple, écrit-il, dans son mémoire présenté à la Commission parlementaire sur la souveraineté, «parce qu'il se compose d'une grande variété de groupes raciaux et ethniques».8 ] À ses yeux les peuples doivent être ethniquement purs et à cet égard il estime que les Canadiens français forment une véritable nation et sont les seuls à pouvoir réclamer le droit à l'autodétermination. C'est donc le lien du sang qui fonde l'appartenance et les droits politiques qui en découlent. Au nom du respect du droit à l'autodétermination des Premières nations ils conteste le droit à la sécession du Québec sans l'accord des dites nations. Et dans l'éventualité de l'indépendance du Canada français, il annonce un redécoupage des frontières qui laisserait une portion congrue aux Canadiens français.

Ces prises de position ont été dénonçées par toutes les tendances politiques certains rejetant l'apartheid autochtone9 ] , d'autres soulignant qu'il ne fallait pas réduire les revendications autochtones à cette dimension raciale10 ] , d'autres encore comme David Cliche porte-parole officiel du Parti québécois en cette matière rappelant que les thèses de M. Mercredi sur le dépeçage du Québec étaient contredites par le droit international et la règle de l'intangibilité des frontières.11 ] Ce tollé de protestation obligea le chef des Premières nations à se défendre de vouloir instaurer des gouvernements à base raciale.12 ] Enfin, une étude réalisée par le professeur Brad Morse pour le compte du Conseil autochtone du Canada arrivait à la conclusion que le Québec réservait un meilleur traitement aux Autochtones que les autres provinces canadiennes.




L'avenir des Anglo-québécois

Les Anglo-québécois se sont manifesté avec vigueur dans le débat sur l'avenir politique du Québec stimulés sans doute par les déclarations diffamatoires de l'écrivain Mordecai Richler qui est revenu à la charge à la télévision de la CBC en comparant le Devoir des années 30 à un journal nazi et en caractérisant les Québécois francophones «d'antisémites et de tribaux». Cette charge de l'intellectuel canadien le plus réputé visait à dévaloriser la société québécoise et son effort d'affirmation nationale principalement sur le plan linguistique.

Les porte-parole de la communauté anglophone contestent la pertinence de la législation linguistique et réclament le rétablissement du bilinguisme qui serait, à leur avis, la façon la plus équitable de reconnaître leur existence collective. Ils craignent pour leur survie dans l'éventualité d'un Québec indépendant. Le journal The Gazette a mené une campagne de presse montrant un Québec anglophobe et un de ses chroniqueurs, Bill Johnson, a publié un pamphlet intitulé Anglophobie made in Quebec.

Le rapport Chambers a synthétisé les états d'âmes de ces Anglophones qui se sentent menacés de disparition et qui se perçoivent de plus en plus comme une minorité victime de la domination des francophones. Ce phénomène de mobilisation et de protestation a été décrit comme «l'invention d'une minorité» par Josée Legault qui montre comment des groupes comme Alliance-Québec et le Parti égalité se servent de la logique des droits individuels pour justifier l'éradication de toute restriction à l'usage de l'anglais.13 ]

Dans cet esprit, Reed Scowen a fait un plaidoyer pour qu'on reconnaisse le caractère bilingue de Montréa114 ] afin d'enrayer le déclin démographique des Anglo-québécois provoqué par le départ des jeunes Anglophones qui ne se sentent pas à l'aise au Québec et qui estiment leur perspective d'avenir réduite. On a voulu associer le déclin économique de Montréal à la francisation et le maire de Montréal jean Doré a lui-même accrédité cette thèse en affirmant qu'il fallait faire plus de place au bilinguisme à Montréal. La communauté anglophone se plaint aussi d'être privée d'un bassin de recrutement d'enfants pour ses écoles qui se dépeuplent. Elle voudrait que les enfants d'immigrants anglophones puissent accéder à l'école anglaise et assurer ainsi le développement de ses institutions scolaires.

Même le Parti québécois s'est montré réceptif à ces revendications en formant un comité chargé d'étudier le sort des Anglophones et qui a recommandé des assouplissements à la politique linguistique. Le Parti libéral pour sa part a annoncé une révision en profondeur de la politique linguistique.




Les misères de la langue française

Pendant que les Anglophones proposaient de démanteler les dernières dispositions contraignantes de la loi 101, les francophones se montrèrent plus préoccupés par le souci de valoriser la qualité du français que par les aspects institutionnels ou juridiques de la question linguistique.

L'obsession de la qualité de la langue est greffée à l'idéologie de l'excellence et constitue une expression individualisée de l'affirmation de l'identité nationale. Ce discours soutient qu'il appartient à chaque individu de défendre et de promouvoir la langue française est s'efforçant de bien la parler. Le Président de l'Office de la langue française, Pierre-Étienne Laporte estime dans cette optique que la solution aux problèmes linguistiques du Québec «passe par la responsabilisation du locuteur individuel à la propagation et à l'usage de sa langue».15 ] Cette logique accompagne le repli des droits collectifs et de l'intervention de l'État comme gardien de la langue.

La querelle du joual a été relancée par des enseignants, des linguistes et des chroniqueurs qui ont déploré la dégradation de la qualité du français, tout particulièrement chez les jeunes.16 ] On a mis en cause le laxisme des médias, des enseignants et surtout l'influence pernicieuse de «la vulgate régionaliste fort répandue dans la nouvelle petite bourgeoisie scolarisée après la révolution tranquille».17 ]

Dans une série de deux articles intitulés «La langue alanguie»18 ] , Jean-Luc Gouin soutient que les progrès accomplis depuis la Révolution tranquille dans la maîtrise du français sont en régression. Il mène sa charge contre les médias qui se font les complaisants instruments de l'abâtardissement du français parlé. «La maladie de notre langue» serait due à la radio qui donne une place prépondérante à la musique anglophone et aux émissions de variétés et aux humoristes qui font usage d'une langue bâclée. Avec une pointe de découragement, l'auteur se demande pourquoi nous n'osons pas parler franchement français.

Cette charge de correction langagière n'épargna pas le président de l'Office de la langue française, M. Laporte, qui avait eu l'audace de définir la langue parlée au Québec comme étant à la fois semblable et différente du français parlé en France. L'ex-président du Conseil de la langue française, Pierre Martel intervint dans le débat pour rappeler qu'il ne prêchait pas le séparatisme linguistique, que le français du Québec participait du français universel mais qu'il ne fallait pas pour autant récuser nos spécificités langagières et que la norme qui permet d'établir la qualité du français n'est pas immuable. Les Français n'emploient-ils pas des anglicismes inutiles qui sont répertoriés dans Le Petit Robert?

À la fin de l'année, nous avons eu droit à une polémique sur le Dictionnaire québécois d'aujourd'hui publié par l'éditeur du réputé Petit Robert à qui on a reproché de faire trop de place à des régionalismes québécois ou à des anglicismes d'usage courant au Québec. On a accusé cette édition de vouloir légitimer une séparation du français québécois du reste de la francophonie et de consacrer le laisser-aller linguistique.19 ] L'écrivain André Major a même qualifié cet ouvrage «de vade me cum de notre affaissement culturel»:

au-delà de la langue, ou plutôt à travers elle, c'est une crise profonde qui se trouve dévoilée: celle d'un peuple victime d'une sorte d'anémie culturelle et qui faute d'affirmer autrement sa différence, se replie sur l'infantile «Dis-le dans tes mots, moman va comprendre».20 ]

D'autres comme Michel Tremblay ou Gilles Vigneault considèrent le purisme linguistique comme un réflexe élitiste et pensent que le parler québécois ne doit pas être ostracisé au nom d'une norme dite universelle.




Le Canada français et l'antisémitisme

En écho aux propos incendiaires de M. Richler21 ] , il y eut parmi les intellectuels une polémique sur les tendances antisémites de l'historien Lionel Groulx, considéré par les Canadiens anglais comme le maître penseur des nationalistes québécois. En s'attaquant à Groulx on visait par amalgame à jeter le doute sur les fondements démocratiques du nationalisme québécois. Ce débat a été alimenté par une thèse de doctorat rédigée par Madame Esther Delisle et largement médiatisée avant même sa soutenance, ce qui est hautement inhabituel, des extraits ayant été publiés par L'actualité.22 ] La thèse fut finalement acceptée par un vote serré du jury et fut publiée en livre.23 ]

Certains ont pris la défense de Groulx en minimisant l'ampleur et l'importance de certaines de ses prises de position xénophobes. D'autres ont tenté d'en donner une explication par le contexte de l'époque et par l'idéologie de la survivance.24 ] D'autres enfin, ont soutenu qu'il y avait effectivement des références antisémites chez Groulx mais que celles-ci n'étaient pas plus liées au nationalisme canadien-français qu'à l'éducation catholique romaine, l'Église enseignant la méfiance à l'endroit des juifs. Pour Antoine Baby, «Son antisémitisme n'était pas celui d'un Canadien français, membré d'une petite collectivité opprimée, il était aussi celui d'un curé, membre du clergé de l'Église catholique»25 ]

Les Québécois ne sont certes pas à l'abri du racisme, mais dans le contexte politique actuel cette accusation est souvent la manifestation d'une autre forme de racisme à l'endroit des francophones qui de l'avis de certains seraient congénitalement inaptes à se gouverner eux-mêmes. S'il y a eu des expressions de xénophobie et d'antisémitisme dans le nationalisme canadien-français des années 30, il y a eu aussi évolution et modernisation du nationalisme. Une recherche effectuée par Éric Desrosiers à l'Université McGill montre que le discours du Parti québécois de 1981 à 1990 ne fait pas appel à l'argument raciste et se montre favorable à la diversité culturelle.26 ]




Pour en finir avec le nationalisme

Autant le nationalisme occupe le devant de la scène idéologique à l'ère post-communiste, autant il suscite des réactions de méfiance de la part des élites libérales qui craignent les débordements des passions identitaires et les montées d'intolérance. Cette réserve critique exprimée à l'endroit du nationalisme s'est aussi manifestée au Québec où certains intellectuels ont cherché à dissocier l'indépendantisme du nationalisme.

Parce que les conséquences du nationalisme se sont avérées terrifiantes et parce que le contenu du nationalisme ne correspond pas à la réalité québécoise, Claude Vaillancourt propose d'abandonner le concept de nationalisme et d'en inventer un autre plus conforme au modèle québécois.27 ] Dans la même veine, Martin Masse dans un article intitulé «Pour l'indépendance, contre le nationalisme»28 ] , écrit:« Le projet indépendantiste n'a pas besoin de l'idéologie nationaliste pour se justifier». Ses arguments sont les suivants: la nation québécoise a été inventée il y a 30 ans, ses critères d'inclusion ne sont ni l'origine ethnique, ni la religion. Dès lors, la définition du groupe est plus flexible et ne se rattache pas aux liens du sang. Pour sa part, Laurent Michel Vacher a attaqué le nationalisme de revendication qui cherche la reconnaissance par l'autre et devient source d'impuissance, d'ambivalence et d'indécision collective. Il compte sur le radicalisme de la rupture pour dissoudre les effets pervers du nationalisme.

La revue Conjoncture a consacré un numéro spécial à la question nationale29 ] . Le collectif de rédaction récuse le nationalisme comme étant une idéologie au service de l'État et de la classe dominante qui sert à embrigader le peuple contre lui-même. Mais si la nation est archaïque et doit être dépassée, il n'en demeure pas moins que la question nationale doit être réglée au Québec car elle bloque tout projet de changement social. La revue opte pour un indépendantisme dépouillé de nationalisme. L'indépendance est présentée comme un moyen de sortir le Québec de l'ambiguïté et de la paralysie politique et d'ouvrir de nouveaux horizons sociaux.

Des essayistes comme Michel Morin ou Christian Dufour ont tenté pour leur part de se démarquer du concept de nation, le premier en affirmant la primauté de la souveraineté de l'individu sur celle de l'Etat-nation30 ] , le deuxième en remplaçant le concept de nation par celui moins connoté de société distincte.31 ] Ils ont dut payer cet exercice de voltige intellectuelle de quelques contradictions en prônant tout à la fois une thèse et son contraire: Morin prônant un individualisme radical mais définissant l'individu par sa langue, Dufour affirmant quant à lui que la société distincte est avantageuse parce qu'elle maintien un lien privilégié avec le Canada et soutenant dans le même souffle que «c'est peut-être par la société distincte que le Québec accédera à l'indépendance».32 ]

Après le postmodernisme, le postféminisme et le postcommunisme, nous entrons dans l'ère du postnationalisme selon Cité Libre33 ] . Il s'agit d'une variante édulcorée du nationalisme surtout diffusée dans les pages de l'hebdomadaire Voir. C'est un discours qui prend pour acquis l'identité et la loyauté québécoise, qui ne manifeste pas d'agressivité à l'endroit du Canada ou du fédéralisme et qui voudrait se détacher des catégories de pensée polarisantes. Ce discours cherche à marginaliser la question nationale et à orienter le débat vers d'autres préoccupations. Le changement politique ne serait plus conçu comme une condition nécessaire pour se réaliser ici et maintenant.

Reste à savoir si cette tendance survivra aux débats qui s'annoncent sur la politique linguistique et aux deux prochaines campagnes électorales où la question de la souveraineté du Québec sera remise en jeu. Le changement de statut politique du Québec est probablement une condition nécessaire au développement du postnationalisme.




Note(s)

1.  Voir «L'ignorance des écolos» Le Devoir, 15 janvier, «Les écolos se rebiffent», Le Devoir, 5 février 1992.

2.  Voir Le Devoir, le 9 juin 1992.

3.  Voir Le Devoir, 27, 28, 29 mai, 7 juillet, 15 juillet 1992

4.  Selon une enquête effectuée par la revue Liberté auprès de 1003 écrivains québécois. Voir Liberté oct. 1992, p.8

5.  Dans le tableau ci-dessus nous avons regroupé sous le thème indépendance, les articles qui employaient le concept de souveraineté.

6.  Pierre de Bellefeuille, L'ennemi intime, Montréal, l'Hexagone, 1992; Gaston Miron et Andrée Ferretti, Les grands textes indépendantistes, Montréal, L'Hexagone, 1992; Doris Lussier, À propos d'indépendance, Montréal, Stanké, 1992. Laurent Michel Vacher, Un Canabec libre, Montréal, Éditions Liber, 1991.

7.  «Un certain silence», Liberté, oct. 1992, no 203, p. 99.

8.  Voir Le Devoir, 13 février 1992.

9.  Voir Le Devoir, 5 juin 1992.

10.  Voir Le Devoir, 16 juin 1992.

11.  David Cliche,«La souveraineté du Québec et les nations autochtones». L'action nationale, avril 1992, p.472.

12.  Voir Le Devoir, 23 juillet 1992.

13.  Voir Josée Legault, L'invention d'une minorité: les Anglo-québécois, Montréal, Boréal, 1992.

14.  Le Devoir, 10 avril 1992.

15.  Le Devoir, 28 décembre 1992, p.5.

16.  En 1991, les élèves ont fait en moyenne une faute à tous les 13.4 mots dans les examens du ministère.

17.  Diane Lamonde, «Nos misères linguistiques», Le Devoir, 21 mai, 1992.

18.  Le Devoir, 18 et 19 novembre 1992.

19.  Le Devoir, le 9 décembre 1992.

20.  Le Devoir, 12 décembre 1992.

21.  Mordecai Richler, Oh Canada, Oh Québec, requiem pour un pays divisé, Candiac, Éditions Balzac, 1992. (traduction)

22.  Gérard Pelletier a témoigné de la justesse de l'analyse de Madame Delisle dans Cité Libre, no 7, septembre 1992.

23.  Esther Delisle, Le traître et le Juif. Lionel Groulx, Le Devoir et le délire du nationalisme d'extrême-droite dans la province de Québec, 1929-1939, Montréal, L'Étincelle éditeur, 1992.

24.  Le Devoir, le 4 février 1992.

25.  Le Devoir, 8 février 1992

26.  Voir Le Devoir, 14 novembre 1992.

27.  Le Devoir., le 12 juin 1992.

28.  Le Devoir, 26 juin 1992.

29.  «La valse des nations» Conjoncture, printemps 1992, no 16.

30.  Michel Morin, Souveraineté de l'individu, Montréal, Les Herbes rouges, 1992.

31.  Christian Dufour, La rupture tranquille, Montréal, Boréal, 1992.

32.  ibid. p. 102

33.  A. Fournier et G. Tombs, «Que vaut le postnationalisme», Cité Libre, no 5, juin 1992.