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L'administration publique



Jacques Bourgault
Université du Québec à Montréal

Stéphane Dion
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1993-1994

· Rubrique : L'administration publique



Il serait inutile de rechercher un autre dénominateur commun que la contrainte budgétaire aux événements qui ont marqué l'administration québécoise en 1993-1994. Dès janvier 1993, le ton est donné par Daniel Johnson, alors président du Conseil du trésor, qui, participant aux audiences publiques d'une commission parlementaire, présente une analyse sévère des dépenses gouvernementales dans le document Vivre selon nos moyens.

Le régime d'amaigrissement de l'administration publique sera décrit dans ce chapitre suivant un plan analogue aux années précédentes. Après avoir retracé l'évolution des effectifs, décrit le réaménagement des ministères, des organismes et des programmes, et comparé les salaires publics et privés, nous verrons, secteur par secteur, les résultats et les difficultés engendrés par la politique de rigueur. Nous rapporterons aussi les affaires financières où le gouvernement libéral paraît ne pas s'être appliqué à lui-même et à ses amis la frugalité tant prêchée.



Les effectifs de la fonction publique: compressions en vue

Paradoxalement, avant cette toute dernière année, la tendance des effectifs de la fonction publique québécoise était à la hausse plutôt qu'à la baisse. Selon l'Office des ressources humaines (ORH), l'effectif régulier était formé de 58 444 employés au 31 mars 1993, en hausse continue depuis mars 1988, année où l'on dénombrait 52 404 employés réguliers. Ceci représentait une hausse de près de 12% en cinq ans! La dernière année marque un renversement de la tendance: l'ORH constate en mars 1994 une baisse de l'effectif régulier de 3% par rapport à l'année précédente.

La même tendance se dégage, bien que les chiffres soient différents, si l'on utilise les données du Conseil du trésor plutôt que celles de PORH. Dans le Livre des crédits 1993-94, le Conseil du Trésor présente une méthode particulière de recension des effectifs qui diffère de celle de l'Office des ressources humaines en ce qu'elle prend en compte tous les types d'effectifs comptabilisés en personnes-années (équivalent temps complet: ETC), en ce qu'elle exclut certains organismes (ex.: CSST, SAAQ, RRQ) et inclut d'autre effectifs (entre autres les hors-cadres, les policiers de la Sûreté du Québec, les juges, etc). Selon ces données, la hausse a été quasi ininterrompue de 1983-1984 à 1991-1992, le nombre d'ETC autorisés passant de 62 203 à 67 771, soit un accroissement de 10% en neuf ans. Tout comme l'ORH, le Conseil du trésor observe cependant un renversement de la tendance récente, avec un effectif autorisé ramené à 66 676 ETP au 31 mars 1993, et à 63 949 au 31 mars 1994 (estimation).

Selon le Conseil du trésor, la croissance des effectifs aurait été causée par les facteurs suivants: les nouvelles responsabilités du gouvernement du Québec dans la gestion des taxes (la TPS); le transfert de responsabilités du gouvernement fédéral au gouvernement du Québec touchant la sélection des immigrants; l'ouverture et l'agrandissement de centres de détention; les efforts déployés pour faire de l'environnement une priorité. La baisse récente de l'effectif total, elle, serait le résultat des plans de compression dont il sera question plus loin.

Les données de l'ORH permettent de retracer les changements dans la composition de l'effectif régulier. En gros, on note que l'effectif des cadres (toutes catégories confondues) a diminué de 5% entre mars 1991 et mars 1994. La proportion de femmes dans la fonction publique continue à croître d'environ 1 % par année, pour se situer à 44,3% au 31 mars 1994. Les femmes progressent surtout dans la catégorie des professionnels, leur proportion passant de 24% à 30% en trois ans. Leur avancée est plus lente chez les cadres, où elles sont passées de 13% à 15% de 1991 à 1994. En fait, la progression du taux de féminisation vient davantage de la baisse du nombre de cadres masculins, qui diminue de 4600 à 4237 de 1991 à 1994, que de la hausse du nombre de femmes cadres, lequel augmente légèrement de 683 à 770 durant ces mêmes années.

Dès 1992, le Conseil du trésor annonce un ambitieux programme de compressions des effectifs ministériels: il s'agit de couper 10% des postes sur cinq ans. Le dépôt du Livre des crédits, en mars 1992, annonce une première coupe de 2% dans tous les ministères. Une autre coupe de 4% devait s'appliquer en 1993 pour ramener l'effectif à 63 537 ETP, objectif qui parait être atteint en mars 1994, avec un effectif estimé à' 63 949 ETR

Présentée comme projet de loi privé en 1991, la Loi sur la réduction du personnel dans les organismes publics et l'imputabilité des sous-ministres et des dirigeants d'organismes publics est adoptée le 15 juin 1993. Cette loi modifie les objectifs de compression et les délais, en faisant obligation aux ministères, organismes et institutions des réseaux éducatifs, de santé et de services sociaux de réduire respectivement de 20% et 12% leurs effectifs cadres et leurs autres employés; pour les cadres le délai est de trois ans (ler avril 1996) tandis qu'il est de cinq ans pour les autres employés; une possibilité d'exemptions décidées par le Conseil du Trésor est prévue à la loi. Pour la fonction publique, la base de calcul est l'effectif autorisé au 31 mars 1.993, soit 66 676 ETC. L'objectif est donc de retrancher de ce nombre 8340 ETC en cinq ans.

La cible annoncée au 11, avril 1994 est une réduction de 5124 ETC par rapport au 31 mars 1993. Si le gouvernement s'en tient à cet objectif, la cible de réduction de la loi 198 sera atteinte à plus de 60%. À cette fin, le Conseil du trésor préparait des plans de compressions budgétaires prévoyant des réductions de 30% dans certains budgets de fonctionnement.

À l'heure des compressions de postes et de la recherche de productivité, la sécurité d'emploi dans le secteur public est de plus en plus remise en question. Plusieurs ministres ont soulevé l'enjeu en 1993, tandis que les jeunes libéraux l'ont fait à haute voix lors de leur congrès. L'association des cadres supérieurs a fait valoir trois arguments contre l'abolition de la sécurité d'emploi: elle confère l'indépendance aux serviteurs de l'État, elle ne coûte pas vraiment plus cher qu'un régime sans sécurité d'emploi et la lutte au déficit a peu à gagner sur ce terrain. L'Institut de recherche et d'information sur la rémunération (PIRIR), de son côté, a publié en juin 1994 une étude de la question dont la conclusion est... qu'on ne peut rien conclure pour le moment. D'autres études sont nécessaires avant d'agir car rien n'est concluant quant aux relations entre la sécurité d'emploi d'une part, et les salaires, la productivité, le taux de chômage et la vitesse d'ajustement au marché du travail, d'autre part.

Le souci d'économie a non seulement conduit le gouvernement à interrompre la croissance des effectifs et à mettre en question la sécurité d'emploi, il lui a fait aussi envisager une modification des règles de recrutement par concours qui risque d'affaiblir le régime du mérite. En effet, un projet de règlement, publié dans la Gazette officielle en début de 1994, vise à réduire les coûts de la tenue des concours lorsque des candidatures se manifestent. On sait que chaque citoyen qui se porte candidat jouit en principe du droit à ce que son offre de travail soit examinée spécifiquement par les autorités compétentes. Mais dorénavant, avec cette mesure de «déréglementation», seul un échantillon aléatoire des offres reçues est examiné spécifiquement et les candidatures retenues proviennent de cet échantillon. Obligé de réduire ses coûts, le gouvernement doit limiter ses opérations et il lui a semblé inutile de faire dépouiller des milliers de candidatures pour des postes de bas niveau hiérarchique. Offrir ses services à l'État devient dès lors plus une affaire de «chance» que de droit. Un principe reste cependant protégé: tous les candidats demeurent égaux devant le hasard.




La réorganisation des ministères, des organismes et des programmes

Inspiré par son homologue fédéral, le premier ministre Johnson pose, comme premier geste, celui très symbolique de sabrer dans le nombre de postes de ministres et d'entreprendre des actions de fusion de ministères. Ainsi, le 11 janvier 1994, il fait assermenter seulement 20 ministres au lieu des 29 du gouvernement précédent.

Disparaît donc le ministère des Communications qui est réparti entre la Culture et le Conseil du trésor; le ministère du Tourisme est démantelé; le ministère du Loisir, Chasse et Pêche est aussi partagé entre celui des Affaires municipales, celui de l'Environnement et de la Faune et celui du Loisir. Le ministère des Forêts est intégré aux Ressources naturelles. Les ministères des Affaires internationales et des Communautés culturelles et de l'Immigration sont aussi fusionnés tandis que Science et Technologie se joint à Industrie et Commerce. Le ministère des Approvisionnements et Services est intégré au Conseil du trésor. Cette fusion de ministères devrait permettre d'éliminer 450 postes en deux ans.

Les six grands comités du Conseil des ministres demeurent intacts. Quant aux organismes gouvernementaux, en l'absence d'une liste précise des créations, fusions et démantèlements, on peut estimer que leur nombre n'a guère diminué en 1993 et en 1994. Alors que disparaissent sept ministères, à peu près autant d'organismes sont créés comme la Société québécoise de développement de la main-d'oeuvre, la Société de développement des entreprises culturelles ou la Société du tourisme.

Parmi les organismes nouvellement formés, il en est un qui attire l'attention en particulier. La Société québécoise de développement de la main-d'oeuvre (SQDM) a été créée par la loi 408 adoptée le 22 juin 1992. Le but de l'organisme est double: d'abord réduire les coûts reliés au chevauchement des ministères; puis prendre en charge le transfert de juridiction que le gouvernement du Québec espère négocier avec le gouvernement fédéral dans ce secteur.

La SQDM regroupe les fonctions du ministère de la Main-d'oeuvre, de la Sécurité du revenu et de la Formation de la main-d'oeuvre. Elle éprouve des difficultés cependant à clarifier son rôle face au ministère de l'Éducation. Quant aux relations avec le gouvernement fédéral, elles demeurent incertaines. Au cours de l'année 1993, pendant la course à la direction du Parti conservateur, une entente de principe pour le transfert des responsabilités fédérales dans le domaine de l'assurance-chômage et de l'emploi avait été conclue. Mais le nouveau gouvernement Chrétien ne s'est pas senti lié par cet accord. Ottawa projette d'intégrer la formation de la main-d'oeuvre au système de sécurité sociale d'ici deux ans. Néanmoins, Québec pourrait se contenter d'une entente pour un projet pilote. La SQDM fulmine et prétend que le pouvoir de décision lui échappe. À l'heure actuelle, au lieu d'un seul comptoir, les services demeurent divisés en trois: la SQDM, les Centres d'emploi fédéraux et les Centres Travail-Québec.

En plus des ministères et des organismes, les programmes gouvernementaux font l'objet d'un examen approfondi en 1993. En effet, une opération de réalignement des programmes est mise sur pied aux plus hauts niveaux de l'administration; tout ce qui est produit par chacun des ministères est remis en question de façon systématique. Il s'agit de déterminer s'il faut continuer à produire ces biens et services publics et s'il y a moyen d'en réduire les coûts. En juin 1994, les conclusions de cette vaste opération de «re-engeneering» ne sont cependant pas encore connues, les études, complexes, suivant leur cours. L'objectif est de permettre des compressions rationnelles et de mettre fin aux coupes draconiennes auxquelles les gouvernements nous ont habitué.

Le rapport de l'IRIR de mai 1994, portant sur les données de 1993, permet de comparer les salaires, les avantages sociaux et les heures de présence au travail des salariés du secteur public québécois (comprenant la fonction publique et les réseaux de l'éducation, de la santé et des services sociaux) et des autres salariés québécois (ASQ) travaillant dans des établissements de 200 employés et plus. Ces établissements peuvent appartenir au secteur privé ou à d'autres administrations et entreprises à caractère public. Les personnels de ces établissements peuvent être syndiqués ou non syndiqués. La comparaison permet de prendre en compte un salarié du secteur public québécois sur quatre, les autres emplois n'ayant pas de point de comparaison directe dans le marché du travail, tels les enseignants et les infirmières.

Les comparaisons de l'IRIR mènent aux conclusions suivantes. Dans l'ensemble, les salaires sont un peu moins élevés dans le secteur public québécois que dans les autres segments du marché du travail (- 1,4%). Plus précisément, le secteur public québécois offre moins que l'administration municipale (- 14,6%) et le secteur privé syndiqué (- 6,4%), mais devance l'administration fédérale (+ 5,9%) et le secteur privé non syndiqué (+ 6,3%).

si aux salaires, on ajoute les avantages sociaux et si l'on tient compte des heures de travail - qui sont moins nombreuses dans l'administration québécoise - on obtient la rémunération globale. Avec cet indicateur plus complet que le seul salaire, le déficit de 1,4% disparaît et la rémunération des salariés du secteur public québécois devient équivalente à celle des ASQ. En moyenne, les rémunérations globales consenties dans le secteur public québécois sont semblables à celles du secteur privé syndiqué, excèdent celles touchées dans l'administration fédérale (+ 6,5%) et le secteur privé non syndiqué (+ 13,0%), mais sont nettement inférieures à celles octroyées aux salariés de l'administration municipale (-27,8%). Dans l'ensemble, la tendance est à la stabilité: la situation comparative de l'administration québécoise n'a pas bougé par rapport aux ASQ lors de la dernière année. Si elle s'est affaiblie par rapport à l'administration municipale, elle s'est améliorée vis-à-vis de l'administration fédérale.

Bien qu'ils maintiennent leur situation comparative, les employés du secteur public québécois n'en sont pas moins soumis à une politique salariale rigoureuse. En 1993, une loi est adoptée pour geler les salaires des 350 000 employés des ministères, organismes et réseaux du secteur public québécois et pour permettre aux municipalités d'agir de la même façon. Cette Loi concernant les conditions de travail dans le secteur public et le secteur municipal impose aux assujettis un gel de deux ans des salaires et des primes en vigueur et abolit le droit de grève pendant cette période. De plus, la loi impose une réduction annuelle de 1% de la masse salariale incluant les avantages sociaux pendant deux années. Plus des deux tiers des municipalités, pour qui ce fut très souvent l'occasion de rouvrir des conventions de travail, se sont soustraites à l'application de la loi avant le 15 septembre 1993. Parmi les rares exceptions à la loi, notons le cas des policiers de la SQ: ils obtiennent de ne pas faire l'objet de la récupération sous forme de congés forcés, ni du gel des salaires, à la condition de renoncer à deux jours de vacances et 60% du salaire d'un jour férié; les employés de la SAQ ont aussi négocié leur forme particulière de récupération du 1% de la masse salariale.




Les difficultés de la politique des compressions

Une politique de compressions d'envergure ne peut certes pas s'opérer sans heurts et grincements de dents. L'année 1993 a été marquée par plusieurs difficultés de ce genre. La présente section rapporte les plus importantes d'entre elles.

Ministère du Revenu ou de l'Inquisition? Une fuite émanant de fonctionnaires du ministère du Revenu laisse entendre que le rendement de ceux-ci serait évalué en 1994 en fonction du nombre de contribuables cotisés après enquête, suivant une directive de la sous-ministre Desrochers. On peut craindre que l'obsession des enquêteurs soit de découvrir des fraudeurs et non d'assurer un traitement équitable aux contribuables. Le ministre Vallerand nie tout fondement à l'affaire mais quelques semaines plus tard la sous-mimstre quitte le ministère où elle se trouvait depuis près d'un an pour devenir vice-présidente d'une banque. Dans les semaines qui suivent, une série de 30 mesures administratives sont publiées pour favoriser la coopération avec les «clients» du ministère et les soustraire à la présomption de culpabilité lors de leurs transactions avec le ministère.

Les critiques du Protecteur du citoyen. Dans un des rapports annuels très critiques auxquels il nous a habitués, le Protecteur du citoyen, M. Daniel Jacoby, dénonce, en décembre 1993, l'attitude méfiante et cavalière de l'État envers les bénéficiaires de services. Par exemple, des bénéficiaires de l'aide sociale ont dû payer des sommes versées en trop en raison de fautes commises par des fonctionnaires. Les plaintes adressées au Protecteur du citoyen et nécessitant enquête ont augmenté de 8% en 1993. Elles visent surtout le ministère de la Main-d'oeuvre et de la Sécurité du revenu, celui de la Sécurité publique et la CSST. Pour une douzaine de ministères, une plainte sur quatre s'est avérée fondée.

M. Daniel Jacoby, ancien sous-ministre de la justice, n'en est pas moins dans une position inconfortable pour dénoncer le gouvernement: en effet, lors de la parution de son rapport, le mandat de W Jacoby était terminé depuis plus d'un an et il ne sait toujours pas s'il sera renouvelé alors que plusieurs ministres libéraux ont dénoncé dans le passé son agressivité. L'opposition péquiste accuse le gouvernement de vouloir museler le Protecteur du citoyen.

Compressions et contestations à la Santé et aux Services sociaux. Les mesures prises en 1992 afin de faire des économies dans le système de la santé rapportent gros. Le ministre de la Santé et des Services sociaux, Marc-Yvan Côté, se félicite de voir qu'en moins de trois mois 61 000 cartes d'assurance-maladie n'ont pas été renouvelées. De plus, les mesures mises de l'avant pour la participation du public au financement des services de santé ont permis une épargne totale de 75 millions de dollars. L'introduction d'un ticket modérateur de deux dollars par prescription, réclamé aux personnes âgées pour chaque ordonnance couverte par le programme de médicaments gratuits, a fait chuter le nombre d'ordonnances et incité les médecins à prescrire des médicaments de moindre coût. Cinquante autres millions furent épargnés grâce à la désassurance des soins dentaires des 10-15 ans, des examens de la vue aux 18-40 ans et grâce à une méthode plus restrictive de remboursement des soins médicaux à l'étranger. Encouragé par ces résultats et compte tenu du manque chronique de fonds publics, le ministre de la Santé a annoncé en novembre 1993 son intention de mettre fin à la gratuité de plusieurs médicaments et services de santé pour dégager une somme d'un milliard sur trois ans. Devant les réactions houleuses de tous les milieux qui dénoncèrent le manque de consultation et le caractère dangereux de ces nouvelles mesures radicales, le ministre fit machine arrière et forma un comité d'experts pour réviser toutes les catégories de médicaments admissibles.

Dans son projet de déménagement de l'Hôtel-Dieu vers Rivières-des-Prairies, le ministre a rencontré de vives oppositions de la part de la Ville de Montréal, des milieux universitaires, médicaux et des affaires. Le ministre de la Santé et des Services sociaux soutenait que l'Hôtel-Dieu était devenu vétuste et qu'il y avait un surplus de lits dans les hôpitaux francophones du centre-ville. Cette thèse fut fortement contestée. Isolé, même à l'intérieur du Conseil des ministres, le ministre Côté quitta la vie politique en laissant son projet sur la table. Au début de 1994, le nouveau cabinet Johnson annonce un moratoire sur le déménagement de l'hôpital ainsi que la construction d'un nouvel hôpital de 300 lits dans le nord-est de Montréal.

Réformes et réorganisations dans l'éducation. Avec le projet de loi 82 sur la réforme des cégeps, les étudiants devront débourser 50$ par cours s'ils affichent plus de cinq échecs. Ce ticket accélérateur, comme le nomme la ministre Lucienne Robillard, a pour avantage de réduire les activités d'enseignement de 5% et de faire économiser 30 millions de dollars annuellement. De plus, plusieurs postes de professeurs sont remis en cause par la nouvelle loi, puisque des matières obligatoires, telles la philosophie, le français et l'éducation physique seront remodelées et l'anglais y sera introduit. Les enseignants et les étudiants ont protesté contre le projet de loi, mais ils ont dû se contenter d'accommodements mineurs et la ministre a refusé de reporter sa réforme d'un an avant d'instaurer de nouveaux cours.

Les diplômes d'études secondaires et l'accès au cégep seront bientôt plus difficiles à obtenir. Le projet de loi 102 sur la réforme de l'enseignement exigera des élèves du secondaire qu'ils réussissent leurs cours d'anglais, de mathématique et de français du 51 niveau, en plus d'avoir antérieurement réussi leurs cours de physique et d'histoire nationale du 4' niveau. La présidente de la CEQ et le président de la CSN se sont opposés à ces mesures qui devraient rendre plus difficile l'accès au cégep et affirment qu'elles créeront un surplus de décrocheurs. La ministre de l'Éducation a tenu tête aux opposants et a invité la population à une consultation publique. Elle affirme que l'école n'a pas de vision claire et ne permet pas un apprentissage suffisant des langues. La ministre prône le titulariat, le retour à l'étude grammaticale du français et elle met l'accent sur l'écrit dès le primaire. Son successeur, le ministre Chagnon, cherchant à créer un consensus, a mis sur pied un comité de sages chargé de dégager des orientations pour l'enseignement primaire et secondaire.

Madame Robillard a aussi laissé sa marque sur un autre front, celui de la langue d'enseignement. Elle a créé la Commission de l'éducation en langue anglaise. Le rapport de cette commission - le Rapport Chambers - constate la diminution de la clientèle scolaire anglophone et recommande un accès plus large à l'école anglaise de peur de voir cette communauté disparaître. Le rapport demande l'admission au réseau scolaire anglophone des enfants originaires de pays dont une des langues est l'anglais. l'élargissement de l'accès à l'école anglaise pour les immigrants est devenu le nouveau cheval de bataille des leaders de la communauté anglophone dont certains exigent même le libre choix. Mais par ailleurs, le Rapport Chambers est largement contesté et jugé trop alarmiste. Le gouvernement libéral adopte finalement des règlements qui assouplissent les critères d'entrée au réseau scolaire anglophone mais qui vont beaucoup moins loin que les recommandations du Rapport Chambers.

Les restrictions à l'aide juridique. Les compressions budgétaires ont durement touché les services d'aide juridique. L'organisme devra essuyer une coupe de 6,6 millions. Des bureaux devront fermer et des mises à pied sont prévues. Selon les directions régionales, les économies ne pourront être réalisées à cause des clauses de sécurité d'emploi des conventions collectives des avocats et des secrétaires, et des frais incompressibles tels les baux et les contrats de services. Pour l'opposition, ce type de compressions est désavantageux pour l'État. Elle fait valoir que de 1992 à 1993, les compressions atteignaient 31 millions dans les services de l'aide juridique, alors que le transfert des dossiers vers le secteur privé a généré des coûts de 14,2 millions.

La reprise des privatisations. En mars 1994, le gouvernement du Québec a décidé de privatiser la presque totalité de la gestion des parcs et des réserves, Le ministère de l'Environnement et de la Faune devra dorénavant se concentrer sur la conservation et la mise en valeur de la faune et sur la protection du territoire. Fort des résultats de cinq études qu'il avait commandées, le ministère espère ainsi épargner 16 millions de dollars en frais annuels d'exploitation. Les nouveaux exploitants devront se soumettre aux politiques et aux normes qui seront contrôlées par le ministère. Cette décision est désapprouvée par le Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ), qui soutient que des expériences similaires passées ont démontré une dégradation des milieux, une surutilisation des équipements et une baisse de la qualité des services.

En juin 1994, la vente du Parc du mont Saint-Anne à un consortium privé est annoncée. Aussitôt, le gouvernement se fait reprocher d'avoir bradé un joyau à vil prix (30 millions de dollars). Le gouvernement, lui, se déclare fier de s'être départi d'un actif qui grevait le trésor public de 2 millions par année tout en forçant l'injection. de fonds privés dans le développement de la région. On reproche au gouvernement de s'être mis dans une situation qui ne lui permettra plus de contrôler ce développement.

Au printemps 1994, il fut aussi question de la privatisation possible de la SAQ comme il avait été question un an plus tôt de celle d'Hydro-Québec : aucune suite n'a été donnée à ce projet réclamé par les milieux des affaires proche du Parti libéral.




Conflits d'intérêts ou loi des affaires? Les exigences éthiques en période d'austérité

Il est normal que tout ce qui ressemble au copinage ou au favoritisme soit particulièrement mal reçu quand les embauches se font rares et que les salaires stagnent. Or, en 1994, différentes affaires ont secoué le gouvernement libéral au moment même où le nouveau premier ministre se faisait l'apôtre de la probité et de l'économie.

Deux avions-citernes «excédentaires» sont loués par Québec sans appel d'offres au transporteur privé Conifair: l'entente de trois ans est assortie d'un contrat d'achat de 5 millions de dollars. Or l'affaire, telle que rapportée par les médias, fait mal paraître le gouvernement. Il semblerait que Conifair utilise ces appareils dans le cadre d'un contrat déjà conclu avec le gouvernement croate. On reproche au gouvernement libéral à la fois de ne pas avoir fait affaire directement avec le gouvernement croate et d'avoir cédé à trop bon marché les appareils au transporteur privé présidé par ... Michel Leblanc, ex-p.-d.g. de Québécair, entreprise privatisée à bas prix en 1986 par le même gouvernement libéral.

Plus importante est l'affaire M31: après avoir longuement investi dans un développement logiciel, Hydro-Québec décide d'abandonner et de se départir de son concepteur. Une étude est faite par la firme SECOR, plus particulièrement par Marcel Côté, un proche du premier ministre Bourassa. Selon la description que les médias ont fait de l'affaire, Côté aurait suggéré de créer une entreprise dont les actions seraient détenues majoritairement par Hydro-Québec et qui serait administrée par des administrateurs chevronnés. Pour intéresser les administrateurs, on leur laisse la possibilité d'acheter des actions au prix de la première émission, soit 10$ l'action. Un premier problème se pose lorsque Côté est lui-même choisi pour devenir ~<administrateur-actionnaire»; le second problème vient de ce que Mario Bertrand, ami et ancien chef de cabinet de Bourrassa, devient aussi «administrateur-actionnaire» et de ce qu'on lui offre le double des options d'achat offertes aux autres administrateurs; un troisième problème surgit du fait qu'à ce moment Bertrand siège déjà comme administrateur d'Hydro-Québec; il en démissionnera lorsque l'affaire sera rendue publique.

L'entreprise représentait un investissement à très haut risque et c'est dans le plus grand étonnement que l'on apprend quatre ans plus tard son immense succès qui a valu, selon les média, des bénéfices de près de 1 million et 500 000$ pour Bertrand et Côté après qu'ils eurent investi respectivement 11 600$ et 5800$. Le ministre Sirros déclare -l'affaire «indéfendable» pendant que les intéressés nient toute irrégularité et conflit d'intérêt. Le dernier problème n'est pas le moindre: _Hydro-Québec a dû adopter un développement logiciel qui n'est pas efficace et qui est devenu périmé, de sorte que l'entreprise publique doit au)ourd'hui en revenir à un système de même type que celui qui avait été abandonné.

Le gouvernement libéral a fait face à d'autres accusations de favoritisme. Lorsque le chef de cabinet du ministre des Forêts reçoit la rondelette prime de 150 000$ pour accepter un emploi à 95 000$ dans une société d'État, l'affaire fait scandale. De même, lorsque le Parti québécois fait connaître, en mars 1994, un recensement de près de 300 nominations partisanes dans la haute fonction publique, les commentaires se font nombreux. Alors que les observateurs réclament que la haute fonction publique soit apolitique, le premier ministre Johnson explique que sur 6000 nominations, 300 cas de politisation constituent un faible contingent. Il n'en reste pas moins que les 64 ex-députés ou candidats libéraux, les 140 ex-attachés politiques et les 100 autres personnes gravitant autour du parti participent à un accroissement ininterrompu depuis 1970 du taux de politisation de la haute fonction publique. Le taux de politisation des postes importants (sous-ministres et dirigeants d'organismes) semble plus fort que jamais tandis que la politisation descend sans cesse dans les organigrammes.

En témoigne le cas de Nicole Appleby-Arbour. Laffaire, telle que rapportée dans les médias, fait mal patente le gouvernement. Cette chef de cabinet du ministre Gérard D. Lévesque se fait offrir la permanence par son patron qui la fait nommer Administrateur d'État (secrétaire générale adjointe au Développement régional); elle obtient lors de ce passage 20 000$ de «paie de séparation» en trop. Madame Appleby-Arbour, en congé sans solde, se porte ensuite candidate aux élections partielles dans la circonscription de son ex-patron. Défaite, elle n'obtient pas de réintégrer le même poste mais accepte, en compromis, d'être l'objet d'une nouvelle classification et d'être affectée à la CSST... où, elle déloge un cadre de carrière!




Conclusion

La crise des finances publiques québécoises est à l'image de celle de plusieurs provinces et des gouvernements occidentaux dont le Canada: déficit budgétaire structurel, lourd poids du service de la dette, vulnérabilité du déficit aux fluctuations des taux d'intérêt et saturation de l'assiette fiscale elle-même moins productive en raison du ralentissement de l'économie. Dans ces circonstances, les gouvernements cherchent à réduire leurs dépenses tout en tentant de relancer l'économie. L'administration publique (ses effectifs, ses budgets) est forcément au coeur de la problématique.

Le gouvernement est alors tiraillé entre le désir d'avoir une fonction publique bien rémunérée et motivée et la nécessité de comprimer ses dépenses de programmes, de postes et de salaires. Le désengagement de l'État et la réduction des emplois et des salaires pourraient soulager les finances publiques, mais aussi menacer la paix sociale, réduire l'activité économique et donc la productivité fiscale tout en faisant grimper les dépenses de sécurité sociale. Autre dilemme: alors que l'on souhaite alléger le centre en donnant plus de responsabilités aux régions, il faut simultanément garder le contrôle des dépenses et centraliser l'application des compressions budgétaires.

Le gouvernement libéral hésite entre ces choix difficiles. Un courant réclame une rigueur plus radicale et des privatisations massives comme solutions aux maux de la province, alors que d'autres composantes idéologiques du parti le mettent en garde contre le danger de tuer la reprise, la vente à rabais des instruments de l'État et les risques électoraux d'une telle politique. Les effectifs deviennent des cibles de choix pour réaliser les compressions projetées. Il reste à voir jusqu'où pourra se rendre le gouvernement en année électorale, et si les compressions d'effectifs pourront se faire sans réduction de services et sans démolir l'un des piliers du statut de la fonction publique: la sécurité d'emploi.