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L'élection fédérale du 25 octobre 1993 au Québec : une analyse des résultats



Pierre Drouilly
Université du Québec à Montréal


L'année politique au Québec 1993-1994

· Rubrique : Les élections et les référendums



Au regard de l'histoire, l'élection fédérale de 1993 est tout à fait exceptionnelle. C'est en effet la première fois, depuis le début de la Confédération, que le Parti libéral du Canada forme un gouvernement majoritaire sans l'appui du Québec. Cela était déjà arrivé à quelques reprises au Parti conservateur, mais jamais au Parti libéral. En effet, c'est plutôt le contraire qui était la règle: le Parti libéral du Canada est parvenu, depuis l'élection de Laurier en 1896, à former sept gouvernements grâce à l'appui massif du Québec, même si le reste du Canada avait élu une majorité de députés conservateurs (ce fut le cas en 1896, 1926, 1963, 1965, 1972, 1974 et 1980). C'est cet appui massif, et presque ininterrompu, du Québec au Parti libéral qui a permis à ce dernier de gouverner le Canada pendant plus des deux tiers du XX' siècle, même si 17 fois sur 27 élections le Canada anglais a envoyé une majorité de députés conservateurs à la Chambre des communes. L'élection de1988 semblait pour une fois avantager selon la même règle le Parti conservateur, puisque Brian Mulroney arrivait alors à former un gouvernement majoritaire, même s'il ne recevait qu'un appui minoritaire du Canada anglais. Cela n'eut pas de lendemains.

La présence d'un parti souverainiste sur la scène électorale fédérale brise cette fois le monopole des vieux partis sur le Québec, et modifie toute la dynamique politique du Canada. La présence du Bloc québécois n'a que de faibles rapports avec la poussée créditiste des années 1960: celle-ci était limitée dans l'espace social, même si elle provoqua l'apparition de gouvernements minoritaires (en 1962, 1963, 1965 et 1972) et perturba momentanément le système des partis. L'apparition du Bloc québécois se fait dans un tout autre contexte historique, et ne représente pas un vote de protestation, mais l'expression politique sur la scène électorale fédérale, d'un mouvement nationaliste qui s'est constitué et renforcé au Québec depuis 25 ans. C'est ce que cette analyse se propose de montrer.



Les députés élus

Aux élections de 1993, le Bloc québécois a fait élire 54 députés, contre 19 au Parti libéral, un seul au Parti conservateur et un indépendant, alors qu'aux élections de 1988, le Parti conservateur avait fait élire 63 députés et le Parti libéral 12. Mais la députation québécoise à la Chambre des communes était bien différente à la dissolution de ce qu'elle était au lendemain des élections de 1988. Déjà, en février 1990, la démission de Richard Grisé, député de Chambly, permet au NPD de faire élire son premier et unique député québécois (Phillip Edmonston) au cours d'une élection partielle. Après le rejet de l'entente du lac Meech, Lucien Bouchard quitte le Parti conservateur, et entraîne avec lui cinq autres députés conservateurs (Gilbert Chartrand, Marcel Danis, François Gérin, Nic Leblanc et Louis Plamondon) auxquels se joignent deux députés libéraux (jean Lapierre et Gilles Rocheleau). À la suite du décès de jean-Claude Malépart, le tout nouveau Bloc québécois fait élire son premier député au cours d'une élection partielle durant l'été 1990 (Gilles Duceppe). Par la suite, Gilbert Chartrand retournera au Parti conservateur, et un an plus tard Pierrette Venne se joindra au Bloc québécois. Ainsi, à la dissolution des Communes en 1993, le Parti conservateur dispose de 56 députés, le Bloc québécois, le Parti libéral de neuf chacun et le NPD d'un seul.

Aux élections de 1993, 15 députés conservateurs ne se représentent pas (dont certains ministres importants, Brian Mulroney bien entendu, mais aussi Benoît Bouchard, René de Cotret, Marcel Masse, Monique Vézina). De plus, deux anciens députés se représentent comme indépendants (Gilles Grenier, qui sera réélu et Carole Jacques qui sera battue). Des 39 autres députés conservateurs sortants qui se représentent, seul Jean Charest arrive à se faire réélire. Des neuf députés libéraux sortants, un seul ne se représente pas (Marcel Prud'homme) et les huit autres sont réélus, tandis que le seul député néo-démocrate ne se représente pas lui non plus. Enfin parmi les neuf députés bloquistes, trois ne se représentent pas (Marcel Danis, François Gérin et Jean Lapierre), cinq sont réélus et un seul se fait battre (Gilles Rocheleau dans Hull-Aylmer).

Globalement donc, des 75 députés sortants, 20 ne se représentent pas, et parmi les 55 qui se représentent, 14 seulement sont réélus et 41 battus. C'est dire si l'élection de 1993 a profondément renouvelé la députation québécoise à la Chambre des communes. La répartition géographique1 ] des élus selon leur allégeance politique (cartes 3 et 4) est exemplaire et illustre très bien la polarisation du vote selon les groupes linguistiques, comme nous le verrons plus loin.
















La participation électorale

Avec un taux de participation de 77,1 % (tableau 2), l'élection fédérale de 19932 ] se situe à un niveau très élevé, en progression par rapport aux élections de 1984 (76,2%) et de 1988 (75,2%), sans atteindre cependant le niveau record de l'élection de 19583 ] (79,4%). Depuis le milieu des années 1980, la participation électorale est plus élevée aux élections fédérales qu'aux élections provinciales (1985 et 1989): mais comme elle a été de 82,8% au référendum de 1992, on peut en conclure que la cause de la remontée du taux de participation est la remobilisation de l'électorat nationaliste qui a boudé le Parti québécois en 1985 et en 1989, mais qui a appuyé le Parti conservateur en 1984 et en 1988, et voté NON au référendum de 1992.







La structure de la participation électorale en 1993 à travers les 75 circonscriptions du Québec ressemble davantage à celle du référendum de 19924 ] (corrélation de 0,854) qu'à celle de l'élection de 1988 (corrélation de 0,682). Le taux de participation a reculé en 1993 dans 18 circonscriptions par rapport à 1988, et progressé dans les 57 autres, ces variations étant parfois très importantes (supérieures à 5% dans 12 cas et inférieures à 2% dans 29 cas seulement). Le taux de participation varie, en 1993, de 63,5% (Abitibi) à 84,0% (Lachine- Lac-Saint- Louis).

La répartition géographique des taux de participation (cartes 5 et 6) révèle les grandes tendances de l'abstentionnisme d'isolement sociologique: les régions périphériques (Abitibi, Côte-Nord, Bas-du-Fleuve) et les parties centrales des grands centres urbains (Montréal en particulier) sont les régions les plus abstentionnistes, alors que c'est encore une fois le coeur du Québec (dans l'axe Montréal-Québec) qui constitue la région la plus participationiste, et notamment les banlieues de Montréal et de Québec. On notera toutefois à cette élection le fort taux de participation de la région de Montréal prise dans son ensemble, auquel s'associe sans doute une plus forte participation des électeurs anglophones (corrélation de 0,320) ou allophones (corrélation de 0,266) alors que la présence d'électeurs francophones est associée à un plus faible taux de participation (corrélation de -0,345).







Avec 36,7% des électeurs inscrits et 49,3% du vote valide (tableau 3), l'appui au Bloc québécois pourrait sembler sortir du néant, tout comme semblait sortir du néant le vote conservateur de 1984. Mais une élection n'est pas un éternel recommencement, elle s'inscrit dans l'histoire et toute élection est aussi en partie la reprise du film des élections précédentes. Tout comme la fulgurante montée du Parti conservateur durant les années 1980 s'expliquait en bonne partie par l'appui de l'électorat nationaliste (et péquiste au niveau provincial), la percée du Bloc québécois s'explique par le mouvement de bascule de cet électorat du Parti conservateur vers le Bloc québécois. En effet, dans la mesure où entre 1988 et 1993 le vote libéral demeure pratiquement stable, on ne peut que mettre en relation l'effondrement du vote conservateur de 1988 à 1993 (perte de 1337 596 voix), avec la montée du Bloc québécois. Mais ce transfert n'explique pas toute la progression du vote bloquiste (gain de 1 846 024 voix): il faut aussi noter l'effondrement du NPD (perte de 431294 voix) dont une bonne part des appuis électoraux provenaient de l'aile la plus social-démocrate du Parti québécois.




Le vote au Bloc québécois ressemble en partie au vote conservateur de 1988 (corrélation de 0,467) ainsi qu'à celui du NPD de 1988 (corrélation de 0,255). Mais il ressemble surtout au vote du NON au référendum de 1992 (corrélation de 0,946). C'est dire qu'il est l'expression parfaite du vote nationaliste, et n'est pas, comme certains l'ont affirmé après les élections, un simple vote de mécontentement face au gouvernement sortant ou aux vieux partis. D'ailleurs la répartition du vote bloquiste (cartes 7 et 8) suit les grandes lignes de la répartition du vote péquiste au niveau provincial: les régions les plus péquistes (Saguenay, Lac-Saint-Jean, Abitibi, banlieues francophones et Est de Montréal) sont aussi les plus bloquistes; le vote bloquiste est fortement déterminé par la composition linguistique de l'électorat (la présence anglophone dans l'Ouest de Montréal, allophone au Centre et au Nord-est de Montréal fait chuter fortement le vote bloquiste); il est sensible aux appréhensions face à la souveraineté dans l'Outaouais où il obtient de mauvais résultats même parmi les francophones.







C'est ainsi que le vote bloquiste varie de 7,0% (Mont-Royal) à 75,6% (Lac-Saint-Jean, qui est la circonscription de Lucien Bouchard). Des 54 députés élus par le Bloc québécois, 43 l'ont été à la majorité absolue des voix (et 16 avec plus de 60% des voix). Sur les 9 circonscriptions dans lesquelles le Bloc québécois a obtenu moins du tiers des voix, on retrouve 7 circonscriptions du West-Island de Montréal, plus Saint-Léonard et Hull-Aylmer. À quelques exceptions près (Outaouais, Sherbrooke, Saint-Maurice, Beauce et Bonaventure), le Bloc québécois a fait élire ses candidats dans presque toutes les circonscriptions du Québec français, aidé en cela par le mode de scrutin, tandis qu'à Montréal la carte politique épouse très exactement les frontières linguistiques.




Le vote libéral

Avec un vote pratiquement stationnaire par rapport à 1988 (33,0% du vote exprimé au lieu de 30,2%), le Parti libéral se retrouve pour la troisième fois depuis 1984 en position minoritaire au Québec. Le réalignement politique de l'électorat québécois au niveau fédéral, amorcé par l'élection de 1984, poursuivi par celle de 1988, et maintenant confirmé par l'élection de 1993, aura donc été le changement majeur des années 1980.

Cependant, derrière la stabilité du vote libéral entre 1988 et 1993 se cachent néanmoins des réaménagements appréciables, malgré la ressemblance entre les répartitions du vote libéral à ces deux élections (corrélation de 0,738 entre le vote libéral de 1988 et celui de 1993). Ces réaménagements étaient déjà inscrits dans les résultats référendaires de 1992 (corrélation de 0,745 entre le vote libéral de 1988 et le vote au OUI en 1992), avec comme résultat que la répartition du vote libéral en 1993 a pratiquement la même structure que celle du vote au OUI en 1992 (corrélation de 0,921), même si elle se situe à un niveau plus bas (33,0% au lieu de 43,3% pour le OUI).

Entre 1988 et 1993, le vote libéral recule dans 30 circonscriptions et progresse dans les 45 autres. Les progrès les plus importants du vote libéral (supérieurs à 10% dans 15 circonscriptions) se situent, mise à part la circonscription de Saint-Maurice dans laquelle se présentait jean Chrétien, dans des circonscriptions à forte composante anglophone (Ouest de Montréal et dans deux circonscriptions de l'Outaouais), alors que les reculs les plus significatifs du vote libéral (supérieurs à 10% dans neuf circonscriptions) se font dans des circonscriptions francophones.

C'est dire qu'aujourd'hui le vote libéral fédéral (cartes 9 et 10) se retrouve cantonné (à l'exception de la circonscription de Saint-Maurice avec Jean Chrétien et de celles de l'Outaouais), dans des circonscriptions à forte composante anglophone (Ouest de Montréal), à forte composante allophone (Nord et Nord-est de Montréal), ainsi que dans les circonscriptions à forte présence anglophone le long des frontières (Brôme-Missisquoi, Mégantic-Compton-Stanstead, Bonaventure -Îles-de-la-Madeleine). Les 19 députés libéraux élus se retrouvent exclusivement dans ces régions, et 14 d'entre eux dans la région de Montréal. Et malgré un vote global de seulement 33%, des 19 libéraux élus, 13 l'ont été avec la majorité absolue des voix (dont sept avec plus de 60% des voix exprimées). Le vote libéral varie de 7,8% (Sherbrooke) à 82,9% (Mont-Royal), mais dans 48 circonscriptions sur 75, le candidat libéral obtient moins du tiers des votes exprimés, ce qui illustre la profondeur de l'abîme dans lequel s'est enfoncé le Parti libéral du Canada au Québec.










Les autres partis

L'effondrement du vote conservateur en 1993 n'a d'égal en amplitude que sa fulgurante ascension à l'élection de 1984. Avec 10,1% des électeurs inscrits et 13,5% du vote exprimé, le Parti conservateur se retrouve à son niveau de 19791980, avant l'arrivée de Brian Mulroney et le «beau risque» de René Lévesque. Une page d'histoire est donc tournée, et sans doute définitivement.

Dans cette tornade électorale, un seul candidat conservateur est parvenu à se faire élire: jean Charest dans Sherbrooke (avec 52,4% des voix). Pour le reste, le Parti conservateur obtient moins de 10% des voix dans 31 circonscriptions, et ne dépasse le tiers des voix exprimées que dans trois circonscriptions (outre jean Charest dans Sherbrooke, on retrouve Pierre Blais dans Bellechasse avec 37,9% des voix et Guy SaintJulien dans Abitibi avec 35,3% des voix).

L'effondrement du NPD, moins spectaculaire parce que ce parti n'a jamais été au pouvoir à Ottawa, et qu'il n'avait qu'un seul député élu au Québec (Phillip Edmonston élu au cours d'une élection partielle en 1990 dans Chambly et qui ne se représentait d'ailleurs pas), est néanmoins plus brutal que celui du Parti conservateur, puisque le NPD n'a conservé que 11,7% de ses électeurs de 1988 alors que le Parti conservateur en a tout de même conservé 27,4%.

Avec 1,1% des électeurs inscrits et 1,5% du vote exprimé, le NPD réalise au Québec son plus mauvais score depuis qu'il existe comme parti (1962). Son vote varie en 1993 de 0,5% à 4,5% (Outremont), ce qui le relègue maintenant au statut de particule. Il faut dire que le NPD aura tout fait pour creuser sa tombe électorale au Québec en opposant, par son chauvinisme «canadian», une fin de non-recevoir à la social-démocratie nationaliste québécoise. Feignant d'ignorer que le plus clair de ses appuis au Québec lui venaient des souverainistes sociaux-démocrates, la direction du NPD n'a accumulé, au cours des ans, que des gaffes vis-à-vis le Québec, et commis que des impairs, avec la sanction que l'on connaît aujourd'hui.

Parmi les autres candidats aux élections fédérales de 1993, on peut mentionner trois candidats indépendants qui ont dépassé 5% des voix exprimées dans leurs circonscriptions respectives. Tony Cannavino dans Hull-Aymer (8,7%), Carole Jacques, ancienne députée conservatrice depuis 1984 dans Mercier (15,2%) et enfin Gilles Bernier dans Beauce (40,5%), député conservateur lui aussi depuis 1984, dont le Parti conservateur ne voulait pas comme candidat, et qui s'est fait réélire en 1993 comme indépendant.




Le vote linguistique

Comme dans toutes les élections au Québec, le facteur linguistique est le facteur déterminant pour expliquer les comportements électoraux5 ] . L'élection fédérale de 1993 n'échappe pas à cette règle: l'électorat du Bloc québécois est presque exclusivement francophone, et la presque totalité des non-francophones ont appuyé le Parti libéral.

Le Bloc québécois a remporté 46 des 51 circonscriptions comprenant plus de 80% de francophones (cartes 11 et 12), tandis qu'il n'a remporté que 4 circonscriptions comprenant moins de 75% de francophones, et dans tous ces cas sur division du vote. Par contre 13 des 19 députés libéraux élus l'ont été dans des circonscriptions comprenant plus d'un tiers d'électeurs non francophones. Cette relation entre vote et composition linguistique des circonscriptions est illustrée par le calcul des coefficients de corrélation (tableau 4).
















On constate qu'en 1993 les résultats du Parti libéral sont corrélés négativement avec le pourcentage de francophones (coefficient de -0,874) et positivement avec les pourcentages d'anglophones (coefficient de 0,783) ou d'allophones (coefficient de 0,701), tout comme en 1988 mais avec une plus forte intensité. Inversement, le vote au Bloc québécois est fortement corrélé avec le pourcentage de francophones (coefficient de 0,812) et négativement avec les pourcentages d'anglophones (coefficient de - 0,776) et d'allophones (coefficient de - 0,604). Les coefficients de corrélation entre la composition linguistique et le vote au Parti conservateur et au NPD sont moins intenses, le Parti conservateur ressemblant davantage au Bloc québécois (à cause du vote francophone) et le NPD au Parti libéral (à cause du vote non francophone).

Dans la région de Montréal (tableau 5), dans laquelle se concentre la plus grosse part des non-francophones du Québec, les relations vont dans le même sens, avec dans le cas des francophones des relations presque parfaites, négative avec le Parti libéral (coefficient de - 0,966) et positive avec le Bloc québécois (coefficient de 0,964). Par contre les coefficients de corrélation ne sont plus significatifs pour le Parti conservateur et le NPD, et cela est dû à la faiblesse de leur vote dans la région de Montréal, où la partie se jouait à deux.




Nous avons effectué une analyse spectrale6 ] du vote aux élections de 1988 et de 1993 dans les 26 circonscriptions de la région de Montréal: les résultats de cette analyse sont présentés dans le tableau 6. Pour chaque parti politique et chaque élection on peut y lire les valeurs estimées du vote dans chaque groupe linguistique, avec les marges de confiance qui leur sont associées. Les résultats de ce tableau confirment les analyses précédentes.




Le Parti libéral continue en 1993 sa dégringolade chez les francophones du grand Montréal, passant de 21,3% en 1988 à 15,5% en 1993, alors qu'il s'assure la presque totalité du vote anglophone (98,3%) et allophone (96,9%), ce qui n'était pas le cas en 1988. Avec près des deux tiers du vote francophone montréalais (65,9%), le Bloc québécois retrouve les niveaux atteints par le Parti québécois en 1981 ou par le NON au référendum de 1992, mais cela ne lui assure que 12 des 26 circonscriptions de la région. La méthode statistique utilisée ne permet pas de déceler un vote anglophone ou allophone significatif pour le Bloc québécois, mais ce vote ne saurait dépasser les 10%. Le graphique illustre la relation presque parfaite existant entre le pourcentage de francophones et le vote obtenu par le Bloc québécois dans la région du grand Montréal.



Figure 1


En supposant un vote exclusivement francophone pour le Bloc québécois, on arrive à un vote francophone bloquiste de 60,0% pour l'ensemble du Québec; et en supposant que tout le vote non francophone s'est reporté sur le Parti libéral, il ne reste à ce parti que 18,5% du vote francophone pour l'ensemble du Québec, soit un recul par rapport au vote qu'il obtenait chez les francophones en 1988 (22,0%) ou en 1984 (31,7%). En 1993, ce vote francophone libéral est à peine plus élevé que le vote francophone conservateur (16,4%). Ces estimés constituent des moyennes, mais dans la circonscription typique de l'extérieur de Montréal, francophone à plus de 90%, les résultats de l'élection de 1993 sont très souvent proches de la combinaison 60%-20%-15% pour le Bloc québécois, le Parti libéral et le Parti conservateur respectivement.

L'élection fédérale de 1993 au Québec est exemplaire à plus d'un titre. En premier lieu elle confirme l'effondrement du bloc électoral libéral qui dominait les élections fédérales au Québec depuis un siècle pratiquement sans interruption. Depuis dix ans, le Parti libéral du Canada ne reçoit l'appui que du tiers (1984), puis du quart (1988) et maintenant du cinquième (1993) de l'électorat francophone. En guise de prix de consolation, le Parti libéral du Canada reçoit aujourd'hui l'appui unanime des électeurs non francophones, ce qu'annonçait déjà le référendum de 1992.

En second lieu, l'élection fédérale de 1993 marque la fin du «flirt» du mouvement nationaliste avec le Parti conservateur, liaison dangereuse qui avait été entreprise par René Lévesque et son «beau risque». Grâce à lui, Brian Mulroney a pu obtenir des majorités massives en 1984 et 1988: cela nous a fait risquer l'entente du lac Meech et celle de Charlottetown. Cette dernière tentative de réformer le fédéralisme canadien est maintenant chose du passé, et l'on pourra à l'avenir passer aux vraies questions.

Car l'élection fédérale de 1993 a permis l'expression politique sur la scène fédérale d'un bloc électoral québécois, qui a émergé aux élections provinciales dans les années 1970 et qui s'est consolidé depuis pratiquement sans interruption, malgré les défaites électorales du Parti québécois en 1985 et 1989. Cette irruption du Bloc québécois sur la scène fédérale, qui nous apparaissait déjà il y a 15 ans comme une nécessité politique absolue pour réaliser l'indépendance du Québec7 ] , a brisé la légitimité politique des partis fédéraux et fédéralistes qui pouvaient toujours se réclamer du même électorat québécois, même si on savait très bien que ce n'étaient pas les mêmes électeurs qui votaient Trudeau à Ottawa et Lévesque à Québec. Maintenant on le voit bien à travers les résultats de l'élection fédérale de 1993.

L'émergence du Bloc québécois sur la scène électorale survient de plus dans des conditions optimales, immédiatement après la victoire du NON au référendum de 1992 et juste avant la victoire attendue du Parti québécois aux prochaines élections provinciales, avec en prime ce cadeau inattendu d'être l'opposition officielle au parlement fédéral. On ne mesure pas encore dans toute son ampleur l'importance aux plans québécois, canadien et international, que le Bloc québécois soit l'opposition au gouvernement canadien. Cela donne au discours nationaliste une tribune de premier plan, et jusqu'à présent le Bloc québécois s'en est servi avec force et vigueur. Les réactions, parfois haineuses, souvent forcenées, toujours émotives, au Canada anglais, en témoignent éloquemment; mais elles révèlent aussi que le Canada anglais est maintenant directement, et quotidiennement, confronté avec la question du Québec, ce qui l'amène imperceptiblement à se faire à l'idée de l'inévitabilité de l'indépendance du Québec, même si cette évolution se fait dans le bruit et la fureur.

Aujourd'hui le Québec français est l'opposition au Canada anglais et cela clarifie et rend explicite l'antagonisme entre les deux sociétés qui s'opposent au sein du Canada depuis plus de deux siècles. Si lors des prochaines élections provinciales le Québec français se donne un gouvernement péquiste avec une opposition libérale formée essentiellement du Québec anglais (si le Parti québécois remporte toutes les circonscriptions «à l'est du boulevard Saint-Laurent jusqu'à l'Atlantique» selon le mot de Bernard Landry), alors les cartes politiques du Canada et du Québec, pour une fois, révéleront quelles sont les forces en présence, ce que malheureusement les résultats des élections masquent trop souvent.

Il ne restera alors que l'étape décisive du référendum sur la souveraineté, mais dans des conditions politiques autrement plus favorables que toutes celles que l'on a connues dans le passé.




Note(s)

1.  Les cartes ici présentées ont été tracées sur un ordinateur Macintosh avec le logiciel MODÈLE, développé par Gontrand Dumont au Service de l'informatique de l'UQAM. Les calculs statistiques ont été effectués avec les logiciels EXCEL et SPSS pour Macintosh.

2.  Les résultats des élections de 1993 ont été tirés du rapport officiel publié par le Directeur général des élections du Canada, Trente-cinquième élection générale 1993, Résultats officiels du scrutin, Ottawa, 1993, 1554 pages. Les données socio-économiques ont été tirées du Recensement de la population de 1991, publiées par Statistique Canada et disponibles sur disquettes informatiques (Statistique Canada, Profil des circonscriptions électorales fédérales, parties A et B, catalogue 93-335 et 93-336).

3.  On trouvera les résultats des élections fédérales au Québec depuis 1867 dans Pierre DROUILLY, Statistiques électorales fédérales du Québec 1867-1984, 2e édition (Montréal, VLB Éditeur, 1986, 696 p.), et des données sur les députés dans Pierre DROUILLY, Répertoire du personnel politique québécois 1867-1989, 3e édition (Bibliothèque de l'Assemblée nationale du Québec, Québec, 1990, 702 p.).

4.  Le calcul des corrélations entre le référendum de 1992, qui s'est tenu sur la carte électorale provinciale, et les élections fédérales de 1988 et de 1993, est basé sur une transposition des résultats du référendum sur la base de la carte électorale fédérale (75 circonscriptions). Cette transposition a été faite à partir d'un fichier informatisé des résultats électoraux détaillés pour les consultations provinciales (cf. Pierre DROUILLY, Statistiques électorales du Québec par municipalités et secteurs de recensement 1970-1989, 21 édition, Bibliothèque de l'Assemblée nationale du Québec, Québec, 1990, 2 vol., 1422 p.)

5.  C'est la conclusion à laquelle arrive aussi Jean-H. Guay, après avoir examiné un certain nombre de caractéristiques socio-économiques des circonscriptions. Voir Denis Monière et Jean-H. Guay, La bataille du Québec Premier épisode: les élections fédérales de 1993, Montréal, Fides, 1994, 200 pages.

6.  Cette analyse a été conduite par une régression multiple passant par l'origine sous l'hypothèse de relations linéaires entre le pourcentage de vote accordé aux partis et la composition linguistique des circonscriptions. De façon générale, les variations expliquées sont supérieures à 99% pour le Parti libéral et le Bloc québécois, alors que les valeurs résiduelles se situent dans les marges de confiance à 95% dans tous les cas sauf pour les circonscriptions de Laurier-Sainte-Marie et d'Outremont en 1988.

7.  C'était une des principales conclusions du Paradoxe canadien, Montréal, Parti Pris, 1979.