accueilsommairerubriques

L'environnement



Louis-Gilles Francoeur
Le Devoir


L'année politique au Québec 1993-1994

· Rubrique : Articles divers



Les politiques environnementales évoluent dans des directions différentes au sein des administrations fédérales et provinciales parce que, fondamentalement, la conception et les pratiques de l'État s'y développent dans des directions souvent opposées.

Au début des années 1980, les deux paliers de gouvernement ont entrepris de se doter de moyens d'intervention en environnement. Ils venaient tous deux de créer leurs ministères de l'Environnement, lesquels devaient devenir, en principe, le lieu d'élaboration d'une politique englobant l'ensemble du dossier. L'avenir devait en décider autrement.

Certes, dans un premier temps, les deux paliers de gouvernement ont doté leurs ministères naissants d'outils proportionnés aux défis les plus urgents.

Du côté d'Ottawa, on faisait dans le durable: les oiseaux migrateurs étaient régis par traités, ce qui exclut en principe les révolutions annuelles. Les parcs fédéraux se taillaient une réputation enviable auprès du public et on n'hésitait pas à jouer du coude pour en créer d'autres, comme dans le cas de Forillon. Le Service canadien de la faune, de son côté, élargissait son expertise d'une année à l'autre, ce qui consolidait les nouvelles missions du ministère.

D'autre part, la problématique naissante de l'épuration des eaux usées et du contrôle des contaminants a amené le fédéral à développer des normes et règlements, ce qui devait l'amener à doubler, puis à dédoubler littéralement l'action des provinces dans ce domaine. Ce furent, pour commencer, les premiers règlements sur les BPC et, au début des années 1990, la refonte de la loi fédérale, qui a englobé non seulement les toxiques mais la mise au point de toute nouvelle molécule.

Ottawa s'est mis sur le tard à l'heure de l'évaluation environnementale, ce qui lui donne maintenant au moins une des deux clefs sans lesquelles aucun projet économique d'importance ne peut démarrer en province. Et il parle maintenant de se doter d'une mission en matière de développement durable, ce qui lui permettrait d'encadrer au nom de l'intérêt «national» la gestion des ressources naturelles, le fief incontesté jusqu'ici des provinces.

Un rapport fédéral indiquait, en 1992, que la constitutionnalisation du développement durable, la pierre philosophale du débat environnemental. actuel, lui permettrait de mettre le pied dans pratiquement tous les champs de compétence provinciale, et surtout dans les politiques économiques.

Pendant que l'État fédéral consolidait ou élargissait ses champs d'intervention, plusieurs ministères provinciaux de l'Environnement croulaient, pour leur part, sous le poids des problèmes d'intendance. Par ailleurs, de peur que ces nouveaux venus n'osent encadrer par des priorités environnementales le développement économique à l'échelle gouvernementale, les ministères à vocation économique ont rapidement coincé ce nouvel «irritant» dans le coin chaque fois qu'il s'est avisé de toucher à leurs plate-bandes.

Le Programme d'assainissement des eaux (PAEQ), un programme de construction, a dépassé pendant toute la dernière décennie de presque quatre fois le budget de fonctionnement du ministère de l'Environnement du Québec (MEN-VIQ), responsable de sa gestion. Une abondante réglementation devait préciser progressivement les responsabilités du jeune ministère. Mais il n'arrivait pas, même dans son propre secteur, à agir en profondeur sur de gros dossiers, ce qui explique que les cours d'eau n'ont pas encore une définition juridique fondée sur des concepts écologiques, et que rien ne réglemente encore au Québec les rejets des grandes entreprises riveraines et les usines d'épuration municipales.

Le jeune ministère de l'Environnement a eu peu d'influence sur l'évolution de la politique énergétique du Québec, de la politique d'exploitation des forêts et des ressources agricoles. Ces acteurs ont même appris à le contourner efficacement et à se faire confier, au cours des dernières années, une partie des pouvoirs qu'il détenait sur leur sphère d'influence et d'activités. En réalité, les pouvoirs du ministère de l'Environnement du Québec ont tendance à s'éparpiller, et même ce qui semblait lui appartenir en propre, comme l'évaluation environnementale, passera désormais avec la loi 61, adoptée à toute vapeur au temps des Fêtes 1993, sous la coupe du conseil des ministres et des ministères à vocation économique responsables des principaux programmes de l'activité étatique.

Deux grandes forces et une maladie chronique ont empêché l'évolution du ministère québécois vers le rôle de catalyseur de la pensée et de l'action environnementales, un rôle qu'on reconnaît de plus en plus à Environnement Canada et à d'autres grandes institutions environnementales nord-américaines.

D'abord, on a centré l'action du MENVIQ sur la pollution et sur les dommages passés et présents. La gestion des forêts, l'énergie, l'agriculture, les transports et même la faune -cette composante de base des écosystèmes confiés à sa charge - lui échappaient, hormis leurs grands projets.

Loin de pouvoir recentrer l'action de l'État en environnement, le MENVIQ a été plutôt étroitement surveillé par les ministères promoteurs dans les grands comités interministériels, tout particulièrement à l'occasion des grands projets.

Le MENVIQ a été incapable, par exemple, pendant plus de quatre ans, de promulguer les règles de protection des milieux humides votées par l'Assemblée nationale, en 1988, parce que les mandarins d'ailleurs n'acceptaient pas son contrôle, même minimal, sur les écosystèmes. Hydro-Québec a pu lancer un programme comprenant plus de 60 petites centrales hydroélectriques et même une filière thermique en plein milieu urbain sans que les impacts de l'un et l'autre programme ne fassent l'objet d'un exposé chiffré minimal de leurs impacts globaux. Le ministre de l'Environnement, qui a le pouvoir de déclencher une enquête pour cerner ce type d'enjeux et d'impacts, est resté col dans son coin au lieu d'occuper le terrain. Il est même allé jusqu'à refuser l'audience prévue par la loi sur le projet de cogénération Kruger, à Trois-Rivières, parce que les requérants voulaient discuter de sa justification économique et énergétique, ce qu'exige la réglementation.

Penser gérer le milieu naturel québécois en fonction des besoins des espèces vivantes n'était d'ailleurs tout simplement pas dans la «nature», si l'on peut dire, du jeune ministère de l'Environnement. Créé à partir des ressources du ministère des Affaires municipales - avec les Services de protection de l'environnement (SPE) -, ce ministère est encore fortement tributaire de la culture des ingénieurs qui l'ont créé, jusqu'à tout récemment le corps professionnel dominant dans son personnel.

L'an dernier, le MENVIQ comptait 260 ingénieurs et seulement 25 biologistes et six techniciens de la faune... Il est cependant sur le point de connaître sa révolution culturelle si le poids maintenant décisif des biologistes se répercute dans les structures décisionnelles.

L'intégration, amorcée en janvier 1994, du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche (MLCP) au sein du MENVIQ portera le nombre de biologistes du nouveau ministère de l'Environnement et de la Faune (MEF) à 234, contre maintenant 225 ingénieurs! Peu de gens ont mesuré l'importance de ce changement vers une gestion plus écosystémique.

Cette intégration, qui constitue un tournant dans l'histoire de la gestion environnementale québécoise, est le résultat en partie de pressions exercées par les milieux environnementaux et... fédéraux. Ceux-là plaident depuis longtemps en faveur d'une gestion écosystémique au Québec, c'est-à-dire une gestion de l'Environnement où la dépollution ne serait que l'une des facettes de la protection environnementale. Les autres sont, bien entendu, le contrôle de l'activité économique de façon à l'empêcher de saccager les écosystèmes et de handicaper la reproduction des espèces vivantes, partout en déclin.

Environnement Canada, qui voulait introduire cette forme de gestion dans la phase Il du Plan d'action Saint-Laurent, se butait à une vision trop étroite de la dépollution du côté québécois. Finalement Québec a justifié la fusion avec le MLCP par le souci de ne plus gérer séparément les écosystèmes et la faune qui les habite.

Mais l'histoire a quelque peu été modifiée depuis. Les compressions budgétaires, qui vont faire disparaître en 1994 les emplois détenus par 365 personnes au MEF, sans compter la fermeture du contentieux de Montréal, vont surtout affecter les activités de l'ancien MLCP. On y retranchera notamment des actifs importants en termes de sensibilisation du public aux espèces vivantes, soit notamment le jardin zoologique de Québec et l'Aquarium, dont la pêcherie expérimentale constitue le seul et unique registre de l'état des espèces du Saint-Laurent. En somme, le secteur faune risque de servir d'amortisseur au nouveau ministère, ce qui laisse songeur sur la valeur de la vision écosystémique du nouveau MEE

La problématique environnementale québécoise est aussi entravée par un deuxième boulet, soit le culte de la privatisation tous azimuts, ce que reflète notamment la liquidation des deux actifs de l'ancien MLCP.

La tendance à l'amaigrissement de l'État en général a rogné les budgets du MENWIQ avant même qu'il ait pu assumer ses missions de base. C'est d'ailleurs l'argument utilisé par le ministre, Pierre Paradis, devant le Conseil du Trésor pour minimiser l'impact des compressions budgétaires sur son ministère, ce qui lui a effectivement évité le pire.

Mais cette logique de privatisation a d'autres effets pervers en dehors du ministère.

Par exemple, Hydro-Québec a entrepris de privatiser une partie importante de la production future d'électricité avec de petites centrales, extrêmement dommageables pour l'environnement en partie parce que le MENVIQ n'avait tout simplement plus les moyens d'assumer lui-même la réfection des barrages orphelins et dangereux, racontent certains hauts fonctionnaires.

Cette tendance est d'ailleurs renforcée du fait qu'après l'institutionnalisation de la problématique environnementale par des lois et règlements, l'initiative est maintenant, de façon générale, dans le camp du secteur privé qui lance produits, technologies et entreprises en environnement.

Cette logique explique aussi la facilité avec laquelle s'est effectué - sans débat public - le transfert de certaines responsabilités du MEWIQ vers les ministères à vocation économique, ce qui constitue une façon subtile de subordonner la problématique environnementale à celle des promoteurs.

Il est paradoxal, aujourd'hui, de voir les thuriféraires libéraux de la privatisation de l'énergie avoir des cousins au Parti québécois, qui prône la privatisation d'une partie des forêts publiques du Québec, après deux décennies de discours sur la polyvalence des forêts et l'accès démocratique à la faune et au patrimoine forestier.

Dans le sens opposé, on constate que la Commission Macdonald sur l'avenir de l'économie canadienne et la Commission Brundtland, sur celui de la planète, ont toutes deux souhaité que les ministères de l'Environnement encadrent le développement économique avec les balises qu'exige la survie des écosystèmes naturels.

Ottawa s'efforce, en réalité, de situer l'évolution de son ministère de l'Environnement - Environnement Canada - dans la tendance nord-américaine de la gestion écosystémique, notamment avec le Plan vert qui fut pourtant si décrié même s'il visait nommément cet objectif ambitieux. C'est officiellement la philosophie prônée par la commission mixte internationale, qui gère le plan de restauration des Grands Lacs. On peut douter de l'emprise réelle de cet organisme sur le terrain mais sa philosophie agit présentement comme un catalyseur de l'action environnementale des municipalités, régions, provinces, États et des deux gouvernements fédéraux, ce qui n'est pas sans conséquence.

Au Québec, et même dans la deuxième phase du plan d'action Saint-Laurent, on assiste à un mouvement inverse et même à un encadrement de l'action du MEF par les forces économiques, qu'il définit officiellement comme sa «clientèle» au point d'oublier son rôle d'arbitre entre les acteurs sociaux, comme dans le dossier des cimenteries.

Le MENVIQ a cédé une partie de ses prérogatives récemment à l'Agriculture, qui s'apprête à relever les nappes phréatiques de régions entières avec des barrages et des seuils -encore! - sans la moindre évaluation publique de ces projets. Il a fait la même chose en laissant aller de l'avant le programme de construction des petits barrages, sous la responsabilité du ministère de l'Énergie et des Ressources (MER) et d'Hydro-Québec malgré les impacts cumulatifs et potentiellement critiques de plusieurs de ces ouvrages dans des cours d'eau déjà handicapés.

Le MENVIQ a certes modernisé depuis quelques années plusieurs lois, règlements et pratiques administratives et le MEF poursuivra dans la même direction.

Mais les citoyens et les groupes, sa clientèle oubliée, le jugent de moins en moins apte à défendre le milieu naturel du fait qu'il travaille, à leur avis, sur la périphérie des problèmes. Ils ont donc commencé, malgré la barrière culturelle et leurs tendances souvent nationalistes, à chercher un rempart ou des solutions du côté du grand frère fédéral pour obtenir un peu de vision et de résultats sur le terrain.

L'ampleur et la complexité du redressement qui s'impose pour mettre le Québec à l'heure du développement durable dépasse maintenant le travail de réflexion d'un sous-ministre, d'un nouveau ministre et des penseurs politiques du Conseil exécutif.

L'importance du retard à combler en matière de gestion environnementale, le caractère stratégique des choix à effectuer même au plan constitutionnel, la résistance incontournable jusqu'ici des ministères à vocation économique, et la nécessité de rapprocher certains niveaux d'intervention des écosystèmes réels, des gouvernements régionaux et des citoyens commandent un réexamen en profondeur de toutes les missions de l'État québécois, qui touchent de près ou de loin à l'environnement.

Un défi équivalent, en somme, à celui de la Commission Parent, si vaste et engageant que les citoyens doivent pouvoir se l'approprier dans le cadre d'un débat public, d'un vrai débat de société.