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Le patronat: une année d'inquiétude



Jean-Herman Guay
Université de Sherbrooke


L'année politique au Québec 1993-1994

· Rubrique : Le patronat



«Ce n'est pas en nous proposant un avachissement collectif qu'on va pouvoir sortir notre économie de l'ornière dans laquelle elle est enfoncée.» Voilà ce que lançait Richard LeHir, de l'Association des manufacturiers du Québec (AMQ), en janvier 1993 (Le Devoir, 13 Privier 1993). Le ton et la dureté des mots de cette déclaration étonnent peut-être mais cette phrase incarne bien l'état d'esprit qui prévaut au sein du patronat. Sans dire qu'ils appuient Richard LeHir dans toutes ses prises de position politiques, plusieurs patrons s'entendaient pour dénoncer, au début de l'année 1993, la même incurie gouvernementale chez les conservateurs de Mulroney que chez les libéraux de Bourassa. Dans un mémoire soumis au tout nouveau premier ministre Daniel Johnson en février 1994, Agir immédiatement pour garantir un avenir meilleur, le Conseil du patronat du Québec (CPQ) indique combien il souhaite que les choses avancent: «Il faut dissiper un certain flottement qui paralyse le processus décisionnel depuis plusieurs mois et qui ne profite à personne.» On ajoute même: «Mieux vaut prendre un certain nombre de mauvaises décisions que de ne pas en prendre!»

Malgré cela, l'année 1993 ne fut pas particulièrement mémorable pour le patronat. L'enquête semestrielle menée depuis plusieurs années par le CPQ auprès de ses membres corporatifs nous montre que les données recueillies pour 1993 sont fort semblables à celles de 1991 et 1992. En fait, depuis trois ans, plus des trois quarts des répondants estiment que les conditions économiques générales sont mauvaises ou passables. On demeure très loin de l'optimisme qui régnait en 1989 ou dans la première moitié de 1990, alors que les trois quarts des répondants jugeaient les conditions très bonnes ou bonnes.

Cette morosité persistante repose évidemment sur une multitude de facteurs économiques, dont l'intensité varie passablement d'un secteur à l'autre. Nous en retiendrons trois: (1) une reprise si faible qu'elle en devient difficilement perceptible; (2) un épuisement des équipes gouvernementales qui, bien qu'elles aient donné ponctuellement satisfaction à la classe d'affaires, l'ont déçue sur le fond; et (3) un climat d'angoisse créé par la nécessité de subir, à défaut de provoquer, de grands changements qui risquent de menacer l'équilibre général de la société québécoise.



Une reprise difficile

À la fin de l'année 1993, le Conseil du patronat du Québec trace un sombre portrait de l'économie québécoise et se montre fort sceptique quant à l'avenir. Il prévoit que la croissance du PIB québécois sera inférieure à celle des États-Unis ou du Canada, que le revenu disponible réel diminuera et que le chômage ne se résorbera pas. Notons qu'au chapitre du taux de chômage élevé, le Québec n'est dépassé que par l'Espagne et l'Irlande parmi les pays de l'OCDE. Dans un document publié en août 1993 et intitulé «L'emploi au Québec: une situation très préoccupante», le même organisme tient un propos très tranchant, estimant que le taux de chômage réel est de l'ordre de 23% et qu'il demeurera élevé jusqu'en 1996 si aucune action décisive n'est entreprise. L'Association des manufacturiers du Québec écrit ainsi dans un document intitulé «Signaux d'alerte dans le domaine de l'économie»: «Depuis plusieurs années, il devient de plus en plus apparent que la performance du Canada en matière de concurrence ne fait pas le poids avec celle des autres économies industrielles. En effet, si l'on compare notre performance avec celle des meilleurs parmi le Groupe des Sept en termes d'indicateurs clés de l'avantage concurrentiel, le Canada possède le pire dossier de toutes les grandes économies industrielles. Les perspectives d'un retour de la récession sont très réelles. Si l'industrie n'investit pas, elle ne grandit pas; si elle ne crée pas d'emplois, le standard de vie des Canadiens en souffrira inévitablement. Les mesures que nous préconisons ont pour but d'éviter que cette éventualité se réalise.»

Aux yeux du patronat québécois, les causes de cette situation sont à la fois extérieures et intérieures. La Chambre de commerce du Québec jette ainsi un regard complexe sur l'effet de la mondialisation de l'économie. Ils estiment premièrement, à l'instar d'autres organismes, qu'une proportion de 40% des 400 000 emplois perdus au Canada entre 1990 et 1992 est attribuable à la mondialisation des marchés. «Cette mutation n'est pas encore terminée [ ... ] Plus grave encore, les nouveaux emplois sont temporaires et le demeureront tant que les agents économiques ne seront pas confiants que la reprise économique est là pour durer. Il faut être clair. Les entreprises canadiennes n'avaient pas le choix. Une mutation structurelle était inévitable pour permettre au Canada de faire face à la concurrence internationale.» (Restaurer la confiance des Canadiens, janvier 1994)

L'ouverture des marchés n'a cependant pas qu'un impact négatif. D'ailleurs, bien des entrepreneurs québécois ne sont optimistes que lorsqu'ils regardent au loin, par-delà les marchés intérieurs. Les patronats canadien et québécois revendiquaient une libéralisation croissante. Le traité de libre-échange canado-américain (ALÉ), puis celui intégrant le Mexique (ALÉNA) se situent tous les deux dans cette perspective. Le bilan pour les quatre premières années des effets du premier accord est d'ailleurs positif, aux yeux de la classe d'affaires. Selon un sondage du CPQ, parmi les entrepreneurs québécois qui se disaient affectés par l'accord de libre-échange, ils étaient deux fois plus nombreux à estimer avoir été affectés favorablement que ceux qui disaient l'avoir été négativement. La Chambre de commerce du Québec considère d'ailleurs que la «reprise économique actuelle est attribuable essentiellement aux exportations, comme en témoigne l'augmentation de 23% des ventes à l'étranger enregistrée par le Québec en 1993» (ibid.). Les associations patronales envisagent donc avec un optimisme certain les nouvelles perspectives créées par l'ouverture du marché mexicain. La Chambre de commerce du Québec avançait ainsi: «[ ... ] l'accord de libre-échange nord-américain représente une occasion d'expansion certaine pour de nombreux secteurs de l'économie québécoise». Une fois l'ensemble des dispositions connues, y compris les ententes parallèles sur certains secteurs particuliers, Richard LeHir n'hésitait pas à dire qu'il convenait «de féliciter nos négociateurs» (La Presse, 14 août 1993).

La multiplication des opportunités sur le marché international suscite donc des craintes et des espoirs; cette nouvelle dynamique met surtout en relief combien la société québécoise n'est pas prête, du point de vue de sa structure économico-politique, à faire face aux nouveaux défis. C'est pourquoi les gens d'affaires ne distribuent les bonnes notes qu'avec parcimonie lorsqu'ils tournent leur regard vers la situation intérieure. Ils jaugent le plus souvent la qualité de la structure économico-politique intérieure à l'aune des exigences du marché international. Ce sont d'ailleurs des préoccupations de cet ordre qui amènent les gens d'affaires à souhaiter que Montréal obtienne le titre de ville «internationale» et qu'un statut particulier lui soit donné au plan linguistique (La Presse, 2 juin 1993). Selon les milieux d'affaires, il est temps que les dirigeants politiques reconnaissent que Montréal est la locomotive du Québec et que les initiatives montréalaises soient supportées par l'ensemble de la province (Les Affaires, 25 septembre 1993).




Renversement dans les appuis aux deux gouvernements

Depuis le début de la décennie, le patronat n'a jamais été très emballé par le contexte politique canadien. De juillet 1990 à janvier 1993, la proportion des répondants du milieu des affaires qui qualifiaient de bonne ou de très bonne la situation canadienne n'a jamais dépassé 10%, oscillant le plus souvent autour de 2 à 3%. Les gens d'affaires se sont montrés par le passé nettement plus sceptiques et négatifs à l'endroit du contexte canadien qu'à l'endroit de celui du Québec. L'enquête de juillet 1993 présente un net changement: 17% des répondants estiment que la situation au plan national est bonne ou très bonne; et en janvier 1994 , ce sera le cas de 37% d'entre eux. Pour la première fois depuis le début de la décennie, le contexte canadien est mieux évalué que celui du Québec, qui ne recueille que 13% d'évaluations positives. Cela tranche aussi avec l'enthousiasme ayant prévalu à la fin du premier des deux derniers mandats de Robert Bourassa puisque 69% des gens d'affaires jugeaient alors la situation provinciale comme étant bonne ou très bonne (Conseil du patronat du Québec, Une évaluation du climat socio-économique au Québec. Recherche effectuée auprès des membres corporatifs, juillet 1993). Autant la démission de Mulroney et la perspective d'une nouvelle équipe semble avoir eu un effet positif sur la perception des gens d'affaires de l'avenir du pays, autant celle de Bourassa et l'hypothèse d'un gouvernement péquiste semble avoir inquiété ce segment de la population.

Ce désenchantement à l'endroit du gouvernement conservateur ne peut pas s'expliquer par un facteur strictement idéologique, car sur ce plan le patronat se présentait comme étant nettement plus proche de l'équipe conservatrice. N'est-ce pas les conservateurs qui ont défendu la libéralisation des échanges? N'est-ce pas les conservateurs qui ont amorcé la réduction de l'interventionnisme de l'État et qui ont encouragé les entreprises par différentes mesures fiscales? Lorsque le CPQ a interrogé le Parti libéral du Canada sur le «rôle de l'État dans l'économie en général», voici la réponse qu'il a obtenue: «Contrairement aux conservateurs, nous pensons que l'État peut agir pour le bien de tous. L'expansion économique ne doit pas obéir uniquement aux lois du marché.» Puis, énumérant une série de dimensions requérant l'action des pouvoirs publics, les libéraux ajoutaient: «[ces] problèmes ne disparaîtront pas si chacun ne recherche que son intérêt immédiat». Le commentaire du CPQ ne laisse pas de doute sur l'ampleur du fossé qui sépare le patronat québécois et les libéraux de jean Chrétien: «[ ... ] il faut rompre avec les illusions de l'État-minimum et de l'État providence pour substituer à ce faux dilemme le concept de l'État qui fait mieux, avec moins de ressources. En fait l'État doit créer un environnement législatif, réglementaire et fiscal propice à l'expansion des entreprises dans le nouveau contexte de la mondialisation des marchés.» On peut penser que l'engouement récent que le patronat manifeste à l'endroit de l'équipe libérale s'explique en partie par la lune de miel dont jouissent tous les gouvernements en début de mandat. Cela s'explique aussi par l'esprit de décision dont les libéraux ont su faire preuve pendant la campagne et dès leur arrivée au pouvoir. Enfin, la volonté des libéraux de favoriser la relance économique en mettant de l'avant les programmes de rénovation des infrastructures de même que celle de mettre de côté les «palabres» constitutionnels ont probablement reçu des échos positifs dans la classe d'affaires. Tout indique en fait qu'on n'a pas pardonné aux conservateurs d'avoir suscité des espoirs en matière constitutionnelle sans livrer la marchandise, et d'avoir quitté le pouvoir pendant qu'on retrouvait au Québec un mouvement nationaliste galvanisé alors qu'il était moribond quelques années auparavant. Mais il y a plus. On s'attendait à ce que les conservateurs agissent avec nettement plus de fermeté en matière de réduction du déficit. En somme, les gens d'affaires ont été plus facilement déçus par leurs amis qu'ils ne risquent de l'être par les libéraux, desquels ils n'attendent probablement rien, du moins en matière de réduction du déficit; les moindres pas que ceux-ci feront en ce sens seront donc d'autant plus acclamés. Un paradoxe de plus.

Sur la scène provinciale, le désenchantement est plus difficile à expliquer puisque sur tout un ensemble de dossiers, les organisations patronales ont été satisfaites. Un premier bloc de dossiers renvoit aux rapports entretenus avec les syndicats:

  1. Les organismes patronaux ont demandé à ce que soit déplafonnée la durée des conventions collectives, limitée jusque-là à trois ans. Ils ont également insisté pour que le code du travail soit modifié afin de permettre plus fréquemment la tenue de maraudage syndical. Le projet de loi 116, modifiant le code du travail, rencontre ces deux premiers objectifs.

  2. On demandait aussi que le Décret de la construction soit modifié pour que les taux de salaires et les conditions de travail reflètent un peu plus les lois du marché; pour que l'embauche soit fondée davantage sur la compétence que sur l'ancienneté et pour donner aux entrepreneurs une marge de manoeuvre jugée plus satisfaisante (Les Affaires, 15 janvier 1993). On demandait aussi que la construction résidentielle soit exclue du décret (Les Affaires, 18 septembre 1993). Là-dessus aussi le patronat a pu se réjouir des choix posés par le gouvernement du Québec. Ce sont les syndicats qui ont perdu cette bataille.

  3. On a finalement insisté pour que les décrets fixant les conditions de travail dans des secteurs comme le vêtement, le meuble, le bois ouvré ou la menuiserie mécanique soient abolis. Yvon Marcoux, de la Chambre de commerce, soutient ainsi que «la loi a totalement perdu sa raison d'être». Les décrets maintiennent les salaires trop hauts et créent sur les entrepreneurs une pression artificielle: «L'entreprise s'encrassera et vieillira prématurément, tant aux risques des propriétaires que des travailleurs dont l'avenir sera fragilisé» (Le Devoir, 1" avril 1993), ajoute Richard LeHir. Rien n'est encore arrêté en ce qui concerne ce dossier.

    En somme, les gains l'emportent nettement sur les pertes. Dans d'autres domaines, le patronat a également marqué des points.

  4. À l'endroit de la loi 86, loi modifiant la Charte de la langue française et qui visait à en assouplir certaines dispositions antérieures, le CPQ s'est réjoui de la direction prise par le gouvernement. À propos de l'affichage commercial, le CPQ a répété sa position adoptée en 1974, puis reprise en 1977, 1983 et 1988: «Rien, sur le plan des principes, ne justifie l'actuel unilinguisme français.» (Conseil du patronat du Québec, Notes présentées à la Commission de la culture de l'Assemblée nationale sur le projet de loi 86, «Loi modifiant la Charte de la langue française», mai 1993)

  5. À propos de la réforme de l'enseignement au niveau collégial, le CPQ s'est également dit heureux de l'orientation prise par le gouvernement du Québec: évaluation périodique des institutions et des programmes, resserrement des exigences, établissement d'un meilleur lien entre le collège et l'entreprise, etc.

  6. Dans certains autres dossiers très précis, la voix patronale n'a pas été contredite. Par exemple, la Chambre de commerce du Montréal métropolitain souhaitait que l'Hôtel-Dieu de Montréal continue à se développer sur son site actuel; une fois de plus les choix du gouvernement du Québec ne se sont pas avérés divergents puisque le déménagement des activités du centre hospitalier n'aura finalement pas lieu.

Mais alors, pourquoi un pareil désenchantement? Pourquoi avoir cessé d'appuyer les libéraux provinciaux? L'explication ne renvoie pas à des dossiers ponctuels ou sectoriels; elle relève plutôt d'une évaluation générale de la gestion de l'État.

On reproche en fait aux libéraux de Robert Bourassa de ne pas avoir mis de l'avant un vaste programme permettant de modifier l'intervention gouvernementale et, en ce sens, de ne pas avoir respecté leurs promesses ou leurs projets initiaux, notamment en ce qui concerne le contenu du Rapport Gobeil. Les grands projets de déréglementation et de privatisation envisagés lors du premier mandat n'ont donné que de très faibles résultats. En somme, selon le patronat, les libéraux provinciaux tout comme les conservateurs fédéraux n'ont pas su ou n'ont pas eu le courage de sabrer dans la bureaucratie, les dépenses, et l'ensemble des programmes. De là découle sa grande déception à leur endroit. La Chambre de commerce du Québec est très explicite dans un mémoire présenté à la Commission du budget et de l'administration en janvier 1993: «Les résultats sont loin d'être satisfaisants. Ayant entendu depuis 10 ans le discours politique annonçant le dégraissage de la fonction publique, il est navrant de constater aujourd'hui qu'il y a eu, en réalité, une croissance des effectifs de 7,4% sur la période 1988-1992!»

Il n'y a qu'à lire les propositions concrètes faites par le CPQ au nouveau premier ministre du Québec pour voir la distance qui existe entre la réalité et les objectifs patronaux. On y insiste pour que le nouveau gouvernement libéral de Daniel Johnson s'oblige par voie législative à atteindre l'équilibre budgétaire en 1997-1998. On propose pour ce faire de réévaluer l'universalité et la gratuité des programmes de santé en acceptant que des assureurs privés puissent concurrencer le régime public. Mais plus encore, il est suggéré de réduire la taille de l'État en procédant à (1) une réduction du nombre de fonctionnaires; (2) une imposition généralisée de tickets modérateurs pour les services publics (Le Devoir, 5 mars 1993); (3) une décentralisation du processus décisionnel; (4) une utilisation massive de la sous-traitance; et (5) une privatisation de plusieurs des 200 sociétés d'État.

La Chambre de commerce du Québec envisage les mêmes avenues. «La solution au plafonnement actuel des recettes fiscales ne réside surtout pas dans une nouvelle hausse de taux d'impôt ou de taxes: cette dernière ne contribuerait qu'à accentuer le problème.>~ Il faut plutôt réduire le déséquilibre budgétaire en modifiant l'ensemble des programmes gouvernementaux, en éliminant les programmes qui n'atteignent pas leurs objectifs et en s'attaquant résolument au marché noir, qui «habitue les consommateurs, les jeunes en particulier, à profiter d'un commerce illégal». Toujours selon la Chambre, il ne faut pas s'attendre à une simple reprise pour renflouer les coffres de l'État, puisque la mondialisation de l'économie requiert des approches bien différentes de celles adoptées habituellement. Dans cette perspective, on demande par exemple au gouvernement d'envisager la privatisation d'Hydro-Québec et de la CSST (Le Soleil, 9 février 1993). On met continuellement en relief l'exemple de la Nouvelle-Zélande ou le changement de cap des dirigeants suédois. Les mêmes mots reviennent sans relâche: décentralisation, déréglementation, responsabilisation des fonctionnaires.

On propose aussi au sujet des administrations municipales de la région de Montréal une série de mesures visant à rationaliser les effectifs des appareils publics. Ainsi la Chambre de commerce du Montréal métropolitain dénonce le découpage en cinq régions administratives, 12 MRC et 136 municipalités, et suggère de créer un Conseil métropolitain, doté de pouvoirs décisionnels et composé d'élus, de gens d'affaires et de représentants des autres milieux (La Presse, 13 mars 1993). En fait, les Chambres de commerce multiplient les initiatives pour ne plus être simplement des porte-parole, épousant des pratiques assez répandues en France et aux États-Unis. David Powell, le nouveau président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, est on ne peut plus clair: «Nos membres nous pressent d'être plus actifs, plutôt que réactifs, de prendre en main le développement de Montréal. Les meilleurs vendeurs à ce chapitre sont souvent les entrepreneurs qui mènent des affaires dans la ville.» (La Presse, 14 septembre 1993)

Ces nouveaux rôles visent peut-être à relever la crédibilité de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, née de la fusion récente de deux organismes. Avec la récession, quelques milliers de membres en sont partis et ses pertes financières sont importantes. «Il faut réinventer la Chambre. Ce n'est plus comme c'était», conclut David Powell (La Presse, 19 novembre 1993). La Chambre de commerce du Québec semble, quant à elle, avoir le vent dans les voiles puisqu'elle se dotera d'un nouveau service de recherche et que son président, Michel Audet, travaillera dorénavant pour la Chambre à plein temps.




Les discours généraux

La tenue du troisième Rendez-vous économique à l'automne 1993, organisé par le CPQ et duquel sont ressortis plusieurs consensus, montre que les rapports entre les agents économiques ont bien changé. Est-ce parce que les syndicats ont abandonné leur discours de gauche? Ou est-ce plutôt parce que le patronat a mis au rancart ses positions traditionnelles de droite? Il est difficile de répondre par oui ou par non à ces questions. Le discours patronal n'est pas unique, pas plus d'ailleurs que ne l'est le discours syndical. L'année 1993 montre cependant très clairement que le patronat presse plus que Jamais la société québécoise d'oublier l'État providence, et de ne conserver que les programmes les plus indispensables au maintien de l'ordre et de la sécurité publique. Selon les dirigeants patronaux, il importe d'agir plutôt que de réagir, de ne pas attendre qu'on nous impose des solutions.

Claude Béland, du Mouvement Desjardins, l'a fort bien exprimé en mettant en parallèle deux comportements dont l'un est passif et l'autre actif: «Un Québec à deux vitesses, c'est d'une part un Québec qui se berce encore de la nostalgie de l'État providence ou qui attend la venue de jours meilleurs en espérant que la mondialisation ou je ne sais trop quelle grande tendance planétaire ramènera chez nous la prospérité; et d'autre part un Québec qui a choisi de mettre l'épaule à la roue ]» (Le Devoir, 30 novembre 1993)

En 1993, c'est toutefois Richard LeHir qui a gagné le plus de terrain a u plan de la notoriété et de la crédibilité. Comme le soulignait Jean-Marc Salvet du Soleil, il est devenu un personnage quasi incontournable de la vie publique québécoise (Le Soleil, 23 octobre 1993). En. 1991, il a réussi à détacher presque entièrement son groupe patronal de l'Association des manufacturiers canadiens pour créer l'Association des manufacturiers du Québec. En 1992, il refusait d'appuyer l'Accord de Charlottetown contrairement à ce que faisaient la majorité de ses homologues canadiens, réclamant plutôt un rapatriement massif vers les provinces des pouvoirs en matière de main-d'oeuvre. Et en 1993, il a continué à s'imposer sur la place publique en développant un discours global, dans lequel il ne cesse d'affirmer en filigrane que «les choses ne seront plus jamais comme avant». On y sent toute «l'urgence de choisir».

Comparant la situation canadienne à celle des japonais ou à celle des Européens, Richard LeHir écrit que «la prospérité est [ici] assise sur des valeurs de production très vulnérables. Le gaspillage est endémique, l'éducation est démocratisée sans être valorisée, on nivelle par le bas et la revendication constante de nouveaux droits cache, au fond, un désir inavoué d'échapper à ses responsabilités, trop heureux que nous sommes de la possibilité de les faire assumer par quelqu'un d'autre, l'État.»

On doit selon lui changer les mentalités, la culture des organisations, et opérer «rien de moins qu'une véritable révolution culturelle et un virage à 180 degrés dans les valeurs que nous privilégions». De tels propos invitent à faire table rase. «Il faut donc repenser tous nos rapports politiques, économiques, sociaux et culturels à travers le prisme de ces nouvelles valeurs, toute l'activité de l'État, toute la relation entre l'État, le citoyen, les entreprises, les syndicats et les autres acteurs de la société.» Richard Le Hir est sans conteste un des idéologues les plus sûrs de la classe d'affaires. Il assume un discours nettement de droite, bien que repensé et revampé, qui se gagne des appuis auprès d'importants segments de la population oeuvrant dans le secteur privé.

Sur le terrain de la question nationale, son indéniable nationalisme est cependant quelque peu discordant avec l'opinion majoritaire de la classe dont il défend pourtant avec brio les intérêts. Sa décision de joindre les rangs de l'équipe du Parti québécois pour l'élection générale montre une continuité certaine dans son cheminement.

Il n'y a pas de doute qu'il jouera un rôle déterminant lors du prochain débat constitutionnel et qu'il incarnera sur la tribune politique les hommes d'affaires les plus nationalistes, une clientèle qui était presque inexistante en 1970 ou en 1976 mais qui n'a cessé de se développer avec l'émergence de l'entrepreneurship québécois. Le quasi monopole idéologique qu'exerçait Ghislain Dufour, président du Conseil du patronat et fédéraliste notoire, s'effrite depuis quelques années au profit du pôle qu'avait d'abord dirigé Claude Béland mais que Richard LeHir assume aujourd'hui. Si le débat constitutionnel semble, depuis l'échec de Meech, absent des délibérations de la classe d'affaires, il y a tout lieu de croire qu'il resurgira lors des prochaines consultations populaires et que cette classe sera, cette fois, dynamisée par les mêmes divisions qui animent le reste de la société québécoise, reléguant aux oubliettes le bloc monolithique qu'elle formait autrefois.

Reste à savoir quel sera l'impact de l'arrivée de personnalités telles que Richard LeHir sur le contenu idéologique du discours nationaliste. Les principes keynésiens, déjà ébranlés par les vents de droite qui ont soufflé pendant les années 1980 et devenus aujourd'hui presque caducs compte tenu de l'absence concrète de marge de manoeuvre budgétaire des gouvernements, risquent fort d'être complètement évacués. Les succès du Bloc québécois, dirigé par des nationalistes issus de courants conservateurs, ont déjà sérieusement modifié le personnel politique qui définit le discours de la famille nationaliste; l'arrivée de leaders issus du monde des affaires viendra à son tour contribuer à cette mutation.