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Portrait de Robert Bourassa



Gilles Lesage
Le Devoir


L'année politique au Québec 1993-1994

· Rubrique : Articles divers



Tel un magicien habile et ambivalent, le premier ministre Robert Bourassa a annoncé le 14 septembre 1993 le terme prochain d'une carrière politique d'un quart de siècle, dont près de 15 ans à titre de chef du gouvernement du Québec.

Parmi ses nombreux faits d'armes, deux viennent spontanément à l'esprit. À 36 ans, en avril 1970, il est devenu le plus jeune premier ministre de l'histoire du Québec. Puis, ayant été chassé du pouvoir en 1976 - on disait alors qu'il était l'homme le plus détesté du Québec il réussit à succéder à son successeur, Claude Ryan, en octobre 1983, et à reprendre au PQ, en décembre 1985, le pouvoir qu'il exerce sans interruption depuis huit ans.

De façon discrète mais déterminée, le jeune député de Mercier manifeste son ambition dès son élection en juin 1966. Critique financier du PLQ, sous la férule du chef de l'opposition et ex-premier ministre Jean Lesage, M. Bourassa se démarque rapidement de ses collègues par ses interventions nombreuses et pertinentes, ce qui lui vaut une excellente presse. Un temps, il flirte avec René Lévesque et son concept de souveraineté-association, mais il l'abandonne en octobre 1967, à propos de la monnaie et des institutions fédératives. Déjà, la course à la succession de M. Lesage est ouverte. Appuyé par les gros bonnets et les milieux d'affaires, M. Bourassa coiffe facilement ses deux adversaires, Pierre Laporte et Claude Wagner, en janvier 1970. Trois mois plus tard, le jeune et brillant avocat-économiste, ainsi qu'on le présentait, devient premier ministre.

Les deux mandats et six années suivantes sont marqués de quelques réalisations éclatantes et de nombreuses crises. Dès 1970, c'est l'assurance-santé, en pleine Crise d'octobre et en dépit de la virulente opposition des médecins. En avril 1971, c'est l'annonce en grande pompe, mais prématurée à plusieurs égards, du «projet du siècle»; le développement hydro-électrique de la baie James, fer de lance de la stratégie économique des libéraux, et qui le restera tout au long des deux «règnes» de M. Bourassa. C'est l'architecte des «100 000 jobs», mais aussi, au printemps 1972, d'une crise sociale sans précédent, ponctuée de grèves et de l'emprisonnement, inédit au Québec, des trois chefs syndicaux, Marcel Pepin, Louis Laberge et Yvon Charbonneau. juin 1971, c'est l'échec dramatique de la Conférence de Victoria: après avoir fait mine d'accepter la charte concoctée par M. Trudeau, M. Bourassa recule, devant l'opposition des intellectuels et des autres partis, dont le PQ et l'UN. Le premier ministre fédéral ne le lui pardonnera jamais cette volte-face et le traitera un jour de «mangeur de hot dogs» et même de «fédéraliste douteux».

En octobre 1973, M. Bourassa est réélu avec le plus grand nombre de sièges, 102 sur 110, jamais obtenus par un gouvernement. Mais cette trop grande force entraîne des inconvénients majeurs, dont le laxisme et l'arrogance qui précipitent les libéraux à leur perte, avec des rumeurs de scandales, le saccage de la baie James, l'enquête publique sur le crime organisé, et le reste. À l'été 1974, dans le tumulte de l'opposition péquiste, M. Bourassa fait adopter la loi 22 qui fait du français la langue officielle - et dont il disait hier encore sa fierté -, mais qui n'apaise nullement les tensions linguistiques, surtout à Montréal.

Chassé par le PQ le 15 novembre 1976, défait dans Mercier par le journaliste-poète Gérald Godin, M. Bourassa quitte aussitôt la direction du PLQ, qu'il confie à son fidèle lieutenant Gérard D. Lévesque. Durant deux ans, il «s'exile» en Europe pour des études et des conférences, mais ceux qui le connaissent bien savent que s'il recule c'est pour mieux prendre son élan et sauter. Il se remet en piste tranquillement, à son rythme paisible, à la faveur de la campagne référendaire de 1980, faisant tous les clubs sociaux et les sous-sols d'église à sa portée. Après la cuisante défaite libérale d'avril 1981 -ne voulant «pas de belle-mère dans la maison», M. Ryan n'avait pas voulu de son prédécesseur comme candidat -, le leadership libéral est mis à rude épreuve, surtout en raison des initiatives constitutionnelles de M. Trudeau, qui divisent l'opposition à l'Assemblée nationale. Été 1982, M. Ryan est forcé de démissionner. M. Lévesque assure à nouveau l'intérim.

Des libéraux cherchent un peu partout la perle rare, y compris dans les rangs fédéraux, où on murmure que M. Bourassa est un homme du passé qui ne cherche qu'à se réhabiliter. Qu'à cela ne tienne. M. Bourassa, qui a pris du coffre et est capable de répliquer à ses détracteurs, mise sur les bonnes relations qu'il a toujours cultivées avec les militants. Son affabilité et sa magnanimité font le reste. Au congrès d'octobre 1983, il ne fait qu'une bouchée des députés Pierre Paradis et Daniel Johnson et reprend son ancien poste de chef.

René Lévesque à son déclin, en dépit du «beau risque», le PQ en pagaille idéologique, M. Bourassa bat systématiquement la campagne pendant deux ans, reprenant ses thèmes favoris sur la relance économique, le redressement des finances publiques, le réalisme constitutionnel. Avec «la force de l'expérience», il reprend le pouvoir, qu'il ne lâchera, finalement, que l'hiver suivant, après avoir été réélu en septembre 1989. Sa force ne réside pas dans son charisme auprès des foules, mais dans sa manière de rassembler des éléments épars et de faire travailler ensemble des personnes très différentes. Il ne suscite ni adhésion aveugle ni adulation de ses partisans, mais respect et estime.

Entre-temps, toutefois, il sera passé de déboires en désillusions, aussi bien sur le plan constitutionnel - avec les deux échecs cuisants de Meech et de Charlottetown - que sur le plan économique - avec une récession sans précédent, un taux de chômage record et les avatars sans fin de son grand rêve de transformer «l'énergie du Nord» - et quant aux finances publiques. En dépit des efforts louables d'avant 1990, le trou des déficits prend de l'ampleur, avec l'impasse qui s'installe. Pour ajouter à cette période lourde et trouble, il y a la crise amérindienne de l'été 1990, à cause de laquelle M. Bourassa retarde d'aller se faire soigner pour un cancer de la peau. Il s'absente quelques mois, déjà on parle tout bas de sa succession. Il revient, reprend les rênes, on lui fait confiance. La rechute de l'année précédente relance les rumeurs, avec les inévitables tensions et l'incertitude qui s'accroît. Comment un homme en sursis, si fort soit-il, peut-il ainsi mettre sa vie en péril, encore une fois?

Cette fois, M. Bourassa a compris. Homme de consensus et de discipline, attaché avant tout à son parti, il prend la décision de partir. À son temps et à sa manière, en pleine campagne fédérale. Il aura obtenu quatre mandats, un record inégalé depuis Duplessis, perdant et retrouvant la confiance des militants et des Québécois. Le moment est donc propice pour tirer sa révérence, sinon en pleine gloire, du moins avec le respect de son équipe et de ses concitoyens.

Toute sa carrière, cet homme ambivalent, voire ambigu, sera resté insaisissable pour plusieurs. Par exemple, M. René Lévesque le qualifiait de «calmant ambulant», tandis que des anglophones le traitaient de «closet separatist», ce qu'il n'a jamais été, en dépit de ses entourloupettes de tacticien retors. Imbu du sens de l'équipe et de la solidarité, sans mesquinerie mais avec roublardise, le magicien fut souvent un illusionniste débonnaire, simple et sympathique. Il n'a pas attendu le vent froid de l'histoire pour aller voir s'il n'y a pas encore une vie hors de sa politique tant chérie depuis 30 ans.